• UN MODELE FRACTAL DE LA CONSCIENCE

    Un Modèle Fractal de la Conscience


    «Votre pensée est un arbre enraciné profondément dans le sol de la tradition,
    dont les branches se développent dans la puissance de la continuité.»
    Khalil Gibran.
    Pourquoi vouloir ajouter un modèle de la conscience à une liste déjà bien longue? pour
    satisfaire les amateurs de « Meccano spirituel », ou pour tenter un rapprochement des
    sapiences anciennes et de la psychologie clinique?
    « Théoriser l’inconnaissable pour le livrer aux saucissonades de l’idéologie, voilà le rêve de
    la raison », disait Pierre Boudot… et quels que soient les moyens de description utilisés,
    équations différentielles, topologie algébrique, schémas neuromimétiques, il est évident que
    la Nature a quelques milliards d’années d’avance sur le mental humain, et que nous ne
    pourrons qu’effleurer les arcanes de son fonctionnement…pour Jean Carteret, notre mère
    Nature est avare de ses structures et prodigue de ses masques. Dans ces conditions, j’irai
    chercher mon inspiration dans les représentations symboliques traditionnelles des
    métaphysiciens plutôt que dans les théories modernes aux perspectives trop limitatives et
    beaucoup moins parlantes pour un lecteur non spécialisé.
    Nous verrons aussi qu’il est difficile, dans ces modèles traditionnels, de découper en
    morceaux la conscience humaine, bien que l’on fasse apparaître les passages entre
    subconscience et soi conscience d’une part, soi-conscience et super-conscience de l’autre.
    Dans le soufisme, la chevalerie spirituelle, Taçawwûf en arabe, comporte deux démarches
    essentielles:
     Le Taçarrûf, gouvernement ésotérique de la manifestation
     Le Sulûk, démarche personnelle d’ascension spirituelle.
    Si la première action est l’aspect statique du soufisme, la seconde est son aspect
    dynamique, et c’est à ce titre nous serons conduits à considérer la conscience comme un
    complexe fonctionnel.
    Ce thème de réflexion a été pour moi l'occasion d'explorer certains aspects "fractals" de la
    conscience, en partant d'une gravure chinoise du VIIIème siècle (Le centre au milieu des
    conditions), où la conscience de l'adepte se répercute à travers l'espace en se ramifiant
    (voir Fig. 1)
    J'ai pensé également à un modèle "itératif", donc fractal :
    La conscience de soi (Bébé de quelques mois)
    La conscience de la conscience de soi (Age de raison)
    La conscience de la conscience de la conscience de soi...
    etc...
    Tout ceci est statique plus que dynamique, descriptif plus qu’incitatif…
    Pour aller plus loin, je voudrais tenter de m'appuyer sur cette contradiction essentielle qui
    est au sein de notre psychisme, à savoir l'opposition entre le coeur et la raison.
    "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas", disait avec humour un écrivain bien
    de chez nous.
    Si l'on cherche à pousser cette idée au delà des rabâchages scolaires de notre jeunesse, elle
    s'avère d'une fécondité encourageante.
    Les Indiens, qui n'ont lu ni Pascal ni Molière, et qui n'ont pas dans leur théologie
    l'équivalent du péché originel, peuvent apporter un éclairage intéressant; chez eux,
    l'intellect comporte deux modalités bien distinctes:
    Manas, l'intellect inférieur, le mental, qui siège dans le cerveau.
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    Buddhi, l'intellect supérieur, qui siège dans le coeur.
    Pas très original, me direz-vous à juste titre...
    Mais si l'on fait un petit détour par la mécanique quantique (ex ondulatoire) à la manière de
    notre ami Emmanuel Ransford, la perspective débouche sur des rapprochements féconds.
    Manas, le mental inférieur (le tonal des Yaquis, d'une certaine manière), correspond à
    l'aspect "corpuscules" de la mécanique quantique.
    Les corpuscules sont localisés dans l'espace-temps, et possèdent des propriétés mesurables
    (Spin, charge, masse, etc...)
    Buddhi, le mental supérieur, (le nagual), correspond à l'aspect "ondulatoire".
    Les propriétés matérielles sont remplacées par des abstractions mathématiques, dont la
    principale est la "probabilité de présence", qui remplit tout l'espace-temps.
    Cette description induit des paradoxes conceptuels (Einstein Podolsky Rosen, par exemple),
    liés au mode de description non local.
    Curieusement, ces paradoxes causaux trouvent leur contrepartie en psychologie, avec les
    "synchronicités" de Jung, entre autres.
    Le passage de Buddhi à Manas correspond à la "réduction du paquet d'onde" en mécanique
    quantique, avec ruptures de symétries, plongeon dans la matière, etc (en théologie, on
    appellerait cela une "chute"...)
    Le pas suivant serait d'identifier la conscience à un champ de forces. Le terme indien "Chit"
    désigne, non pas une drogue, mais la "conscience-force". Cette analogie donne lieu à de
    nombreuses remarques intéressantes.
