• EXEGESE ET HERMENEUTIQUE PAR JEAN BORELLA

     

     

    I – L’état de la question

    Au regard de la foi catholique, cent cinquante ans d’exégèse historico-critique ont transformé l’Ecriture sainte en un champ de ruines. Tel est le constat auquel nul ne peut se soustraire. Les conséquences en sont d’ailleurs irrécusables. Sans doute verra-t-on, dans un tel jugement, une inacceptable généralisation qui fait bon marché de milliers de travaux hautement scientifiques, dont l’acquis ne saurait être négatif, et nous comprenons fort bien que ceux qui ont accompli un si prodigieux labeur ne puissent y acquiescer. Au demeurant, il hors de doute qu’en effet, beaucoup de difficultés scripturaires de détail ont été résolues par l’exégèse moderne, satisfaisant ainsi aux légitimes requêtes d’une raison de plus en plus exigeante. Et cependant, si l’on pose la question majeure : de cette « redécouverte » de l’Ecriture, en est-il résulté un plus grand bien pour l’Eglise ? Le niveau général de la foi s’est-il élevé au-dessus du niveau des siècles passés, qui tous ont ignoré une telle exégèse ? Comment répondre autrement que par la négative ?

    On objectera évidemment, qu’il est abusif d’en rendre responsable, la seule exégèse, que les savants font seulement leur travail et que du reste, l’Eglise elle-même leur a confié cette tâche, grâce, en particulier à l’encyclique de Pie XII, Divino afflante Spiritu, qui a, dit-on « libéré » définitivement les études exégétiques. On ajoutera qu’il est vain de vouloir s’opposer au mouvement général de la culture, particulièrement dans le domaine des sciences historiques et textologiques, lesquelles ont accompli, depuis la fin du XVIIème siècle, des progrès si importants et si continus que le Magistère romain lui-même a bien été contraint d’en prendre acte et de les entériner. C’est, en fin de compte, un regard entièrement nouveau sur l’Ecriture qui apparaît ainsi, et qui ne peut pas ne pas bouleverser, de proche en proche, le rapport que le peuple chrétien tout entier soutient avec elle.

    1) Le témoignage de « Pierres vivantes »

    Ouvrons maintenant Pierres vivantes, « recueil catholique de document privilégiés de la foi » (comme l’explique le sous-titre) à partir duquel doivent s’élaborer les diverses catéchèses appliquées aux besoins de chaque auditoire. L’importance de cet ouvrage tient essentiellement à ce qu’il est lui-même un « document sociologique » ? et c’est ainsi que le l’histoire le retiendra : en lui s’exprime la consécration officielle des résultats généraux de l’exégèse historico-critique et leur prise en compte au niveau le plus élémentaire de la « pastorale catéchétique » ? ce qui à notre connaissance, ne s’était encore jamais produit. Les « évêques de France », se comportant d’ailleurs comme de nouveaux évangélistes (1) ; ils ne se contentent pas d’accorder leur approbation à des travaux érudits ; mais, considérant les conclusions de ces travaux comme définitivement acquises, ils estiment venu le moment de procéder aux bouleversements radicaux qui s’imposent dans l’enseignement commun de la foi catholique. Ces bouleversements concernent la présentation et le contenu. De même que l’exégète a « montré » que nos Evangiles avaient été construits, en fonction d’intentions « théologiques » particulières (celle de la communauté primitive), à parti d’éléments de multiple provenance, et dont certains remontent peut-être à Jésus-Christ, « éléments de tradition » diversement arrangés, de même nos évêques déconstruisent entièrement l’Ancien et le Nouveau Testament, et ordonnent les pierres ainsi obtenues selon un nouveau arrangement conforme aux conclusions de l’Histoire rédactionnelle, afin de rendre perceptible cette histoire rédactionnelle elle-même. Ainsi on ne commencera pas par le commencement : la création du monde, la naissance de Jésus, mais par l’évocation des communautés (juives et chrétiennes) qui, « se souvenant », ont procédé à la rédaction (plus ou moins mythique), de leurs origines. On introduit une distance historique à l’intérieur même du donné scripturaire, qui, évidemment, s’en éloigne d’autant et devient même tout à fait inaccessible. Comme si un poète ou romancier rompait l’ordre propre de son œuvre, que seul lui confère son intelligibilité, pour nous la présenter selon l’ordre de la rédaction, afin que nous n’ignorions rien des circonstances de celle-ci (ce que les exégètes appellent : Formgeschichte, histoire de la formation des évangiles) (2). Ce serait évidemment absurde ! En l’occurrence, c’est également criminel. Car non seulement on sépare irrémédiablement le lecteur ou l’auditeur de la parole vivante qu’on prétend lui annoncer – et nous pourrions à cet égard montrer qu’il s’agit d’une véritable destruction du sens de la Tradition (3) – mais encore on rend par là son contenu inévitablement douteux. Ainsi les évêques déclarent à propos de l’Ascension : « Il est écrit, dans le livre des Actes : les Apôtres ont vu Jésus monter au ciel. Monter au ciel est une image pour dire qu’Il est seigneur de l’Univers, au-dessus de tout » (pp. 32-33). Cette déclaration constitue une hérésie formelle, car, s’il est vrai que l’Ascension comporte un enseignement symbolique sur la transcendance du Christ glorieux , elle est d’abord un fait réel, qui a été vu et attesté par les Apôtres et les disciples, et sans lequel le symbole lui-même n’existerait pas (4). Cela est de foi, cru par toute l’Eglise, depuis toujours et partout. Mais les évêques français, hérétiques et scandaleux fauteurs d’hérésies, ne le croient pas. Qu’un épiscopat tout entier ait pu renier sa foi et sa fonction, au risque de sa damnation, sur un point dogmatique aussi fondamental, a quelque chose d’inconcevable, et fait toucher du doigt l’extraordinaire puissance de l’exégèse régnante, elle-même soumise au scientisme athée : tout plutôt que de passer pour un imbécile ou un niais au regard du terrorisme (pseudo-) scientifique des modes exégétiques. Sociologiquement, le modernisme implicite du catholicisme libéral actuel ne pouvait rêver d’un plus éclatant témoignage. Il prouve que des ministres d’autorité, toujours enclins à la prudence dans leurs prises de position – à cet égard l’épiscopat n’a pas changé – ne perçoivent plus ce qu’a de « révolutionnaire », de dogmatiquement inacceptable, la négation de l’Ascension. Cette banalisation de l’hérésie est sans doute le symptôme le plus grave et le moins contestable de la crise de l’Eglise.

    2) Le contre-témoignage de la foi catholique

    Pierres vivantes représente un point d’aboutissement : l’officialisation tacite des thèses modernistes. Il est douteux, cependant, que les usagers de ce recueil documentaire s’en aperçoivent, ou même qu’on puisse leur en montrer le caractère évident. La religion populaire n’a de contact réel avec l’Eglise que par le culte et la morale. Ni la théologie, ni l’exégèse ne peuvent l’intéresser. A cet égard, l’instrument majeur de l’auto-destruction du catholicisme, c’est la pastorale liturgique ; c’est par elle, par les rites de la messe et la pratique sacramentelle (baptême, mariage, pénitence, etc.) que le peuple fait son éducation religieuse. Mais il n’en va pas de même pour le clergé et le laïcat cultivé. Il est vrai que la théologie leur demeure en général tout aussi étrangère, à cause de sa difficulté intrinsèque ; elle ne les atteint qu’indirectement et à la faveur de quelque thèse scandaleuse grossièrement exposée, en sorte que les subtilités des théologiens post-kantiens ou heideggeriens leur échappent et ne sauraient beaucoup les troubler (5). Le cas de l’exégèse est tout à fait différent. Sans doute est-ce également une affaire de spécialistes ; ici, toutefois, la difficulté n’est plus spéculative : elle est extrinsèque et relève seulement de l’érudition (connaissance des langues bibliques et des méthodes de l’histoire des textes). Il est donc beaucoup plus aisé d’en vulgariser assez fidèlement les résultats et de donner à comprendre le processus par lequel ils ont été obtenus. On ne saurait semblablement, en théologie, expliquer comment, par exemple, les Personnes divines sont regardées comme des relations subsistantes ; encore moins pourrait-on rendre compte en peu de mots des conditions que le kantisme ou le heideggerisme croient devoir imposer à la connaissance théologique. Par ailleurs, tout ce qui touche à l’Ecriture sainte revêt nécessairement une importance à laquelle ne peut prétendre l’interprétation spéculative du dogme : si le dogme comme objet de foi prime évidemment l’Ecriture, le texte scripturaire, lui, prime le texte théologique. L’autorité et l’inerrance appartiennent à l’Evangile, non à S. Augustin ou à S. Thomas. Enfin cette importance naturelle bénéficie en outre des encouragements pressés de retourner à la Bible, comme à la souche fondamentale, comme au lieu même où Dieu peut être rencontré. Mais cette consigne ne fait elle-même que répondre à l’expérience immémoriale des chrétiens.

    Depuis vingt siècles, en effet, dans le silence de la retraite ou dans la gloire du Sacrifice liturgique, l’Eglise nous transmet cette Parole unique, avec l’attentive vénération et le recueillement dont l’ont accompagnée des centaines et des centaines de générations catholiques, cette Parole qui a déposé en nous sa forme et son ordre, cette Parole qui nous a informés et ordonnés, qui nous a fondés et redressés, approfondis et libérés, et constitués dans l’Esprit, cette parole que nous portons depuis deux mille ans et qui nous porte pour l’éternité, sur laquelle nous faisons fond et appuyons notre vie, cette Table ferme et immuable, plus inébranlable que les colonnes du monde et les Puissances des Cieux. Et, miracle plus étonnant encore – car après tout, on pourrait ne voir là que le fruit d’une habitude – voilà soudain que de cette Parole si souvent entendue surgit pourtant un visage, voilà que quelque chose arrive, les mots jamais usés se changent en voix et en présence actuelle. Allons ! Qui de nous, écoutant debout le prêtre proclamant liturgiquement l’Evangile, n’a point été surpris par l’irrécusable réalité d’une présence, d’une personne reconnaissable entre toutes, ô si vraiment reconnaissable et tant aimée, qui est là, et qui nous parle ? Comment douter un seul instant de l’unité vivante de ce discours, de son parfait accord à celui qui l’a prononcé pour toujours et qui est la Parole éternelle frappant aujourd’hui à la porte de notre cœur ?

    C’est pourtant ce qu’on veut que nous fassions. Ce que l’exégèse historico-critique a ruiné, c’est la confiance absolue que nous pouvions avoir dans cette Parole. Cela, au moins, est un fait. Et cela est impardonnable, car il y va du péché contre l’Esprit : l’Esprit est souffle et vie, souffle qui soulève les lettres de la Parole et leur donne la vie, les transformant en voix et révélant en un éclair Celui même qui nous parle. L’Esprit est lien et liant des paroles les unes aux autres, et des paroles à la bouche divine qui les profère comme à l’oreille de ceux qui l’écoutent. Mais l’exégète historico-critique sépare, divise, tranche, analyse, pulvérise et nie. Elle isole chaque segment du texte sacré en lui-même, elle l’enferme dans le filet de ses catégories réductrices et le suspecte ; elle refuse de le croire sur parole et de le prendre pour ce qu’il se donne. Tel est l’acte instaurateur d’une telle critique, celui d’une ex-communication, c’est-à-dire d’une rupture de la communion préalable dans laquelle seule peut s’accomplir l’ouverture réciproque de la Parole et de l’écoute. C’est de là qu’il faut partir, si l’on veut apprécier l’entreprise, de cette expérience douloureuse où se déchire le tissu originel qui nous unissait au texte sacré. C’est elle qu’il faut méditer, expérience d’une perte, d’une amputation : on nous a dérobé le Christ. Nous devenions son visage derrière chacun de ses enseignements, nous croyions percevoir le son de sa voix et cette intonation simple et majestueuse, foudroyante même, mais aussi immémoriale et tendre, la voix d’un Dieu, enfin ! Et voilà qu’il n’y a plus rien, plus personne, une définitive absence, le grand désert de l’amour et de la grâce où moutonne l’entassement des livres et des livres, l’enchevêtrement des hypothèses et des proliférations déductives, indéfiniment, jusqu’à l’horizon fermé.


    Comment accueillir dans la foi une proclamation qui se présente comme la parole de Jésus-Christ, tout en sachant par ailleurs qu’aucun de ces « dires » n’est authentique, et qu’ils sont toujours, comme le déclare X. Léon-Dufour (6), le produit d’une construction interprétative de la communauté chrétienne ? Nous savons bien que toutes sortes de solutions ont été proposés (ou parfois imposées comme de prétendues évidences) pour répondre au divorce du « Jésus de l’histoire » et du « Jésus de la foi » : tantôt on a cherché à modifier la notion même de vérité historique sous prétexte que les Anciens n’en auraient pas eu la même conception (dite scientifique) que nous, et qu’il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner si l’on rencontrait tant de productions imaginaires dans les évangiles ; tantôt on modifie la notion de la foi, laquelle devrait renoncer à tout contenu représentatif (historique ou doctrinal) pour accéder à sa propre essence : en soi, et selon Bultmann que nous résumons ici, la personne de Jésus, ses actes et ses paroles, n’auraient rien à voir avec la foi authentique qui serait seulement, pour l’homme, conscience d’être interpellé par une voix sans message et sans visage, et qui se réduit à sa propre manifestation ; tantôt, enfin, on entend montrer que le passage du premier «Jésus » au second s’est effectué sous le contrôle du Magistère apostolique, de telle sorte que, en interprétant les données de fait, il les a bien sûr complètement transformées, mais afin de mieux mettre en lumière le contenu véritable de l’enseignement du Christ, solution « moyenne », qui semble vouloir satisfaire tout le monde, et même les croyants traditionnels, mais qui, nous voudrions le montrer, et sans doute encore plus inacceptable. Toutes les autres théories se ramènent peu ou prou à l’une ou l’autre de ces solutions, à moins qu’elles ne les combinent – c’est le cas le plus fréquent – selon des schémas variés. Cependant, quel que soit le prestige de ceux qui les proposent, la vigueur et l’ingéniosité qu’ils déploient pour nous nous convaincre de leur justesse, ces théories se heurtent en nous à un sens invincible de ce qu’est le vrai, savoir : la conformité de la pensée à ce qui est. On peut bien nous raconter tout ce qu’on voudra, et se livrer aux plus habiles contorsions mentales, capables certes de nous ébranler un moment, ce « lavage de cerveau » ? auquel furent soumis bien des prêtres, au cours d’innombrables sessions de recyclage biblique – n’est pas durablement efficace. Irrésistiblement, et comme malgré nous, nous nous trouvons ramenés au point de départ : nous ne pouvons avoir confiance dans les Evangiles. Et c’est précisément pour cette raison là qu’une multitude de clercs et de laïcs, après avoir pris connaissance de cette exégèse, ont tout simplement perdu la foi, à moins qu’ils ne se soient réfugiés dans une sorte d’agnosticisme théologique, de « scotomisation » doctrinale : n’y pensons plus et faisons comme si.

    3) On peut juger l’arbre qu’à ses fruits

    Assurément, les maîtres de la critique, qu’ils soient protestants ou catholiques, et dans la mesure même où ils le sont, ont toujours refusé d’admettre leur responsabilité en ce domaine – à moins qu’il ne voient en tout cela que revendications sentimentales et fuite devant la rigueur de la science (alors qu’il s’agit des conditions objectives de toute herméneutique véritable). Ils écartent l’imputation, souvent avec dédain, comme venant d’ignorants ou de malveillants, et rétorquent qu’au contraire ils nous obligent à une purification approfondissante de notre foi. Aveuglés par leur orgueil de spécialistes, orgueil qui s’étale en chacune de leurs pages, il ne leur vient pas à l’esprit que peut-être les résistances ou les colères qu’ils rencontrent ici ou là trahissent une douleur et même un désespoir, le désespoir de l’homme qui ne parvient pas à-croire-et-à-ne-pas-croire qu’une parole est vraie. Car la situation de eux à nous est bien différente : nous nous pouvons seulement leur faire confiance, incapables que nous sommes de juger scientifiquement de la valeur de leurs travaux, et c’est pourquoi nous ne saurions en appeler qu’à la raison naturelle ; eux n’ont pas le temps d’y songer, étant tout occupés de leurs multiples recherches, ou encore de se lire les uns les autres afin de se réfuter. Et même, ils peuvent bien s’étonner en eux-mêmes et s’admirer un peu de ne pas avoir encore perdu la foi, eux les audacieux, les combattants de l’extrême front qui sépare la croyance de l’incroyance. Ainsi voit-on parfois des hommes côtoyer le vice impunément, l’observant avec une curiosité détachée : c’est pourquoi l’arbre sera jugé à ses fruits. Et c’est pourquoi les ignorants ont aussi le droit de parler, car ce sont eux qui mangent ces fruits. Faudrait-il donc être jardinier, botaniste, agronome, pour avoir le droit de dire : ce fruit est bon, celui-ci est mauvais ?


