• La quete du Graal au Moyen-âge


    Les Chansons de Geste  Chrétien de Troyes  Wolfram von Eschenbach  Robert de Boron  Les écrits ultérieurs -  

     

    Les Chansons de Geste

           
         

    Geste vient du mot latin «gesta» et veut dire action. Les chansons de geste, premières œuvres de la littérature, sont des poèmes épiques racontant les aventures héroïques des chevaliers. Nous dirions aujourd'hui des romans de cape et d'épée. Ils étaient d'une psychologie sommaire, mais hauts en couleurs et riches en rebondissements. L'action et la succession rapide de coups de théâtre primaient dans ces chansons et tenaient l'auditoire en haleine. Les récits étaient versifiés et faits pour être chantés ou déclamés avec accompagnement de vielle par des amuseurs publics lors des foires, pèlerinages et fêtes. Si beaucoup de ces conteurs menaient une vie errante au gré de l'aventure quotidienne, certains, sous le titre de ménestrels, arrivaient à s'installer auprès du protecteur qu'ils avaient alors pour fonction de divertir.

    Les «trouveurs» - ceux qui étaient capables de trouver et de rimer de nouveaux épisodes - furent appelés troubadours dans le sud et trouvères dans le nord. La plus ancienne de ces œuvres connues est la «chanson de Roland». Au retour d'une expédition de Charlemagne en Espagne, l'arrière-garde de son armée, commandée par Roland, préfet des Marches de Bretagne, fut surprise dans la vallée de Roncevaux et massacrée par les Basques le 15 août 778. Cet événement secondaire, transformé par l'imagination, a donné naissance à l'une de nos plus belles chansons de geste, dans laquelle le merveilleux prend largement le pas sur la réalité historique.

    Le même phénomène est à la base du cycle d'Artus. Historiquement, Artus ou Arthur était au 6e siècle chef des Bretons insulaires qu'il défendit contre l'invasion des Saxons. Après la perte de l'indépendance, il devint rapidement le centre de tous les récits rappelant le passé glorieux et incarna en même temps l'espoir d'un revirement du destin apportant une nouvelle gloire et une nouvelle puissance.

    Ainsi la tradition voulait qu'Artus ne fût pas mort mais gardé par neuf fées dans l'île d'Avallon. Cette fiction fournit aux conteurs gallois et bretons le cadre d'une foule de récits de guerre et d'amour. Devenu le modèle de la vaillance et de la courtoisie, Artus présidait majestueusement une cour somptueuse où se donnaient rendez-vous les chevaliers de la Table Ronde. Seuls, les plus braves et les plus nobles avaient le droit de s'y asseoir. Les membres de cette brillante communauté se devaient de réussir des exploits et de vivre des aventures à la hauteur de leur renommée et les poètes ne se lassèrent point de leur en prêter. L'amour chevaleresque, l'héroïsme guerrier, le mysticisme religieux avaient été longtemps les principales tendances exploitées.

    Lorsqu'à la fin du 12e siècle, la légende du Graal émerge, les poètes qui en ont connaissance lui donnent aussitôt la forme d'une chanson de geste et la placent dans le cadre du cycle d'Artus.

    Chrétien de Troyes

         
       

    Au 12e siècle, à une époque où les cathédrales gothiques resplendissaient encore dans toute leur blancheur, le plus illustre représentant de la littérature française était Chrétien de Troyes (vers 1150 à vers 1190). Chrétien vécut d'abord comme poète à la cour du comte de Champagne. Vers la fin de sa vie, il prit du service chez le comte de Flandre, Philippe d'Alsace. Celui-ci lui commanda de transcrire en vers un certain récit dont le sujet figurait dans un livre qu'il prêta à son protégé.

    Chrétien, qui était déjà l'auteur de plusieurs romans, s'attela à la tâche confiée et ainsi naquit «Perceval le Gallois ou le Conte du Graal». Le modèle utilisé ayant disparu, Chrétien de Troyes se trouve être pour nous le premier qui, vers 1185 ait parlé de l'existence du Graal et de sa recherche par Perceval.

    Par l'exemple de Perceval, Chrétien montre d'abord la formation d'un chevalier. Il enseigne quelles vertus ce dernier doit acquérir, quelles manières il doit adopter pour faire bonne figure dans les cours cultivées de son époque.