    Je sais, on va me dire : vous êtes en train de réinventer la "Méditation Transcendantale" et
    vous vous prenez pour Maharishi Mahesh !
    Ce n'est pas tout à fait vrai, car la mécanique quantique a beaucoup progressé depuis les
    années 60, et le concept de champ unifié a été appliqué à plusieurs domaines de la biologie
    et de la psychologie.
    L’évolution spirituelle ressemble plus à une course d’obstacles qu’à un long fleuve tranquille
    (pour prendre une image au goût du jour…). Si l’on se fie au modèle védantique du Purusha
    (Le Moi supérieur, ou Fils de Dieu) et de ses 5 enveloppes concentriques, on pourrait aussi
    bien évoquer l’épluchage d’un oignon.
    Il y a là un côté théorique, lié à l’utilisation d’une culture traditionnelle ; mais il y a aussi un
    aspect pratique, puisque c’est ma propre conscience que je passe « à la moulinette » !
    La 2ème étape du parcours nous avait conduit à surmonter la dialectique Buddhi-Manas (c’est
    à dire mental intuitif contre mental sensoriel), autrement dit le conflit entre le coeur et la
    raison (le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas…).
    Dans le modèle des enveloppes du Purusha, après Jnanamaya Kosha (mental intuitif) vient
    la couche Anandamaya Kosha, le « corps de délices ».
    Il s’agit d’un passage important et difficile, car il concerne la volupté, Ananda pour les
    Indiens, dont les implications sociales, sentimentales et sexuelles ont toujours donné du fil
    à retordre aux messies, gourous, avatars et maîtres spirituels…
    Pour Shri Aurobindo, l’extase sexuelle n’est qu’un reflet affaibli et banalisé du véritable
    Ananda ; pour Louis-Ferdinand Céline, l’amour (charnel), c’est l’absolu à la portée des
    caniches…
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    Il n’en reste pas moins que Mahalakshmi (Aphrodite, Vénus, Isis, etc…) est une actrice
    majeure de la création, et qu’elle ne doit en aucun cas être brimée, mutilée ou gênée, sous
    peine de voir fleurir chez les oppresseurs une riche moisson de névroses, psychoses et
    autres fantasmes vicariants.
    C’est une idée très répandue dans les enseignements religieux que le fidèle doive
    « comprimer » ses pulsions sentimentales et libidinales pour accéder quasiautomatiquement
    aux rivages immaculés de l’extase mystique. Mais la réalité est-elle aussi
    complaisante et limpide ? Dans le modèle qabalistique de l'arbre de Vie, l'étape que nous
    étudions correspond à la ligne transversale Guebourah- 'Hesed, soit en français rigueurclémence.
    Anatomiquement, nous travaillons ici au niveau de la thyroïde, Vishudda Chakra du yoga.
    C'est le siège de la conscience transpersonnelle de S. Grof, celle précisément qui nous
    permet d'entrer en contact avec le mental des cellules.
    Dans la qabale, les expériences spirituelles correspondantes sont:
     pour Guebourah, une "vision de puissance"
    Pour 'Hesed, une "vision d'amour"
    On peut trouver de bonnes descriptions de ces états mystiques chez Sainte Thérèse d'Avila
    (Livre des demeures).
    Ces états ne sont accessibles qu'à ceux qui ont emmagasiné une quantité suffisante
    d'énergie "sexuelle" (Appelée Ojas en Yoga).
    On y trouve une allusion dans la parabole des vierges sages et des vierges folles (Ojas est
    l'huile qu'il faut mettre dans les lampes pour accueillir l'Epoux, i.e. le Purusha).
    Incidemment, nous comprenons que l'exigence de chasteté des mystiques est d'ordre
    énergétique, et non "peccamineux" (pour parler comme les théologiens).
    Notons aussi que certains mystiques accèdent fréquemment, par la pente naturelle de leur
    caractère, à la vision d'amour.
    Est-ce une bonne chose pour eux ? pas forcément, car l'abus des effusions conduit à ce que
    certains ont pu appeler "ivrognerie spirituelle", si le penchant sentimental n'est pas contrôlé
    par une solide maîtrise intellectuelle (La gnose...).
    Notons que Thérèse d'Avila, consciente de ce danger, prenait grand soin de s'entourer de
    l'avis des meilleurs théologiens de son temps.
    Je rebondis sur une expression citée par le professeur Michéa dans son texte "Un processus
    social à l'oeuvre", à savoir l'exaltation imaginative (concrétisée sur une projection
    extérieure).
    C'est en effet le ressort à peine caché de la publicité, de la politique, du discours
    moralisateur et religieux, dont Bush, Blair et consorts nous donnent de splendides
    échantillons en cette période préparatoire à la campagne d'Irak.