    NOTES (1er partie)


    (1) A moins qu’ils n’invitent eux-mêmes chaque catéchiste à devenir à son tour un évangéliste, c’est-à-dire à construire son propre évangile, selon sa propre « théologie », avec ces « pierres » documentaires. Ce que nous disons là et les réflexions qui suivent ne font qu’exprimer la signification objective de l’entreprise épiscopale.
    (2) La Formgeschichtliche Methode désigne une méthode de critique exégétique des textes évangéliques par le repérage et l’étude historique des formes littéraires typiques sous lesquelles se sont présentés les différents micro-éléments dont la réunion a constitué nos évangiles actuels : proverbes, récits populaires de miracles, apophtegmes, etc. ces petites unités sont apparues dans les communautés chrétiennes sous l’effet du « mythe du Christ » élaboré par S. Paul, et des pratiques culturelles de la primitive Eglise. Elles ont fabriqué un « Jésus de la foi » qui n’a à peu près aucun rapport avec le « Jésus de l’histoire ». Leur étude critique permet de situer chacune de ces unités dans son milieu d’origine (Sitz im Leben). Cette méthode, issue des travaux de Hermann Gunkel, fut mise au point par Martin Debelius, puis par Rudolf Bultmann, vers 1920. Trente ans plus tard, les disciples de Dibelius et de Bultmann s’efforcèrent de rétablir une certaine continuité entre le Jésus de l’histoire et celui des unités textuelles, en même temps qu’ils insistaient sur le rôle de quelques autorités théologiques dans la constitution progressive des évangiles : c’est l’école de la Redaktionsgeschichtliche Méthode, ou « méthode de l’histoire rédactionnelle » des évangiles, à laquelle se réfèrent X. Léon-Dufour ou P. Grelot.
    (3) L’activation de la conscience historisante creuse irrémédiablement l’écart temporel qui nous sépare du donné de la tradition, et donc la détruit en s’interposant toujours entre lui et sa réception présente. Cette activation qu’on nous présente comme un devoir intellectuel (=il faut avoir une conscience historique »), apparaît essentiellement au XIXème siècle : siècle de l’histoire, parce que siècle de la rupture révolutionnaire. Nous en recueillons les fruits.
    (4) Rappelons que dans ce recueil documentaire de la foi catholique, l’Incarnation, la Rédemption, la Trinité sont mentionnées une fois, en passant, mais jamais ni définies, ni expliquées. De même pour la divinité du Christ, fondement premier du christianisme, qui est d’ailleurs donnée comme une opinion des chrétiens : « Les premiers chrétiens voient en Jésus ressuscité le Seigneur », c’est-à-dire celui qui a la même autorité que Yavhé Dieu. Il règne sur tout l’univers. Il est Dieu » (p. 59). La négation de l’Ascension est assez générale. Dans La mission de l’Immaculée, bulletin consacré à S. Maximilien Kolbe, n° 64, mai 1984, on lit, sous la plume de Alex Pronzato : « l’élévation au ciel n’est autre que l’entrée dans le monde de Dieu : à ne pas prendre à la lettre » (soulignement de nous). En réalité, la situation actuelle de l’Eglise au regard de la foi dogmatique, est tout simplement terrifiant.
    (5) Ainsi l’œuvre d’un Karl Rahner, le théologien qui a le plus puissamment orienté le Concile, et voulu entraîner l’Eglise vers le protestantisme, demeure inconnue du grand public, et la mort récente (avril 1984) de son auteur est passée inaperçue.
    (6) Revue thomiste, décembre 1972, p. 624 (à propos de la Résurrection).

    EXEGESE ET HERMENEUTIQUE (2ème partie)


    II – Histoire de Jésus ou théologie du Christ

    1 – La thèse de P. Grelot

    Comme l’indiquait la conclusion de notre dernier article, ce n’est pas au nom d’une compétence quelconque que nous osons élever la voix dans le redoutable débat exégétique. Des lectures, même nombreuses, ne sauraient remplacer un savoir que nous n’avons pas. Au reste le philosophe n’est spécialiste de rien – du moins à notre avis –, ayant choisi, une fois pour toutes, non de tout ignorer, mais de se rendre toujours disponible pour accorder à la raison sa chance, ce qui n’est pas un mince travail (1). Or, la publication récente d’un ouvrage de Pierre Grelot, intitulé Evangile et tradition apostolique – Réflexions sur un certain «Christ hébreu » (Cerf, 1984, 197 pages) nous paraît appeler un certain nombres de remarques, illustrant, sur un exemple particulier, ce que nous avons exposé précédemment sur la nouvelle exégèse en général.

    Ce livre est une critique, on pourrait même dire un réquisitoire en règle, et d’une rare violence, contre le dernier ouvrage de Claude Tresmontant, Le Christ hébreu – La langue et l’âge des Evangiles, (ŒIL, 1983, 320 pages) ainsi que contre le petit livre de synthèse de l’Abbé Jean Carmignac, La naissance des Evangiles synoptiques (ŒIL, 1984, 103 pages) dont d’ailleurs, il a été rendu compte dans la Pensée catholique. Notre propos n’est nullement de prendre parti sur la question de savoir si les évangiles ont d’abord été rédigés en hébreu ou en araméen, avant d’être transcrits en grec. Sur cette question, comme sur les questions de datation et d’attribution, nous nous en tenons fermement et simplement à ce que la Tradition nous enseigne, accueillant favorablement les hypothèses exégétiques qui s’accordent avec elle, réputant comme fausses toutes celles qui la contredisent. Aucun argument ne peut valoir là contre, parce que jamais on n’expliquera pourquoi les Anciens (principalement Papias, Justin, Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, Eusèbe de Césarée enfin qui les résume tous) auraient pu vouloir nous tromper, ou se seraient tous trompés (2). Nous ne disons pas qu’il n’y a ni difficulté ni divergence concernant le Canon des livres néo-testamentaires, mais qu’elles sont réglées à la fin du IVe siècle et que le Concile de Trente ne fera qu’entériner une pratique scripturaire douze fois centenaire. Cela devrait suffire pour quiconque reconnaît la vérité ecclésiale du Saint-Esprit, laquelle est aussi une donnée parfaitement objective (3). Par ailleurs, et d’un point de vue purement scientifique, n’y ayant aucune donnée positive nouvelle sur la question depuis mille huit cent ans (sinon, indirectement, Qumrâm), nous ne voyons pas comment quelques érudits modernes pourraient en savoir beaucoup plus, là-dessus, que cinq siècles de pensée chrétienne qu’illustrèrent des savants aussi considérable qu’Origène, ou des sémitisants aussi accomplis que S. Jerôme.

    Laissant de côté l’objet particulier du débat, nous voudrions souligner quelques points plus généraux qui nous paraissent difficilement acceptables.

    La Thèse centrale du livre de Pierre Grelot est que, s’il y a bien une histoire rédactionnelle des Evangiles, de telle sorte qu’est fort grande la distance du « Jésus de l’histoire » au « Jésus néo-testamentaire », cette transformation, néanmoins, s’est effectuée sous la direction du Magistère de l’Eglise, qu’il désigne globalement du terme de « Tradition apostolique » (5). Il adhère, somme toute, à la troisième solution que nous avons évoquée dans notre précédent article. Cette référence à la Tradition apostolique ne peut que recueillir l’approbation de tout esprit catholique, et nous ne pourrions que nous en réjouir, si l’usage auquel Grelot soumet cette notion n’en pervertissait profondément la signification.

    2 – Herméneutique et exégèse chez Bultmann

    Notons tout d’abord que l’Auteur procède à une insoutenable minimisation des ravages qu’ont engendrés les théories bultmaniennes, théories qu’il récuse d’ailleurs partiellement (6). Que Bultmann n’ait pas été le seul, rien de plus vrai ; et qui le prétend ? Mais qu’il ait été le plus célèbre, le plus génial, exégète du XXe siècle, fût-ce au prix d’une certaine déformation de sa pensée, c’est ce qu’on ne peut raisonnablement nier. Or cet exégète déclarait, vers 1960, que la démythologisation du Nouveau Testament « absorberait les tâches théologiques du XXe siècle » (7). Il avait donc quelque conscience de son importance.

    L’œuvre bultmanienne présente deux aspects qu’il convient de distinguer, bien qu’ils ne soient pas sans rapport l’un avec l’autre : l’aspect exégétique et l’aspect herméneutique. Ce qui nous donne occasion de préciser quelque peu le vocabulaire.

    Chez les auteurs catholiques, l’herméneutique (8) désigne les règles générales qui président à l’interprétation de l’Ecriture sainte ; l’exégèse désigne l’application de ces règles à un texte particulier. Mais, sous l’influence du protestantisme, le premier de ces termes a pris une signification moins technique et plus philosophique. C’est Schleirmacher, pasteur et philosphe allemand de la fin du XVIIIe siècle, qui fit remarquer que le problème de l’interprétation de la Bible n’était qu’un cas particulier du problème général : qu’est-ce que comprendre un texte ? Ce qui conduisait à élaborer une théorie générale de l’herméneutique. Puis les Allemands Dilthey, vers 1900, et Gadamer, vers 1960, parallèlement au Français Paul Ricoeur – pour ne citer que les plus grands noms – posèrent le problème dans toute sa généralité : l’herméneutique désigne alors la relation de compréhension qui s’établit entre nous et toute œuvre culturelle, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle est en effet porteuse d’un sens, d’une parole que nous devons nous approprier, et donc « traduire » selon nos catégories. Certes, les messages parfaitement clairs, n’ont pas besoins d’être interprétés, ou plutôt, ils s’interprètent eux-mêmes parce que leur langage est univoque ; ainsi 2+2 = 4. Mais aussi ils ne nous « disent » rien, et ne concernent pas notre vie profonde. Au contraire, la culture, dans son ensemble, se propose de nous révéler le sens des choses et de nous-mêmes. Mais ce sens n’est jamais formulable en clair et de façon univoque. Il doit être déchiffré par chacun, à ses risques et périls ; et c’est seulement dans ce déchiffrement et par lui que ce sens prend vie pour lui, et pénètre sa propre existence (9). La question herméneutique est donc celle où l’intelligence du sens – car la compréhension humaine passe nécessairement par l’entendement (10) – doit devenir vie et existence. Et l’on doit reconnaître qu’il s’agit bien d’un problème essentiel.

    Chez Bultmann, l’herméneutique relève de la philosophie. Elle a cessé de présider à l’exercice de l’exégèse, et se présente plutôt comme une conséquence de celle-ci. L’exégèse critique, en effet, se veut libre de toute préoccupation autre que scientifique. Or, elle conduit à une atomisation de l’Ecriture et à une connaissance de son histoire qui la transforme en une mosaïque d’unités formelles radicalement étrangères à nos propres catégories mentales, et qui donc, pour nous, ne signifient plus rien. Qu’en est-il alors de la foi du croyant ? Que peut-il croire encore de ce qui s’annonce comme la Parole de Dieu ? C’est à cette question qu’entend répondre l’herméneutique bultmanienne, laquelle, loin d’ignorer l’exigence de la foi, mais en un sens purement luthérien, naît précisément de la volonté de continuer à croire : comment sauver la foi lorsqu’il ne nous est plus possible, à cause du changement total de mentalité, de comprendre tel quel le langage dans lequel elle s’annonce ? – à moins d’une scission, interne au croyant, qui adhère, d’une part, à une conception scientifique du réel, et, d’autre part, à des représentations religieuses mythologiques (du type : « Dieu descend » ou « Dieu monte ») quelle est alors la sincérité d’une telle foi ?


    Cette herméneutique, effort quasi désespéré pour sauver le « croyant », comportera deux aspects : l’un négatif, la démythisation ; l’autre positif, l’herméneutique existentiale (Heidegger). D’une part il faut dégager, dans l’Ecriture, le fondamental ou Kérygme, de son revêtement mythologique (mystères, miracles, Résurrection, etc.). D’autre part, on s’aidera de la description de l’existence humaine que nous donne Heidegger. Seule, elle nous permet d’entrer dans l’intelligence de la Parole, parce que cette Parole du Tout-Autre, qui retentit sous les mots attribués à Jésus, ne nous délivre aucun message conceptuellement formulable, mais nous renvoie simplement à la contingence et à la liberté de notre existence actuelle. Dieu étant l’Etranger par excellence, Celui qui déroute nos manières d’exister, sa manifestation en Jésus nous renvoie brutalement à nous-mêmes, nous apprenant que nous sommes responsables de notre être. Comme un cri inconnu poussé dans la nuit, qui nous réveille et nous fait prendre soudain conscience de l’immensité de l’espace, qui nous entoure et où devra se déployer notre vie. Comme on le voit, la conception bultmanienne met en œuvre une double compétence, celle du savant exégète et celle du profond philosophe, cautionnant l’une par l’autre et renforçant ainsi leur prestige. D’où son immense pouvoir. Elle conduit d’ailleurs non seulement à radicaliser l’opposition du Jésus de l’histoire à celui des évangiles, mais encore à dégager de celui-ci le Jésus kérygmatique qui seul peut avoir un sens pour l’homme moderne. Autrement dit, le Jésus de la foi se dédouble à son tour en un « Jésus des évangiles » (Fils de Dieu, Dieu lui-même, messie, faiseur de miracles, ressuscité, bref, un personnage légendaire, un mythe), et un « Jésus bultmanien », ou « Jésus de la pure foi existentielle », sans visage et sans doctrine.

    3 – Histoire rédactionnelle ou rédaction de l’histoire ?

    La thèse qui nous est proposée dans Evangile et Tradition apostolique (11), sur un ton souvent comminatoire, s’articule autour de deux thèmes, l’un historique, l’autre théologico-philosophique : la notion de tradition et celle de vérité.

    A vrai dire, ce qu’on entend ici par Tradition apostolique n’est pas bien clair, et l’expression même est trompeuse, sans doute à dessein. Sa fonction, en tout cas, est simple : elle assure la continuité du Jésus de l’histoire au Jésus des « livrets » évangéliques, comme dit toujours Grelot. Cette tradition est pour lui l’un des éléments essentiels de notre connaissance du « vrai Jésus ». Elle est confiée à des « ministères responsables, mis en place par les apôtres ou les envoyés d’apôtres et chargés de transmettre un « dépôt » sur lequel ils devaient veiller » (p. 20). C’est pourquoi il rejette avec violence la thèse de Tresmontant ou de Carmignac, parce qu’elle rendrait inutile, à son avis, le ministère de la Tradition : si les paroles et la Geste du Christ ont été consignés immédiatement par écrit, fût-ce partiellement, à quoi bon des gardiens du dépôt ? Soulignons en passant le caractère sophistiqué de cette démonstration : ce qui était moyen pour une solution joue le rôle d’un critère décisif de jugement, et permet ainsi d’éliminer toute autre hypothèse. Ce qui est à prouver devient ce qui prouve (sophisme moliéresque : le malade n’a pas le droit de guérir sans l’aide de son médecin).

    A lire ces textes, et beaucoup d’autres, on pourrait croire que Grelot nous dit simplement ceci : il y a eu le Christ, ses paroles et ses actes ; puis les Apôtres qui l’ont vu, entendu, et qui ont formulé le dépôt de la foi, définitivement constitué à la mort du dernier d’entre eux ; puis les ministres de la Tradition apostolique qui ont transmis ce dépôt, et veillé en particulier à la rigoureuse conformité de sa mise par écrit. Ainsi nous pourrions avoir toute confiance dans l’identité de l’événement et de sa rédaction. Eh bien ! pas du tout.

    Certes, P. Grelot multiplie les déclarations en faveur de la Tradition des Apôtres comme « règle de foi » et demeure, dit-il, un « irénéen impénitent » (p. 83). Qui songe à l’en blâmer ? Il peut ainsi se démarquer avantageusement d’un certain fondamentalisme « luthérien », celui de la Scriptura sola, et damer le pion, sur leur propre terrain, à ces conservateurs obtus qu’il ne cesse d’accabler de ses sarcasmes et de son mépris. Mais c’est pour nous présenter une construction mentale qui subvertit les lois les plus fondamentales de la raison et identifie tout simplement la vérité et le mensonge. Bref, c’est philosophiquement une imposture.

    Le rôle de ce ministère de la Tradition (que Grelot qualifie constamment de « fidèle », sans doute par antiphrase) n’est pas, en effet, celui de gardien d’un dépôt immuable (s’il l’était, l’historicité des Evangiles cesserait d’être problématique et beaucoup d’exégètes perdraient leur emploi). C’est celui de garant formel de son authenticité, quelles que soient par ailleurs les transformations qu’on lui fait subir. Telle est la solution, génialement simple, que P. Grelot nous propose, solution qui résout toutes les difficultés et répond à toutes les objections : que l’autorité magistérielle baptise vérité le mensonge et continuité le changement, au nom du Saint-Esprit (promis par le Christ !), et le tour est joué ; qu’importe le contenu puisque nous avons l’étiquette ! L’enseignement que nous lisons dans les Evangiles est garanti par l’Eglise, foi de Grelot ; cela devrait suffire à faire taire tous les conservateurs. S’ils exigent en plus la fixité des énoncés et leur conformité à l’événement fondateur, c’est que, d’une part ils ont peur de ce qu’est une tradition réellement vivante, et que d’autre part, ils sont prisonniers d’une conception « éculée » de la vérité historique. Considérons le premier de ces points.

    Et d’abord il convient de substituer à la conception d’une tradition purement « réceptrice » ou « répétitrice », celle d’une tradition « créatrice » (p. 76). Mais créatrice de quoi ? on nous dit bien, à propos du Christ, que « la compréhension de ses paroles, de sa vie, de sa personne, devait s’approfondir au sein de la tradition vivante » (p. 79), ce qui est incontestable, au moins du point de vue de sa formulation explicite (mais non du point de vue de sa réalité intrinsèque : quel exégète pourrait prétendre avoir du Christ une compréhension plus profonde que celle qu’en avait la Sainte Vierge, ou S. Jean, ou S. Pierre ?). Toutefois cette compréhension présuppose son objet, le donné révélé, qui est fixé à la mort du dernier Apôtre. Alors que, pour Grelot, cette compréhension est elle-même constituante de la révélation de Evangiles. « L’expérience faite « en église » (…) a passé dans la prédication de l’Evangile et dans les livrets qui fixent cet Evangile, non seulement comme une description de l’«Originaire » à l’état brut, mais comme une compréhension progressivement explicitée de sa « Vérité » profonde qui n’est pas seulement d’ordre « historique », au sens empirique et plat de ce terme » (p. 80).

    Encore cette thèse serait-elle admissible à condition que l’on distingue bien ce qui, dans les textes, appartient à l’éclairage et au commentaire théologique (inspirés), de ce qui est relation d’événements et des paroles du Seigneur. Ce n’est pas le cas chez Grelot. « La répétition pure et simple des paroles de Jésus (…) et la description tout extérieure de ses faits et gestes » n’auraient pas suffi à communiquer la foi (p. 84). Il fallait une « interprétation qui projetait sur elles un éclairage rétrospectif » (ibidem), ce qui pourrait à l’extrême rigueur s’entendre de façon orthodoxe, si nous ne lisions pas un peu plus loin que cette Tradition, dans laquelle nous percevons « l’écho direct de la vie ecclésiale que la compréhension de Jésus, Messie et Fils de Dieu, a nourrie », n’était « dans son développement littéraire, créatrice de textes et d’expressions vraies de la foi » (p. 85). Autrement dit, ce n’est plus contenu qui est vrai ou faux et garanti par le Magistère, mais la forme, non la foi, mais l’expression de la foi.

    Au demeurant, si nous avions encore quelques doutes sur la puissance créatrice dont Grelot dote la Tradition apostolique, il nous suffirait, pour les dissiper, de le suivre dans l’application qu’il fait de ses principes à différents passages de l’Evangile. Nous n’en retiendrons qu’un seul, mais dont la conclusion, à elle seule, vaut tout le reste de l’ouvrage.

