• Origines de l'alchimie par M. Berthelot

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    La chimie est née d'hier : il y a cent ans à peine qu'elle a pris la forme d'une science moderne. Cependant les progrès rapides qu'elle a faits depuis ont concouru, plus peut-être que ceux d'aucune autre science, à transformer l'industrie et la civilisation matérielle, et à donner à la race humaine sa puissance chaque jour croissante sur la nature. C'est assez dire quel intérêt présente l'histoire des commencements de la chimie. Or ceux-ci ont un caractère tout spécial : la chimie n'est pas une science primitive, comme la géométrie ou l'astronomie ; elle s'est constituée sur les débris d'une formation scientifique antérieure ; formation demi-chimérique et demi-positive, fondée elle-même sur le trésor lentement amassé des découvertes pratiques de la métallurgie, de la médecine, de l'industrie et de l'économie domestique. Il s'agit de l'alchimie, qui prétendait à la fois enrichir ses adeptes en leur apprenant à fabriquer l'or et l'argent, les mettre à l'abri des maladies par la préparation de la panacée, enfin leur procurer le bonheur parfait en les identifiant avec l'âme du monde et l'esprit universel. L'histoire de l'alchimie est fort obscure. C'est une science sans racine apparente, qui se manifeste tout à coup au moment de la chute de l'empire romain et qui se développe pendant tout le moyen âge, au milieu des mystères et des symboles, sans sortir de l'état de doctrine occulte et persécutée : les savants et les philosophes s'y mêlent et s'y confondent avec les hallucinés, les charlatans et parfois même avec les scélérats. Cette histoire mériterait d'être abordée dans toute son étendue par les méthodes de la critique moderne. Sans entreprendre une aussi vaste recherche qui exigerait toute une vie de savant, je voudrais essayer de percer le mystère des origines de l'alchimie et montrer par quels liens elle se rattache à la fois aux procédés industriels des anciens égyptiens, aux théories spéculatives des philosophes grecs et aux rêveries mystiques des alexandrins et des gnostiques. Les origines mystiques. Les saintes écritures rapportent qu'il y a un certain genre de démons ayant commerce avec les femmes. Hermès en a parlé dans ses livres sur la nature. Les anciennes et saintes écritures disent que certains anges, épris d'amour pour les femmes, descendirent sur la terre, leur enseignèrent les œuvres de la nature ; et à cause de cela ils furent chassés du ciel et condamnés à un exil perpétuel. De ce commerce naquit la race des géants. Le livre dans lequel ils enseignaient les arts est appelé chêma : de là le nom de chêma appliqué à l'art par excellence. Ainsi parlait Zosime le panopolitain, le plus vieux des chimistes authentiques, exposant les origines de la chimie, dans son livre imouth (c'est à dire dédié à  Imhotep, dieu égyptien), livre adressé à sa sœur Théosébie. Ce passage est cité par Georges Le Syncelle, polygraphe grec du VIIIe siècle. D'autres nous disent que ces œuvres de la nature, maudites et inutiles, enseignées par les anges tombés à leurs épouses, étaient l'art des poisons, des secrets des métaux et des incantations magiques (Tertullien). Le nom du livre chêma se retrouve en Egypte sous la forme chemi, titre d'un traité cité dans un papyrus de la XIIe dynastie et recommandé par un scribe à son fils. Il est probable que le sujet en était tout différent. C'était un vieux titre, repris plus tard pour s'en autoriser, comme il est arrivé souvent dans l'antiquité. Quoiqu'il en soit, le passage de Zosime est des plus caractéristiques. Sans en conclure, avec les adeptes du XVIIe siècle, que l'alchimie était déjà connue avant le déluge, il est certain qu'il nous reporte aux imaginations qui avaient cours en Orient dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. Isis, dans son discours à son fils Horus, autre ouvrage alchimique des plus anciens, raconte également que la révélation lui fut faite par Amnael, le premier des anges et des prophètes, comme récompense de son commerce avec lui. Quelques lignes étranges du chapitre V de la genèse, probablement d' origine babylonienne, ont servi de point d'attache à ces imaginations. " les enfants de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, choisirent des femmes parmi elles " . De là naquit une race de géants, dont l'impiété fut la cause du déluge. Leur origine est rattachée à Enoch. Enoch lui-même est fils de Caïn et fondateur de la ville qui porte son nom, d'après l'une des généalogies relatées dans la genèse (chapitre IV) ; il descendait au contraire de Seth et il disparut mystérieusement du monde, d'après la seconde généalogie (chapitre V) à ce personnage équivoque on attribua un ouvrage apocryphe composé un peu avant l'ère chrétienne, le livre d'Enoch, qui joue un rôle important dans les premiers siècles du christianisme. Georges Le Syncelle nous a conservé des fragments considérables de ce livre, retrouvé depuis dans une version éthiopienne. Il en existe une traduction française imprimée dans le dictionnaire des apocryphes de Migne, Ti, P 395- 514. Dans ce livre, ce sont également les anges pécheurs qui révèlent aux mortelles les arts et les sciences occultes. " ils habitèrent avec elles et ils leur enseignèrent la sorcellerie, les enchantements, les propriétés des racines et des arbres..., les signes magiques..., l'art d'observer les étoiles... il leur apprit aussi, dit encore le livre d'Enoch en parlant de l'un de ces anges, l'usage des bracelets et ornements, l'usage de la peinture, l'art de se peindre les sourcils, l'art d'employer les pierres précieuses et toutes sortes de teintures, de sorte que le monde fut corrompu " . Les auteurs du IIe et du IIIe siècle de notre ère reviennent souvent sur cette légende. Clément D'Alexandrie la cite (vers 200 de notre ère) dans ses stromates, 1 v Tertullien en parle longuement. " ils trahirent le secret des plaisirs mondains ; ils livrèrent l'or, l'argent et leurs œuvres ; ils enseignèrent l'art de teindre les toisons ". De même : " ils découvrirent les charmes mondains , ceux de l'or, des pierres brillantes et de leurs œuvres " . Ailleurs Tertullien dit encore : " ils mirent à nu les secrets des métaux ; ils firent connaître la vertu des plantes et la force des incantations magiques, et ils décrivirent ces doctrines singulières qui s'étendent jusqu'à la science des astres ". On voit combien l'auteur est préoccupé des mystères des métaux, c'est à dire de l'alchimie, et comment il l'associe avec l'art de la teinture et avec la fabrication des pierres précieuses, association qui forme la base même des vieux traités alchimiques contemporains, retrouvés dans les papyrus et dans les manuscrits. La magie et l'astrologie, ainsi que la connaissance des vertus des plantes, remèdes et poisons, sont confondues par Tertullien avec l'art des métaux dans une même malédiction, et cette malédiction a duré pendant tout le moyen âge. Ailleurs Tertullien assimile ces anges qui ont abandonné Dieu par amour pour les femmes et révélé les arts interdits au monde inexpérimenté ; il les assimile, dis-je, à leurs disciples, les mages, les astrologues et les mathématiciens, et il établit un parallèle entre l'expulsion de ceux-ci de Rome, et celle des anges du ciel. Il m'a paru nécessaire de développer ces citations, afin de préciser l'époque à laquelle Zosime écrivait : c'est l'époque à laquelle les imaginations relatives aux anges pécheurs et à la révélation des sciences occultes, astrologie, magie et alchimie, avaient cours dans le monde. On voit qu'il s'agit du IIIe siècle de notre ère. Les papyrus de Leide présentent également les recettes magiques associées aux recettes alchimiques. La proscription de ceux qui cultivaient ces sciences n'est pas seulement un vœu de Tertullien, elle était effective et cela nous explique le soin avec lequel ils se cachaient eux-mêmes et dissimulaient leurs ouvrages sous le couvert des noms les plus autorisés. Elle nous reporte à des faits et à des analogies historiques non douteuses. La condamnation des mathématiciens, c'est à dire des astrologues, magiciens et autres sectateurs des sciences occultes, était de droit commun à Rome. Tacite nous apprend que sous le règne de Tibère on rendit un édit pour chasser d'Italie les magiciens et les mathématiciens ; l'un d'eux, Pituanius, fut mis à mort et précipité du haut d'un rocher. Sous Claude, sous Vitellius, nouveaux sénatus-consultes, atroces et inutiles, ajoute Tacite. En effet, dit-il ailleurs, ce genre d'hommes qui excite des espérances trompeuses est toujours proscrit et toujours recherché. L'exercice de la magie et même la connaissance de cet art étaient réputés criminels et prohibés à Rome, ainsi que nous l'apprend formellement Paul, jurisconsulte du temps des antonins. Paul nous fait savoir qu'il était interdit de posséder des livres magiques. Lorsqu'on les découvrait, on les brûlait publiquement et on en déportait le possesseur ; si ce dernier était de basse condition, on le mettait à mort. Telle était la pratique constante du droit romain. Or l'association de la magie, de l'astrologie et de l'alchimie, est évidente dans les passages de Tertullien cités plus haut. Cette association avait lieu particulièrement en Egypte. Les papyrus de Leide, trouvés à Thèbes, complètent et précisent ces rapprochements entre l'alchimie, l'astrologie et la magie ; car ils nous montrent que les alchimistes ajoutaient à leur art, suivant l'usage des peuples primitifs, des formules magiques propres à se concilier et même à forcer la volonté des dieux (ou des démons), êtres supérieurs que l'on supposait intervenir perpétuellement dans le cours des choses. La loi naturelle agissant par elle-même était une notion trop simple et trop forte pour la plupart des hommes d'alors : il fallait y suppléer par des recettes mystérieuses. L'alchimie, l'astrologie et la magie sont ainsi associées et entremêlées dans les mêmes papyrus. Nous observons le même mélange dans certains manuscrits du moyen âge, tels que le manuscrit grec 2419 de la bibliothèque nationale. Cependant les formules magiques et astrologiques ne se retrouvent plus en général dans la plupart des traités alchimiques proprement dits. Il n'en est que plus intéressant de signaler les traces qui y subsistent encore. Tels sont le dessin mystérieux, désigné sous le nom de Chrysopée ou art de faire de l'or de Cléopâtre  et les alphabets magiques du manuscrit 2249, analogues à ceux d' un papyrus cité par Reuvens et dont M Leemans a reproduit le fac simile. La théorie de l'œuf philosophique, le grand secret de l'œuvre, symbole de l'univers et de l'alchimie, donnait surtout prise à ces imaginations. Les signes bizarres du scorpion et les caractères magiques transcrits dans nos manuscrits ; la sphère ou instrument d'Hermès pour prédire l'issue des maladies, dont les analogues se retrouvent à la fois dans le manuscrit 2419 et dans les papyrus de Leide ; la table d'émeraude, citée pendant tout le moyen âge, et les formules mystiques : " en haut les choses célestes, en bas les choses terrestres " qui se lisent dans les traités grecs, à côté des figures des appareils, attestent la même association. Si elle n'est pas plus fréquente dans les ouvrages parvenus jusqu'à nous, c'est probablement parce que ces manuscrits ont été épurés au moyen âge par leurs copistes chrétiens. C'est ce que l'on voit clairement dans le manuscrit grec de la bibliothèque de saint Marc, le plus ancien de tous, car il paraît remonter au XIe siècle. On y trouve non seulement la chrysopée de Cléopâtre (Fol 188) et la formule du scorpion ( Fol 193), mais aussi le labyrinthe de Salomon (Fol 102, V), dessin cabalistique, et, sous forme d'additions initiales (Fol 4), une sphère astrologique, l'art d'interpréter les songes de Nicéphore, ainsi que des pronostics pour les quatre saisons. Les alphabets magiques s'y lisent encore ; mais on a essayé de les effacer (Fol 193), et l'on a gratté la plupart des mots rappelant l'œuf philosophique. Il paraît s être fait à cette époque, c'est à dire dès le Xe ou XIe siècle, un corps d'ouvrages, une sorte d'encyclopédie purement chimique, séparée avec soin de la magie, de l'astrologie et de la matière médicale. Mais ces diverses sciences étaient réunies à l'origine et cultivées par les mêmes adeptes. On s'explique dès lors pourquoi Dioclétien fit brûler en Egypte les livres d'alchimie, ainsi que les chroniqueurs nous l'apprennent. Dès la plus haute antiquité d'ailleurs, ceux qui s'occupent de l'extraction et du travail des métaux ont été réputés des enchanteurs et des magiciens. Sans doute ces transformations de la matière, qui atteignent au-delà de la forme et font disparaître jusqu'à l'existence spécifique des corps, semblaient surpasser la mesure de la puissance humaine : c' était un empiètement sur la puissance divine. Voilà pourquoi l'invention des sciences occultes et même l'invention de toute science naturelle ont été attribuées par Zosime et par Tertullien aux anges maudits. Cette opinion n'a rien de surprenant dans leur bouche ; elle concorde avec le vieux mythe biblique de l'arbre du savoir, placé dans le paradis terrestre et dont le fruit a perdu l'humanité. En effet la loi scientifique est fatale et indifférente ; la connaissance de la nature et la puissance qui en résulte peuvent être tournées au mal comme au bien : la science des sucs des plantes est aussi bien celle des poisons qui tuent et des philtres qui troublent l'esprit, que celle des remèdes qui guérissent ; la science des métaux et de leurs alliages conduit à les falsifier, aussi bien qu'à les imiter et à mettre en œuvre pour une fin industrielle. Leur possession, même légitime, corrompt l'homme. Aussi les esprits mystiques ont-ils toujours eu une certaine tendance à regarder la science, et surtout la science de la nature, comme sacrilége, parce qu'elle induit l'homme à rivaliser avec les dieux. La conception de la science détruit, en effet, celle du dieu antique, agissant sur le monde par miracle et par volonté personnelle : " c'est ainsi que la religion, par un juste retour, est foulée aux pieds ; la victoire nous égale aux dieux ! " s'écrie Lucrèce avec une exaltation philosophique singulière. " ne crois pas cependant, ajoute-t-il, que je veuille t'initier aux principes de l'impiété et t'introduire dans la route du crime " . Par suite de je ne sais quelle affinités secrètes entre les époques profondément troublées, notre siècle a vu reparaître la vieille légende, oubliée depuis seize cents ans. Nos poètes, A De Vigny, Lamartine, Leconte De Lisle, l'ont reprise tour à tour. Dans eloha, A De Vigny ne dit qu'un mot : les peuples... etc. Mais Lamartine, dans la chute d'un ange, a serré de plus près le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et cruelle des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art des métaux : dès mon enfance... etc.<o:p></o:p>