    En résumé, voici ce que raconte Chrétien : une femme qui a perdu son mari et deux de ses fils se cache dans la forêt avec son dernier enfant Perceval, et essaye, pour le préserver, de l'élever dans l'ignorance complète du monde et de la chevalerie meurtrière. Malgré toutes les précautions de la mère, Perceval rencontre un jour un groupe de chevaliers à la brillante armure. Il en est si enthousiasmé qu'il quitte aussitôt le refuge et sa mère malgré les supplications de celle-ci.

    A la cour du roi Artus, Perceval se fait remarquer par la rusticité de ses manières ; cependant, il sort vainqueur de son premier combat et s'empare de l'armure de son adversaire. Le vieux chevalier Gurnemanz le prend sous sa protection et lui enseigne les façons courtoises. Il lui apprend aussi les vertus chevaleresques : épargner un adversaire vaincu, montrer de la retenue dans le discours, protéger les dames et fréquenter les églises.

    Grâce à sa noble origine et à son ardeur, Perceval fait de rapides progrès et il peut bientôt voler de ses propres ailes. Il s'en va donc à l'aventure et conquiert par sa beauté et son courage Blanchefleur qui devient son épouse. Mais elle non plus ne parvient pas à le retenir.

    Après maintes péripéties, un soir qu'il cherchait un gîte, Perceval est reçu par le Roi Pêcheur dans un château où il vit une bouleversante aventure. Des valets l'habillent d'écarlate et l'introduisent dans une vaste salle carrée au milieu de laquelle gît, à demi couché sur un lit, un homme vêtu de zibeline. Pendant que Perceval s'entretient avec lui, une étrange procession passe devant eux. Un valet qui tient une lance resplendissante de blancheur s'avance. «A la pointe du fer de la lance perlait une goutte de sang et jusqu'à la main du valet coulait cette goutte vermeille». Deux autres valets suivent avec des chandeliers en or. Puis vient une belle jeune fille richement parée. Elle porte un Graal d'or pur orné de pierres précieuses. Et Chrétien souligne : «Il vint alors une si grande clarté que les chandelles perdirent la leur, comme les étoiles quand le soleil ou la lune se lève». Une autre jeune fille porte un tailloir ou plateau en argent. L'étrange cortège va d'une pièce à l'autre tandis qu'on prépare un splendide souper.

    A chaque plat, le cortège réapparaît avec le Graal, sans que les assistants semblent y faire attention. Par contre bouleversé et intrigué, Perceval, se demande «A qui s'adresse le service du Graal». Mais, prisonnier de l'éducation reçue, il n'ose le demander ; car il se souvient des conseils de Gurnemanz qui lui a recommandé de réfléchir avant de parler et de ne pas poser de questions indiscrètes.

    Alors, il se tait. Après le repas, le châtelain, qu'un mal mystérieux semble ronger, se fait porter dans sa chambre par quatre serviteurs. Perceval s'endort à son tour. A l'aube, en se réveillant, il trouve le château vide. Actionné par des mains invisibles, le pont-levis s'abaisse devant lui. Perceval reprend la route, mais il est bien décidé à élucider le mystère et surtout à retrouver un jour le Graal.

    Sa détermination se trouve encore renforcée lorsqu'il apprend par la suite que, s'il avait posé, en présence du Graal, la question qui lui brûlait les lèvres : «A qui est dédié le service du Graal ?», il aurait guéri le vieux roi et en même temps levé la malédiction qui pesait sur ses terres.

    Après cinq années de vaines recherches, Perceval est mis au courant par un ermite que le Graal est un objet sacré contenant une hostie. Apportée chaque jour en procession solennelle au père du roi, cette hostie lui permet depuis quinze ans de se maintenir en vie.

    Là-dessus, le conte de Chrétien de Troyes s'arrête. Le poète n'est pas arrivé à ramener Perceval au château mystérieux. Il est mort la plume à la main sans pouvoir achever son poème.

    Wolfram Von Eschenbach

           
           
           

    Une des plus grandes figures de la littérature allemande du Moyen âge, Wolfram von Eschenbach (1170-1220) entreprit lui aussi de traiter le magnifique sujet du Graal. Entre 1197 et 1210, il écrivit son «Parzival» qui passe pour la plus grandiose épopée de son temps.