    Il s’agit des prophéties du Christ concernant sa propre mort, la destruction du Temple, la ruine de Jérusalem et la fin des temps. Grelot commence par rejeter dédaigneusement la notion de « prophétie-prédiction », laquelle « relève de l’apologétique la plus éculée » (p. 93) (13). Il faut être le dernier des imbéciles ou des ignorants pour croire qu’une prophétie annonce un événement futur. C’est même là un critère herméneutique : dès lors qu’il y a prophétie, il n’y a pas annonce du futur. Ainsi le « troisième jour » du signe de Jonas (14) et de la Résurrection « n’est pas une donnée chronologique, mais une expression symbolique » (p. 93). Passons sur « l’école de Matthieu » qui, « pleinement fidèle à ses origines » (p. 114), rajoute cependant toutes sortes d’éléments aux paraboles du Christ, et arrivons à S. Luc. Dans cette analyse, le but de Grelot est de combattre l’argument de Robinson : constatant que les textes qui annoncent la destruction du Temple ne mentionnent jamais la réalisation de cet événement majeur, le célèbre exégète anglican en conclut logiquement qu’ils ont été rédigés avant celui-ci, donc avant 70. Conclusion irrecevable, décrète Grelot, qui étudie longuement les versets où S. Luc (XIX, 41-44) nous montre le Christ pleurant sur la ruine prochaine de la Ville sainte : discussion fort complexe, dont certains éléments paraissent d’ailleurs plausibles, mais dont il ressort qu’en somme tout serait exégétiquement plus simple si la « prophétie » ne s’était pas accomplie. Toutefois, puisque l’événement a eu lieu, quoique la prédiction, dans sa précision, demeure impossible, il faut bien supposer que les éléments prédictifs ont été introduits après coup « par petites touches », comme une « allusion discrète (…) à l’investissement de Jérusalem par les armées romaines » (p. 119). Ce qui nous conduit à l’effarante conclusion : « Luc a donc transformé tout le tableau en fonction de la ruine de Jérusalem, à laquelle il fait des allusions transparentes. Son idée est claire : loin de « trafiquer » les paroles de Jésus, il n’en modifie la littéralité plus ancienne que pour laisser entendre qu’elles sont « accomplies » au même titre que les Ecritures. Il ne se comporte pas en banal « enregistreur » des paroles textuelles de Jésus ; mais il les montre résonnant dans le temps de l’Eglise comme un vrai « théologien de l’histoire », etc., etc., » (p. 121).

    Voilà ce que Grelot entend par la « fidélité » de la Tradition apostolique. Enregistrer les paroles du Christ (du Christ !) est banal et plat. Mais les modifier et les transformer, c’est faire œuvre d’authentique gardien du dépôt révélé. De qui se moque-t-on ? Et peut-on pousser plus loin l’impudence ?

    Qu’on nous comprenne bien. Nous ne nions pas que les Evangiles ne comportent un éclairage théologique sur les événements de la vie du Christ et sur ses paroles : c’est une évidence. Nous ne nions pas non plus, d’un point de vue strictement profane – mais ce point de vue est lui-même une erreur et présuppose impossiblement une séparation absolue entre les ordres naturel et surnaturel – qu’on puisse envisager une déformation inconsciente du donné originel. Enfin nous nous ne refusons pas le rôle de la Tradition et du Magistère dans la formation des textes évangéliques : c’est un truisme. Mais nous nions qu’on puisse admettre rationnellement que ce qui, dans les textes, se présente comme paroles ou gestes du Christ, soit le produit d’une élaboration herméneutique, même bien intentionnée. Cela est contraire à tout ce que nous savons par ailleurs du respect religieux de l’homme traditionnel en général et du Juif en particulier pour la Parole révélée. Les trois-quarts des hypothèses exégétiques modernes sont non seulement hérétiques mais encore et tout simplement absurdes et invraisemblables. Au demeurant c’est l’ensemble de la thèse proposée qui recèle un insoutenable paradoxe. Elle fait appel en effet à la fidélité d’une Tradition apostolique et à son « développement homogène) (Newman avec nous !) pour justifier, formellement, ce qu’on appelle histoire rédactionnelle, qui reçoit ainsi la bénédiction du Saint-Esprit. Mais on oublie de dire que cette même et hypothétique histoire nie explicitement ce que cette même et véridique Tradition nous enseigne sur le Nouveau Testament.

    Rien ne fera mieux saisi la contradiction flagrante de cette construction exégétique, que le cas de la prophétie-prédiction. On nous apprend d’abord à ne pas confondre niaisement prophétie et prédiction (p. 104). Donc Jésus ne prédit rien, les annonces eschatologiques ressortissent à un genre littéraire bien connu et il n’y a pas lieu de chercher à savoir (« apologétique absurde ») si elles se sont réalisées. Après quoi on nous explique (pp. 116-121) que Matthieu et Luc ont introduit des « retouches discrètes » (p. 116) dans les paroles du Christ afin de les « actualiser », c’est-à-dire de montrer leur accomplissement (ibid.). Autrement dit, Matthieu et Luc partagent également la conception « éculée et étriquée » de la prophétie-prédiction ! Et avec eux la Tradition apostolique ! La vraie thèse de P. Grelot est la suivante : la Tradition apostolique confond prophétie et prédiction (au moins sous un certain rapport), mais il ne faut pas en tenir compte, parce qu’il s’agit d’un fait culturel contingent, relevant d’une mentalité dépassée ; bref cette Tradition ne sait pas ce qu’elle dit.

    Il est douteux que P. Grelot ait conscience pleinement de cette contradiction majeure qui, du simple point de vue philosophique où nous nous plaçons, vicie radicalement les solutions qu’il prétend nous apporter. De même ne semble-t-il pas se rendre compte exactement de la substitution qu’il opère d’une historicité à une autre. A plusieurs reprises, en effet, (p. 132, par ex), il reproche à ses adversaires d’avoir peur de l’histoire et du caractère historique des Evangiles. Or, ce qu’il veut dire, ou ce qu’il devrait dire, c’est que la thèse conservatrice, en affirmant l’historicité des récits néo-testamentaires (l’identité des deux « Jésus ») réduit au minimun l’histoire rédactionnelle du texte, tandis que lui-même, en accentuant au maximun l’historicité de cette rédaction, nie qu’il soit tout simplement possible que ces textes aient une quelconque valeur historique. Nous touchons ici au second point majeur de la thèse, celui qui concerne la notion même de vérité et d’histoire. Nous nous efforçerons d’être bref, suffisamment clair cependant pour montrer quelle est la véritable conception qui sous-tend tout cela.

    4 – Historicité et historialité

    A vrai dire P. Grelot ne refuse pas absolument toute valeur historique aux textes. Nous sommes même heureux d’apprendre, à propos de Jean, qu’on ne saurait affirmer « qu’il n’y a dans le livret évangélique aucun souvenir historique réel ; mais le drame présent de l’Eglise, et notamment des judéo-chrétiens, est lu en filigrane à travers le drame passé vécu par Jésus, car l’Evangile « actualise » ce passé pour montrer le sillage du dessein de Dieu dans l’histoire humaine » (p. 123).

    Cependant, c’est là plutôt une clause de style : l’essentiel de l’ouvrage vise au contraire à opérer une mutation de la notion de vérité, mutation qui seule nous permettra de ne pas « fausser » radicalement ce que l’Evangile se propose de nous dire. Car, pour Grelot, la chose est claire et maintes fois affirmée ; ceux qui s’en tiennent à la définition de la vérité historique comme conformité littérale à la matérialité des faits pervertissent complètement la signification des livrets évangéliques.

    On nous rappelle d’abord (p. 35) « un sain principe de philosophie scolastique » : la vérité d’un jugement dépend du point de vue sous lequel l’«objet matériel » de ce jugement est envisagé. Appliqué aux textes des Evangiles, ce principe signifie que leur contenu pourra être dit « vrai », même s’il énonce rien de réel, dans la mesure où des textes ne se proposent justement rien de tel. Ce principe est simple et incontestable : la vérité d’une parabole n’est pas du même ordre que la vérité d’un récit historique. Toutefois la difficulté commence quand il s’agit de savoir quelle est précisément l’intention du texte, c’est-à-dire quel est son « genre littéraire ». Car les textes sacrés ne portent généralement pas d’étiquette nous permettant de les identifier. Ainsi, nous dit-on, quand S. Marc raconte que le Seigneur « s’est assis à la droite de Dieu », c’est évidemment une expression symbolique ; pourquoi n’en irait-il pas de même pour les mots qui précèdent : « il fut élevé au ciel » (15) ?

    La question des « genres littéraires » (au pluriel) est en réalité un trompe l’œil. Si on lit les ouvrages des critiques, on s’aperçoit en effet qu’il n’y a véritablement que deux catégories : les textes historiques d’une part, et puis tous les autres, qu’ils soient poétiques, allégoriques, homilétiques, légendaires, proverbiaux, liturgiques, etc. que l’on distingue à peine entre eux mais dont on retient un seul caractère : leur non-historicité. Autrement dit, le concept de genre littéraire, dont on fait la condition sine qua non de l’interprétation correcte des textes, n’a ici d’autre intérêt – on pourra le vérifier – que de rendre non-pertinente leur signification historique (16). Et comme la détermination de ces genres ne repose le plus souvent sur aucun critère objectif – et pour cause – c’est l’idée que l’on se fait du « cosmologiquement possible » et du « psychologiquement probable » qui préside aux classifications. Au premier cas ressortit la négation de tous les faits surnaturels ; au second la négation du caractère historique d’un grand nombre de faits naturels qui ne sont rien d’autre que « présentation littéraire », et arrangement du récit. En fin de compte, c’est l’idéologie scientiste (fort vieillie) du rationalisme triomphant qui fait fonction de norme et de critère. Derrière l’immense travail destructeur de l’exégèse historico-critique, c’est le nanisme philosophique de M. Homais ou de Jacques Monod. Les exégètes devraient pourtant savoir que la question comoslogico-philosophique est absolument inéluctable : ils ne se la posent jamais(17) .

    Ce qu’ils nous proposent c’est de distinguer, selon le titre du dernier chapitre de Grelot : vérité de l’Evangile et vérité historique. La « vérité de l’Evangile » est tout entière dans l’intention théologique du rédacteur ; elle comporte une « historialité » (p. 156), l’écrivain voulant montrer la geste divine dans l’histoire humaine, mais qui doit être soigneusement distinguée de l’historicité : « La vérité des récits ainsi axés sur les « actes de Dieu » dans l’histoire humaine ne se confond donc absolument pas avec l’exactitude des détails englobés dans leur évocation concrète » (p. 143). C’est là tout la thèse de Grelot qu’il répète inlassablement. Et il continue par une affirmation bien étonnante et sur laquelle nous allons revenir dans un instant : « Elle y est même (cette vérité) passablement indifférente, dans la mesure où ces détails n’ont pas une fonction de « traces de Dieu » dans l’histoire humaine » (ibid).

    Cette distinction de l’historialité et de l’historicité conduit évidemment à rejeter la notion d’inerrance, « trop négative et très ambiguë » (p. 145), au profit de celle de « vérité évangélique », c’est-à-dire au profit des interprétations divergentes et changeante des exégètes, qui seuls ont le pouvoir de nous la révéler. On voit le progrès (18) : à la positivité d’un sens littéral parfaitement constatable, on substitue un sens intentionnel généralement hypothétique et toujours construit selon des présupposés modernes, même si on les attribue aux Anciens. Ce n’est pas à dire que soit disqualifié tout sens autre que littéral. Bien au contraire, nous adhérons pleinement à la doctrine traditionnelle des sens multiples de l’Ecriture. Mais, avec S. Thomas d’Aquin et Dante, nous croyons que l’herméneutique symbolique et spirituelle n’est légitime que sur la base du sens littéral « comme étant celui en la sentence duquel les autres sont enclos, et sans lequel il serait impossible et irrationnel de s’élever vers les autres » (19).

    Il est vrai qu’on nous oppose l’élucidation théologique du message du Christ, l’élucidation qui est l’œuvre du ministère de la Tradition sous la mouvance du Saint-Esprit, et dont l’importance est évidemment très supérieure à celle de faits en eux-mêmes insignifiants. « Les artisans de ce développement doctrinal ne furent pas seulement les théologiens des épîtres, des Actes, de l’Apocalypse, mais aussi les évangélistes eux-mêmes. (…) ils ont repris les matériaux reçus d’une tradition fidèle pour leur conférer un ordre significatif et leur donner une forme littéraire finale. Négliger ce travail positif au nom de je ne sais quel attachement à l’«Originaire », c’est voiler l’action de l’Esprit-Saint lui-même dans le « service de la parole » qu’ont effectué ces détenteurs de ministères responsables. Etc. » (pp. 141-142).

    En somme, Grelot joue la troisième personne de la Trinité contre la deuxième : ce qu’a dit et fait, réellement, le Fils incarné, est beaucoup moins intéressant que les modifications ou les inventions que le divin Pneuma a suggérées aux « fidèles » ministres. Cet Esprit-Saint qu’on invoquait autrefois pour garantir le sens historique des Ecritures, et qui sert maintenant à justifier l’opération exactement contraire, ne conduit pas seulement, comme le dit benoîtement Grelot, à modifier significativement l’ordre des matériaux reçus, il conduit aussi à changer ces matériaux eux-mêmes : ainsi des évangiles de l’enfance dont l’historicité est presque entièrement niée (pp. 149-160), et qui constituent plutôt « une catéchèse en forme de récit » (p. 159) (20). Consolons nous cependant, car ces récits « nous fournissent des renseignements exceptionnels – et vrais – sur la christologie de Matthieu et de Luc » (p. 163). Nous voici bien avancés. Nous demandions notre route ; un indigène nous répond. Et l’on nous avertit que, si les indications fournies ne sont peut-être pas (platement) exactes, en tout cas l’accent du terroir, lui, est authentique ! Mais il est temps, maintenant, d’en venir enfin aux contradictions des thèses ici soutenues et aux conséquences hérétiques qu’elles entraînent.

    Quant aux contradictions, elles nous paraissent bien visibles dans le texte cité plus haut, et selon lequel la vérité évangélique serait indifférente aux détails historiques dans la mesure où ils n’ont pas une fonction de « traces de Dieu » dans l’histoire humaine. Nous retrouvons d’ailleurs ici la même incohérence que nous avons déjà observée à propos de la Tradition. Admettons en effet que Grelot ait raison et que l’historialité des Evangiles, c’est-à-dire la présentation de la révélation du Christ sous la forme d’une « histoire », ne doive pas être confondue avec leur historicité. On tombe alors dans un inextricable entrelacs de questions conduisant à autant d’impossibilités.

    Il faudra tout d’abord distinguer : ou bien les détails historiques n’ont pas fonction de traces de Dieu pour le rédacteur, ou bien ils ne les ont pas en soi.

    Considérons le premier cas. Si, pour les évangélistes, les faits historiques ayant effectivement constitué la vie du Christ sont indifférents à la « vérité » théologique que le temps a permis progressivement de découvrir et que les rédacteurs avaient pour mission d’exprimer, on comprend qu’ils n’en aient pas tenu compte. Mais on ne comprend plus qu’ils aient substitué d’autres faits, plus significatifs, ou même qu’ils en aient inventé tout simplement une bonne partie. Ils auraient dû se contenter de confectionner des recueils de paroles, comme il en existe d’ailleurs (« Evangile » de Thomas »). Si ces rédacteurs, et donc la Tradition apostolique les mandatant, ont au contraire inséré ces paroles dans des cadres événementiels très précis, c’est justement parce que, pour eux, il est inconcevable que la geste christique, c’est-à-dire la vie humaine de Dieu, ne soit pas porteuse, en tous ses détails, d’un enseignement et d’une vérité. Mais alors, s’ils ont dû procéder eux-mêmes à cette « mise en scène » (eux ou les « communautés primitives » ou la Tradition apostolique et post-apostolique), c’est que la vie historique du Christ ne pouvait, par elle-même, faire « fonction de traces de Dieu », et dans ce cas, en vertu des structures mentales de ces premiers chrétiens, cette vie ne pouvait non plus être celle d’un être surnaturel et divin, et donc le Christ, ne pouvait, à leurs yeux être Dieu, et donc ils n’avaient aucune raison d’en parler. En d’autres termes, on ne peut pas énoncer d’un seul souffle que les événements sont indifférents à la vérité religieuse, et, en même temps, les réduire dans les Evangiles au rôle d’une simple affabulation théologique. Voilà ce que nous enseigne la logique. Ou l’événement Jésus-Christ s’est présenté d’emblée comme prodigieux, et l’on comprend alors qu’on nous en ait transmis le souvenir (avec quelques divergences inévitables et vivifiantes), ou bien le christianisme et les Evangiles sont un effet sans cause.

    5 – Un docétisme foncier

    Mais cela nous conduit au second cas, et à la mise au jour d’une vérité rarement aperçue : le docétisme foncier qui préside inconsciemment à toute cette conception, et qui n’est qu’une autre manière de nier l’Incarnation et finalement Dieu Lui-même.

    Ce docétisme, au demeurant, n’est pas le fait des seuls exégètes. Il est constitutif de toute la pensée moderne et les thèses de Grelot ne visent qu’à en tirer les conséquences relativement à l’historicité des Ecritures. Nous ne pouvons qu’effleurer un tel sujet (21). Remarquons d’abord que l’Auteur ne refuse pas toute historicité aux Evangiles (p. 160), bien qu’il ne nous dise pas quels sont les événements qu’on peut tenir pour effectifs, et que tous ceux dont il traite soient le produit d’une intention théologique (22). Mais il semble bien que sa pensée fonctionne selon un régime dichotomique : ou l’historicité non-signifiante, ou l’historialité théologique. Parlant de Luc et des « témoins oculaires » (autoptaï) dont il se réclame (I, 2-3), il explique : son œuvre « ne concerne pas seulement les faits et les gestes de Jésus vus de l’extérieur, au plan empirique, mais, à travers une certaine évocation de ce déroulement empirique, le dévoilement du sens des événements advenus (…) Tel est l’objet du témoignage. L’importance des détails empiriquement constatés se relativise, quand on se place à ce point de vue : tout dépend de leur relation plus ou moins étroite au mystère qu’il faut déceler sous leur trame » (p. 144). Ailleurs, (p. 149), il oppose « la surface narrative » du récit à sa « fonction théologique ». Nous retrouvons ainsi le texte dont nous étions parti : « la vérité des récits (…) axés sur les « actes de Dieu » dans l’histoire humaine ne se confond absolument pas avec l’exactitude des détails englobés dans leur évocation concrète ».