    Dans la douzième vision, au milieu des ministres de leurs crimes, apparaissent, par une assimilation par suite de je ne sais quelles affinités secrètes entre les époques profondément troublées, notre siècle a vu reparaître la vieille légende, oubliée depuis seize cents ans. Nos poètes, A De Vigny, Lamartine, Leconte De Lisle, l'ont reprise tour à tour. Dans eloha, A De Vigny ne dit qu'un mot : les peuples... etc. Mais Lamartine, dans la chute d'un ange  a serré de plus près le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et cruelle des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art des métaux : dès mon enfance... etc. Dans la douzième vision, au milieu des ministres de leurs crimes, apparaissent, par une assimilation presque spontanée, les agents des sciences maudites et les " alchimistes ". Leconte De Lisle a repris le mythe des enfants d'énoch et de Caïn, à un point de vue plus profond et plus philosophique. Après avoir parlé d'Hénokia : la ville... etc. Le poète oppose, comme Lucrèce, au dieu jaloux qui a prédestiné l'homme au crime, la revanche de la science, supérieure à l'arbitraire divin et à la conception étroite de l'univers théologique : j'effondrerai... etc. Il y avait déjà quelque chose de cette antinomie, dans la haine contre la science que laissent éclater le livre d'énoch et Tertullien. La science est envisagée comme impie, aussi bien dans la formule magique qui force les dieux à obéir à l'homme, que dans la loi scientifique qui réalise, également malgré eux, la volonté de l'homme, en faisant évanouir jusqu'à la possibilité de leur pouvoir divin. Or, chose étrange, l'alchimie, dès ses origines, reconnaît et accepte cette filiation maudite. Elle est d'ailleurs, même aujourd'hui, classée dans le recueil ecclésiastique de Migne parmi les sciences occultes, à côté de la magie et de la sorcellerie. Les livres où ces sciences sont traitées doivent être brûlés sous les yeux des évêques, disait déjà le code théodosien. Les auteurs étaient pareillement brûlés. Pendant tout le moyen âge, les accusations de magie et d'alchimie sont associées et dirigées à la fois contre les savants que leurs ennemis veulent perdre. Au XVe siècle même, l'archevêque de Prague fut poursuivi pour nécromancie et alchimie, dans ce concile de constance qui condamna Jean Huss. Jusqu'au XVIe siècle ces lois subsistèrent. Hermolaus Barbarus, patriarche d'Aquilée, nous apprend, dans les notes de son commentaire sur dioscoride, qu'à Venise, en 1530, un décret interdisait l'art des chimistes sous la peine capitale ; afin de leur éviter toute tentation criminelle, ajoute-t-il. Telle est, je le répète, la traduction constante du moyen âge. C'est ainsi que l'alchimie nous apparaît vers le IIIe siècle de notre ère, rattachant elle-même sa source aux mythes orientaux, engendrés ou plutôt dévoilés au milieu de l'effervescence provoquée par la dissolution des vieilles religions. 4-sources gnostiques. L'étude des papyrus et des manuscrits conduit à préciser davantage l'époque et le point de contact entre l'alchimie et les vieilles croyances de l'Egypte et de la Chaldée. En effet, ce contact coïncide avec le contact même de ces croyances et de celles des chrétiens au IIe et au IIIe siècle. Les premiers alchimistes étaient gnostiques. D'après Reuvens, le papyrus N 75 de Leide renferme un mélange de recettes magiques, alchimiques, et d'idées gnostiques ; ces dernières empruntées aux doctrines de Marcus. Les auteurs de nos traités, Zosime, Synésius, Olympiodore, sont aussi tout remplis de noms et d'idées gnostiques. " livre de vérité de Sophé l'égyptien : c'est ici l'œuvre divine du seigneur des hébreux et des puissances Sabaoth " . Ce titre déjà cité reparaît deux fois : une fois seul, une autre fois suivi des mots : " livre mystique de Zosime Le Thébain " . On reconnaît l'analogue de l'évangile de la vérité et de la pistis Sophia de Valentin, ainsi que la parenté de l'auteur avec les juifs et avec les gnostiques. En effet les mots " seigneur des hébreux et Sabaoth " sont caractéristiques. Quant au nom de Sophé l'Egyptien, c'est une forme équivalente à celui de Souphis, c'est à dire du Chéops des grecs. Le livre qui lui est ici attribué rappelle un passage d'Africanus, auteur du IIIe siècle de notre ère, qui a fait un abrégé de l'historien Manéthon, abrégé compilé plus tard par Eusèbe. " le roi Souphis, dit Africanus, a écrit un livre sacré, que j'ai acheté en égypte, comme une chose très précieuse ". On vendait donc alors sous le nom du vieux roi des livres apocryphes, dont les auteurs réels étaient parfois nommés à la suite, comme dans le titre de notre ouvrage de Zosime. Le serpent ou dragon qui se mord la queue ouroboros est plus significatif encore : c'est le symbole de l'œuvre, qui n'a ni commencement ni fin. Dans les papyrus de Leide, il est question d'un anneau magique, sur lequel ce serpent est tracé. Il est aussi figuré deux fois dans le manuscrit 2327, en tête d'articles sans nom d'auteur, dessiné et colorié avec le plus grand soin, en deux et trois cercles concentriques, de couleurs différentes, et associé aux formules consacrées : " la nature se plaît dans la nature, etc. " il est pourvu de trois oreilles, qui figurent les trois vapeurs, et de quatre pieds, qui représentent les quatre corps ou métaux fondamentaux : plomb, cuivre, étain, fer. Les derniers détails rappellent singulièrement la salamandre, animal mystérieux qui vit dans le feu, lequel apparaît déjà à Babylone et en Egypte, et dont Aristote, Pline, Sénèque et les auteurs du siècle suivant rappellent souvent les propriétés mystérieuses. Il en est aussi question dans les papyrus de Leide et parmi les pierres gravées gnostiques de la collection de la bibliothèque nationale : elle jouait un certain rôle dans les formules magiques et médicales de ce temps, à la suite de la figure du serpent, on lit dans le manuscrit 2327 un exposé allégorique de l'œuvre : " le dragon est le gardien du temple. Sacrifie-le, écorche-le, sépare la chair des os et tu trouveras ce que tu cherches ". Puis, viennent successivement l'homme d'airain, qui change de couleur et se transforme dans l'homme d'argent ; ce dernier devient à son tour l'homme d'or. Zosime a reproduit tout cet exposé avec plus de développement. Les mêmes allégories se retrouvent ailleurs dans un texte anonyme, sous une forme qui semble plus ancienne : l'homme d'airain est plongé dans la source sacrée, il change non seulement de couleur, mais de corps, c' est à dire de nature métallique, et il devient l'homme d'asemon , puis l'homme d'or. L'argent est ici remplacé par l'asemon, c' est à dire par l'électrum, alliage d'or et d'argent, qui figurait au nombre des vieux métaux égyptiens. Remarquons encore ces allégories, où les métaux sont représentés comme des personnes, des hommes : c'est là probablement l'origine de l'homunculus du moyen âge ; la notion de la puissance créatrice des métaux et de celle de la vie s'étant confondues dans un même symbole. Un autre traité de Zosime renferme une figure énigmatique, formée de trois cercles concentriques, qui semblent les mêmes que ceux du serpent, et entre lesquels on lit ces paroles cabalistiques : " un est le tout, par lui le tout, et pour lui le tout, et dans lui le tout. Le serpent est un ; il a les deux symboles (le bien et le mal) et son poison (ou bien sa flèche), etc. " un peu plus loin vient la figure du scorpion et une suite de signes magiques et astrologiques. Ces axiomes reparaissent, mais sans la figure, écrits à l'encre rouge au folio 88 du N 2327 : probablement la figure existait ici dans le texte primitif ; mais le copiste ne l'aura pas reproduite. Dans le manuscrit de saint Marc, Fol 188, V, et dans le manuscrit 2249, Fol 96, sous le nom de chrysopée de Cléopâtre, le même dessin se voit, plus compliqué et plus expressif. En effet, non seulement les trois cercles sont tracés, avec les mêmes axiomes mystiques ; mais le centre est rempli par les trois signes de l'or, de l'argent et du mercure. Sur le côté droit s'étend un prolongement en forme de queue, aboutissant à une suite de signes magiques, qui se développent tout autour. Le système des trois cercles répond ici aux trois couleurs concentriques du serpent citées plus haut. Au dessous, on voit l image même du serpent ouroboros, avec l'axiome central : " un le tout " . Le serpent, aussi bien que le système des cercles concentriques, est au fond l'emblême des mêmes idées que de l'œuf philosophique, symbole de l'univers et symbole de l'alchimie. Ce sont là des signes et des imaginations gnostiques, ainsi que le montre l'anneau magique décrit dans le papyrus de Leide et comme on peut le voir dans l'histoire des origines du christianisme de M Renan. Le serpent qui se mord la queue se présente continuellement associé à des images d'astres et à des formules magiques sur les pierres gravées de l'époque gnostique. On peut s'en assurer dans le catalogue imprimé des camées et pierres gravées de la bibliothèque nationale de Paris, par Chabouillet. Les numéros 2176, 2177, 2180, 2194, 2196, 2201, 2202, 2203, 2204, 2205, 2206, etc., portent la figure de l'ouroboros, avec toutes sortes de signes cabalistiques. De même la salamandre, N 2193. Au N 2203 on voit Hermès, Sérapis, les sept voyelles figurant les sept planètes, le tout entouré par le serpent qui se mord la queue. Au N 2240, le signe des planètes avec celui de Mercure, qui est le même qu'aujourd'hui. C'étaient là des amulettes et des talismans, que l'on suspendait au cou des malades, d après Sextus Empiricus médecin du IVe siècle, et que l'on faisait servir à toutes sortes d'usages. Ces symboles sont à la fois congénères et contemporains de ceux des alchimistes. Le serpent qui se mord la queue était adoré à Hiérapolis en Phrygie, par les naasséniens, secte gnostique à peine chrétienne. Les ophites, branche importante du gnosticisme, comprenaient plusieurs sectes qui se rencontraient en un point, l'adoration du serpent, envisagé comme le symbole d'une puissance supérieure ; comme le signe de la matière humide, sans laquelle rien ne peut exister ; comme l'âme du monde qui enveloppe tout et donne naissance à tout ce qui est, le ciel étoilé qui entoure les astres ; le symbole de la beauté et de l'harmonie de l'univers. Le serpent ouroboros symbolisait donc les mêmes choses que l'œuf philosophique des alchimistes. Le serpent était à la fois bon et mauvais. Ce dernier répond au serpent égyptien apophis, symbole des ténèbres et de leur lutte contre le soleil. L'ophiouchos, qui est à la fois un homme et une constellation, joue un rôle essentiel dans la mythologie des pérates, autres ophites ; il prend la défense de l'homme contre le méchant serpent. Nous le retrouvons dans olympiodore. Ailleurs nous rencontrons la langue spéciale des gnostiques : " la terre est vierge et sanglante, ignée et charnelle " nous disent les mêmes auteurs. Les gnostiques, ainsi que les premiers alchimistes et les néoplatoniciens d'Alexandrie, unissaient la magie à leurs pratiques religieuses. On s'explique par là la présence de l'étoile à huit rayons, signe du soleil en Assyrie, parmi les symboles qui entourent la chrysopée de Cléopâtre, aussi bien que dans les écrits valentiniens. Elle semble rappeler l'ogdoade mystique des gnostiques et les huit dieux élémentaires égyptiens, assemblés par couples mâles et femelles, dont parle Sénèque. J'ai montré ailleurs (P 34) que le nombre quatre joue un rôle fondamental dans Zosime, aussi bien que chez les égyptiens et chez le gnostique Marcus. Le rôle de l'élément mâle, assimilé au levant, et de l'élément femelle, comparé au couchant ; l'œuvre accomplie par leur union ; l'importance de l'élément hermaphrodite (la déesse Neith des égyptiens) cité par Zosime, et qui reparaît jusque dans les écrits du moyen âge ; l'intervention des femmes alchimistes, Théosébie, Marie la juive, Cléopâtre la savante, qui rappellent les prophétesses gnostiques, sont aussi des traits communs aux gnostiques et aux alchimistes. Les traditions juives jouaient un rôle important chez les gnostiques marcosiens. Ceci est encore conforme à l'intervention des juifs dans les écrits alchimiques et dans les papyrus de Leide. Zosime, et Olympiodore reproduisent les spéculations des gnostiques sur l'Adam, l'homme universel identifié avec le Toth égyptien : les quatre lettres de son nom représentent les quatre éléments. Eve s'y trouve assimilée à Pandore. Prométhée et êpiméthée sont cités et regardés comme exprimant en langage allégorique l'âme et le corps. Nous trouvons pareillement dans les geoponica une recette attribuée à Démocrite et où figure le nom d'Adam, destiné à écarter les serpents d'un pigeonnier. Sous une forme plus grossière, c'est toujours le même ordre de superstitions. Un tel mélange des mythes grecs, juifs et chrétiens est caractéristique. Les séthiens, secte gnostique, associaient de même les mystères orphiques et les notions bibliques. Nos auteurs alchimiques ne manquent pas davantage de s'appuyer de l'autorité des livres hébraïques ; et cela à la façon des premiers apologistes chrétiens, c'est-à-dire en les joignant à Hermès, à Orphée, à Hésiode, à Aratus, aux philosophes, aux maîtres de la sagesse antique. Ce langage, ces signes, ces symboles nous replacent au milieu du syncrétisme compréhensif, bien connu dans l'histoire, où les croyances et les cosmogonies de l'Orient se confondaient à la fois entre elles et avec l'hellénisme et le christianisme. Les hymnes gnostiques de