    Afin de rendre l'histoire intelligible à ses contemporains, Wolfram lui prête la forme d'un roman éducateur retraçant, comme l'avait fait Chrétien de Troyes, le développement de la chevalerie. Tout en décrivant l'éducation du chevalier, il offre en même temps à son entourage un exemple exaltant en la personne de Parzival à la quête du Graal.

    Ne pouvant vivre du maigre revenu de ses terres, Wolfram mena, comme chevalier et poète, une vie errante qui le conduisit à travers le pays à la cour des chevaliers plus fortunés que lui.

    Tenu par la coutume de son époque de citer ses sources, Wolfram fait référence à Chrétien de Troyes et à Maître Kyot le Provençal. D'après lui, Kyot appelé aussi Kyot le troubadour, aurait eu accès à des documents parlant du Graal et aurait introduit cette découverte sensationnelle en Occident.

    Au livre IX, Wolfram donne de cette découverte la description suivante : «A Tolède, Kyot le maître bien connu, découvrit le conte dans un document poussiéreux, écrit en caractères païens, et c'est donc là que se situe la source originelle de la légende. Un païen - il se nommait Flégétanis - que l'on prisait pour son grand savoir, élu de la race de Salomon, né du rameau d'Israël, un connaisseur éclairé de la nature, fournit du Graal la première trace.

    Flégétanis le païen vit dans la lumière et le cours des astres un profond secret dont il découvrit le sens et qu'il ne confia que timidement : «il existerait un objet nommé le Graal !» Ainsi parla-t-il, car il lut le nom inscrit dans les étoiles. Le Graal fut apporté sur terre par une troupe d'êtres lumineux qui reprirent leur vol vers les étoiles; car leur pureté les appelait vers leur patrie céleste. C'est à la chrétienté qu'il appartient à présent de prendre soin de cette Pierre avec une déférence emplie d'égards et dans la vertu la plus grande.

    Les bénédictions incluses dans les honneurs sont acquises aux hommes consacrés au service du Graal».La connaissance du Graal serait donc venue en France et en Allemagne par l'Espagne, alors sous domination musulmane. Des flots d'encre ont coulé en controverses autour de la figure de Kyot. Mais jusqu'à présent, toutes les recherches sont restées vaines ; nulle part, des traces de son existence ou de son œuvre n'ont pu être découvertes. Tout incite cependant à admettre que Wolfram avait à sa disposition une autre source que le poème de Chrétien. Les deux premiers et les trois derniers livres n'existent pas dans l'œuvre du poète champenois et de nombreuses divergences sont à relever entre les deux travaux, par exemple, ce point essentiel de la nature du Graal qui, chez Chrétien, est un vase en or et chez Wolfram, une pierre précieuse. Au sujet de ces différences, Wolfram dit : «Le maître Chrétien de Troyes a falsifié le conte et c'est à bon droit que l'en accuse le sieur Kyot qui nous a transmis le conte dans sa vérité.»Certains chercheurs ont suggéré que Kyot avait été Cathare. Wolfram, prenant ses précautions pour ne pas mettre en danger celui qui lui avait donné accès aux connaissances ésotériques sur le Graal, aurait caché sous un nom d'emprunt la véritable identité de Kyot. Les Cathares, répandus non seulement dans le Midi de la France mais aussi en Lombardie et dans les Balkans, étaient les héritiers spirituels des Manichéens. Le problème central qui les hantait et déterminait leur comportement était celui du mal, et de son origine. Dieu qui est parfait n'avait pu créer le mal, pas plus que la matière et les corps imparfaits. Toute la création matérielle ne pouvait donc qu'être l'œuvre de Lucifer, le prince des ténèbres. Dans cette optique pessimiste, le croyant devait s'abstenir de toute action destinée à améliorer ou à modifier la matière. Poussée jusqu'à ses extrêmes limites, l'application de ces croyances aurait conduit à la fin de la société et de l'espèce humaine. Au Concile de Vérone, le Pape Lucius III avait fait instaurer l'Inquisition en 1183. En 1208, le Pape Innocent III lança la croisade contre les Cathares. Sous le commandement de Simon de Montfort, ce fut une répression sauvage, une affreuse suite de pillages, de tortures, de bûchers et d'assassinats qui dura 45 ans et fit un million de victimes. Certains chercheurs croient savoir que Wolfram aurait été membre de l'ordre militaire et religieux des Templiers, fondé en 1119 pour assurer la protection des pèlerins de Jérusalem. Ainsi Pierre Ponsoye, dans son livre «L'Islam et le Graal» (Éditions Denoël) pense que Wolfram lui-même appartenait à l'ordre. Kyot serait un pseudonyme dissimulant un supérieur qui lui aurait donné accès à la connaissance des mystères du Graal transmis par les Arabes et qui en aurait autorisé la publication.