    En résumé, dans la mesure où prédomine l’intention théologique, les Evangiles ne sauraient avoir de valeur historique. Et Grelot de se référer non seulement aux historiens anciens qui inventent les discours des grands acteurs de l’histoire, mais encore à Aron ou à Marrou qui l’ont libéré des « impasses de l’apologétiques » (p. 146). Or, en tout cela, il présuppose que l’histoire de Jésus-Christ fut une histoire ordinaire, parfaitement semblable à celle de tous les autres hommes, et non une histoire sainte. C’est même là un thème constant des néo-exégètes-et-théologiens. Croire à l’humanité du Christ, pour ces nouveaux chrétiens, c’est la réduire intégralement à ses modes de manifestation les plus communs – et mêmes les plus misérables, et rejeter avec mépris et irritation, comme des superstitions grossières, anti-chrétiennes, anti-scientifiques, anti-démocratiques, tous les signes miraculeux dont elle s’est accompagnée. Or tout chrétien est au moins tenu de croire que le Christ est né d’une Vierge et qu’Il est ressuscité des morts : ces deux événements appartiennent-ils à l’ordre naturel ou surnaturel ? Assurément, le Christ est vrai homme, quant à la nature (23). Mais Il n’est certainement pas un homme ordinaire, quant aux modes de manifestation, ce qui ne saurait évidemment contredire en rien la réalité parfaitement physique de son incarnation humaine, tout au contraire (24).

    Nous avons déjà plus d’une fois fait remarquer que, Marie ayant permis au Verbe d’habiter parmi nous en lui donnant un corps, c’est Elle qui définit normativement les conditions premières de sa manifestation terrestre. Maintenant, quelle est la qualité spécifiquement mariale de ce « conditionnement », sinon sa transparence, sa pureté, sa conformité parfaite au « contenu » qu’il est chargé de manifester ? Marie est celle en qui l’extérieur est entièrement soumis à l’intérieur, celle en qui l’apparence formelle est servante immaculée de l’essence foncière qu’elle doit rendre visible. C’est pourquoi Elle a été choisie comme réceptacle du don par Dieu du Christ au monde. Il s’ensuit que l’Incarnation de Jésus comporte aussi un caractère marial : son humanité est pure et immaculée et servante de la divinité qu’elle rend présente parmi nous. Tout en elle est signe, lumière, intelligence, enseignement. Sans doute la nature divine est-elle infiniment plus que la nature humaine, et celle-ci ne peut-elle pas ne pas voiler celle-là à certains égards. Mais enfin, contrairement à ce que proclamait naguère un « théologien » un peu oublié, Dieu n’est pas « mort en Jésus-Christ », mais Dieu s’est incarné en Jésus, Dieu s’est rendu visible et tangible en Jésus-Christ, et c’est ce que nous enseigne S. Jean. Ce ne sont point seulement ses paroles qui illuminent, mais aussi tous ses actes et tous les événements et circonstances de sa vie, à travers l’espace, le temps, les formes et les qualités : tout en Lui est plein de sens, de « gloire et de vérité », même et y compris sa terrible passion et sa mort sur la croix.

    On s’étonnera peut-être que nous parlions de docétisme pour une christologie qui prétend s’enfoncer au plus épais de la matière, alors que les docètes réduisaient l’humanité du Christ à une apparence, un « fantôme ». Et pourtant la raison qui joue dans l’un et l’autre cas est la même. Si le gnosticisme dotait le Christ d’un corps apparent, c’est bien parce que la matière, le terrestre, lui semblait, par ses limites et imperfections, incompatibles avec un être divin. Si maintenant on refuse à ce terrestre, à cette matière, la capacité effective d’être réellement signe du divin dans ses manifestations historiques les plus concrètes, n’est-ce pas, fondamentalement, au nom d’un mépris identique du corporel et de l’humain ? Mépris inavoué, peut-être ignoré, et qui se travestit en revendication agressive du réel concret et du simplement humain ; mais mépris tout de même, puisque l’ordre de la nature est destitué de sa dignité de signe du Transcendant et d’image de Dieu. Sinon, comment pourrait-on séparer si radicalement la vérité théologique et la vérité historique ? N’est-ce pas séparer le Verbe, premier et unique Théo-Logos, de Jésus, l’homme de chair et de sang ? Pourquoi l’homme, et l’homme par excellence, l’homme véritable, le nouvel Adam, n’aurait-il pas, dans son existence historique la capacité d’être, glorieusement et véritablement, la sainte icône de Dieu, Lui qui a dit « Qui m’a vu a vu le Père » ?

    Il ne s’agit donc nullement de nier l’approfondissement par la Tradition apostolique, sous la guidée du Saint-Esprit de la révélation de Jésus-Christ, mais de se replacer en esprit dans l’éblouissement de la manifestation salvatrice du Verbe éternel, cet éblouissement même dont témoigne le Magnificat et que raconte la « Bonne Nouvelle ». On comprend alors qu’aucune création rédactionnelle n’avait pas besoin d’en modifier le cadre et les circonstances afin de les accorder dignement à leur signification théologique, hypothèse inutile et absurde, et qui trahit une effarante ignorance des réalités spirituelles. Toutefois, pour entrer dans cette intelligence, il faut avoir garder le « sens du surnaturel », autrement dit, la foi catholique.

    NOTES (2ème partie)

    (1) C’est en ce sens que Paul Toinet écrit excellemment, à propos de l’exégèse : « Pour tant il me faut déjouer le danger d’une certaine forme assez fréquente d’intimidation. Elle tend à refouler chacun dans le périmètre inviolable de sa « spécialité », alors que les questions les plus essentielles pour la foi commune supposent l’engagement d’une réflexion unifiée, synthétique, dont les approches interdisciplinaires n’offrent pas toujours l’équivalent » Et plus loin, il conclut : « Comment la foi des non-spécialistes ne serait-elle pas gravement mise à mal par l’action corrosive des sous-produits vendus comme probabilités ou certitudes scientifiques ? », Pour une théologie de l’exégèse, FAC, 1983, pp. 28-29. – Qu’on nous fasse l’honneur de croire, et qu’il soit bien entendu que, dans les remarques critiques qui suivent nous n’avons jamais songé à mettre en cause la légitime compétence de l’hébraïsant et de l’araméisant.
    (2) On trouvera tous les textes, avec leurs référence et les problèmes qu’ils posent, dans l’ouvrage de Mgr. Bruno de Solages, Critique des Evangiles et méthode historique. L’exégèse selon Bultmann, Privat, Toulouse, 1972, pp. 51-73. Ce travail, dont toutes les conclusions ne sont pas également convaincantes, montre, par une application rigoureuse du calcul des probabilités, l’extraordinaire fragilité scientifique des hypothèses de Bultmann, de Boismard, de Léon-Dufour, dans leur explication du « problème des synoptiques ».
    (3) Les dictionnaires (Dict de la Bible et Supplément, Dict de Théo. Cath., Dict. foi Cath., Encyclopédie Catholicisme Apo. de la, etc.) contiennent tous des dissertations érudites sur la question du Canon des Ecritures.
    (4) On oublie souvent de remarquer que la version de S. Jérôme fut faite sur le texte, en grande partie hébreu, de la synagogue de Béthléem, texte que S. Jérôme recopia de sa main, et qui avait été fixé, quant à l’essentiel, vers 445 av. J.C. à l’époque d’Esdras et de Néhémie. Les manuscrits hébreux que nous possédons ne remontent pas au-delà de Charlemagne. Au demeurant, les divergences entre les versions sont nombreuses mais insignifiantes. Selon l’Abbé Carmignac, les manuscrits qumrâniens donnent parfois raison à la version alexandrine sur le texte massorétique.
    (5) Comme nous le verrons, on ne nous dit pas clairement si, par « Tradition apostolique », il faut entendre la transmission de la foi par les Apôtres, laquelle se termine avec eux, ou bien son contenu objectif, lequel est évidemment « perpétuel ». Pour la même raison, le Magistère ecclésial ne s’identifie à la Tradition apostolique que durant la période où il fut exercé par les Apôtres. Sinon, il doit en être distingué en tant que le collège apostolique seul a reçu directement le dépôt de la foi et donc était en mesure de le constituer. Le Magistère ecclésial post-apostolique peut seulement le transmettre avec certitude, ou, éventuellement, préciser ce qui, en lui, s’y trouvait à l’état implicite.
    (6) Redressons une erreur (?) de Grelot qui semble dater de 1968 la première traduction française d’un livre de Bultman (son Jésus) : « En France on se préoccupait assez peu de tout cela ». (p. 18). Or, le public français avait déjà pu lire Le christianisme primitif, chez Payot, en 1955. L’interprétation du Nouveau Testament, recueil de divers articles fournissant un exposé très suffisant des doctrines bultmaniennes, dont la traduction nous dit (p. 5) qu’elles « soulèvent des discussions passionnées et sans fin » ! Enfin, en 1956, le P.R Marlé publiait, chez Aubier également, une grande étude sur Bultmann et l’interprétation du Nouveau Testament. Ce qui n’est pas mal pour un auteur dont on se préoccupait peu.
    (7) Citation de mémoire.
    (8) « Herméneutique » (cf. Hermès=Mercure) vient du grec herméneuein, qui signifie : interpréter, traduire. Il se trouve chez Platon (Politique, 260 d) sous la forme d’un adjectif
    substantivé : é herméneutiké, « l’(art) herméneutique. Les Septante l’emploient également. Les Actes (XIV, 11-12) désignent S. Paul comme « Hermès ». Cependant, au sens proprement technique de science de l’interprétation des Ecritures, son emploi est tardif et d’origine prostestante (1654) – « Exégèse » (exégèsis) dérive exègèsomai = expliquer, interpréter. En S. Jean, le « Fils unique » est l’«exégète » (exègèsato = a expliqué) du Père invisible (I, 18).
    (9) Ajoutons – mais nous y reviendrons – que nous ne sommes pas seuls devant les œuvres culturelles, bien que certains philosophes de l’herméneutique aient eu tendance à n’envisager que le rapport individuel à la culture : c’est en particulier le cas de Bultmann. Cette grave erreur ampute l’expérience herméneutique d’une dimension essentielle que Gadamer a cependant mise en évidence, et qui est que les œuvres culturelles sont toujours reçues dans une tradition. Dans le christianisme, il s’agit de l’Eglise elle-même.
    (10) Sinon le sens perdrait toute objectivité.
    (11) Dans les citations de cette ouvrage, les italiques sont toujours de l’Auteur.
    (12) Notons dès à présent – nous y reviendrons – combien ces propositions trahissent un idéalisme inconscient et un mépris agressif du réel. La matérialité des faits est toujours qualifiée de « platitude », alors qu’elle est, surtout quand il s’agit de faits sacrés, fondement inépuisable de beauté et de lumière.
    (13) De même, p. 116, « l’argument prophétique sous sa forme la plus éculée ».
    (14) Dont Tresmontant donne une interprétation, à notre avis, insoutenable ; cf. Le Christ hébreu, ŒIL, pp. 56 sq.
    (15) Pour notre part, nous voyons une différence essentielle entre ces deux « événements» : l’un était visible, l’autre non. Cela suffit.
    (16) Nous ne mettons nullement en cause la pertinence du concept de genre littéraire, lequel répond à une évidence, mais seulement l’usage qu’on en fait, et qui est non seulement destructeur de la foi, mais encore extraordinairement arbitraire. C’est pourquoi le Concile Vatican II, qui fait droit à cette notion, soumet cet usage à l’autorité de l’Eglise (Dei Verbum, 12).
    (17) Nous avons traité de cette question dans La crise du symbolisme religieux (l’Age d’homme).
    (18) L’auteur soutient (p. 145) que cette substitution a été entérinée par le Concile Vatican II (Constitution Dei Verbum). Cependant cette constitution rappelle (C. 1) la définition de Vatican I nous assurant que, par l'Ecriture, les choses surnaturelles « peuvent être connues de tous, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d’erreur », et l’exprime pour son propre compte au C. 3.
    (19) Le Banquet, II, 1, 8. (Œuvres, Pléiade, p. 315 ; de même Somme théologique, I, q. 1 ; a. 10). Nous avons abordé cette question en particulier chez Jean Scot dans Le mystère du signe. Nous la reprendrons dans une autre étude qui constituera le 3ème volet de nos Fondements métaphysiques du symbolisme sacré.
    (20) Généalogies de Jésus « symboliques », pas de mages, pas de massacre des innocents, pas de fuite en Egypte, etc.
    (21) Que nous avons amplement traité dans le 2ème volet des Fondements : La crise du symbolisme religieux
    (22) Au reste, cette historicité concédée pourrait bien, dans la pensée de l’Auteur, ne concerner que la valeur documentaire des écrits néo-testamentaires.
    (23) Il est de bon ton, aujourd’hui de considérer la notion de nature dépourvue de sens et « dépassée ». Aussi se condamne-t-on à ne voir partout que des modes : un homme n’est rien d’autre que la série entière des ses manifestations, dit à peu près l’athée Sartre, professant ainsi un « docétisme philosophique ».
    (24) Commentant la formule de S. Thomas (III, q. XIX, a. 1) sur l’unité de l’être complet et personnel du Christ, Dom Diepen écrit (La théologie de l’Emmanuel, 1960, p. 154) : « exister comme le Fils naturel de Dieu parmi nous, exister selon sa mesure propre qui l’élève au-dessus de toute la création jusque dans les bornes étroites de l’existence humaine. Cet être unique du Christ est l’être éternel, (…) en tant qu’il se prolonge dans un effet créé, son reflet et sa projection dans le temps ».

    EXEGESE ET HERMENEUTIQUE (3ème partie)


    III – La vérité de la foi

    I – Présentation catéchétique et vérité molle

    Le livre de P. Grelot que nous avons analysé dans notre précédent article fournit un exemple frappant de la stratégie actuelle des exégètes modernistes : d’une part, l’autorité scientifique dont ils jouissent leur permet de ruiner toute confiance (naïve) en la vérité historique des Evangiles ; d’autre part, ils récupèrent à leur profit les thèmes traditionnels des conservateurs, puisque, si création il y a d’un «Jésus » néotestamentaire, elle est l’œuvre d’une Tradition magistérielle, instituée à cet effet. En cette création, nous dit-on, s’exprime une autre « vérité » qui n’en requiert pas moins notre fidélité et notre assentiment. Bref les adversaires de la nouvelle exégèse sont définitivement anéantis : tant sur le plan scientifique où leur incompétence notoire les condamne au silence que sur celui de la foi où se révèle l’inconséquence de ces traditionnalistes oublieux de la Tradition. Leur défaite est totale. Elle le serait du moins si la stratégie adoptée ne se heurtait en nous au verdict du bon sens : comment est-il possible que des témoins nous affirment sur le Christ tant de choses qui n’ont jamais eu lieu – il ne s’agit que de « présentations catéchétiques » ? et que cependant ils soient prêts à mourir pour ces affirmations ? Il est facile d’invoquer la mentalité symboliste, mais, sauf démence caractérisée ou crédule sottise, aucun homme d’aucun temps n’a jamais confondu l’état de rêve et l’état de veille. La thèse moderniste ne laisse en effet d’autre choix que celui-là : ou les évangélistes – et la Tradition apostolique – étaient des hallucinés, où ils étaient des imbéciles (la thèse du mensonge étant abandonnée au dernier carré des presbytérophages). Et qu’on ne vienne pas ici nous opposer les prétendues découvertes de l’ethnologie contemporaine sur la « pensée sauvage » ou celles de la psychologie des profondeurs (alors que la seule profondeur est celle de l’Esprit et que la dite psychologie ne remue que la boue la plus superficielle et la plus vaine). En tout ces domaines les charlatans ne sont généralement pas ceux qu’on croit. C’est pourtant ce qu’il y a dans la tête de nos illustres docteurs ès sciences sacrées. Eux, les purs produits de la modernité scientifique la plus pointue, n’éprouvent aucune difficulté à pénétrer dans l’esprit d’un palestinien du Ier siècle, à le doter d’un « imaginaire » incompréhensiblement indifférent à la distinction du mythique et de l’histoire. Ces Apôtres « imaginaires », ces porteurs de la foi à qui Dieu lui-même a confié le dépôt de sa vérité, que Dieu a choisis entre tous, ne sauraient avoir le discernement d’un professeur d’exégèse, d’un expert du Concile, ou même celui des plus modestes crétins de ce XXe siècle finissant. Ainsi les écrivains inspirés, chargés par le Magistère de collationner les livrets évangéliques, inventent des histoires extraordinaires d’Anges, de Mages, d’innocents massacrés, de prédictions, de miracles, de résurrection, d’élévation dans le ciel, etc., à ce point absorbés dans leur tâche pédagogique (la catéchèse !) qu’ils oublient de nous en avertir. Le Christ, d’ordinaire, nous annonce qu’il va parler en paraboles. Les évangélistes, non. Pour eux, ces distinctions sont inessentielles. Que le Christ soit monté au ciel ou non, que Hérode ait fait ou non massacrer les nouveaux-nés, cela, à des yeux apostoliques, est sans importance. Et il faut bien être ignorant de la mentalité des Anciens pour leur poser des questions qui n’ont de sens que pour nous ; et non seulement ignorant, mais encore méprisant à l’égard d’une Tradition et d’une catéchèse dont il faut comprendre la « pointe » : hors de la pointe, pas d’exégèse.