Synésius, qui est à la fois un philosophe et un évêque, un savant et un alchimiste, montrent le même assemblage. Or, le gnosticisme a joué un grand rôle dans tout l'Orient et spécialement à Alexandrie, au IIe siècle de notre ère ; mais son influence générale n'a guère duré au-delà du IVe siècle. C' est donc vers cet intervalle de temps que nous sommes ramenés d'une façon de plus en plus pressante par les textes alchimiques. Ceux-ci montrent qu'il existait dès l'origine une affinité secrète entre la gnose, qui enseigne le sens véritable des théories philosophiques et religieuses, dissimulées sous le voile des symboles et des allégories, et la chimie, qui poursuit la connaissance des propriétés cachées de la nature, et qui les représente, même de nos jours, par des signes à double et triple sens. Les témoignages historiques. Jusqu'ici nous avons exposé l'histoire des origines de l'alchimie, telle qu'elle résulte de l'étude des plus vieux monuments de cette science, papyrus et manuscrits des bibliothèques. Nous avons montré la concordance des renseignements tirés de ces deux sources, entre eux et avec les doctrines et les préjugés des premiers siècles de l'ère chrétienne. Cette concordance atteste que les traités manuscrits ont été composés à la même époque que les papyrus trouvés dans les tombeaux de Thèbes : vérification d'autant plus utile que les copies les plus anciennes que nous possédions de ces traités manuscrits ne remontent pas au-delà du XIe siècle. Non seulement les papyrus et les manuscrits des bibliothèques concordent ; mais les noms des dieux des hommes, des mois, des lieux, les allusions de tout genre, les idées et les théories exposées dans les manuscrits et dans les papyrus correspondent, avec une singulière précision dans les détails, à ce que nous savons de l'Egypte grécisée des premiers siècles de l'ère chrétienne et du mélange étrange de doctrines philosophiques, religieuses, mystiques et magiques, qui caractérise les néoplatoniciens et les  gnostiques. Nous établirons dans une autre partie de cet ouvrage une comparaison pareille entre les notions pratiques, consignées dans les papyrus et les manuscrits, et les faits connus aujourd'hui sur les industries égyptiennes relatives à la métallurgie, à la fabrication des verres et à la teinture des étoffes. Nos musées fournissent, à ces égards les témoignages les plus divers et les plus authentiques. Tels sont les résultats obtenus par l'étude intrinséque des textes et des monuments anciens. Il convient de contrôler les résultats de cette étude, en les rapprochant des faits et des indications positives que l'on trouve dans les auteurs et les historiens ordinaires. Aucun de ceux-ci n'a parlé de l'alchimie avant l'ère chrétienne. La plus ancienne allusion que l'on puisse signaler à cet égard serait une phrase singulière de Dioscoride, médecin et botaniste grec : " quelques-uns rapportent que le mercure est une partie constituante des métaux ". Dioscoride paraît contemporain de l'ère chrétienne ; les manuscrits de cet auteur que nous possédons sont fort beaux, et datés d'une façon précise : les deux principaux ont été transcrits au milieu du Ve siècle. On cite encore un passage de Pline l'ancien, d'après lequel il existe un procédé pour fabriquer l'or au moyen de l'orpiment : Caligula, dit-il, fit calciner une quantité considérable d'orpiment pour en tirer de l'or : il réussit ; mais le rendement fut si minime que la quantité d'or obtenue ne paya pas les frais de l'opération. " invitaverat spes (...) " . C'est évidemment la première tentative de transmutation, ou plutôt de préparation artificielle de l' or, que l'histoire nous ait transmise. Le fait en soi, tel que Pline le rapporte, n'a d'ailleurs rien que de vraisemblable : car il semble qu'il se soit agi ici d'une opération analogue à la coupellation, ayant pour but et pour résultat d'extraire l'or contenu dans certains sulfures métalliques, signalés par leur couleur comme pouvant en recéler. Extraction de l'or préexistant, ou fabrication de ce métal de toutes pièces, ce sont là deux idées tout à fait distinctes pour nous ; mais elles se confondaient dans l'esprit des anciens opérateurs. On rencontre, vers la même époque, un énoncé plus net dans Manilius, auteur d'un poème astrologique d'une langue excellente, et que les critiques s'accordent à regarder comme contemporain de Tibère. Au livre IVe, il développe en beaux vers les effets du feu : " la recherche des métaux cachés et des richesses enfouies, la calcination des veines de minerais, l'art de doubler la matière par un procédé certain, ainsi que les objets d'or et d'argent ". (...). Scaliger a cru ce passage interpolé, mais surtout à cause de sa signification : ce qui est un cercle vicieux. Il est conforme aux analogies historiques qu'un astrologue, tel que Manilius, ait eu une connaissance plus particulière de l'alchimie. D'ailleurs, l'idée de doubler l'or et l'argent diplosis était courante dès le IIe et le IIIe siècles de notre ère, comme le montrent les papyrus de Leide, d'accord avec les manuscrits des bibliothèques. Venons aux personnes et aux industries chimiques. Les plus vieux auteurs cités par les manuscrits alchimiques, Démocrite, Ostanès, figurent aussi comme magiciens et astrologues dans columelle, dans Pline et dans les écrivains de l'antiquité. Le nom de l'alchimiste Pamménès se retrouve dans Tacite, comme celui d'un magicien. L'astrologue égyptien Pétosiris, dont les traités sont associés à des ouvrages alchimiques dans le manuscrit 2419 de la bibliothèque nationale, est cité par Pline, par Juvénal et déjà par Aristophane. Sénèque rappelle également les connaissances pratiques de Démocrite sur l'art de colorer les verres, art congénère de l'art de colorer les métaux : " il avait trouvé le moyen d'amollir l'ivoire, de changer le sable en émeraude par la cuisson et son procédé est encore suivi de nos jours ". " excidit porro vobis ( ...). Sont ce là des inventions authentiques du vieux philosophe ? Ou n'avons nous pas affaire à des pseudonymes égyptiens, peut- être même à ceux dont nous possédons les traités ? Je reviendrai sur ce problème. Pline parle pareillement des ouvrages où l'on enseignait l'art de teindre les émeraudes artificielles et autres pierres brillantes. C'étaient là des arts égyptiens par excellence et les recettes de nos manuscrits concordent avec cette indication ; à supposer, je le répète, qu'elles ne reproduisent pas exactement les procédés auxquels Pline faisait allusion. Nous avons donné plus haut les passages où Tertullien parle, au IIIe siècle, des mystères des métaux et des pierres précieuses, révélés par les anges rebelles, des secrets de l'or et de l'argent, rapprochés de ceux de la magie et de l'astrologie : il s'agit évidemment ici de l'alchimie. On trouve aussi dans le néoplatonicien Jamblique, un passage où la magie semble associée à l'art de composer les pierres précieuses, et de mélanger les produits des plantes. Les manuscrits alchimiques attribuent même à Jamblique deux procédés de transmutation. Un texte plus explicite est celui des chroniqueurs byzantins, d'après lesquels Dioclétien détruisit en égypte les livres d'alchimie. Le fait est tout à fait conforme à la pratique du droit romain ; il est attesté par Jean D' Antioche, auteur qui a écrit au temps d' Héraclius (VIIe siècle) et qui semble avoir copié sur ce point le chronographe égyptien Panodorus, contemporain d'Arcadius. Ce texte a été reproduit ensuite par Suidas et par plusieurs autres auteurs. Ces auteurs disent expressément que " Dioclétien fit brûler vers l'an 290, les anciens livres de chimie des égyptiens relatifs à l'or et à l'argent, afin qu'ils ne pussent s'enrichir par cet art et en tirer la source de richesses qui leur permissent de se révolter contre les romains ". M A Dumont, de l'académie des inscriptions, savant dont nous regrettons la perte récente, m'a signalé un texte tout pareil quant au fond, quoique distinct par les mots, qu'il a rencontré dans les actes de saint Procope. La rédaction actuelle de ces actes semble du Xe siècle ; mais ils sont déjà cités au deuxième concile de Nicée (au commencement du VIIIe siècle) et leur première rédaction remonterait, d'après Baronius, au temps de l'empereur Julien. En tout cas, le passage précédent est étranger à l'histoire du saint lui-même ; il a été tiré de vieilles chroniques, que les amplificateurs successifs des actes de saint Procope n'avaient pas intérêt à modifier. Ces textes sont tout à fait conformes au passage de Zosime déjà cité, d'après lequel le royaume d'égypte était enrichi par l'alchimie. Il semble répondre à la destruction de certains traités, où la métallurgie positive, très cultivée dans la vieille égypte, était associée à des recettes chimériques de transmutation : traités pareils à ceux qui figurent dans les papyrus de Leide et dans nos manuscrits. La concordance de tous ces faits, tirés de sources diverses, est frappante. L'alchimie était désignée à l'origine sous le nom de science sacrée, art divin et sacré, désignations qui lui étaient communes avec la magie. Le nom même de l'alchimie figure pour la première fois dans un traité astrologique de Julius Firmicus, écrivain du IVe siècle de notre ère, dont la conformité générale avec Manilius est bien connue : " si c' est la maison de Mercure, elle donne l'astronomie ; celle de Vénus annonce les chants et la joie ; celle de Mars, les armes... celle de Jupiter, le culte divin et la science des lois ; celle de Saturne, la science de l'alchimie " . L'adjonction de la préfixe Al est suspecte et dûe sans doute à un copiste ; mais l'existence du nom même de la chimie dans Firmicus n'a pas été révoquée en doute. Le patronage de Saturne rappelle à la fois le plomb, qui lui est dédié, et Osiris, synonyme du plomb, et dont le tombeau était l'emblême de la chimie, d'après Olympiodore. Julius Firmicus reproduit ailleurs l'un des axiomes favoris du pseudo-démocrite et de ses commentateurs : " la nature est vaincue par la nature " . Julius Firmicus nous reporte au temps de Zosime, ou plutôt de ses premiers successeurs. Un texte très explicite se lit dans le théophraste d' Enée De Gaza, dialogue relatif à la résurrection des morts, et qui constitue avec Pline et Manilius, en dehors des papyrus et des manuscrits alchimiques bien entendu, le plus ancien document précis, de date certaine, où il soit question de la transmutation des métaux. Enée De Gaza était un philosophe néoplatonicien du Ve siècle, élève d'Hiéroclès, et qui se convertit plus tard au christianisme. Après avoir exposé que le corps humain, formé par l'assemblage des quatre éléments (terre, eau, air, feu), les reproduit par sa décomposition, il reprend la thèse platonicienne des idées, d'après laquelle : " la forme subsiste, tandis que la matière éprouve les changements, parce que celle-ci est faite pour prendre toutes les qualités. Soit une statue d'Achille en airain ; supposons-la détruite, et ses débris réduits en petits morceaux ; si maintenant un artisan recueille cet airain, le purifie, et, par une science singulière, le change en or et lui donne la figure d'Achille, celui-ci sera en or au lieu d'être en airain ; mais ce sera pourtant Achille. Ainsi se comporte la matière du corps dépérissable et corruptible, qui par l'art du créateur devient pure et immortelle ". Ce passage pourrait être interprété comme une simple hypothèse philosophique ; mais énée De Gaza le précise, en disant un peu plus loin : " le changement de la matière en mieux n'a rien d'incroyable ; c'est ainsi que les savants en l'art de la matière prennent de l'argent et de l'étain, en font disparaître l'apparence, colorent et changent la matière en or excellent. Avec le sable divisé et le natron dissoluble, on fabrique le verre, c'est-à-dire une chose nouvelle et brillante ". C'est toujours la même association entre les diverses pratiques de la chimie du feu, relatives aux verres et aux métaux. Le mélange mystique des idées de  transmutation et de résurrection se retrouve dans les traités des alchimistes grecs, aussi bien que dans énée De Gaza. " il faut dépouiller la matière de ses qualités pour arriver à la perfection, dit Stephanus ; car le but de la philosophie, c' est la dissolution des corps (matériels) et la séparation de l'âme du corps ".A la même époque, les chimistes apparaissent individuellement et sous leur dénomination véritable dans les chroniques. Le premier qui soit appelé de ce nom est un charlatan, Johannes Isthmeos, qui escroquait les orfèvres au temps de l'empereur Anastase et qui présenta à cet empereur un mors de cheval en or massif : " tu ne me tromperas pas comme les autres, " repartit Anastase, et il le relégua, en l'an 504, dans la forteresse de Petra, où il mourut. Tous les chroniqueurs byzantins, Cedrenus, Jean Malala, auteurs du Xe siècle, Théophane et d'autres encore, qui ont raconté l'histoire de cette époque, parlent du personnage à peu près dans les mêmes termes ; sans doute en reproduisant un même texte original. Ce récit rappelle les proscriptions des chaldéens sous les premiers empereurs. Johannes Isthmeos était l'ancêtre des alchimistes du moyen âge et de la renaissance, qui ont fait tant de dupes en opérant devant les crédules la transmutation des métaux : entre les sectateurs des sciences occultes, les charlatans et les escrocs, il a toujours existé une étroite parenté. L'alchimie, envisagée comme formant un corps de doctrines scientifiques, n'est pas citée