    Otto Rahn propose dans «Croisade contre le Graal» (Editeur Urban-Verlag) une hypothèse plus audacieuse encore. D'après lui, la connaissance du Graal serait empruntée au trésor de Salomon qui tomba dans les mains des Arabes à Tolède. Le cheminement de ce trésor aurait été le suivant : en l'an 70, Titus, après un siège de cinq mois, s'empara de Jérusalem et détruisit la ville. Parmi le butin emporté à Rome se trouvait le trésor amassé par Salomon, le légendaire roi des Hébreux. Alaric, roi des Wisigoths pilla Rome en 410 et transporta sa prise avec le fameux trésor dans la cité française de Carcassonne. Une partie fut transférée plus tard à Ravenne et le reste échoua à Tolède. Si historiquement le cheminement suggéré par Rahn paraît à la rigueur possible, son hypothèse soulève de nombreuses questions. Y avait-il effectivement dans le trésor de Salomon un manuscrit parlant du Graal ? Salomon avait-il lui-même reçu la révélation ou bien cette connaissance remonte-t-elle à Moïse ?Le «Parzival» de Wolfram, sa seule œuvre achevée, est divisé en 16 livres. Les deux premiers de ces livres, qui n'existent pas chez Chrétien, nous font connaître les parents de Parzival, le roi Gamuret et son épouse la vertueuse Herzeloyde. Les livres 3 à 13 suivent, à peu près, dans les événements extérieurs, le récit de Chrétien et en sont même par endroits la traduction textuelle.

    Nous retrouvons donc la vie solitaire de la mère avec son enfant, le départ précipité de Parzival, son éducation à la cour du roi Arthus par Gurnemanz, son mariage, l'arrivée au château enchanté, le cortège où apparaît, porté par la pure vierge Pensée de Joie, le Graal - qui n'est pas cependant un vase en or mais une pierre de lumière -, le silence fatal de Parzival et sa décision de retrouver coûte que coûte le Graal. Après cinq ans d'efforts infructueux, Parzival, révolté contre son sort, accusant Dieu et le monde rencontre, un vendredi saint, l'ermite Trewrizent. Celui-ci dont les explications avaient été interrompues chez Chrétien par la mort du poète peut achever, chez Wolfram, l'initiation de Parzival. Il parvient à calmer l'esprit du chevalier en lui montrant la grandeur du Créateur et son immense Amour pour toutes les créatures. Le remords s'empare du cœur de Parzival lorsqu'il apprend qu'au cours de son premier duel il a assommé un parent et, en outre, causé la mort de sa mère par son départ précipité et égoïste.

    Lorsque le terrain est ainsi préparé, Trewrizent initie son jeune hôte aux mystères du Graal. Il lui parle de la noble troupe de chevaliers qui assure à Montsalvage la garde de la pierre précieuse. Tous ceux qui la regardent sont assurés de ne pas mourir pendant une semaine. Chaque vendredi saint, une colombe descend du ciel et renouvelle la force de la pierre.

    Parzival apprend également l'histoire d'Amfortas, le châtelain rongé par un mal mystérieux. De la lignée des chevaliers du Graal, Amfortas avait été destiné à devenir roi du Graal. Mais il tomba dans le filet de la belle et démoniaque Orgeluse de Logrois, et pendant ces amours interdites, il fut blessé par la lance empoisonnée d'un païen qui voulait conquérir le Graal. Certes la vue du Graal maintenait Amfortas en vie, mais la plaie ne voulait pas se fermer malgré tous les moyens mis en œuvre. A la prière de ses chevaliers, le Graal avait révélé par une inscription qu'Amfortas guérirait le jour où un chevalier étranger viendrait au château du Graal et demanderait dès le premier jour, sans y être sollicité, quel était le mal d'Amfortas. C'est pourquoi, il y avait chaque fois une grande déception quand un chevalier apparaissait et ne posait pas la question.