    On nous objectera, nous le savons, que c’est nous qui attribuons à cette catéchèse une intention d’historicité, laquelle serait étrangère aux rédacteurs des Evangiles. Mais c’est évidemment insoutenable : les Evangiles racontent des événements. Au reste, il faut choisir : ou bien l’Evangile est une vaste parabole, et ses rédacteurs n’ont eu aucune intention historique – mais alors ils sont aussi tout à fait capables de discerner le mythique de l’historique ; ou bien non. Cette deuxième hypothèse étant la seule possible (les Evangiles ont manifestement l’intention de nous raconter une histoire, ce qu’admettent d’ailleurs les modernistes), de deux choses l’une : ou bien cette historicité est réelle (c’est la doctrine de toute l’Eglise depuis les origines) ; ou bien elle n’est qu’apparente (c’est la thèse, entre autres, de P. Grelot). Dès lors, si l’on ne veut pas accuser les Auteurs sacrés de supercherie, il faut supposer qu’ils n’ont pas eux-mêmes conscience de fabuler quand ils affabulent (souci réputé moderne !), la « vérité théologique » ou catéchétique de leurs affabulations légitimant à leurs yeux le mode mythique de présentation et lui communiquant en quelque sorte sa propre réalité. En fait, cette hypothèse exprime seulement l’idée « mythique » que se font les exégètes modernes de ce que doit être la mentalité d’un Palestinien du Ier ou du IIe siècle, et ne résiste pas à un examen critique un peu sérieux (allons-nous ressusciter la catégorie de la mentalité primitive et pré-logique, chère à Lévy-Bruhl, et l’appliquer à S. Luc et à S. Jean ?). A moins, bien sûr, de supposer une longue période de latence entre le « Jésus » de l’histoire et celui du Nouveau Testament, durant laquelle les traditions se sont estompées au point qu’il a bien fallu les « inventer » lorsqu’on a voulu mettre les choses par écrit et qu’est apparu ce vide. C’est psychologiquement et logiquement, la seule hypothèse présentant un faible degré de vraisemblance. Mais alors il faut renoncer à soutenir la fiction d’une Tradition apostolique : c’est au contraire d’une absence de Tradition qu’il faudrait parler et toute la construction, destinée à rassurer le public catholique, s’écroule.

    L’absurdité, l’impossibilité d’une telle explication est donc patente. Pourtant cela ne trouble pas nos exégètes. Ce qui les dérangerait, c’est que cette merveilleuse affabulation réponde à la réalité. Ils préfèrent s’engager dans la voie la plus tortueuse, forcer la rectitude naturelle de l’esprit, rompre avec l’évidence, plutôt que de renoncer à ce matérialisme ou à ce positivisme « en béton armé » qui, tient depuis 150 ans, lieu d’intelligence à l’homme moderne. Et le plus grave est qu’en s’y engageant, ils y ont aussi engagé une grande partie des clercs et des laïcs. Depuis trente ans et plus, ce sont eux qui font la loi aussi bien dans les sessions de recyclage biblique, que dans la quasi-totalité des séminaires, procédant à ce qu’il faut bien appeler un « lavage de cerveau ». Car il ne faut pas s’y méprendre : le terrible n’est pas seulement d’enseigner la non-historicité de l’Evangile, mais c’est aussi, grâce au concept magique de « présentation catéchétique », d’effacer la frontière qui sépare le vrai du faux, l’effectif de la mise en scène, le réel de l’imaginaire. On déforme ainsi les esprits en profondeur, les habituant à la pensée confuse et à la vérité molle. Qu’on y prenne garde : cette œuvre est satanique, bien qu’assurément exégètes et hiérarques n’en aient aucune conscience. Le Diable est le père du mensonge. La conception d’une vérité théologique réputée indépendante de « l’historialité » de sa présentation affabulatrice, laquelle se donne cependant pour historique, cette conception est en réalité…«inconcevable ». En forçant l’esprit à y adhérer, on brise les fondements mêmes de la pensée humaine, on corrompt l’intelligence à sa racine, on la rend peu à peu insensible à la conscience dirimante de la contradiction, à cette blessure inguérissable de l’être et du néant, d’où jaillit le sang même de la vérité. Les agents d’une telle corruption anesthésiante, qu’ils le veuillent ou non, se sont enrôlés dans la vaste armée de l’Ombre qui prépare la présente humanité à l’adoration du Prince de ce monde. Redisons-le : au-delà de toutes les dégradations morales, de toutes les déviations sociales et culturelles, le pire est d’aveugler en nous l’instinct fondamental du vrai, c’est-à-dire le sens de l’être, c’est-à-dire le discernement naturel du réel et de l’illusoire. Toute la civilisation humaine est suspendue à sa lumière. Par elle nous sommes ouverts à la transcendance de la Norme divine. Elle est le « mémorial » de l’Etre divin inscrit dans la substance de l’esprit.

    II – Les fondements subjectifs de la critique interne

    Il faut donc rejeter tranquillement l’hypothèse d’une « traduction créatrice » qui substituerait l’historialité à l’historicité sous des prétextes catéchétiques. Cette hypothèse offense directement le bon sens et n’a pu être admise qu’au prix d’une profonde altération des exigences de la raison, pour ne rien dire de celles de la foi.

    Mais pouvons-nous aussi tranquillement rejeter les conclusions scientifiques de l’exégèse ? Notre incompétence peut-aller contre tant de savoir ? C’est précisément la thèse que nous voudrions maintenir soutenir.

    On sait bien, et chacun va répétant, que l’argument d’autorité est le pire de tous, et que la droite intelligence ne doit son assentiment qu’aux faits établis ou à la nécessité rationnelle. Cela est certain. Encore faut-il cependant que nous puissions nous informer des faits et que nous puissions suivre le raisonnement. Or nous ne pouvons tout savoir ni tout comprendre. C’est pourquoi nous sommes bien obligés de faire confiance : de l’électronicien au médecin, du mathématicien au physicien ou à l’économiste, nous ne cessons de céder à l’argument d’autorité, dans l’incapacité de vérifier ou de discuter. Dans l’ordre de la connaissance, l’autorité sociale repose sur la réputation, laquelle est généralement signalée par une appellation plus ou moins contrôlée : un diplôme, ou un titre – étant entendu qu’il n’y a pas de garantie absolue. L’autorité la plus prestigieuse, depuis 150 ans, est celle de la science. Par un véritable dressage collectif, nous sommes tous conditionnés à voir dans la science (et donc dans les savants) le lieu définitif de la vérité : la vérité, c’est la science. Nous y avons quelque excuse, étant donné les réussites de la technique moderne : après tout, « ça marche », donc c’est vrai. En réalité, cette science se réduit essentiellement à la physique, à la chimie, et, dans une moindre mesure, à la biologie. Mais les autres disciplines bénéficient du même prestige dès lors qu’elles peuvent se parer du nom de sciences. Ainsi en va-t-il de l’exégèse. Nous sommes donc portés, tous ignorants que nous sommes, à supposer que les conclusions auxquelles les spécialistes sont parvenus, reposent sur des données solides, des découvertes scientifiquement fondées, auxquelles leurs vastes et profondes connaissances leur ont permis de parvenir.

    C’est dans cet esprit que, naguère, nous abordâmes la lecture de leurs ouvrages, anxieux d’entrer en possession des arguments et des faits qui étayaient leurs audacieuses affirmations. Nous croira-t-on si nous avouons qu’à cette attente succéda la plus intense stupéfaction : d’arguments et de faits, point ; mais des hypothèses elles-mêmes fonction d’un point de vue exclusivement agnostique sur l’Ecriture. La fréquentation des sciences physiques nous avait habitué à une tout autre rigueur.

    On aura de la peine à nous croire. Comment admettre que des gens qui écrivent de si gros livres, qui ont lu tant de textes, qui savent tant de langues (hébreu, araméen, grec, copte, syriaque, etc.) et qui, par ailleurs sont catholiques (et souvent prêtres), comment admettre que leur critique, leurs contestations, leurs négations ne reposent jamais que sur leur propre estimation ? On imagine qu’ils ont bien dû découvrir quelques papyrus qui remet tout en question, quelques données positives. Eh ! bien, non ! Mais c’est aussi qu’on se croit autorisé, dès lors qu’il s’agit de sciences humaines, à ériger en règles méthodologiques les critères subjectifs de la compréhension (tendance puissante dans la pensée allemande, comme le prouve déjà l’exemple du Kantisme, pour les sciences de la nature). C’est pourquoi il ne sera pas inutile de rappeler brièvement ce que sont les deux méthodes principales de la critique textuelle – on voudra bien excuser le caractère succint de ce rappel.

    Il y a d’abord la critique externe : elle cherche à authentifier un texte en le mettant en relation avec des critères extérieurs aux textes, historiques ou géographiques. Si un texte évangélique nous parle d’un fait historique ou géographique postérieur à la date à laquelle le texte prétend lui-même avoir été écrit, par exemple s’il parle de la bataille d’Austerlitz ou de la ville de Paris, ce texte est évidemment un faux. Au contraire, si aucun fait historique ou géographique ne contredit le contenu du texte, alors rien non plus ne s’oppose à ce qu’on en admette l’authenticité (à condition évidemment que l’Eglise nous le propose comme tel). A la critique externe, il faut également rattacher la science qui cherche à établir le texte. Elle compare les différents manuscrits que nous avons du texte, cherche à les dater, détermine les meilleures leçons, réfléchit sur les contradictions, repère des filiations entre manuscrit, les range par familles, etc. Le trait fondamental de cette critique est le suivant : elle ne publie un résultat que si elle peut raisonnablement l’appuyer sur une donnée positive, sur un fait. Il y a d’autre part la critique interne laquelle, depuis cent ans, a pris une extension démesurée. Cette critique cherche à éclairer le texte par lui-même, jugeant qu’en fin de compte le texte constitue la seule donnée positive. Nous ne pouvons songer ici à donner une idée complète des méthodes de la critique interne, d’autant plus que le structuralisme linguistique est venu lui apporter des développements considérables. Disons simplement que la critique interne prend en considération par exemple le « genre littéraire » auquel le texte lui paraît appartenir, genre littéraire qui, une fois défini, (selon l’idée que s’en fait le critique), commande le degré d’authenticité qu’on peut accorder à son contenu : ainsi, on estime que le livre de Jonas appartient au genre littéraire de la fiction, et donc qu’il ne faut pas lui accorder d’historicité ; que l’évangile de l’enfance, en S. Luc, appartient au type traditionnel de récit légendaire qui entourait, autrefois, la naissance des héros et des personnages extraordinaires ; que le discours eschatologique en S. Matthieu porte lui aussi toutes les marques d’un genre littéraire très courant à cette époque ; que telle ou telle parole du Christ est visiblement un proverbe très répandu dans les milieux palestiniens, et donc que le Christ n’a jamais dit cela ; que des récits de la Résurrection appartiennent au genre littéraire des théophanies, et donc… Outre le genre littéraire, la critique interne examine le style, le vocabulaire, la syntaxe, la répétition des mêmes formules, les contradictions du récit (ce que l’on estime être une contradiction), etc.

    On le voit, le champ de la critique interne est indéfini : tout élément, (et même tout non élément) du texte peut être pris en compte et fournir des arguments à une hypothèse, et ces éléments sont en nombre rigoureusement illimité (l’utilisation d’un ordinateur permet de tirer du texte d’innombrables données statistiques). Notre intention n’est nullement de contester la positivité de toutes ces données, mais de rappeler deux évidences qui en limitent singulièrement la valeur.

    La première est que, étant donné précisément leur indéfinité, les éléments du texte pris en considération ne s’imposent jamais d’eux-mêmes à l’attention du critique : c’est donc nécessairement lui qui érige tels de ces éléments en données positives, et il le fait inévitablement en fonction d’une idée préconçue concernant la nature du texte ; le questionnement précède toujours la réponse, et lui-même n’est qu’une réponse supposée mise en question. Situation qui est celle de tout le savoir humain. Il faudrait au moins le reconnaître. Deuxièmement, une fois les éléments prélevés, reste à interpréter, à expliciter leur signification. Or, par définition, cette signification ne peut être qu’attribuée, par l’exégète, aux éléments retenus, puisque, précisément, ces éléments n’ont de valeur qu’au titre de leur caractère involontaire, ou même inconscient. Tournures de style, vocabulaire, syntaxe, arrangements, compilations, déplacements, silences, incohérences, etc., par eux le texte se trahit et trahit son origine, sa nature, son intention réelle, et donc la valeur qu’il faut lui accorder. Il en résulte que la détermination du « genre littéraire » d’un texte (et par texte il faut entendre tout ensemble de mots, ne fût-il que de deux ou trois), est nécessairement subjective. Et comme, ainsi que nous l’avons montré dans notre précédent article, il n’y a en réalité que deux genres littéraires, l’historique et le non-historique, tout dépend, en dernière analyse, de ce que le critique estime lui-même cosmologiquement possible ou impossible. Toutes les constructions exégétiques, parfois d’une extraordinaire complexité (qu’on songe à la question synoptique), et qui entassent hypothèses sur hypothèses reposent au fond sur ce seul fondement.

    Aux yeux du profane religieux, une telle science paraît chrétiennement sacrilège (quelle audace de traiter ainsi la Parole de Dieu ! (1), et épistémologiquement fragile). Comment les exégètes peuvent-ils ne pas s’en rendre compte ? Quant au premier point, il relève de cette apostasie généralisée depuis 15 ans qui a substitué la foi moderniste à la foi catholique. Pour le deuxième, nous pensons qu’il ressortit à la loi du renforcement récurrent des hypothèses superposées.

    Dans un petit livre très clair, paru naguère : Critique des Evangiles et méthode historique (2), Mgr Bruno de Solages a montré, avec toute la clarté désirable et toutes les références souhaitables, comment chez Boismard, chez X. Léon-Dufour, chez Bultmann leur maître à tous, on rencontre ainsi une première hypothèse (par exemple, pour des raisons assez contestables on suppose que le Christ n’a pas pu prononcer telle parole), qui sert de fondement à une deuxième, qui elle-même en étaie une troisième, et ainsi de suite : on arrive parfois au cinquième ou sixième niveau. Eh ! bien, à ce niveau terminal, la première hypothèse est devenue une certitude acquise, et dès lors sera traitée comme telle. A force de s’appuyer sur elle, l’exégète éprouve le sentiment qu’elles est tout à fait solide. Et d’autres viendront qui prendront pour vérité les conclusions du précédent exégète, alors qu’il ne s’agit que d’hypothèses à la 5e et 6e puissance, autant dire des erreurs ou des faussetés ! Et c’est ainsi que s’édifie la « science exégétique ».

    III – Nécessité philosophique de la Tradition

    On connaît le principe de la Scriptura Sola, de L’Ecriture sua interpres ipsius : l’Ecriture est à elle-même sa propre explication, son propre commentaire. D’une certaine manière, la critique interne n’est qu’une interprétation de ce principe, mais en un sens que Luther aurait évidemment refusé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les promoteurs de cette méthode furent des luthériens, et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Mais il nous semble justement que cette application et les résultats auxquels elle aboutit prouvent avec éclat la fausseté de ce principe. Encore une fois, ce n’est pas par antiluthérianisme systématique ou par souci apologétique, que nous tirons cette conclusion, mais parce qu’il s’agit de la pure et simple vérité, et qu’il n’y a même que fort peu de vérités qui soient aussi assurées que celle-là. Quand donc l’Eglise catholique affirme la primordialité de fait de la Tradition sur l’Ecriture, ce n’est pas non plus par « cléricalisme », ou pour toute autre raison inavouée, mais parce qu’elle ne peut faire autrement : aucun texte au monde ne vient à nous de lui-même (les textes ne s’écrivent pas tout seuls), mais porté par une tradition, quelle qu’elle soit, qui nous donne ce texte à lire et par laquelle d’abord ce texte est lu. Que la méthode soit externe, interne subjective ou interne objective, il faut constater qu’aucune critique ne peut fonder la garantie d’un texte, car aucun texte ne fonde par lui-même sa propre garantie. Qu’on le sache ou non, il faut faire un acte de foi dans l’autorité qui nous le livre, c’est-à-dire en l’occurrence, l’Eglise. L’Ecriture est donnée par l’Eglise et lue dans l’Eglise, et si ce n’est pas l’Eglise catholique (ou orthodoxe ou luthérienne), ce sera une institution, historique, sociale, sectaire, comme on voudra. Et cela est vrai non seulement de tous les textes – même de la simple lecture d’une gazette – mais aussi de toutes les œuvres culturelles de la civilisation humaine, sacrées ou profanes. N’échappe au conditionnement traditionnel que l’intelligence elle-même, et seulement dans l’essence spontanée et intrinsèque de son acte d’intellection (car nul ne peut intelliger à ma place), non dans ses modalités particulières, dans son « savoir-lire) (car nous devons apprendre à lire). Eternellement, avant l’Ecriture, il y a la parole, et avant la parole, Celui qui parle et qui est la Parole par excellence. Ainsi quand l’Eglise dit la Parole de Dieu, c’est la voix du Christ que j’entends, et il n’y a pour moi aucun autre moyen (ordinaire) de l’entendre.

    Il est donc vain de vouloir attendre du texte la vérité sur le texte, quel que soit l’examen auquel on le soumet : sa vérité ne peut lui advenir que de l’extérieur, d’une source extra-textuelle. Ce n’est pas l’Ecriture qui peut s’interpréter elle-même : c’est l’Esprit qui est Vie. Non scriptura sua interpres ipsius, sed Spiritus vivifians. Aucun texte, aucune œuvre culturelle, ne délivre sa ou ses significations – c’est-à-dire ne devient vie pour l’homme qui ne peut se nourrir que de ce qui fait sens – par eux-mêmes. Ils ne rayonnent sémantiquement, ils n’irradient de sens, que sous une certaine lumière, laquelle ne peut être transmise, en dernière analyse, que bouche à oreille, par le souffle d’une parole vivante. Et si cette lumière herméneutique est perdue, si la Tradition est interrompue, le texte, l’œuvre, nous sont à tout jamais fermés, inintelligibles. La critique interne voudrait tirer du texte lui-même un enseignement métatextuel qui fonderait la vérité du texte sur des éléments objectifs, puisque donnés et non-voulus, permettant ainsi d’échapper à l’arbitraire d’une tradition herméneutique. Espoir chimérique. Aucune méthode scientifique ne peut faire l’économie de l’extra-textualité herméneutique, et donc de la foi au support institutionnel qui nous la communique. L’on objectera peut-être qu’il y a un hiatus entre l’Ecriture et cette herméneutique, que l’Eglise fait dire au texte bien plus qu’il n’affirme et des choses différentes. Mais, justement, loin d’être une faiblesse, c’est là la marque de toute véritable interprétation. Si cette marque venait à manquer, c’est alors qu’il conviendrait de suspecter une lecture qui prétendrait tout tirer du texte. Car de deux choses l’une : ou bien le texte est parfaitement explicite (c’est le cas du langage mathématique – au moins en principe) et alors il exclut toute interprétation ; ou bien non, et alors l’herméneutique indispensable tire bien quelque chose hors du texte, mais c’est à l’aide d’un principe extérieur au texte, à l’aide d’une pré-compréhension, d’un pré-savoir, de ce que le texte renferme. Et cela se vérifie pour tout texte. Que si l’on nous demande quelle est donc l’institution porteuse de l’herméneutique d’un texte racinien ou cornélien, nous répondrons que c’est la communauté culturelle française, et l’Ecole au premier chef. Ainsi ni la Trinité, ni l’Union hypostatique, ni l’Assomption ou l’Immaculée Conception ne sont, expressément, dans l’Ecriture. Mais elles n’ont pas à s’y trouver de cette manière : la Dogmatique n’est pas une pure déduction de l’Ecriture. Le hiatus nécessaire qu’il y a entre les deux est nécessairement comblé par la foi seule, la foi réelle et vivante, et c’est le seul et unique moyen pour que l’Ecriture devienne parole et vie. Une Ecriture sans hiatus herméneutique ne peut être qu’une Ecriture morte. Si notre religion se déduisait, par pure continuité, de la Seule Ecriture, elle n’aurait pas plus de réalité et de vie qu’en a l’aiguille d’une montre par rapport au mécanisme qui la meut. La lettre tue et l’esprit vivifie. Ces lois sont aussi certaines et rigoureuses que des règles mathématiques. Hélas, toute la catéchèse moderne est établie sur l’ignorance, ou – pire – le rejet de ces lois fondamentales : elle ne saurait conduire qu’à une religion morte.