dans les historiens anciens parvenus jusqu'à nous, du moins avant Jean D'Antioche, qui paraît avoir vécu au VIIe siècle. Nous avons reproduit son passage relatif à la destruction des ouvrages chimiques en égypte par Dioclétien. Mais ce passage est tiré certainement de chroniqueurs plus anciens, probablement de Panodorus. On pourrait rappeler aussi Ostanès et Démocrite, nommés dans Pline et dans Columelle, à la vérité comme magiciens, plutôt que comme alchimistes explicitement désignés : les traites du dernier relatifs à la coloration du verre appartiennent bien à notre science. Au Viiie siècle, le polygraphe Georges Le Syncelle connaît nos principaux auteurs et il raconte la prétendue initiation de Démocrite par Ostanès, Marie la juive et Pamménès ; il cite ses quatre livres sur l'or, l'argent, les pierres et la pourpre, à peu près dans les mêmes termes que Synésius. Ce texte est extrait aussi de chroniqueurs antérieurs. D'après Scaliger, il aurait été écrit par le chronographe égyptien Panodorus, moine contemporain d' Arcadius et que Le Syncelle cite avec les plus grands éloges ; ceci nous ramène encore au temps de Synésius. Georges Le Syncelle reproduit aussi des extraits étendus de Zosime et de Synésius : or certains de ces mêmes extraits se lisent textuellement dans les manuscrits de nos bibliothèques. Le Syncelle et les auteurs qu'il a copiés avaient donc entre les mains les ouvrages mêmes qui sont arrivés jusqu' à nous. Photius, compilateur du IXe siècle, cite également Zosime, ainsi qu'Olympiodore, dont il nous raconte la biographie. Suidas, au Xe siècle, tient le même langage. A la même époque nous pouvons invoquer une autorité d'un ordre tout différent, celle des arabes. Dans le Khitab-Al-Fihrist, encyclopédie écrite vers l'an 235 de l'Hégire, c'est-à-dire vers l'an 850 de notre ère, on trouve plusieurs pages consacrées à la liste des auteurs alchimiques (P 253 de l'édition de 1871). M Leclerc a cité ce texte et M Derenbourg a eu l'obligeance de me le traduire verbalement. On y lit les noms d'un grand nombre d'auteurs : les uns perdus, les autres inscrits dans les manuscrits grecs que nous possédons, tels que Hermès, Agothodémon, Ostanès, Chymès, Cléopâtre, Marie, Stephanus, Sergius, Dioscorus, etc. à partir de ce temps, nous trouvons chez les byzantins, puis chez les arabes et chez les occidentaux, une chaîne non interrompue de témoignages historiques, relatifs à l'alchimie et aux gens qui l'ont cultivée. Nous touchons d'ailleurs à la date où ont été faites les copies des manuscrits que nous possédons et dont les plus anciens, celui de saint-Marc à Venise, par exemple, remontent au XIe siècle ; c'est-à-dire qu'ils sont presque contemporains de Suidas. Il résulte de cet ensemble de faits et de documents une filiation non interrompue de témoignages relatifs à l'alchimie et aux écrivains; alchimiques, au moins depuis le IIIe siècle de notre ère ; filiation qui ne le cède en valeur et en certitude à aucune de celles sur lesquelles repose l'autorité des ouvrages les plus authentiques de l'antiquité. 3-Démocrite. Démocrite et les traditions qui s'y rattachent jouent un rôle capital dans l'histoire des origines de l'alchimie. En effet, par les livres venus jusqu'à nous et qui contiennent des recettes et des formules pratiques, l'ouvrage le plus ancien de tous, celui que les auteurs ayant quelque autorité historique citent, et qui n'en cite aucun, c'est celui de Démocrite, intitulé Physica et Mystica. Cet ouvrage est pseudonyme, je n'ai pas besoin de le répéter ; mais il se rattache à l'œuvre authentique de Démocrite par des liens faciles à entrevoir. Assurément, les historiens de la philosophie antique ont le droit et le devoir de n'admettre que des livres incontestables, lorsqu'il s'agit d'établir ce que Démocrite a réellement écrit. Mais ce n'est pas là une raison suffisante pour écarter le reste du domaine de l'histoire et pour refuser d'en établir l'époque et la filiation. En effet les ouvrages des imitateurs, même pseudonymes, de Démocrite ont leur date et leur caractère propre. Ces ouvrages sont anciens, eux aussi, et ils répondent à un certain degré de l'évolution incessante des croyances humaines, des doctrines philosophiques et des connaissances positives. Les livres magiques et naturalistes que l'on attribuait à Démocrite, au temps de Pline et de Columelle, feraient tache dans la vie du grand philosophe rationaliste ; mais ils avaient pourtant la prétention de relever de son inspiration. Ils ont concouru à l'éducation mystique et pratique de plusieurs générations d'hommes ; ils se rattachent en outre de la façon la plus directe à l'histoire des origines de l'une des sciences fondamentales de notre temps, la chimie. Avant de parler de cet ordre d'ouvrages et de tâcher de retrouver les noms véritables de quelques-uns des auteurs de ces traités pseudo démocritains, cherchons d'abord quel lien ils peuvent offrir avec les événements véritables de la vie du philosophe et les œuvres qu'il a réellement composées. Démocrite, d' Abdère, mort vers l'an 357 avant l'ère chrétienne, est un des philosophes grecs les plus célèbres et, les moins connus, du moins par ses œuvres authentiques. C'était un rationaliste et un esprit puissant. Il avait écrit avant Aristote, qui le cite fréquemment, sur toutes les branches des connaissances humaines et il avait composé divers ouvrages relatifs aux sciences naturelles, comme Diogène Laerce, son biographe, nous l'apprend. C'est le fondateur de l'école atomistique, reprise ensuite par épicure, école qui a eu tant d'adeptes dans l'antiquité et qui a fait de nouveau fortune parmi les chimistes modernes. Démocrite avait voyagé en égypte, en, Chaldée et dans diverses régions de l'Orient et il avait été initié aux connaissances théoriques et peut-être aussi aux arts pratiques de ces contrées. Ces voyages étaient de tradition parmi les premiers philosophes grecs, qui avaient coutume de compléter ainsi leur éducation. Les voyages d'Hérodote sont certains et racontés par lui-même. La tradition nous a transmis le souvenir de ceux de Platon, de Pythagore et de Démocrite. Les derniers en particulier sont attestés par toute l'antiquité. Diogène Laerce les signale, et cela, paraît-il, d'après Antisthènes, auteur presque contemporain de Démocrite ; lequel rapportait que Démocrite apprit des prêtres la géométrie et visita l'égypte, la Perse et la mer rouge. Cicéron et Strabon, parlent de ces voyages. D' après Diodore, Démocrite séjourna cinq ans en égypte. Clément D'Alexandrie, dans un passage dont une partie, d'après Mullach, arait été empruntée à Démocrite lui même, dit également qu'il alla en Babylone, en Perse, en égypte et qu'il étudia sous les mages et les prêtres. Aussi lui attribuait-on certains ouvrages sur les écritures sacrées des chaldéens et sur celles de Méroé. Si j'insiste sur les voyages et sur l'éducation de Démocrite, c'est que ces récits, qui semblent authentiques, changent de physionomie dans Pline l'ancien. Pline est le premier auteur qui ait transformé le caractère du philosophe rationaliste, et qui lui ait attribué cette qualité de magicien, demeurée dès lors attachée à son nom pendant tout le moyen âge. Ainsi Pline fait de Démocrite, le père de la magie, et il prélude aux histoires de Synésius et de Georges Le Syncelle, d'après lesquelles Démocrite aurait été initié à l'alchimie par les prêtres égyptiens et par Ostanès le mage. On rencontre le même mélange de traditions, les unes authentiques, les autres apocryphes, dans l'étude des ouvrages de Démocrite. Les œuvres de Démocrite et de son école formaient dans l'antiquité une sorte d'encyclopédie philosophique et scientifique, analogue à l'ensemble des traités qui portent le nom d'Aristote. Elle fut réunie et classée en tétralogies par le grammairien Thrasylle, du temps de Tibère. Malheureusement ces livres sont aujourd'hui perdus, à l'exception de divers fragments récoltés ça et là et réunis d'abord par M Franck, en 1836, puis par Mullach. Mullach, avec une critique sévère, a fait la part des œuvres authentiques dans sa collection, et il a soigneusement écarté tout ce qui lui a paru pseudonyme ou apocryphe. Toutefois une séparation absolue entre les deux ordres d'écrits mis sous le nom de Démocrite est peut-être impossible, à cause des imitations et des interpolations successives ; surtout en ce qui touche les ouvrages d'histoire naturelle et d'agriculture, si souvent cités par Pline et ses contemporains et dont les geoponica nous ont conservé des débris fort étendus. Diogène Laerce attribue à Démocrite des traités sur le suc des plantes (cités aussi par Pétrone), sur les pierres, les minéraux, les couleurs, les métaux, la teinture du verre, etc. Sénèque dit encore que Démocrite avait découvert les procédés suivis de son temps pour amollir l'ivoire, préparer l'émeraude artificielle, colorer les matières vitrifiées : ... etc. Ceci rappelle les quatre livres sur la teinture de l'or, de l'argent, des pierres et de la pourpre, assignés plus tard par Synésius et par Georges Le Syncelle à Démocrite. Olympiodore, auteur alchimiste du IVe siècle, parle encore des quatre livres de Démocrite sur les éléments : le feu et ce qui en vient ; l'air, les animaux et ce qui en vient ; l'eau, les poissons et ce qui en vient ; la terre, les sels, les métaux, les plantes et ce qui en vient, etc. Tout cela semble se rapporter à des traités antiques. Le départ rigoureux entre les œuvres authentiques et les ouvrages des disciples et des imitateurs de Démocrite, qui se sont succédé pendant cinq ou six siècles, est aujourd'hui, je le répète, difficile ; surtout en l'absence d'ouvrages complets et absolument certains. Cependant, ces ouvrages, même pseudonymes, semblent renfermer parfois des fragments de livres plus anciens. Leur ensemble est d'ailleurs intéressant, comme portant le cachet du temps où ils ont été écrits, au double point de vue des doctrines mystiques ou philosophiques et des connaissances positives. J'ai retrouvé récemment dans les manuscrits alchimiques et publié un fragment sur la teinture en pourpre par voie végétale, fragment qui semble avoir appartenu à la collection des oeuvres de Démocrite ; je veux dire aux ouvrages cités par Diogène Laerce, Pétrone et Senèque. Les sujets que ceux-ci traitaient, notamment l'étude de la teinture des verres et émaux, nous expliquent comment les premiers alchimistes, empressés à se cacher sous l'égide d'un précurseur autorisé, ont donné le nom de Démocrite à leur traité fondamental, physica et mystica. Celui-ci est un assemblage incohérent de plusieurs morceaux d'origine différente. Il débute, sans préambule, par un procédé technique pour teindre en pourpre ; c'est celui que j'ai traduit : ce fragment, dont le caractère est purement technique, n'a aucun lien avec le reste. Les manuscrits renferment à la suite une évocation des enfers du maître de Démocrite (Ostanès), puis des recettes alchimiques. Donnons quelques détails sur ces diverses parties. Le second fragment  évocation magique rapporte que le maître étant mort, sans avoir eu le temps d'initier Démocrite aux mystères de la science, ce dernier l'évoqua du sein des enfers : " voilà donc la récompense de ce que j'ai fait pour toi ", s'écrie l'apparition. Aux questions de Démocrite, elle répond : " les livres sont dans le temple ". Néanmoins, on ne réussit pas à les trouver. Quelque temps après, pendant un festin, on vit une des colonnes du temple s'entr' ouvrir ; on y aperçut les livres du maître, lesquels renfermaient seulement les trois axiomes mystiques : " la nature se plaît dans la nature ; la nature triomphe de la nature ; la nature domine la nature ; " axiomes qui reparaissent ensuite comme un refrain, à la fin de chacun des paragraphes de l'opuscule alchimique proprement dit. Ce récit fantastique a été reproduit plus d'une fois au moyen âge, sous des noms différents, et attribué à divers maîtres célèbres. L'évocation elle-même tranche par son caractère avec la première et la dernière parties, où rien d'analogue ne se retrouve. Cependant, elle rappelle le titre d'un ouvrage sur les enfers , attribué à Démocrite et dont le vrai caractère est incertain. Peut-être aussi faut-il y chercher quelque ressouvenir des idées du vrai Démocrite sur les fantômes et sur les songes, auxquels il supposait une existence réelle. Nous trouvons des idées toutes pareilles dans épicure et dans Lucrèce, qui attribuaient aux images sorties des corps une certaine réalité substantielle, analogue à celle de la mue des serpents. On conçoit que de telles théories conduisaient aisément à des imaginations pareilles à celles des spirites de nos jours. Quoi qu'il en soit, le récit de l'évocation que je viens de rappeler nous ramène aux ouvrages magiques apocryphes, que l'on attribuait déjà à Démocrite du temps de Pline ; je ne serais pas surpris qu'elle en fût même tirée. Nous aurions alors ici rois ordres de morceaux de date différente : la partie alchimique, apocryphe et la plus récente, mais antérieure au IVe siècle de notre ère ; la partie magique, également apocryphe, mais précédant Pline ; et la partie technique, peut-être la plus ancienne, se rattachant seule à Démocrite, ou plutôt à son école . Cette association, par les copistes, de fragments d'époques différentes n'est pas rare dans les manuscrits. En tous cas, elle a lieu dans quatre manuscrits de la bibliothèque nationale, lesquels semblent provenir d'une source commune. Elle existe aussi dans le manuscrit