    Ces entretiens, si fructueux pour Parzival, se poursuivent pendant quinze jours. Lorsqu'il prend congé de l'ermite qui se révèle être son oncle, frère de sa mère, Parzival est intérieurement mûri, fortifié et animé du joyeux espoir de pouvoir encore conquérir le Graal.

    A la cour du roi Arthus, Parzival est accueilli dans le cercle de la table ronde avec tous les honneurs dus à ses nombreux exploits. Pendant que l'illustre société est à table, Kundry, la messagère du Graal apporte l'heureuse nouvelle que Parzival est désigné comme roi du Graal. Celui-ci se met aussitôt en route. En chemin, il rencontre sa femme et ses deux fils. En posant la question, Parzival guérit Amfortas et devient roi du Graal.

    Les deux auteurs, Chrétien aussi bien que Wolfram, conscients de leur rôle, ne cherchent pas seulement à divertir ; ils veulent aussi éduquer. En décrivant le devenir d'un chevalier, ils visent à créer un modèle stimulant leurs contemporains. Chez Chrétien, le résultat final est de devenir un brillant représentant de la chevalerie qui sait se mouvoir avec aisance dans la société cultivée des cours et le vernis est assez superficiel. Cette tournure toute mondaine ne suffit pas à Wolfram. Chevalier de corps et d'âme, Wolfram cherche à répondre à une question qui a dû le préoccuper beaucoup : «Comment puis-je être un authentique chevalier et cependant servir Dieu ?» Dans la figure idéale incarnée par Parzival, Wolfram montre comment son héros parvient à dépasser la chevalerie mondaine, comment à travers les erreurs, les doutes, les souffrances et les luttes, il acquiert la chevalerie spirituelle et peut être appelé à devenir roi du Graal en couronnement de ses aspirations pures et généreuses.

    Robert de Boron

         
         
         

    Quelques années après la mort de Chrétien de Troyes, un autre poète français, Robert de Boron, reprit le merveilleux sujet et écrivit vers l'an 1200 sa «Grant estoire dou Graal». Robert qui vivait à la cour de Gauthier de Montbéliard, Seigneur de Montfaucon, connaissait l'œuvre de Chrétien de Troyes ; mais on pense qu'il se servit également d'un évangile apocryphe de Nicodème et des Actes de Pilate.

    Devant l'hostilité du clergé et le silence désapprobateur rencontré, Robert veut libérer l'histoire du Graal du reproche qu'on lui fait d'avoir une origine païenne. Il construit son histoire romancée sur une nouvelle interprétation du Graal qui est entièrement placée dans le contexte religieux chrétien.

    Sans hésitation, il christianise les personnages, les événements et les symboles. Tout le cadre du profane courtois est abandonné ; le château mystérieux disparaît ainsi que la procession merveilleuse avec son faste et ses belles demoiselles. Il n'est plus fait mention du Roi Pêcheur et de son père, ni de la question à poser pour rompre la malédiction. Perceval, venant de la cour du roi Arthus, n'apparaît qu'à la fin et devient roi du Graal après être sorti vainqueur d'une série d'aventures. Sous la plume de Robert de Boron, le Graal devient alors le «Saintisme vaissel» dont parlent Matthieu (26,23) et Marc (14,20). C'est le calice dont Jésus se servit lors du repas d'adieu avec ses disciples et dans lequel son sang fut recueilli sous la croix. Dans cette optique, le Service du Graal se transforma en glorification de la Cène et en adoration chrétienne du précieux sang.

    Du fait de sa christianisation, le Graal devint le «Saint-Graal».Voici en résumé ce que raconte Robert de Boron : Lorsqu'après la mort du Christ, Joseph d'Arimathie vint demander à Pilate le corps du Crucifié, Pilate non seulement y consentit mais donna également à Joseph le calice de la Cène. En compagnie de Nicodème, Joseph se rendit au Golgotha et recueillit dans le calice le sang qui s'écoula pendant la descente du corps. Jeté en prison par les Juifs, Joseph d'Arimathie fut maintenu en vie pendant quarante ans par la seule contemplation du merveilleux calice que le Christ lui avait miraculeusement apporté en prison.

    La deuxième partie du travail de Robert de Boron qui était loin d'avoir le talent de Chrétien de Troyes, est assez confuse et incohérente. L'auteur reprend des faits et des personnages de Chrétien et y mélange des données plus anciennes. Parfois, il arrive ainsi à perdre le fil conducteur.