    Cette faculté d'exaltation imaginative correspond assez bien à ce que Abd el Karim Jîlî
    nomme Al Wahm dans son livre "L'Homme universel" (Al Insan Al Kamil, Traduction Titus
    Burckhardt).
    Al Wahm, racine obscure du mental, signifie à la fois la conjecture, l'opinion, la suggestion,
    le soupçon, donc l'illusion mentale. C'est le revers de la liberté spéculative du mental: la
    puissance d'illusion de celui-ci est comme fascinée par un abîme, elle est attirée par toutes
    les possibilités négatives inépuisées. quand cette puissance domine l'imagination (Al
    Khiyâl), elle devient le plus grand obstacle de la spiritualité.
    La faculté antagoniste (et complémentaire, merci Héraclite !) est Al Himmah, faculté
    d'ascension spirituelle, force de décision, aspiration vers l'essentiel ("vouloir sans désir") qui
    joue un grand rôle dans le soufisme d'Ibn 'Arabî.
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    Jîlî décrit la conscience sous la forme d'un complexe de 5 facultés gouvernées par un "soleil
    central", Al Qalb, le coeur (spirituel):
    Ce sont:
     Al Aql' al Awwal (ou Ar Ruh'); Intellect premier, raison (connotation saturnienne)
     Al Himmah (cf. supra) (connotation jupitérienne)
     Al Wahm (cf. supra) (connotation marsienne)
     Al Khiyâl; l'imagination formelle ( connotation vénusienne)
     Al Fikr; pensée discursive ( connotation mercurienne)
    Cette symbolique astrologique nous permet de placer les 6 facultés de l’âme sur les
    Séphires de l’Arbre de Vie de la Qabale, de Binah (3ème séphire) à Hod (8ème Séphire). Voir
    Fig. 2.
    On peut alors utiliser une ressource de la Qabale, qui postule des liens particuliers entre les
    Séphires prises deux à deux :
     Kéther (1) et Malkouth (10) Le Principe et la manifestation
    (les deux extrêmes)
     ‘Hokmah (2) et Yesod (9) La superconscience (Ar Ru’h) et la subconscience
    (An Nafs)
    (les deux énergétiques)
     Binah (3) et Hod (8) L’Intellect Premier (Al ‘Aql al Awwal) et le mental
    (Al Fikr)
    (les deux savantes)
     ‘Hesed (4) et Netza’h (7) L’inspiration créatrice (Al Himmah) et
    l’imagination (Al Khiyal)
    (les deux bénéfiques)
     Guebourah (5) et Tiphéreth (6) L’exaltation (Al Wahm) et le coeur ( ‘Al Qalb)
    (les deux pathétiques)
    Nous voyons ainsi émerger des « tandems fonctionnels » bien dans l’esprit du
    soufisme…alors que nous sommes sur un schéma essentiellement hébraïque. C’est tout de
    même encourageant pour la cohérence de notre approche de la conscience !
    Nous allons maintenant préciser le caractère fractal de ce modèle :
    1) Une première piste nous est fournie par un adage qabaliste qui affirme que chaque
    séphire de l’Arbre de Vie peut être considérée comme contenant un Arbre de Vie à
    son tour, et ainsi de suite ;
    à chaque « génération », le nombre de séphires est multiplié par 10. Si nous partons
    d’un « signal » symbolisé par un arbre, nous aurons :
    10^3 arbres à la 3ème génération
    10^6 arbres à la 6ème
    10^9 arbres à la 9ème
    10^12 arbres à la 12ème
    Ces chiffres peuvent être rapprochés des données de la cancérologie ;
    1 cellule : signal de départ
    10^3 cellules : fixation
    10^6 cellules : irréversibilité
    10^9 cellules : émergence de manifestations physiologiques
    10^12 cellules : transformation de l’organisme (environ 10^14 cellules dans le corps
    humain, non compris les cellules sanguines).
    Nous voyons ici à l’oeuvre un mécanisme possible de transfert de l’information de la
    conscience vers la « chair ».
    2) On peut considérer aussi la 10ème séphire (Malkouth) d’un arbre de rang N comme la
    1ère séphire (Kéther) d’un arbre de rang (N+1), et ainsi de suite, symbolisant une
    hiérarchie descendante qui relierait le Principe à la manifestation par des étapes de
    plus en plus « matérielles ».
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    Bien que la conscience forme un tout dynamique, on peut séparer arbitrairement ses
    composantes dans un but « taxonomique » d’analyse et de classification ;nous voyons
    nettement les frontières entre la soi-conscience et la subconscience au niveau de Yesod, le
    fondement, puis entre la soi-conscience et la super-conscience, au niveau de Binah,
    l’Intellect Premier; nous abordons ici le triangle supérieur de l’Arbre, Temple des hautes
    initiations, celles des adeptes du 3ème ordre dans la terminologie rosicrucienne.
    Mais ici se termine l’objet du présent travail, limité volontairement à la soi-conscience.
    La suite fera l’objet d’une autre étude, le moment venu.
    Gildas Rouvillois