de saint Marc, qui remonte au XIe siècle. Certes, il est étrange de voir ainsi un homme tel que Démocrite, doué d'une incrédulité inflexible vis-à-vis des miracles, d'après Lucien, un philosophe naturaliste et libre penseur par excellence, métamorphosé en magicien et en alchimiste ! Pline raconte, en effet, que Démocrite fut instruit dans la magie par Ostanès ; il revient à plusieurs reprises sur ses relations avec les mages. Solin parle au contraire de ses discussions contre eux. D'après Pline, Démocrite viola le tombeau de Dardanus, pour retirer les livres magiques qui y étaient ensevelis, et il composa lui-même des ouvrages magiques. Cependant Pline ajoute que plusieurs tiennent ces derniers pour apocryphes. L'usage d'enfermer des manuscrits dans les tombeaux rappelle les papyrus que nous trouvons aujourd'hui avec les momies et qui nous ont conservé tant de précieux renseignements sur l'antiquité. On a fait souvent des récits analogues de tombeaux violés pour en tirer les livres des maîtres, dans les légendes du moyen âge, et déjà dans celles de la vieille égypte. Elles n'étaient pas sans quelque fondement. C'est précisément un tombeau de Thèbes, sans doute celui d'un magicien, qui nous a restitué les papyrus de la collection Anastasi, aujourd'hui à Leide. Or ces derniers papyrus montrent que la transformation de Démocrite en magicien n'est pas attestée seulement par Pline et par les manuscrits alchimiques de nos bibliothèques. Le nom de Démocrite se trouve à deux reprises dans le rituel magique des papyrus de Leide, papyrus qui renferment à la fois des recettes magiques et des recettes alchimiques. On rencontre aussi dans ces papyrus, sous le titre de sphère de Démocrite , une table en chiffres destinée à pronostiquer la vie ou la mort d'un malade ; table toute pareille aux tables d'Hermès et de Petosiris qui existent dans les manuscrits des bibliothèques. Tout cela, je le répète, montre que les traditions attachées au nom de Démocrite en égypte, à l' époque des premiers siècles de l'ère chrétienne, avaient le même caractère que dans nos manuscrits. Ajoutons, comme dernier trait commun, que dans le papyrus N 66 de Leide, les procédés de teinture en pourpre, les recettes métallurgiques, les recettes de transmutation et les recettes magiques se trouvent pareillement associées. Or ces divers ordres de procédés se lisent ensemble dans l'opuscule du pseudo Démocrite, opuscule traduit ou plutôt paraphrasé en latin, d'après un manuscrit analogue aux nôtres, et publié à Padoue, par Pizzimenti, en 1573, sous le titre de Démocriti Abderitae De Arte Magnâ , avec les commentaires de Synésius, de Pélage et de Stephanus D' Alexandrie. Je l'ai analysé plus haut. Mullach regarde à tort cet opuscule comme distinct des  Physica et Mystica ; je me suis assuré qu'il n'existe entre eux d'autre différence que l'absence des deux morceaux relatifs à la teinture en pourpre et à l'évocation magique. Ceux-ci semblent avoir été ajoutés en tête par quelque copiste, d'après la seule analogie du nom de l'auteur, réel ou prétendu, et peut-être aussi d'après l'analogie des sujets teinture en pourpre et teinture des métaux. Le manuscrit de saint Marc (Fol 2) distingue, en effet, les deux sujets, dans une table des matières plus vieille que ce manuscrit. Il existe un autre traité du pseudo-Démocrite, traité dédié à Leucippe, philosophe qui fut en effet le maître et l'ami de Démocrite. " je me servirai d'énigmes, mais elles ne t'arrêteront pas, toi médecin qui sais tout " . C'est le style des apocryphes. La  lettre de Démocrite à Philarète, autre ouvrage du même écrivain, commence par une liste de corps. " voici le catalogue des espèces : le mercure tiré de l'œuf, la magnésie, l'antimoine, la litharge de Calcédoine et d'Italie, le plomb, l'étain, le fer, le cuivre, la soudure d'or, etc. " puis vient l'art mystérieux des teintures métalliques. L'exposé ci-dessus concorde avec les autres auteurs. En effet, d'après Synésius, reproduit par George Le Syncelle, Démocrite avait écrit quatre livres de teintures sur l'or, l'argent, les pierres et la pourpre : ce qui rappelle à la fois la lettre précédente et le passage de Sénèque. Synésius dit encore que Démocrite avait dressé un catalogue du blanc et du jaune. " il y enregistra d'abord les solides, puis les liquides. Il appela le catalogue de l'or, c'est-à-dire du jaune : Chrysopée, ou l'art de faire de l'or ; et le catalogue de l'argent, c'est-à-dire celui du blanc : Argyropée, ou l'art de faire de l'argent ". Tous ces commentaires montrent quel intérêt on attachait aux recettes du pseudo-Démocrite et permettent de les faire remonter en deçà de la fin du IVe siècle de notre ère, peut-être même beaucoup plus haut. Attachons-nous d'abord à l'autorité de Synésius : il adresse son commentaire sur Démocrite à Dioscorus, prêtre de Sérapis à Alexandrie ; dédicace conforme à l'opinion qui identifie l'alchimiste et l'évêque de Ptolémaïs, lequel a vécu à la fin du IVe siècle. Son ouvrage doit avoir été écrit avant l'an 389, date de la destruction du temple de Sérapis à Alexandrie. En outre, il cite Zosime le panopolitain comme un auteur très ancien ; ce qui reporterait celui-ci au moins au temps de Constantin ou de Dioclétien ; peut-être plus loin encore. Le langage gnostique de Zosime est en effet celui des auteurs de la fin du IIe siècle et du commencement du IIIe. Or, le pseudo Démocrite est déjà une autorité pour Zosime. Tâchons d'aller plus avant. Les auteurs anciens signalent certains écrits ou mémoires sur la nature, fabriqués par un égyptien, Bolus De Mendès, et attribués à tort à Démocrite. Ces mémoires étaient appelés Chirocmeta , c'est-à-dire manipulations, nom qui a été aussi donné aux écrits de Zosime Pline, qui croit les mémoires de Démocrite authentiques, déclare qu'ils sont remplis du récit de choses prodigieuses. Peut-être Démocrite avait-il réellement composé des traités de ce genre, auxquels on a réuni ensuite ceux de ses imitateurs. Un autre ouvrage sur " les sympathies et les antipathies " est assigné tantôt à Démocrite par Columelle, tantôt à Bolus par Suidas. Ce livre a été publié par Fabricius dans sa bibliothèque grecque : c'est un amas de contes et d'enfantillages ; mais Pline est rempli de recettes et de récits analogues. Aulu-Gelle dit formellement que des auteurs sans instruction ont mis leurs ouvrages sous le nom de Démocrite, afin de s'autoriser de son illustration. Cependant il n'est pas prouvé que Bolus ait commis sciemment cette fraude. Il semble plutôt s'être déclaré de l'école de Démocrite, suivant un usage très répandu autrefois. Peut-être prenait-il le nom de Démocrite dans les cérémonies secrètes des initiés. Stéphanus De Byzance, à l'article  Apsinthios, parle en effet de Bolus le démocritain ; de même les Scholia Nicandri Ad Theriaca. Dans Suidas et dans le violarium de l'impératrice Eudocie, autre recueil byzantin, il est question de Bolus le pythagoricien, qui avait écrit sur les merveilles, sur les puissances naturelles, sur les sympathies et les antipathies, sur les pierres, etc. Bolus est tout au moins contemporain de l'ère chrétienne, sinon plus ancien. C' est à quelque ouvrage de l'ordre des siens que semblent devoir être rapportées les recettes agricoles, vétérinaires et autres, attribuées à Démocrite le naturaliste dans les Geoponica , recueil byzantin de recettes et de faits relatifs à l'agriculture. Quelques-uns de ces énoncés se ressentent même des influences juives ou gnostiques ; par exemple celui-ci : " d'après Démocrite, aucun serpent n'entrera dans un pigeonnier, si l'on inscrit aux quatre angles le nom d'Adam ". Bolus n'était pas le seul auteur de l'école démocritaine, ou pseudo-démocritaine. Nous trouvons aussi dans les manuscrits alchimiques l'indication des mémoires démocritains de Pétésis, autre égyptien. Le livre de Sophé l'égyptien, c'est-à-dire du vieux roi Chéops, est attribué tantôt à Zosime, tantôt à Démocrite. Cela montre qu'il existait en égypte, vers le commencement de l'ère chrétienne, toute une série de traités naturalistes, groupés autour du nom et de la tradition de Démocrite. Cette littérature pseudo Démocritaine, rattachée à tort ou à raison à l'autorité du grand philosophe naturaliste, est fort importante : car c'est l'une des voies par lesquelles les traditions, en partie réelles, en partie chimériques, des sciences occultes et des pratiques industrielles de la vieille égypte et de Babylone ont été conservées. Sur ces racines équivoques de l'astrologie et de l'alchimie se sont élevées plus tard les sciences positives dont nous sommes si fiers : la connaissance de leurs origines réelles n'en offre que plus d'intérêt pour l'histoire du développement de l'esprit humain. En fait, je le répète, c'est à cette tradition que se rattachent les alchimistes, aussi bien que les papyrus de Leide. Il est possible que les œuvres magiques dont parle Pline continsent déjà des récits et des recettes alchimiques, pareilles à celles des Physica et Mystica : à supposer que ce dernier ouvrage n'en provienne pas directement. Le langage même prêté à Démocrite l'alchimiste, est parfois celui d'un charlatan, parfois celui d'un philosophe : peut-être en raison du mélange des ouvrages authentiques et apocryphes. Tantôt, en effet, il déclare : " il ne faut pas croire que ce soit par quelque sympathie naturelle que l'aimant attire le fer... mais cela résulte des propriétés physiques des corps ". Tantôt au contraire, Démocrite s'adressant au roi, dit : " il faut, ô roi, savoir ceci : nous sommes les chefs, les prêtres et les prophètes ; celui qui n'a pas connu les substances et ne les a pas combinées et n'a pas compris les espèces et joint les genres aux genres, travaillera en vain et ses peines seront inutiles ; parce que les natures se plaisent entre elles, se réjouissent entre elles, se corrompent entre elles, se transforment entre elles et se régénèrent entre elles " . Il existe dans les manuscrits une page célèbre qui expose les vertus du philosophe, c'est-à-dire de l'initié. Or, cette prescription est attribuée par Cedrenus à Démocrite, et il ajoute que celui qui possède ces vertus, comprendra l'énigme de la Sibylle, allusion directe à l'un des traités alchimiques. Ailleurs, Démocrite l'alchimiste fait appel, non dans quelque naïveté, à ses vieux compagnons de travail contre le scepticisme de la jeunesse. " vous donc, ô mes co-prophètes, vous avez confiance et vous connaissez la puissance de la matière ; tandis que les jeunes gens ne se fient pas à ce qui est écrit : ils croient que notre langage est fabuleux et non symbolique " . Il parle ensuite de la teinture superficielle des métaux et de leur teinture profonde, de celle que le feu dissipe et de celle qui y résiste, etc. : ce qui répond en effet à des notions réelles et scientifiques. Quant aux recettes alchimiques elles-mêmes du pseudo Démocrite, on y entrevoit diverses expériences véritables, associées avec des résultats chimériques. Tel est le texte suivant : " prenez du mercure, fixez-le avec le corps de la magnésie, ou avec le corps du stibium d'Italie, ou avec le soufre qui n'a pas passé par le feu, ou avec l'aphroselinum, ou la chaux vive, ou l'alun de Mélos, ou l'arsenic, ou comme il vous plaira, et jetez la poudre blanche sur le cuivre ; alors vous aurez du cuivre qui aura perdu sa couleur sombre. Versez la poudre rouge sur l'argent, vous aurez de l'or ; si c'est sur l'or que vous la jetez, vous aurez le corail d'or corporifié. La sandaraque produit cette poudre jaune, de même que l'arsenic bien préparé, ainsi que le cinabre, après qu'il a été tout à fait changé. Le mercure seul peut enlever au cuivre sa couleur sombre. La nature triomphe de la nature ". Il n'est guère possible d'interpréter aujourd'hui ce texte avec précision : d'abord parce que les mots mercure, arsenic, soufre, magnésie, ne présentaient pour les alchimistes ni le sens positif, ni le sens précis qu'ils ont pour nous ; chacun d'eux désignait en réalité des matières diverses, ayant dans l'opinion des auteurs du temps une essence commune. Cette notion est analogue aux idées des égyptiens sur la nature des métaux. L'intérêt d'une semblable étude est d'ailleurs limité. En effet, les opérations qu'effectuaient les alchimistes sont connues par leurs descriptions ; ces opérations ne diffèrent pas des nôtres et portent sur les mêmes substances. Or, tous les résultats positifs des dissolutions, distillations, calcinations, coupellations, etc., auxquelles ils se livraient sont aujourd'hui parfaitement éclaircis : nous savons que la transmutation tant rêvée ne s'y produit jamais. Il est donc inutile d'en rechercher la formule exacte dans les recettes du pseudo Démocrite, de Sosime ou de leurs successeurs. Il semble d'ailleurs que ces auteurs laissassent toujours quelque portion obscure, destinée à être communiquée seulement de vive voix. C'est ce qu'indique la fin du pseudo-Démocrite. " voilà tout ce qu'il faut pour l'or et l'argent ; rien n'est oublié, rien n'y manque, excepté la vapeur et l'évaporation de l'eau : je les ai omises à dessein, les ayant exposées pleinement dans mes autres écrits " . Je dirai cependant que l'on entrevoit dans les descriptions du traité Physica et Mystica , deux poudres de projection, propres à fabriquer l'or et l'argent. On y cite aussi le corail d'or, autrement dit teinture d'or, qui était réputé communiquer aux métaux la nature de l' or : c'était pour les alchimistes le chef d'œuvre de leur art.<o:p></o:p>