    Mais alors, dira-t-on, à quoi bon l’Ecriture, si la Tradition, c’est-à-dire le Saint-Esprit, est premier et indispensable ? Nous répondrons qu’il en va comme de la lumière et des objets qu’elle éclaire : sans elle, ils demeurent cachés et invisibles, mais c’est eux et non elle qu’il faut regarder. La Tradition est primordiale dans l’ordre de la connaissance, mais l’Ecriture est première dans l’ordre de l’être : ce que nous avons à connaître, c’est l’Ecriture ; ce par quoi nous connaissons, c’est la Tradition. L’Ecriture est comme un trésor dont la Tradition seule nous donne la clef : trésor infini, mais qui ne délivre son inépuisable intelligibilité que sous l’action illuminatrice de la Tradition herméneutique. C’est pourquoi nous avons parlé d’une irradiation sémantique de la Parole divine.

    IV – Une théologie de l’herméneutique

    Notre analyse philosophique de la Tradition nous conduit à une théologie de l’Ecriture et de l’herméneutique, dont l’absence grève à jamais la légitimité de l’Ecole historico-critique. Comment une entreprise dépourvue de ses fondements sacrés pourrait-elle porter des fruits spirituellement sains ? D’elle nous dirions volontiers que sa pratique n’engendre pas un habitus de foi ; et si elle ne l’engendre pas, c’est qu’elle en est dépourvue.

    On sait qu’une activité quelconque, en plus du but qu’elle vise, produit un effet secondaire et distinct, révélateur de son intention profonde, de l’esprit qui l’anime. Ainsi la marche nous conduit au lieu fixé, mais, de surcroît, nous procure la santé ; ainsi, en traduisant une version latine, l’écolier accède-t-il au sens d’un texte, mais, en même temps, il développe et cultive son esprit. L’exégèse, quelle qu’elle soit, est ordonnée à la lecture de l’Ecriture sacrée : c’est son but premier. De l’énormité des efforts déployés depuis si longtemps par de si nombreux et si savants exégètes, on serait au moins en droit d’attendre qu’il en résultât un esprit de foi. Après tant et tant de recherches et d’hypothèses, après ces montagnes d’érudition à travers lesquelles on se fraie un difficile chemin, il devrait bien rester dans l’âme, même si l’on a beaucoup oublié, un parfum de foi et de piété, le souvenir, peut-être confus, d’un immense amour de Jésus-Christ. Eh ! bien non. Cette exégèse ne respire que la science la plus technique dans ses procédés et la plus incertaine dans ses principes et ses conclusions.

    Toutefois, prenons garde. Si nous voulons retrouver cet habitus de foi, ce n’est pas non plus à l’exégèse d’hier qu’il faut revenir. Par Dieu, quel affligeant spectacle offrent souvent les commentaires de nos bibles catholiques, quelle platitude ! Certes, la foi la plus orthodoxe y était scrupuleusement respectée, mais trop souvent (pas toujours) comme une étrangère dans sa propre maison, et aussi par ce que le Magistère veillait. On voyait ainsi des savants considérables, par ailleurs prêtres et fidèles, scruter le texte avec autant d’indifférence qu’un agnostique, et sans se demander ce que tout cela pouvait avoir à faire avec la vie de leur âme. La foi était bien là, mais à côté de l’Ecriture, parallèle à l’Ecriture, sans rapport avec elle. On n’épargnait au lecteur aucune dissertation historique ou géographique sur les faits, les lieux, les coutumes, la valeur des monnaies, la forme des objets, etc. On a sans doute trop à la légère considéré le sens anagogique et les autres sens spirituels de l’Ecriture comme accomodatices, en somme : comme des « extra » facultatifs !

    Non, si nous voulons retrouver les principes authentiques de l’herméneutique sacrée, il nous faut remonter beaucoup plus haut, à la source même de toute vérité et de toute lumière, c’est-à-dire au mystère trinitaire. Les rapports qu’entretiennent Ecriture et herméneutique découlent en effet de ceux que soutiennent le Fils et l’Esprit et les prolongent d’une certaine manière, sur leur propre plan. Dans son « auto-révélation » éternelle – déploiement infini du mystère de l’Essence divine – le Père profère son Verbe « d’un seul souffle », dans l’unité de son divin Pneuma. Réciproquement, le Fils-Parole, comme un écho renvoyé à son origine, se tourne vers son Père et se rapporte à lui dans l’unité de ce même Souffle. Pareillement, ici-bas, le Père révèle sa Parole – manifestation scripturale du Verbe – par l’opération du Saint-Esprit oeuvrant dans les prophètes et les écrivains sacrés (analogie de l’Incarnation et de la Révélation et donc fondement du titre de Marie comme Mère des prophètes). Réciproquement, sous le Souffle divin de la sainte herméneutique, les paroles de l’Ecriture vibrent et chantent selon une échelle harmonique qui conduit notre intelligence jusqu’au Père.

    Nous entrons ainsi en possession de deux principes, l’un qui gouverne la manifestation du Verbe-Ecriture, l’autre son interprétation.

    Quant au premier, il signifie que la formation de la révélation scripturaire, ce que l’exégèse appelle son histoire rédactionnelle, doit être conçue sur le modèle de la génération du Verbe in divinis. Or, le Verbe, Image et Connaissance du Père, est le lieu des possibles, l’Archétype des archétypes, le Modèle des modèles, le Premier-né de toutes les créatures, c’est-à-dire la synthèse éternelle de tous les modes éternels selon lesquels l’Essence divine se laisse participer par toutes les créatures, la Forme unique dans laquelle Dieu projette les formes incréées de toute chose. Ainsi en va-t-il de l’Ecriture et particulièrement de l’Evangile. Elle est le lieu des paroles-archétypes, des verbes-modèles, qui sont autant de modes immuables selon lesquels Dieu a bien voulu nous laisser participer à la connaissance infinie qu’Il a de lui-même. Car la sagesse éternelle, notre Christ, ouvrant la bouche, a dit : « le Ciel et la Terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Ce serait une grave erreur de considérer cette doctrine comme une métaphore. Il faut au contraire y voir l’expression la plus directe et la plus rigoureuse de la vérité. S’imagine-t-on que le Christ bavardait comme tout un chacun, parlait pour ne rien dire ou donnait son opinion ? Nous l’affirmons : quiconque refuse la doctrine des paroles-archétypes, jamais n’entra dans l’intelligence des Ecritures. Assurément la forme langagière dont ces paroles sont revêtues peut varier et varie nécessairement. C’est pourquoi il n’y a pas de langue immuable de la Révélation chrétienne. Mais ces variations (celles des évangiles et celles des traductions) n’en rendent que plus sensible la structure immuable, le patron divin qui les constitue et les soutient dans la mémoire des hommes.

    L’histoire et l’étude du texte confirment ce qu’enseigne la théologie. Nous rappellerons d’abord les études de P. Marcel Jousse qu’il a développées dans une série d’ouvrages (3) sans doute bizarrement écrits, contestables à certains égards, mais dont la thèse générale emporte la conviction. Elle mettent en évidence, l’existence, dans la tradition orale palestinienne, d’un style « formulaire » très typé, d’une force prodigieuse, à la fois simple et relativement complexe, lié à la dynamique de la parole articulée et « gesticulée », qui fait de cette parole une nourriture (c’est la manducation de la parole) et un mémorial. Mais nous voudrions souligner aussi les principes qu’expose B. Gerhardsson (exégète protestant), dans un ouvrage traduit aux Editions du Cerf, intitulé Préhistoire des évangiles (4). Le moins qu’on puisse dire – en laissant de côté certains points que nous ne serions accepter – est que ce livre contredit (il date de 1977) une grande partie des thèses de Grelot (qui, sauf erreur, ne le cite pas). La thèse de l’auteur est fondée sur une connaissance approfondie du mode de transmission de l’enseignement rabbinique et sur les techniques de mémorisation, lesquelles, d’ailleurs, n’excluaient pas le recours à la mise par écrit. L’importance de la conservation par écrit des Paroles du Christ est telle, aux yeux de certains «qu’ils vont même à nier que la tradition ait jamais existée sous forme de tradition orale » (5).

    Quoiqu’il en soit, il faut tenir pour établi – ce que prouve l’étude de S. Paul – : qu’il y a dès les origines, une tradition normative garantie par le Magistère ; que cette tradition, contrairement à ce que disent les modernistes, fait « très clairement la distinction entre ce qui a été dit « par le Seigneur » et ce qui a été dit « dans le Seigneur » (cf. 1 Co. 7 », c’est-à-dire les paroles qu’on pourrait « mettre dans sa bouche » ; que ces paroles n’ont pas leur « Sitz im Leben » dans la parénèse (contrairement à ce qu’on enseigne dans tous les séminaires) ; enfin et surtout que Jésus-Christ est un « maschaliste », c’est-à-dire un « proverbiste », l’un de ces moschelîm qui donnent leur enseignement sous formes de sentences bien frappées et pittoresques, ou encore de paraboles (trad. grecque de l’hébreu mâschâl). De tout cela il résulte que Jésus voulait expressément non seulement « dire quelque chose », mais encore communiquer de manière véritablement rituelle, « des paroles-objets que l’auditeur devait à son tour recevoir et conserver ». « Le but, dit Gerhardsson, n’est pas en effet d’enseigner et d’expliquer d’une manière très générale, mais de donner aux auditeurs des « paroles » déterminées, pour qu’ils puissent y réfléchir et en discuter. (…) Ils reçoivent quelque chose, de la manière dont on reçoit un objet curieux, que l’on devra examiner pour en découvrir la nature et la raison d’être » (p. 93). Ces paroles-objets, ou mieux, ces paroles-rites, Jésus voulait les inculquer (p. 96) : « il faisait apprendre ses textes par ses auditeurs ». Il est invraisemblable de supposer que ces paroles-rites, ces paroles-mémorial, n’aient pas été mises par écrit du vivant même du Christ.

    Toutefois, le Verbe ne s’est pas fait seulement parole humaine : Il s’est fait chair. Ce sont donc aussi toutes les actions et tous les gestes du Christ qui sont des rites et fondent une tradition (p. 98). Ces traditions constituent le tissu narratif dans lequel sont insérées les paroles. Loin d’être des explications tardives et « symboliques » issues d’une vision très élaborée du Christ post-pascal, elles transmettent fidèlement le savoir des témoins oculaires. L’opposition d’un « Jésus pré-pascal » (sorte de prophète hébreu) et du Christ « post-pascal » (divinisé par la communauté primitive) est récusée parce qu’insoutenable, de même que l’intention exclusivement « théologique » ou « catéchétique » du Magistère apostolique dont le souci premier est, au contraire, que les fidèles possèdent la tradition exacte des « paroles » et des « faits et gestes sacrés » (p. 105).

    Quant au second point, maintenant, celui qui concerne l’herméneutique, il faut revenir, à l’exemple de S. Thomas d’Aquin, à l’exégèse des Pères et à la doctrine des quatre sens de l’Ecriture – ce que les thomistes eux-mêmes ont le plus souvent oublié. Pourtant le Docteur commun n’a pas hésité à compiler sa Catena aurea, sa Chaîne d’or, l’essentiel des interprétations des Grecs et des Latins sur les Quatre Evangiles, sous la forme d’un commentaire suivi de tous les versets. Travail immense et dont il n’existe aucun équivalent en langue française ! Il n’a pas non plus hésité à rappeler dans sa Somme théologique (I, q. 1, a. 10) la doctrine traditionnelle des quatre sens : distinction du sens littéral et du sens spirituel qui, lui-même, comporte trois modes selon que : l’ancienne loi préfigure la nouvelle (s. allégorique) ; la nouvelle loi signifie ce que nous devons faire ici-bas (s. moral) ; ou signifie mystiquement les réalités spirituelles que nous devons connaître dans le Ciel (s. anagogique). Le Cardinal de Lubac a montré dans sa monumentale Histoire de l’exégèse médiévale (seuil) non seulement que cette doctrine était admise par tous depuis les origines, mais encore qu’elle avait fécondé une multitude d’œuvres admirables. Il faut s’enfoncer dans cet océan retrouvé de l’intelligence médiévale de l’Ecriture : ce ne sont pas dix ou cent, ce sont des milliers d’auteurs qui, dans une prodigieuse diversité symphonique, déploient les trésors inépuisables de l’Ecriture. Auxquels textes il faudrait joindre non seulement l’architecture et la peinture sacrées, l’art des vitraux, mais aussi le chant, les hymnaires et la liturgie. Il faut s’y enfoncer, parce que rien ne peut en donner une idée suffisante, sinon le contact direct avec cet esprit herméneutique aux milliers de voix en lesquelles résonne un même chant à la gloire de la Parole divine. Cela a existé. Pendant près de quinze siècles, l’immense foule chrétienne, des prestigieux docteurs aux humbles fidèles, s’est nourrie d’une Ecriture vivante, insatiablement, dans une inlassable admiration, un émerveillement toujours nouveau, une jubilation permanente de l’intelligence et de la foi, harpe aux innombrables cordes vibrant sous les doigts de l’Esprit.

    V – Que faut-il dire aux enfants du catéchisme ?

    Tout cela est bel et bon, nous objectera-t-on. Mais c’est du passé. Nul n’y peut rien. Quelques intellectuels peuvent avoir accès à ces époques disparues, à travers des livres difficiles. La plupart des chrétiens n’en ont ni le temps, ni les moyens. Pourtant, il faut continuer à transmettre la foi, il faut faire le catéchisme à des enfants gavés de télévision et fascinés par les prouesses de la technique et de la science. Nécessairement, l’Ecriture ne peut plus jouer le rôle qu’elle jouait autrefois, pour des hommes ignorants qui n’avaient d’autre explication du monde que celle des Livres saints. Comment croire (et faire croire) que l’univers a été fait en six jours ? Comment croire et faire croire à la réalité d’Adam et d’Eve, à un jardin de délices, à un arbre de la connaissance du bien et du mal ? Ce n’est plus possible, et vous-même en seriez incapable. Or, précisément l’exégèse moderne vient nous aider à présenter les choses autrement. D’une part la théorie des genres nous permet de comprendre que ces récits sont symboliques. Ce sont des « poèmes », dit-on, et chacun sait qu’un poème est vrai, mais pas à la manière d’un texte scientifique ou historique : ainsi que le déclare un catéchisme très « conservateur », publié dans une excellente et réputée maison d’édition : « La première page de la Bible est un poème religieux (…) la seule chose à en retenir est que Dieu est le créateur de tout et que son œuvre est bonne ». D’autre part, l’histoire rédactionnelle nous apprend que ce texte est un assemblage tardif de traditions très disparates. Comme le dit un autre catéchisme, également très bien-pensant : « Ce sont des récits qu’on se transmet en famille, de génération en génération ». Ou encore : « Pendant les longues veillées du désert, les Hébreux s’interrogent : si Dieu nous aime, pourquoi le mal, la souffrance, la mort ? », à quoi est censé répondre le récit du péché originel.

    Qu’on veuille bien croire si nous disons qu’il n’y a pas, en effet, à nos yeux, de question plus difficile à résoudre, aujourd’hui, que celle-là, toute simple, toute élémentaire : que faut-il dire aux enfants du catéchisme, des six jours de la création et du péché originel ? Mais nous sommes également certain que les réponses qu’on y apporte sont mauvaises. Quel respect un enfant de 10 ans peut-il garder pour un texte de rencontre, incertain dans son origine, d’une poésie peu perceptible et dont il faut ne garder qu’une idée, d’ailleurs énonçable en peu de mots ? Aucun. Un tel remède ressemble fort au pavé de l’ours ; on aurait voulu dénigrer l’Ecriture qu’on ne pouvait mieux s’y prendre. Car voici la rigoureuse conséquence : si c’est cela le récit de la genèse, il ne mérite, en effet, aucun respect ; un sourire de piété ou d’attendrissement pour sa naïveté et sa fraîcheur, peut-être, mais non la seule vénération et l’amour que l’on doit à la Parole divine, dont le Christ nous dit pourtant (Mt., V, 28) que « pas un iota ne passera » !

    Nous voilà donc dans une impasse. Ce défi peut-il être relevé, ou faut-il désespérer ? Ce que nous allons dire maintenant paraîtra bien difficile. Beaucoup refuseront sans doute de nous suivre. Notre seule excuse est qu’en trente ans de méditations nous n’avons pas trouvé d’autre solution.

    Et tout d’abord, il faut bien se persuader que, pour un monde intégralement athée comme le nôtre – exemplaire unique dans l’histoire humaine – aucune vérité religieuse n’est acceptable, et, qu’au contraire, elles sont toutes scandaleuses, absurdes, irrecevables. N’oublions jamais la sentence freudienne ; « la religion est une névrose collective » ; bref : tout croyant est fou. Qu’on ne s’y trompe pas : à bien des égards, il était plus facile d’annoncer l’Evangile à Rome au IIe siècle que faire le catéchisme à Paris en 1984.

    Ensuite il faut se convaincre en profondeur d’une certitude (et c’est l’un des obstacles les plus difficiles à surmonter) : le discours scientifique ne nous apprend rigoureusement rien sur l’origine du monde, sur celle de la matière, de la vie, ou de l’homme, sinon justement qu’ils ont eu une origine (cf. la notion récente d’«âge de l’univers »). Ne croyons pas un mot de ce que nous pouvons entendre, voir ou lire dans les journaux.