    Dans son récit il rapporte que, délivré par la destruction de Jérusalem, Joseph d'Arimathie émigra avec sa sœur et son beau-frère Bron ainsi qu'un groupe de chrétiens. La petite communauté se réunissait chaque jour autour d'une table rappelant celle de la Cène avec le précieux calice en son milieu. C'était pour eux le service du Graal. Une voix divine révèle alors que ceux qui sont admis au service du Graal seront préservés de tout jugement inique en cour de justice. Ils ne pourront être jugés ni blessés dans leurs membres, ni lésés dans leurs droits, ni vaincus en cours de bataille, car ils sont placés sous la protection divine. De grands secrets, saintes paroles douces et précieuses que Dieu ne révélera qu'au Maître du Graal, font également partie du mystère du Graal. Après en avoir reçu l'ordre, Joseph confia finalement le calice à son beau-frère Bron et l'initia aux secrets de sa provenance et de son contenu. Lorsqu'il partit propager le christianisme, Bron emporta le calice. Plus tard, son petit-fils Perceval, ayant entendu parler du Graal à la cour d'Arthus devint, après avoir surmonté maints obstacles, roi du Graal.

    La lance qui saigne, et saignera jusqu'au Jugement dernier, devient chez Robert de Boron celle dont le centurion Longin perça le flanc du Christ.

    Les écrits ultérieurs

    La révélation de la réalité du Graal enflamma l'imagination des poètes occidentaux. A la suite des poèmes français et allemands naquirent ainsi «Peredur» un poème gallois du 13e siècle, une «Parceval-Saga» islandaise d'après un modèle norvégien du début du 14e siècle, «Sir Perceval of Gales» un poème anglais du milieu du 14e siècle, un poème espagnol «Demanda del sancto Gréal» du début du 14e siècle, un poème néerlandais dont il ne reste que des fragments et écrits et enfin des traductions des textes français en vénitien et en toscan. Chacun des poètes traitant le sujet se crut obligé d'innover et de renchérir sur le caractère merveilleux, ce qui rendait l'histoire de plus en plus confuse et incohérente. C'est ainsi que finalement Adam aurait reçu le Graal au Paradis. Chassé de celui-ci, il avait dû le laisser derrière lui. Mais son fils Seth fut autorisé plus tard à reprendre le vase miraculeux et à le conserver. Après un long cheminement, l'objet se serait retrouvé entre les mains de Jésus.

    Sensibilisés par la diffusion que les troubadours assurèrent à cette belle histoire, leurs contemporains crurent découvrir partout le Graal. On se le représentait comme un vase ou une coupe de teinte verdâtre, ce qui était normal. En effet, le mot en soi n'était pas nouveau. Issu du bas latin «gradalis», il désigne aujourd'hui encore dans le Midi un plat creux ou une terrine. On dit «grazal» en Languedoc et «grial» en Espagne. La merveilleuse nouveauté était que pour la première fois le mot fut associé à une notion sacrée, à quelque chose de grand, de lumineux. «Tant sainte chose est le Graal» dit Chrétien. On ne sut pas bien définir «cette sainte chose» mais on avait l'intuition qu'elle touchait aux questions ultimes, à l'existence et au devenir des humains et qu'elle exigeait d'eux un grand effort.

    Lors du partage du butin par les croisés en 1001 à Césarée, les Gênois reçurent une coupe assez grande, de forme hexagonale et de couleur verte que l'on croyait taillée dans une énorme émeraude. Sous l'influence des poètes, on se mit à penser que cette coupe pouvait bien être le plat de la Cène, le «Sacro Catino». De ce fait, l'objet acquit une valeur unique. Douze chevaliers furent commis à sa garde et une loi punissait de mort quiconque endommagerait la relique sacrée. Bonaparte se permit de la «rafler» et de l'envoyer à Paris. Au cours du transfert, la coupe se cassa et on s'aperçut alors que ce n'était pas une émeraude mais du simple verre fondu. En 1247, le patriarche de Jérusalem offrit au roi Henri III d'Allemagne une coupe ornée d'émeraudes et censée provenir de Nicodème et de Joseph d'Arimathie, coupe qui fut également considérée comme étant le Graal.

    Ernest SCHMITT

     




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