    1 - Les faits.<o:p></o:p>

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    Les métaux chez les égyptiens. 1'introduction. L'alchimie s'appuyait sur un certain ensemble de faits pratiques connus dans l'antiquité, et qui touchaient la préparation des métaux, de leurs alliages et celle des pierres précieuses artificielles : il y avait là un côté expérimental qui n'a cessé de progresser pendant tout le moyen âge, jusqu'à ce que la chimie moderne et positive en soit sortie. Cette histoire n'est autre que celle de l'industrie métallurgique. Certes je ne saurais prétendre l'embrasser toute entière dans le cadre restreint de la présente étude ; mais il est nécessaire de l'exposer en partie, pour montrer l'origine positive des idées et des illusions des alchimistes. Cette origine doit être cherchée en égypte, là où l'alchimie eut d'abord ses maîtres, ses laboratoires et ses traditions. C'est pourquoi, après avoir établi dans les livres précédents le caractère historique de traditions, je vais maintenant résumer les connaissances des anciens égyptiens sur les métaux et sur les substances congénères. Je le ferai principalement d'après le mémoire capital de M Lepsius sur cette question, et je montrerai par quelle suite de raisonnements et d'analogies ils ont été conduits à tenter la transmutation et à poursuivre les expériences dont nous avons constaté l'exécution à Memphis et à Alexandrie. Sur les monuments de l'ancienne égypte on voit figurer les métaux, soit comme butin de guerre, soit comme tribut des peuples vaincus ; on en reconnaît l'image dans les tombeaux, dans les chambres du trésor des temples, dans les offrandes faites aux dieux. D'après Lepsius, les égyptiens distinguent dans leurs inscriptions huit produits minéraux particulièrement précieux, qu'ils rangent dans l'ordre suivant : l'or, ou Nub ; l'asem, ou electrum,  alliage d'or et d'argent ; l'argent, ou hat ; le chesteb, ou minéral bleu, tel que le lapis-lazuli ; le mafek , ou minéral vert, tel que l'émeraude ; le chomt , airain, bronze, ou cuivre ; le men , ou fer (d'après Lepsius) ; enfin le taht , autrement dit plomb. Cet ordre est constant ; on le constate sur les monuments des dynasties thébaines, et jusqu'au temps des ptolémées et des romains. Dans les annales des compagnons de Thoutmosis III, à Carnak, on rencontre souvent, parmi les tributs, des listes et des tableaux figurés de ces substances précieuses, rangées d'après leur poids et leur nombre. Les diverses matières que je viens d'énumérer comprennent à la fois des métaux véritables et des pierres précieuses, naturelles ou artificielles. Passons les en revue : nous reconnaîtrons dans leurs propriétés le point de départ de certaines idées théoriques des alchimistes sur les métaux. Il faut en effet se replacer dans le milieu des faits et des notions connus des anciens, pour comprendre leurs conceptions. <o:p></o:p>

    2 - L'Or.<o:p></o:p>

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    L'or, réputé le plus précieux des métaux, est représenté en monceaux, en bourses contenant de la poudre d'or et des pépites naturelles, en objets travaillés, tels que plaques, barres, briques, anneaux. On distingue d'abord le bon or, puis l'or de roche, c'est-à-dire brut, non affiné, enfin certains alliages, l'électros ou électrum en particulier.<o:p></o:p>

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    3 - L'Argent.<o:p></o:p>