    D’une part, la vraie science est très difficile à acquérir : ce n’est pas en une heure d’émission télévisée que nous pouvons nous en informer. D’autre part, cette science, concernant les origines, ne peut élaborer que des hypothèses (big-bang, évolutionnisme, etc.), et des hypothèses dépourvues de toute représentation réaliste, c’est-à-dire qui ne permettent aucunement de savoir comment les choses ont « pu se passer ». Aucun savant au monde n’est capable de rendre compte de l’apparition de la moindre parcelle de matière. Le scandale, c’est qu’on affirme partout le contraire et que nos enfants croient, dur comme fer, que l’homme est un singe évolué.

    En outre, et contre la quasi totalité des exégètes chrétiens, il faut maintenir et réaffirmer l’authenticité mosaïque du Pentateuque, c’est-à-dire de la Torah, que les évangélistes appellent la Loi. D’abord parce que le Christ authentique formellement cette tradition, ce qui, à nos yeux, et concernant une question aussi importante, est décisive ; il ne suffit pas pour minimiser ce témoignage, de nous dire que Jésus « se conforme à l’usage », ce qui implique une vertigineuse ignorance du mystère de l’Homme-Dieu. Ensuite parce qu’aucun argument ne s’oppose décisivement à cette authenticité, étant admis que Moïse a procédé à la fixation de la Révélation scripturaire, en vertu du mandat divin dont il était revêtu, et sous la guidée du Saint-Esprit, c’est-à-dire qu’il a effectué, pour la Genèse, un travail de réadaptation sur ce qui restait alors des traditions antérieures, peut-être de provenances diverses, conservant ce qui était bon, le disposant selon l’ordre voulu par Dieu, y enfermant les données d’une science admirable et infinie et, pour les autres livres, procédant lui-même à leur rédaction ou la confiant éventuellement à quelques scribes travaillant sous son mandat. En troisième lieu, parce qu’il est indispensable de garantir la sainteté et la véridicité du texte par celles de son auteur providentiel, s’il l’on veut qu’il échappe au dépeçage d’une critique aventureuse et frivole.

    Enfin et surtout, il faut comprendre que l’irruption salvatrice de la Révélation dans notre monde n’a pour fin de nous y accorder, mais de nous convertir tout entiers à la gloire du Ciel. Toutefois, prenons garde : la finalité essentiellement anagogique ou transformatrice de l’Ecriture n’implique nullement l’usage d’un langage exclusivement « performatif » ou parénétique et dépourvu de tout contenu « informatif ». Car l’homme auquel il s’adresse n’est pas seulement volonté et amour, il est aussi intelligence. Il ne s’agit pas seulement de donner une impulsion ou de provoquer une attitude, mais aussi et plus profondément, de communiquer un savoir, une connaissance qui, par la seule force de la réalité qu’elle nous présente, attire notre âme hors de tout paysage terrestre. Maintenant, qu’est-ce que comprendre un texte ? c’est savoir de quoi il parle. Si donc le texte de la Genèse nous parle d’un homme et d’une femme, d’un arbre et d’un serpent, comme tous ceux que nous connaissons, quel serait son intérêt, et comment prétendre qu’en ces paroles seraient enclos le salut du genre humain ? Si le texte nous racontait un événement comme tous ceux dont nous faisons l’expérience – quoiqu’un peu surprenant – alors l’histoire sainte en son entier tomberait dans l’anecdote et l’insignifiance. Il n’en va pas de l’origine de l’histoire comme il en va de son centre. Le Christ vient dans la plénitude des siècles, il entre Lui-même au plus intime de l’espace-temps pour le racheter et le sauver en l’entraînant dans sa gloire, et c’est en Lui seulement que ce monde et ses conditions d’existence accèdent à une parfaite réalité, alors que, par eux-mêmes, ils ne sont qu’émiettement, dispersion, limitation. Ce ne sont donc pas eux qui peuvent assurer la réalité des événements primordiaux dont nous parle la Genèse. Autant nous devons manifester l’historicité des Evangiles, sous peine de nier l’Incarnation, ? et cela vaut pour l’histoire du peuple de Dieu, depuis ses origines – autant il nous faut comprendre qu’une historicité réduite à ses déterminations spatio-temporelles, à la factualité d’une pure contingence, contrairement à ce qu’imagine le matérialisme scientiste, n’offre aucune garantie de réalité. Aussi l’acte de la création comme l’événement du péché originel ne peuvent absolument pas s’être accomplis selon les conditions de l’expérience ordinaire ; ce qui ne signifie pourtant pas qu’ils ne se soient pas accomplis réellement. Tout au contraire : s’ils n’avaient pas eu lieu, le monde n’existerait pas et nous ne serions pas ce que nous sommes. Mais ils se sont déroulés selon d’autres modalités d’existence et dans un autre monde (celui d’avant la chute) dont nous n’avons gardé à peu près aucun souvenir – quoiqu’il soit toujours là, d’une certaine manière, sans que nous puissions y avoir accès. Assurément, il nous en est parlé avec les mots du langage d’ici-bas et selon les représentations de l’existence ordinaire : il n’y a aucun autre moyen de nous en parler. Mais ces mots ne sont pas mensongers, ces représentations ne sont pas fausses : elles sont même d’une rigoureuse exactitude cosmologique. Non pas, comme on le dit trop facilement, à la manière d’un poème, ce qui signifierait approximation, fantaisie, gratuité des images, etc. Non ; et nous répudions cette vérité molle. La Sainte Ecriture est un diamant pur, indestructible, porteur d’une insondable science ; tout en elle est nécessaire. A nous d’entrer dans le texte, à nous de le recevoir et de le pénétrer. Renversons l’orientation habituelle de notre esprit qui interprète toujours la signification d’un langage par référence à la réalité dont nous faisons l’expérience, et comprenons enfin ce secret : c’est le texte sacré qui interprète le monde, qui le transforme, le redresse et l’élève vers son Principe divin. L’Ecriture est plus lourde que l’univers entier de notre existence. Elle en a déchiré le voile, une fois pour toutes, comme une invitation à traverser les apparences, un mémorial de l’au-delà. Aucun arbre du monde n’est aussi vrai et aussi réel que l’Arbre de la connaissance du bien-et-du-mal, sinon l’Arbre de la Croix ; aucun événement n’est plus présent à chaque instant de notre vie que celui de la manducation du fruit défendu, sinon l’événement de notre Rédemption. Nous voudrions sans doute que ce texte ne nous dérange pas, qu’il demeure bien tranquille, sur la table où nous le lisons, afin que nous puissions en prendre paisiblement connaissance, sans heurt, sans arrachement, et nous passons notre temps à effacer le scandale. Mais cette parole est du feu. Par sa seule présence, depuis des millénaires, elle défie notre existence et la bouleverse jusque dans son enracinement cosmique, et nous invite à la suivre.


    Ayant donc foi dans la Parole de Dieu. Agressivement ou honteusement, il nous semble que la catéchèse actuelle trahit une peur fondamentale de cette Parole, comme si elle n’était pas elle-même assez claire, assez droite, assez puissante, et qu’on risquait, à la présenter telle quelle dans sa nue réalité, de compromettre irrémédiablement notre religion. C’est pourtant Dieu qui en est l’Auteur, et Il sait ce qu’Il fait. Ce dont nous parle le texte sacré, ce sont des actes et des événements archétypes, principiels. Transmettons les comme ils nous sont donnés. Inscrits dans la mémoire substantielle de notre être, ce sont eux qui nous sauveront. Ils sont vrais en soi, d’une vérité immuable, et nul, au monde, ne peut dire mieux ce qu’ils ont à nous dire. Laissons de côté les questions imbéciles des athées et des cuistres, et donnons à nos enfants, dans leur teneur littérale, l’inestimable trésor de ces paroles de vie, de ces images éternelles. Quand viendra sur nous l’ombre de la mort, sont-ce des représentations scientifiques qui rafraîchiront notre angoisse ? Montera alors à notre cœur le souvenir oublié d’un merveilleux Jardin où Dieu nous appelle dans la brise du soir.


    NOTES (3ème partie)


    (1) C’est d’ailleurs pourquoi il faut se débarrasser de cette notion. « L’Ecriture n’est pas la parole de Dieu (…) Je me suis élevé contre cette magie dont on entoure l’Ecriture comme contenant la parole divine ». H. Renckens, Bible et catéchèse, dans Les Catholiques hollandais, DDB, 1969, p. 29. Ce Renckens était pour alors professeur de théologie à l’Ecole des Hautes Etudes Théologiques d’Amsterdam. L’intérêt des « Hollandais », c’est qu’ils jouaient cartes sur table. L’intelligentsia cléricale française larvata prodit…
    (2) Privat éd., Toulouse, 1972, pp. 18-19, p. 59.
    (3) Chez Gallimard : L’anthropologie du geste, la manducation de la parole, et on lira aussi l’excellente introduction de Gabrielle Baron, chez Casterman, Marcel Jousse. Introduction à sa vie et à son œuvre.
    (4) Collection « Lire la Bible » n° 48. Birger Gerhardsson résume les thèses de l’Ecole d’Uppsala, particulièrement celles du professeur Riesenfelf dont il est le disciple.
    (5) Earl E. Ellis, New Directions in Form Criticism (1975), cité par Gerhardsson, p. 31. On le voit, la thèse soutenue par Tresmontant n’est pas une thèse isolée.


    PAROLE SACREE ET DISCOURS HUMAIN (4ème partie)


    I. – Fidéisme ou concordisme ?

    Ce que nous avons exposé dans nos précédents articles n’avait qu’un but : montrer que les catégories mentales dont nous usons plus ou moins inconsciemment dans notre lecture de l’Ecriture, ne sont pas toujours adéquates à leur objet. C’est dans notre rapport à l’Ecriture que se situe la difficulté majeure à laquelle se heurte la foi chrétienne aujourd’hui, difficulté qui est à la source de la crise moderniste et que le bultmanisme a radicalisée ; c’est dire l’importance que nous lui accordons. Or, l’une des causes de cette difficulté tient au fait que nous concevons spontanément la langue de l’Ecriture comme s’il s’agissait d’un langage simplement humain et qui ne serait divin, éventuellement, que par son contenu, et non par son mode d’expression ; c’est même l’un des principes de base de l’exégèse contemporaine : tout est humain, dans la Bible, hormis peut-être son objet. Ce principe, destructeur de toute intelligence de l’Ecriture, doit être rejeté.

    On peut certes tenter d’échapper à ce problème en se retranchant derrière un fidéisme bien intentionné, ou essayer un concordisme toujours à refaire. Si descriées que soient ces deux attitudes, elles recèlent pourtant une part de vérité.

    Au fidéisme nous accordons que, de toute manière, nous ne pouvons nous tromper en adhérant à la vérité de la lettre, puisqu’il s’agit de la Parole de Dieu, et que l’Eglise nous en garantit l’inerrance ; mais il faudra convenir que le contenu de ce à quoi nous croyons demeure alors en partie incompréhensible.

    Au concordisme, nous concéderons qu’il est légitime, non de vouloir adapter l’immuable et omnisciente Parole divine au savoir changeant et plein d’erreur de la science, mais de trouver une confirmation de certaines vérités scientifiques dans certaines données de l’Ecriture ; car, à l’évidence et contrairement à ce que prétend la quasi-totalité des modernes, les premiers chapitres de la Genèse ont bien pour objet de retracer la création et la formation de l’univers, ils ont donc une portée « scientifique » rigoureuse, et jamais nous n’accepterons d’y voir une construction purement imaginaire, destinée à combler poétiquement un besoin de causalité auquel l’humanité ne saurait encore apporter de réponse rationnelle. Certes, la forme dont se revêt cette cosmogénèse n’est pas celle des mathématiques, forme d’après laquelle, maintenant, nous identifions toute connaissance authentiquement scientifique, c’est-à-dire toute connaissance nous communiquant une information objective sur le monde. Mais il devrait être évident que les mathématiques au sens ordinaire du mot ne peuvent avoir de prise que sur l’aspect quantitatif ou mesurable du réel et que tout le reste leur échappe nécessairement. Or tout n’est pas quantité dans le réel. Sans doute les nombres peuvent-ils aussi exprimer autre chose (ainsi les idées de proportion ou d’analogie), comme le prouve l’exemple du pythagorisme. Il est clair toutefois que la science moderne est très éloignée de cette arithmétique qualitative ou de cette géométrie symbolique. Quoi qu’il en soit, il faut admettre qu’il y a une autre manière de parler de l’univers et des êtres animés ou inanimés qu’il renferme, et pas seulement pour les évoquer poétiquement, mais pour nous informer à leur sujet. Il existe en particulier un mode synthétique et analogique d’expression, tout à fait inévitable dès lors qu’il s’agit de retracer la formation du monde dans son ensemble et ses grandes articulations. C’est ce que prouve et prouvera de plus en plus le récent développement de la cosmologie scientifique dont la préoccupation avait disparu de la science classique. Voilà un fait dont les exégètes chrétiens, plus matérialistes et scientistes que les savants eux-mêmes, devraient bien tenir compte. Le temps vient – et sans doute est-il déjà venu – où les physiciens eux-mêmes se tourneront vers les textes sacrés pour y chercher d’adéquates formulations de leurs théories. Ce jour-là, nos herméneutes modernistes (et leurs disciples épiscopaux – cf . Pierres vivantes) auront bonne mine… Tout montre que nous allons vers des bouleversements considérables du paysage culturel. Ils seront les derniers à s’en apercevoir, hélas ! Oui, hélas, car ce retour de la science la plus récente vers les antiques cosmogénèses ne peut s’opérer sans de nouvelles et graves confusions, non moins destructrices de la foi catholique.

    Cependant nous n’en sommes pas encore là. Ou plutôt ce « retour » aux sources traditionnelles du savoir n’efface nullement les traces profondes que le matérialisme scientiste, depuis trois siècles, a laissées dans la mentalité occidentale. A vrai dire, lorsque le philosophe entreprend de mettre les choses à leur place, ce matérialisme apparaît très exactement pour ce qu’il est, c’est-à-dire une pure et simple superstition idéologique (1). Et quand on considère l’ampleur de sa diffusion, on ne peut s’empêcher d’y voir une véritable suggestion satanique. Mais, pour la quasi-totalité de nos contemporains, il représente au contraire une certitude universellement partagée, au regard de laquelle les vérités religieuses révèlent nécessairement leur extrême fragilité, pour ne pas dire leur inexistence. Voilà quelle est la conviction, spontanée ou réfléchie, de la plupart des exégètes. Et s’ils gardent la foi, c’est au prix d’une « décosmologisation » radicale du donné révélé, décosmologisation dont la philosophie kantienne posa d’abord les principes, reléguant la foi dans la seule subjectivité humaine. Dès lors, tout ce qui parle du monde, de sa formation et de l’action divine qui s’y manifeste, ordinairement ou extraordinairement, tout cela passe au registre de la mythologie, avec toutes les conséquences qui en découlent. Sans doute Dieu demeure-t-il l’auteur de toute chose ; mais cette vérité n’est admise qu’au titre de principe général et abstrait : affirmation purement théorique et sans portée cosmologique précise. Dieu a créé le monde, et tout ce qu’il contient, mais une explication scientifique digne de ce nom se doit de l’ignorer. Ce qui équivaut à dire : c’est vrai, mais c’est faux. Car si Dieu a créé, il continue de créer à chaque instant et aucune explication scientifique n’est possible si l’on refuse de tenir compte de cette action créatrice et de ses modalités. Et en effet, même si on limite cette action créatrice au don de l’être, comme certains y inclinent aujourd’hui, s’imaginant par là être fidèle à saint Thomas – alors que Dieu donne non seulement l’existence mais aussi l’essence (2) et crée chaque chose « selon son espèce » (Gen. I) – encore doit-on admettre que cette action, pour se manifester et se développer, met en œuvre des causes secondes qui sont nécessairement d’un ordre supérieur au plan d’existence qu’elles régissent. En clair, les anges accomplissent une tâche cosmologique précise et indispensable dans la formation et le fonctionnement du monde corporel. Telle est la doctrine constante des théologiens chrétiens, d’Origène, de saint Augustin, de saint Thomas ou de saint Bonaventure : pas de physique générale possible sans angélologie. Etre matérialiste, ce n’est pas seulement nier Dieu créateur, c’est aussi nier l’existence de causes secondes non corporelles agissant, au sein même des réalités physiques et les régissant. Combien de penseurs chrétiens, même « traditionnels », ne sont, à cet égard, que de purs et simples matérialistes (et parfois s’en vantent…).

    II. – Idéalisme = matérialisme

    Telles sont quelques-unes des notions philosophiques strictement requises pour la réception des vérités contenues dans la révélation biblique. Seule leur méditation approfondie peut opérer la réforme intellectuelle qu’exige aujourd’hui, après trois siècles de déformation scientiste, la compréhension de l’Ecriture. Il en est une cependant, que nous avons déjà esquissée dans les articles précédents, mais sur laquelle nous voulons revenir, tant elle nous semble importante. Modernistes mythologisants ou fidéistes littéralistes (parfois fondamentalistes) se rencontrent « paradoxalement » sur un point : l’historicité (= la réalité) de ce qui est raconté est assuré si et seulement si les événements se sont produits tels que le texte les énonce. En vertu de cette axiome, chaque fois que le texte énonce une succession d’événements sortant de l’ordinaire, c’est-à-dire étrangère à la réalité objective dont nous faisons l’expérience commune, pour les uns il ne s’agit pas d’histoire, mais d’une catéchèse fabulatrice dont la vérité est au fond de nature morale, pour les autres la réalité objective que désigne le récit ne peut être sauvegardée que si on maintient son sens le plus immédiat, fût-ce au prix d’un « forçage » physique. Dans l’un et l’autre cas, on identifie réalité (historicité) et effectivité spatio-temporelle, soit pour la nier (les modernistes), soit pour l’affirmer (les littéralistes), les premiers ruinant la foi (quoi qu’ils prétendent), les seconds offensant la raison.