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    L'argent est figuré sur les monuments égyptiens sous les mêmes formes que l'or, mais avec une couleur différente. Son nom précède même celui de l'or dans quelques inscriptions, par exemple sur les stèles du Barkal à Boulaq : comme si le rapport entre les deux métaux eût été interverti à certains moments, par suite de l'abondance de l'or. On sait que leur valeur relative, sans changer à un tel point, a été cependant fort différente chez certains peuples ; chez les japonais de notre époque, par exemple, elle s'est écartée beaucoup des rapports admis en Europe. L'argent se préparait avec des degrés de pureté très inégaux. Il était allié non seulement à l'or, dans l'électrum, mais au plomb, dans le produit du traitement de certains minerais argentifères. Ces degrés inégaux de pureté avaient été remarqués de bonne heure et ils avaient donné lieu chez les anciens à la distinction entre l'argent sans marque, sans titre, asemon, et l'argent pur, monétaire, dont le titre était garanti par la marque ou effigie imprimée à sa surface. Le mot grec asemon s'est confondu d'ailleurs avec l'asem , nom égyptien de l' électrum, l'asem étant aussi une variété d'argent impur. Dans l'extraction de l'argent de ses minerais, c' était d'abord l'argent sans titre que l'on obtenait. Son impureté favorisait l'opinion que l'on pouvait réussir à doubler le poids de l'argent, par des mélanges et des tours de main convenables. C'était en effet l'argent sans titre que les alchimistes prétendaient fabriquer par leurs procédés, sauf à le purifier ensuite. Dans les papyrus de Leide, et dans nos manuscrits grecs, les mots : " fabrication de l'asemon ", sont synonymes de transmutation ; celle-ci était opérée à partir du plomb, du cuivre et surtout de l'étain. C'était aussi en colorant l'asemon que l'on pensait obtenir l'or : ce qui nous ramène à la variété d' argent brut qui contenait de l'or, c'est-à-dire à l'électrum. <o:p></o:p>

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    4 - L'Electrum ou Asem.<o:p></o:p>

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    L' electros, ou electrum, en égyptien asem, alliage d'or et d'argent, se voit à côté de l'or sur les monuments ; il a été confondu à tort par quelques-uns avec ce que nous appelons le vermeil, c' est-à-dire l'argent doré, lequel est seulement teint à la surface. Parfois le nom de l'électrum figure seul sur les monuments, à la place de l'argent. De même chez les alchimistes, le nom mystique d'hommes d'argent est remplacé en certains endroits par celui d'hommes d'électrum. Plus dur et plus léger que l'or pur, cet alliage se prêtait mieux à la fabrication des objets travaillés. Il était regardé autrefois comme un métal du même ordre que l'or et l'argent. La planète Jupiter lui était consacrée à l'origine, attribution qui est encore attestée par les auteurs du Ve siècle de notre ère. Plus tard, l'électrum ayant disparu de la liste des métaux, cette planète fut assignée à l'étain. L'alliage d'or et d'argent se produit aisément dans le traitement des minerais qui renferment les deux métaux simples. C'était donc la substance originelle, celle dont on tirait les deux autres par des opérations convenables, et il n'est pas surprenant que les anciens en aient fait un métal particulier ; surtout aux époques les plus reculées, où les procédés de séparation étaient à peine ébauchés. Néron semble le premier souverain qui ait exigé de l'or fin. " tout or, dit Pline, contient de l' argent en proportions diverses ; lors que l'argent entre pour un cinquième, le métal prend le nom d' électrum. On fabrique aussi l' électrum en ajoutant de l'argent à l'or". Les proportions signalées par Pline n'avaient d'ailleurs rien de constant. L'électrum, ayant une composition moins bien définie que les métaux purs, a paru former le passage entre les deux. On savait, en effet, les en extraire tous deux ; l or était, je le répète, le produit principal et l'argent en représentait la scorie, comme dit Pline. De là l'identification du nom égyptien de l'électrum, asem, avec celui de l'argent impur, asemon, et l'idée que l'or et l'argent, corps congénères, pouvaient être fabriqués par une même méthode de transmutation. Avec le progrès de la purification des métaux, l'électrum tomba en désuétude. Cependant son nom est encore inscrit dans la liste des signes alchimiques, parmi les substances métalliques. Le mot d'électrum avait chez les grecs et les romains un double sens : celui de métal et celui d'ambre jaune. Son éclat a été comparé à celui de l'eau jaillissante par Callimaque, et plus tard par Virgile ; comparaison qui nous reporte à l'identification faite par le Timée de Platon entre les eaux chimiques et les métaux. On conçoit dès lors comment, dans le scholiaste d'Aristophane, l'électrum est assimilé au verre. Suidas le définit à son tour : une forme de l'or mêlé de verre et de pierres précieuses. Plus tard, le sens du mot changea et fut appliqué, peut-être à cause de l'analogie de la couleur, à divers alliages jaunes et brillants, tels que certains bronzes (similor) et le laiton lui-même. D'après Du Cange, les auteurs du moyen âge désignent sous le nom d'électrum un mélange de cuivre et d'étain. Dans un passage de cette dernière époque, il est regardé comme synonyme de laiton : " il se donnait la discipline avec des chaînes d'électrum ou de laiton. Nous voyons ici quels changements progressifs les noms des alliages métalliques ont éprouvés dans le cours des temps. Les trois métaux précédents présentent le fait caractéristique d'un alliage compris par les égyptiens dans la liste des métaux purs ; association que l airain et le laiton ont reproduite également chez les anciens. En outre cet alliage peut être obtenu du premier jet, au moyen des minerais naturels ; et il peut être reproduit par la fusion des deux métaux composants, pris en proportion convenable. C'est donc à la fois un métal naturel et un métal factice : rapprochement indiquant les idées qui ont conduit les alchimistes à tâcher de fabriquer artificiellement l'or et l'argent. En effet l'assimilation de l'électrum à l'or et à l'argent explique comment ces derniers corps ont pu être envisagés comme des alliages, susceptibles d'être reproduits par des associations de matières et par des tours de main ; comment surtout, en partant de l'or véritable, on pouvait espérer en augmenter le poids diplosis par certains mélanges, et par certaines additions d'ingrédients, qui en laissaient subsister la nature fondamentale. Le chesbet et le mafek vont nous révéler des assimilations plus étendues. <o:p></o:p>

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    5 - Le Saphir ou Chesbet.<o:p></o:p>

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    Le chesbet et le mafek sont deux substances précieuses, qui accompagnent l'or et l'argent dans les inscriptions et qui sont étroitement liées entre elles. Ainsi, les quatre prophètes à Denderâ portent chacun un encensoir : le premier en or et en argent, le second en chesbet (bleu), le troisième en mafek (vert), le quatrième en tehen (jaune). Or, le chesbet et le mafek ne désignent pas des métaux au sens moderne, mais des minéraux colorés, dont le nom a été souvent traduit par les mots de saphir et d'émeraude. En réalité, le nom de chesbet ou chesteb s'applique à tout minéral bleu, naturel ou artificiel, tel que le lapis-lazuli, les émaux bleus et leur poudre, à base de cobalt ou de cuivre, les cendres bleues, le sulfate de cuivre, etc. Le chesbet est figuré comme objet précieux sur les monuments, dans les corbeilles et dans les bourses qui y sont dessinées : on l'aperçoit parfois en longs blocs quadrangulaires et en masses de plusieurs livres. Il a servi à fabriquer des parures, des colliers, des amulettes, des incrustations, qui existent dans nos musées. Il personnifie la déesse multicolore, représentée tantôt en bleu, tantôt en vert, parfois en jaune, c'est-à-dire la déesse Hathor, et plus tard, par assimilation, Aphrodite, la déesse grecque, et aussi Cypris, la divinité phénicienne de Chypre, qui a donné son nom au cuivre. Les annales de Thoutmosis III distinguent le vrai chesbet (naturel) et le chesbet artificiel. L'analyse des verres bleus qui constituent ce dernier, aussi bien que celle des peintures enlevées aux monuments, ont établi que la plupart étaient colorés par un sel de cuivre. Quelques-uns le sont par du cobalt, comme l'indique  l'histoire de la chimie de Hoefer, et comme le montre l'analyse des perles égyptiennes faite par M Clemmer. Ce résultat est conforme aux faits reconnus par Davy pour les verres grecs et romains. Théophraste semble même parler explicitement du bleu de cobalt, sous le nom de bleu mâle, opposé au bleu femelle. Théophraste distingue également le cyanos  autophyès, ou bleu naturel, venu de Scythie (lapis-lazuli) et le cyanos sceuastos, ou imitation, fabriquée depuis l'époque d'un ancien roi d'égypte, et obtenue en colorant une masse de verre avec un minerai de cuivre pris en petite quantité. Le bleu imité devait pouvoir résister au feu ; tandis que le bleu non chauffé apyros, c'est-à-dire le sulfate de cuivre naturel, ou plutôt l'azurite, n'était pas durable. Vitruve donne encore le procédé de fabrication du bleu d'Alexandrie, au moyen du sable, du natron et de la limaille de cuivre, mis en pâte, puis vitrifiés au feu : recette qui se trouve dans les alchimistes grecs, ainsi que le montrent nos citations d'Olympiodore. On rencontre ici plusieurs notions capitales au point de vue qui nous occupe. D'abord l'assimilation d'une matière colorée, pierre précieuse, émail, couleur vitrifiée, avec les métaux ; les uns et les autres se trouvant compris sous une même désignation générale. Cette assimilation, qui nous paraît étrange, s'explique à la fois par l'éclat et la rareté qui caractérise les deux ordres de substances, et aussi par ce fait que leur préparation était également effectuée au moyen du feu, à l'aide d'opérations de voie sèche, accomplies sans doute par les mêmes ouvriers.<o:p></o:p>

    Remarquons également l'imitation d'un minéral naturel par l'art, qui met en regard le produit naturel et le produit artificiel : cette imitation offre des degrés inégaux dans les qualités et la perfection du produit. Enfin nous y apercevons une nouvelle notion, celle de la teinture ; car l'imitation du saphir naturel repose sur la coloration d'une grande masse, incolore par elle-même, mais constituant le fond vitrifiable, que l'on teint à l'aide d'une petite quantité de substance colorée. Avec les émaux et les verres colorés ainsi préparés, on reproduisait les pierres précieuses naturelles ; on recouvrait des figures, des objets en terre ou en pierre ; on incrustait les objets métalliques. Nous reviendrons sur toutes ces circonstances, qui se retrouvent parallèlement dans l'histoire du mafek. <o:p></o:p>

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    6 - L'Emeraude ou Mafek.<o:p></o:p>