    Or, cet axiome repose lui-même sur un autre, plus radical, et qui est le suivant : l’existence d’un être nous est entièrement donnée (ou est entièrement réalisée) par sa présence physique. Etre réel, c’est « être là ». On s’accroche à cette idée comme le noyé à sa bouée, avec une sorte de désespoir inconscient, et non sans le souci polémique de triompher d’un idéalisme redouté et toujours menaçant. On semble vouloir se justifier aux yeux du scientistes, comme si la foi religieuse devait nous exposer fatalement au risque de l’idéalisme : « ce n’est pas parce que nous croyons à l’Invisible que nous ne croyons pas au visible, nous y croyant autant et plus que vous ». Ce qui est rigoureusement exact, dans la mesure où seule la croyance à l’Invisible peut fonder la croyance au visible et lui donner un sens. Le matérialisme n’est rien d’autre qu’un idéalisme de la matière, de même que l’idéalisme conduit nécessairement au matérialisme. Rien de plus faux, à cet égard, que la thèse marxiste selon laquelle les philosophies se répartissent en deux groupes : l’idéalisme et le matérialisme. En réalité, et l’histoire le montre irréfutablement, idéalisme et matérialisme sont inséparables et se conditionnent réciproquement. Une telle conception idéaliste de la connaissance et de l’âme, comme déjà celle de Descartes, implique une conception matérialiste de la réalité corporelle, Descartes, en physique, est ultra-matérialiste : les corps – même les corps vivants – ne sont que « étendue et mouvement », et donc leur science ne relève que de la géométrie et de la mécanique (2 bis). Mais, inversement, le matérialisme est un idéalisme, puisque la matière (au sens de la physique classique) n’est qu’une idée : jamais, en effet, nous n’en faisons l’expérience sensible (3). Ce qu’il faut dire, c’est que l’idéalisme est le commencement de la décadence intellectuelle et qu’il conduit au matérialisme qui est en le terme (4).

    Il ne saurait donc être question de mettre en doute la réalité du monde corporel, mais seulement de comprendre qu’elle n’est pas la réalité absolue et donc que ce n’est pas en elle que nous trouverons un refuge contre l’idéalisme. Les anges ne sont pas des ectoplasmes flottant dans le nébuleux fantomatique, ce sont des êtres parfaitement consistants et réels, éventuellement doués d’une terrible puissance. Leur succession hiérarchique s’étend du monde humain au Trône divin, définissant autant de degrés d’être et de perfection. C’est pourquoi l’interprétation symbolique de certains textes scripturaires n’équivaut nullement à nier la réalité des événements qu’ils relatent, mais simplement à la référer à une réalité d’un ordre différent, étant entendu que cette réalité, de toute manière, ne peut être exprimée qu’en référence à notre expérience commune, et donc dans le langage du monde sensible.

    III. – Pensée humaine et « pensée » divine

    Cependant, on se demandera peut-être pourquoi l’Ecriture ne s’exprime pas comme la philosophie, en termes abstraits, lesquels dépassent incontestablement les catégories du sensible. Répondre à cette question exigerait tout un traité. Nous nous contenterons de quelques remarques.

    Il faut essentiellement comprendre que le but de la Parole divine ne saurait être de penser à notre place, mais principalement de nous ouvrir l’intelligence, ce qui ne peut se faire qu’en lui présentant un objet. La pensée, philosophique ou autre, est le mode spécifiquement humain (5) selon lequel l’homme s’exprime à lui-même ce qu’il comprend de ce qu’il connaît. La pensée est donc réflexive (ou seconde) et indirecte (ou médiate) : elle vient après la prise de conscience de l’objet, et utilise des signes mentaux (les concepts) pour se signifier, se dire à elle-même. Intermédiaire entre le pur sensible corporel et le pur intelligible incorporel – auquel elle n’a pas directement accès, sinon par reflet – elle est le lieu humain où l’un dialogue avec l’autre. Elle est ce dialogue incessant, toujours recommencé, jamais satisfait, qui ne s’arrêtera qu’avec nous-mêmes (6). Elle est donc aussi toujours provisoire ou approximative, et limitée. Comprendre, pour la pensée, c’est toujours comprendre « d’une certaine manière » (quodammodo), sous un certain point de vue, et donc aussi, se tromper. En Dieu seul, l’essence de la chose et la connaissance qu’il en a ne font rigoureusement qu’un.

    Si donc l’Ecriture s’exprimait abstraitement (c’est d’ailleurs parfois le cas), elle ne nous communiquerait que des pensées, des « manières humaines » de voir les choses, mais non les choses elles-mêmes, et donc ne nous informerait pas. Une philosophie n’a de sens que parce que le philosophe et son lecteur se réfèrent tout deux à une expérience commune : ils savent, l’un et l’autre, de quoi il est question. Tout au long du discours et de sa réception, un même monde de réalités physiques et humaines est silencieusement présent : il n’est pas nécessaire de le montrer : tout homme peut le voir, ou sinon il faut écrire un roman, une pièce de théâtre, un poème, non un traité de philosophie, il est alors intéressant, éventuellement nécessaire, de dire ce qu’il est possible d’en penser, c’est-à-dire de proposer au lecteur des modes de compréhension de ce donné, ou des repères conceptuels qui permettront d’élaborer une telle compréhension. On peut même, c’est le cas du discours scientifique, proposer, non des modes de compréhension, mais des modes de savoir de ce donné, par prélèvement de certain de ses éléments et leur intégration dans une relation mathématique. En revanche, lorsque l’objet dont il est question n’est pas donné dans le monde de l’expérience commune et ne peut pas l’être (à cause de sa nature), on ne saurait en dire quelque chose qu’on ne l’ait d’abord fait connaître, en quelque manière, par mode de signe, puisque le propre d’un signe c’est d’être présent pour un absent (7). Et ce signe ne peut être qu’un signe symbolique, c’est-à-dire concret, et non un signe abstrait comme le concept. Ce cas se rencontre déjà dans certains discours philosophiques : ainsi le symbole de la Caverne chez Platon. C’est aussi celui des premiers chapitres de la Bible, avec une différence cependant : le symbole de la Caverne est une « allégorie » philosophique, destinée à illustrer une pensée préalable sur la condition humaine ; le symbolisme de la Genèse est un récit sacré destiné à fait connaître ce qui fut à l’origine du monde et de l’homme et non à exprimer une pensée préalable – fût-ce celle de Dieu – sur ces origines. La raison en est que Dieu ne pense pas quelque chose du monde (« mes pensées ne sont pas vos pensées ») (8), Dieu « pense » le monde et l’homme, et, s’il veut, ils sont. Le récit biblique, direct, simple, immédiat, exprime au mieux cette sorte d’«instantanéité ontologique » qui est la marque transcendante du divin. Le récit nous parle de choses et non d’idées, car la cosmosgénèse et l’anthropogénèse ne sont pas des idées ou des théories, mais des réalités, et il en parle à l’aide des seules choses dont nous ayons une connaissance directe, simple et immédiate. Le Moyen-Age compare souvent le Livre de l’Ecriture et celui de la nature, comparaison qui joue dans les deux sens : le Livre de l’Ecriture est un autre Livre de la nature, mais d’une nature surnaturelle, qui participe de l’« ainsité » même qu’on trouve dans les choses (9).

    IV. – Analyse humaine et synthèse créatrice

    Deux choses sont impossibles : que le récit biblique exprime les réflexions que le monde et l’homme suggère à Dieu – nous venons de le montrer – ; que le récit biblique nous fasse assister directement à la création de l’univers et de l’homme, comme nous assistons à la projection d’un film. Cela est tout à fait impossible pour cette raison, à la fois logique et ontologique, que le créé ne peut pas voir sa propre création, puisqu’il faudrait alors qu’il existe avant d’exister. Connaître l’origine créatrice du monde, dans toute sa vérité, c’est être soi-même le créateur. De même les parents seuls connaissent la réalité de la naissance de leur enfant. Mais aucun homme n’est la source de sa propre existence et ne peut se donner l’être. Il y a certes, dans l’homme, quelque chose qui dépasse l’univers entier : nous avons l’idée de Dieu, de l’Etre absolu et infini, et du monde relatif et fini. Mais l’acte primordial par lequel le second tire son origine du Premier recèle un mystère impénétrable au regard de la créature. Et cette vérité vaut également pour toutes les théories scientifiques qui prétendent nous expliquer « comment l’univers s’est formé », et qui toutes présupposent déjà l’espace, le temps et la matière, c’est-à-dire l’univers déjà existant (10).

    La Parole divine, œuvre de l’Esprit Saint, ne l’oublions pas, proposée et garantie par l’Eglise, ne peut donc que « raconter une histoire primordiale », qui nous donne à voir, autant que cela est possible, pour notre entendement, le mystère de nos origines. Qui nous le donne à voir, non selon le détail analytique de son exécution ou selon son mode d’opération, lequel d’ailleurs ne fait qu’un avec l’être des choses qu’il produit, mais synthétiquement, selon ses actes et éléments principiels et leurs articulations essentielles. Et qui nous le donne à voir à l’aide des « analogies constitutives » qui rattachent les réalités sensibles et historiques de notre monde à leurs racines archétypiques et fondent leur capacité à les exprimer, c’est-à-dire à les présentifier. Car, il n’y a aucune autre possibilité pour nous les donner à voir, étant donné ce que nous sommes, ce qu’est le mystère de la création, et, si l’on ose dire, ce qu’est Dieu Lui-même.

    Cependant, le mode synthétique du récit de la création n’est pas seulement lié à notre condition d’être créé, condition qui nous interdit, ici-bas, de percer le secret de nos origines, et n’implique nullement une infériorité relativement au discours analytique de la science ; tout au contraire, lui seul peut nous aider, dans une certaine mesure, à entrer dans l’intelligence de ce mystère. Le point de vue analytique qui décompose, divise, segmente, afin d’élaborer une théorie explicative, correspond à une nécessité exclusivement humaine de compréhension. Les éléments résultant du découpage explicatif n’ont d’autre réalité que celle de l’opération cognitive qui les isole. Et certes, ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas le réel comme tel. Une comparaison, d’ailleurs banale, fera comprendre de quoi il s’agit.

    Quand une caméra enregistre un mouvement, elle ne peut le faire qu’en décomposant les diverses phases de ce mouvement et en les fixant sur la pellicule. Le degré de cette décomposition en phases instantanées est fonction des caractéristiques optiques et mécaniques de la caméra. C’est elle qui sélectionne ces diverses phases : plus la caméra est perfectionnée, plus le nombre de ces phases est élevé. Ces phases ont-elles une réalité objective ? Oui et non. La caméra n’invente rien, elle se contente d’enregistrer ce qu’elle photographie. En ce sens, les phases sélectionnées existent objectivement. Mais, d’autre part, le mouvement n’est pas réellement composé d’une succession de phases additionnées. Celles-ci ne sont que des « vues », ou plutôt des « prises de vues », de la caméra. Dans sa réalité propre, le mouvement est un, simple, continu. La « matière » ou le contenu de chaque photographie est un donné du réel lui-même, mais le découpage ou la « forme » en instantanés isolés et discontinus est l’œuvre de caméra. Ainsi de l’esprit humain.

    Maintenant, réfléchissons à ceci : que voulons-nous dire en affirmant que le mouvement est continu, sinon que le nombre des phases dont, pour la caméra, il est constitué, est véritablement infini, ou plus précisément indéfini ? En d’autres termes, on ne saurait les enregistrer toutes, quel que soit le degré de perfection de la caméra : leur nombre serait toujours supérieur à celui qu’aucun appareil ne pourra photographier. Il faudrait une puissance également infinie pour (re)-produire un mouvement réellement continu (11). Ce « dépassement » permanent et a priori de toute prise de vue par le mouvement effectivement accompli est celui-là même de l’objet réel par rapport à l’esprit humain qui en prend connaissance. On voit bien qu’il présuppose, comme nous le disions, une sorte de puissance infinie, dans la réalisation même du fini (car un mouvement en soi, est fini : il a commencement et une fin – pas de perpetuum mobile). Une puissance, ou un tel effet, n’appartient qu’à l’Etre infiniment infini, c’est-à-dire à Dieu. L’être créé est fini dans sa nature, mais l’opération par laquelle il est créé et maintenu dans l’être, participe de l’infinité de son Auteur. Dieu créé « infiniment » des choses finies. Infiniment, non seulement parce que seul un pouvoir infini peut combler la « distance » qui sépare le néant de l’être, mais aussi parce que l’essence que Dieu confère à l’être créé, en tant qu’elle est une ressemblance, selon un mode déterminé, de l’Essence divine, recèle, dans sa perfection archétypale, une sorte d’infinité : non point l’infinité infinie ou en soi de l’Absolu divin, mais l’infinité pour nous (ou relative) de tout ce qui est sans avoir été « fait », c’est-à-dire, pour toute chose, de sa forme première. Telle rose, tel homme, tel aigle, ont été bien faits, ce sont des êtres devenus. Mais la rose, l’homme, l’aigle, dans leur Idée divine (leur essence première et éternelle), sont des achèvements a priori », des perfections éternellement accomplies, des synthèses paradigmatiques et rectrices de tous les êtres de même espèce (12).

    Il apparaît donc que ce qui est infinité inépuisable, du point de vue de l’analyse, est en soi perfection « de toute éternité », pure synthèse précessive. C’est pourquoi il convient éminemment au récit de l’action créatrice de Dieu d’user d’un mode synthétique d’expression, et par conséquent, d’un langage symbolique.

    Comprendre l’Ecriture exige au fond trois sortes de conditions dont les deux premières sont bien connues, mais la troisième singulièrement ignorée. Il faut d’abord une condition religieuse, ou mieux, théologale : est requise la foi en Dieu et l’accueil de l’Ecriture garantie par l’Eglise comme celui de sa Parole omnisciente et vivifiante (ou salvatrice). Il faut ensuite des conditions scientifiques, et qui relèvent de l’exégèse : connaissance des langues anciennes, des genres littéraires, des données historiques et géographiques, de la critique des textes, etc. Il faut enfin des conditions philosophiques qui relèvent de l’herméneutique : la compréhension des modes d’expression de la Parole divine exige, de notre part, une emendatio intellectus, une « réforme de l’entendement » qui nous accorde à l’esprit de l’Ecriture. Cependant, prenons garde : il ne s’agit pas d’adopter momentanément une manière de voir « archaïque » ou « primitive » (nous ferions alors de l’ethnologie), mais de reconnaître en quoi ces catégories mentales sont tout simplement vraies, ce qui est la seule façon dont l’intelligence peut les faire siennes.


    Textes parus dans La Pensée catholique de juillet 1984 à octobre 1985.


    NOTES (4ème partie)


    (1) Ce qui ne signifie pas que la matière n’existe pas, mais que l’existence matérielle (ou plutôt « corporelle », selon la terminologie de la philosophie grecque) n’est qu’un mode d’existence (le premier dont nous ayons une connaissance directement objective).
    (2) Laquelle dérive, en dernière analyse, d’un archétype divin, c’est-à-dire d’un mode éternel et incréé de participation à l’Essence de Dieu : cf. saint Thomas, Somme Théologique, I, q. 44, a. 3.
    (2b)Dans son livre Le hasard et la nécessité, le biologiste athée Monod se déclare expressément cartésien.
    (3) Très logiquement, chez Descartes, la nature de la substance « étendue » n’est connue que par son idée.
    (4) Ainsi Hegel conduit à Marx. Le matérialisme, cependant, est encore de l’intelligence – ce que prouve la science moderne – même s’il s’agit de sa limite inférieure. Les doctrines qui lui succèdent (et parfois le rejettent au nom du psychique – du genre Jung – sont infra-intellectuelles et ne proposent au fond qu’une immersion dans les « ténèbres extérieures », tant il est vrai que le corps, stable et limité, sauve l’âme de sa dispersion dans l’indéfini en la fixant.
    (5) On ne parle de pensée divine que par analogie.
    (6) Mais ce dialogue peut aussi s’interrompre dans la contemplation esthétique, métaphysique, mystique, jusqu’à l’extase (excessus mentis), ou, inversement, lorsque l’urgence de la situation nous requiert immédiatement (décision rapide, acte réflexe), parfois brutalement, jusqu’à l’évanouissement. Chacune de ces interruptions est une « petite mort ».
    (7) C’est ce que nous avons appelé, dans Le mystère du signe, la fonction de « présentification » – le terme de « représentation » étant ambigu.
    (8) Sinon, encore une fois, de manière analogique.
    (9) On excusera ce rude néologisme qui voudrait désigner une notion importante : le fait que les choses sont « ainsi » avec une sorte de tranquillité absolue.
    (10) Ce mystère n’est impénétrable, dans sa racine, que pour l’intelligence créée dans sa condition présente, mais Dieu peut en accorder une certaine connaissance aux intelligences béatifiées.
    (11) Il y a d’ailleurs un mouvement réellement continu, celui de la caméra elle-même, ou de l’appareil de projection.
    (12) « Les idées des créatures, dit S. Thomas, ne différant point en Dieu de l’Essence infinie, elles sont cette Essence même » (Somme théologique, I, q. 18, a. 4). On a prétendu que la conception de la création que nous avons exposée dans La charité profanée était au fond panthéiste, comme le prouvent certaines de nos formules où nous parlons (métaphoriquement !) de la main de Dieu « qui s’est posée » sur chaque créature, ou du « geste de Dieu devenu chair » (p. 43). Et l’on nous oppose la fresque de Michel-Ange dans laquelle le doigt de Dieu et celui d’Adam ne se touchent pas. Outre que ces critiques se gardent bien de citer les chapitres où nous avons explicitement traité de cette question (ch. XVII, XVIII, XIX), nous rappellerons simplement ce texte de saint Thomas : « Dieu est dans tous les êtres, non comme une part de leur essence, ou comme un attribut, mais comme l’agent est présent à ce en quoi il agit. Il est nécessaire en effet que tout agent soit conjoint (conjugi) à ce en quoi il agit immédiatement, et qu’il le touche par sa vertu (contingere) » (I, q. 8, a. 1). Quant à la signification de la distance que Michel-Ange introduit entre le doigt de Dieu et celui d’Adam, nous serions volonté porté – mais nous avouons notre incompétence – à y voir l’affirmation prométhéenne (et digne du paganisme de la Renaissance) de l’autonomie de l’être humain par rapport à Dieu. Au demeurant, l’iconographie médiévale, d’une tout autre valeur théologique et spirituelle que celle du XVIe siècle, nous offre d’innombrables exemples où Dieu créant pose sa main sur Adam. Rappelons enfin que la main symbolise la vertu, c’est-à-dire la puissance, et que parler du geste de Dieu « devenu » chair signifie simplement l’immédiateté – la non-médiateté – de l’opération créatrice.





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