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    Le mafek, ou minéral vert, désigne l'émeraude, le jaspe vert, l'émail vert, les cendres vertes, le verre de couleur verte, etc. Il est figuré dans les tombeaux de Thèbes, en monceaux précieux, mis en tas avec l'or, l'argent, le chesbet ; par exemple, dans le trésor de Ramsès III. Les égyptologues ont agité la question de savoir si ce nom ne désignait pas le cuivre ; comme Champollion l'avait pensé d'abord, opinion que Lepsius rejette. Je la cite, non pour intervenir dans la question, mais comme une nouvelle preuve de la parenté étroite du mafek avec les métaux. La confusion est d'autant plus aisée, que le cuivre est, nous le savons, le générateur d'un grand nombre de matières bleues et vertes. De même que pour le chesbet, il y a un mafek vrai, qui est l'émeraude ou la malachite, et un mafek artificiel, qui représente les émaux et les verres colorés. La couleur verte des tombeaux et des sarcophages est formée par la poussière d'une matière vitrifiée à base de cuivre. Le vert de cuivre, malachite ou fausse émeraude naturelle, était appelé en grec chrysocolle, c'est-à-dire soudure d'or ; en raison de son application à cet usage (après réduction et production d'un alliage renfermant un peu d'or et un cinquième d'argent, d'après Pline). C'était la base des couleurs vertes chez les anciens. Elle se trouvait, toujours suivant Pline, dans les mines d'or et d'argent ; la meilleure espèce existait dans les mines de cuivre. On la fabriquait artificiellement, en faisant couler de l'eau dans les puits de mine jusqu'au mois de juin et en laissant sécher pendant les mois de juin et juillet. La théorie chimique actuelle explique aisément cette préparation, laquelle repose sur l'oxydation lente des sulfures métalliques. Le nom d'émeraude était appliqué par les grecs, dans un sens aussi compréhensif que celui de mafek, à toute substance verte. Il comprend non seulement le vrai béryl, qui se trouve souvent dans la nature en grandes masses sans éclat ; mais aussi le granit vert, employé en obélisques et sarcophages sous la vingt- sixième dynastie ; peut-être aussi le jaspe vert. Ces minéraux ont pu servir à tailler les grandes émeraudes de quarante coudées de long, qui se trouvaient dans le temple d'Ammon. C'est au contraire à une substance vitrifiée que se rapportent les célèbres plats d'émeraudes, regardés comme d'un prix infini, dont il est question au moment de la chute de l'empire romain et au moyen âge. Ainsi, dans le trésor des rois goths, en Espagne, les arabes trouvèrent une table d'émeraude, entourée de trois rangs de perles et soutenue par 360 pieds d'or : ceci rappelle les descriptions des mille et une nuits . On a cité souvent le grand plat d'émeraude, le Sacro Catino, pillé par les croisés à la prise de Césarée, en Palestine, en 1101, et que l'on montre encore aux touristes dans la sacristie de la cathédrale de Gênes. Il a toute une légende. On prétendait qu'il avait été apporté à Salomon par la reine de Saba. Jésus-Christ aurait mangé dans ce plat l'agneau pascal avec ses disciples. On crut longtemps que c'était une véritable émeraude ; mais des doutes s'élevèrent au XVIIIe siècle. La condamine avait déjà essayé de s'en assurer par artifice, au grand scandale des prêtres qui montraient ce monument vénérable. Il fut transporté, en 1809, à Paris, où l'on a constaté que c'était simplement un verre coloré, et il retourna, en 1815, à Gênes, où il est encore. La valeur attribuée à de tels objets et leur rareté s'expliquent, si l'on observe que la fabrication du verre coloré en vert, opération difficile et coûteuse, paraît avoir été abandonnée sous les grecs et les romains. Pline ne parle pas de ce genre de vitrification, qui était certainement en usage dans l'ancienne égypte, d'après l'examen microscopique des couleurs employées sur les monuments. Cependant nous trouvons parmi les recettes des manuscrits alchimiques un petit traité sur la fabrication des verres, où il est question, à côté du verre bleu, du verre venetum , c'est-à-dire vert pâle. La confusion entre une série fort diverse de substances de couleur verte explique aussi la particularité signalée par Théophraste, d'après lequel l'émeraude communiquerait sa couleur à l'eau, tantôt plus, tantôt moins, et serait utile pour les maladies des yeux. Il s'agit évidemment de sels basiques de cuivre, en partie solubles et pouvant jouer le rôle de collyre. Les détails qui précèdent montrent de nouveau une même dénomination appliquée à un grand nombre de substances différentes, assimilées d'ailleurs aux métaux : les unes naturelles, ou susceptibles parfois d'être produites dans les mines, en y provoquant certaines transformations lentes, telle est la malachite ; d'autres sont purement artificielles. On conçoit dès lors le vague et la confusion des idées des anciens, ainsi que l'espérance que l'on pouvait avoir de procéder à une imitation de plus en plus parfaite des substances minérales et des métaux, par l'art aidé du concours du temps et des actions naturelles.<o:p></o:p>


    7 - l'Airain et le Cuivre.<o:p></o:p>

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    Après le chesbet et le mafek, la liste des métaux égyptiens se poursuit par un vrai métal, le chomt, nom traduit, d après Lepsius, par cuivre, bronze, airain, et qui se reconnaît à sa couleur rouge sur les monuments. Champollion traduisait le même mot par fer. Cette confusion entre l'airain et le fer est ancienne. Déjà le mot latin Oes, airain, répond au sanscrit Ayas, qui signifie le fer. Ici encore les égyptiens comprenaient sous une même domination un métal pur, le cuivre, et ses alliages, obtenus plus facilement que lui par les traitements métallurgiques des minerais. Le cuivre pur, en effet, s'est rencontré rarement autrefois, bien qu'il existe à l'état natif : par exemple, dans les dépôts du lac supérieur en Amérique ; et bien qu'il puisse être réduit de certains minerais à l'état pur. Mais il se prête mal à la fonte. Dans la plupart des cas, la réduction s'opère plus aisément sur des mélanges renfermant à la fois le cuivre et l'étain bronzes, parfois aussi le plomb ( molybdochalque des anciens), et le zinc orichalque, laitons , en diverses proportions relatives. De là résultent des alliages plus fusibles et doués de propriétés particulières, qui constituent spécialement l'airain des anciens, le bronze des modernes. Le chomt est représenté sur les monuments égyptiens en grosses plaques, en parallélipipèdes fondus (briques) et en fragments bruts, non purifiés par la fusion. Les musées renferment des miroirs de bronze (alliage de cuivre et d'étain), des serrures, clefs, cuillers, clous, poignards, haches, couteaux, coupes et objets de toute nature en bronze. Vauquelin en a publié des analyses, où il signale un septième d'étain. J'ai eu occasion d'exécuter moi-même, pour Mariette, quelques analyses de miroirs se rapprochant encore davantage de la composition du bronze le plus parfait (un dixième d'étain). Ici vient se ranger l'orichalque , mot qui semble avoir représenté chez les grecs tous les alliages métalliques jaunes rappelant l'or par leur brillant. Il a d'abord été employé par Hésiode et par Platon. Ce dernier parle dans son  atlantide d'un métal précieux, devenu mythique plus tard pour Aristote, et que, d'après Pline, on ne rencontrait plus de son temps dans la nature. Cependant le mot se retrouve, à l'époque de l'empire romain et dans les traités des alchimistes grecs, pour exprimer le laiton, l'alliage des cymbales et divers autres. Il est venu jusqu'à nous dans la dénomination défigurée de fil d'archal. Telle est la variabilité indéfinie de propriétés des matières désignées autrefois sous un seul et même nom. Ce sont, je le répète, des circonstances qu'il importe de ne pas oublier, si l'on veut comprendre les idées des anciens, en se plaçant dans le même ensemble d'habitudes et de faits pratiques. Les nombreux alliages que l'on sait fabriquer avec le cuivre, la facilité avec laquelle on en fait varier à volonté la dureté, la tenacité, la couleur, étaient particulièrement propres à faire naître l'espérance de transformer le cuivre en or. De là, ces recettes pour obtenir un bronze couleur d'or, inscrites dans les papyrus de Leide et dans nos manuscrits. On raconte aussi que l'on trouva dans le trésor des rois de Perse un alliage semblable à l'or, qu'aucun procédé d'analyse, sauf l'odeur, ne permettait d'en distinguer. L odeur propre de ces alliages, pareille à celle des métaux primitifs, avait frappé les opérateurs. Nous trouvons aussi dans une vieille recette de diplosis, où il est question d'un métal artificiel, ces mots : " la teinture le rend brillant et inodore  . Ainsi il semblait aux métallurgistes du temps qu'il n'y eût qu'un pas à faire, un tour de main à réaliser, une ou deux propriétés à modifier pour obtenir la transmutation complète et la fabrication artificielle de l or et de l'argent.<o:p></o:p>

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    8 - Le Fer.<o:p></o:p>

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    Après le chomt, vient le men, plus tard tehset, que M Lepsius traduit par fer. Il y a quelque incertitude sur cette interprétation, le nom du fer ne paraissant pas sur les monuments vis-à-vis des figures des objets qui semblent formés par ce métal. Il semble que ce soit là une preuve d'un caractère récent. Le fer, en effet, est rare et relativement moderne dans les tombeaux égyptiens. Les peintures de l'ancien empire ne fournissent pas d'exemple d'armes peintes en bleu (fer), mais toujours en rouge ou brun clair (airain). à l'origine, on se bornait à recouvrir les casques et les cuirasses de cuir avec des lames et des bagues de fer ; ce qui montre la rareté originelle du fer. Tout ceci n'a rien de surprenant. On sait que la préparation du fer, sa fusion, son travail sont beaucoup plus difficiles que ceux des autres métaux. Aussi est-il venu le dernier dans le monde, où il a été connu d'abord sous la forme de fer météorique. L'âge de fer succède aux autres, dans les récits des poètes. L'usage du fer fut découvert après celui des autres métaux, dit Isidore De Séville. On connut l'airain avant le fer, d'après Lucrèce. Les massagètes ne connaissaient pas le fer, suivant Hérodote ; les mexicains et les péruviens non plus, avant l'arrivée des espagnols. Les opinions que je viens d'exposer sur l'origine récente du fer en égypte sont les plus accréditées. Cependant je dois dire que M Maspero ne les partage pas. Il pense qu'il existe des indices peu douteux de l'emploi des outils de fer dans la construction des pyramides et il a même trouvé du fer métallique dans la maçonnerie de ces édifices. <o:p></o:p>

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    9 - Le Plomb.<o:p></o:p>

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    Le taht ou plomb, le plus vulgaire de tous, termine la liste des métaux figurés par les égyptiens. On doit entendre sous ce nom, non seulement le plomb pur, mais aussi certains de ses alliages. D'après les alchimistes grecs, tels que le pseudo-Démocrite, le plomb était le générateur des autres métaux ; c'était lui qui servait à produire, par l'intermédiaire de l'un de ses dérivés, appelé magnésie par les auteurs, les trois autres corps métalliques congénères, à savoir le cuivre, l'étain et le fer. Avec le plomb, on fabriquait aussi l'argent. Cette idée devait paraître toute naturelle aux métallurgistes d'autrefois, qui retiraient l'argent du plomb argentifère par coupellation. <o:p></o:p>

    10 - L'Etain.<o:p></o:p>

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    L'étain, circonstance singulière, ne figure pas dans la liste de Lepsius, bien qu'il entre dans la composition du bronze des vieux égyptiens. Peut-être ne savaient-ils pas le préparer à l'état isolé. Il n'a été connu à l'état de pureté que plus tard, à l'époque des grecs et des romains. Mais il était d'usage courant au temps des alchimistes, comme en témoignent les recettes des papyrus de Leide. C'était l'une des matières fondamentales employées pour la prétendue fabrication ou transmulation de l'argent, dans ces papyrus, comme dans nos manuscrits. C est pourquoi il convient de parler ici du  cassiteros antique, mot dont le sens a changé, comme celui de l'airain, avec le cours des temps. à l'origine, dans Homère par exemple, il  semble que le cassiteros fut un alliage d'argent et de plomb, alliage qui se produit aisément pendant le traitement des minerais de plomb. Plus tard, le même nom fut appliqué à l'étain, ainsi qu'à ses alliages plombifères. De même, en hébreu, bédil signifie tantôt l'étain, tantôt le plomb, ou plutôt certains de ses alliages. L'étain lui-même a été regardé d'abord comme une sorte de doublet du plomb ; c' était le plomb blanc ou argentin, opposé au plomb noir ou plomb proprement dit (Pline). Son éclat, sa résistance à l'eau et à l'air, ses propriétés, intermédiaires en quelque sorte entre celles du plomb et celles de l'argent, toutes ces circonstances nous expliquent comment les alchimistes ont pris si souvent l'étain comme point de départ de leurs procédés de transmutation. Une de ses propriétés les plus spéciales, le cri ou bruissement qu'il fait entendre lorsqu'on le plie, semblait la première propriété spécifique qu'on dût s'attacher à faire disparaître. Geber y insiste et les alchimistes grecs en parlent déjà. Les alliages d'étain, tels que le bronze, l'orichalque (alliages de cuivre), et le claudianon (alliage de plomb), jouaient aussi un grand rôle autrefois. On remarquera que les alliages ont dans l'antiquité des noms spécifiques, comme les métaux eux-mêmes. Rappelons encore que l'astre associé à l'étain à l'origine n'était pas la planète Jupiter, comme il est arrivé plus tard, mais la planète Mercure. Les lexiques alchimiques portent la trace de cette première attribution. Le signe de Jupiter était assigné originairement à l'électrum. Cette planète d'ailleurs, ou plutôt son signe, paraît avoir possédé à un certain moment une signification générique ; car ce dernier est adjoint comme signe auxiliaire à celui du mercure, dans un lexique alchimique très ancien. <o:p></o:p>

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    11 - Le Mercure.<o:p></o:p>

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    Le mercure, qui joue un si grand rôle chez les alchimistes, est ignoré dans l'ancienne égypte. Mais il fut connu des grecs et des romains. On distinguait même le mercure natif et le mercure préparé par l'art, fabriqué en vertu d'une distillation véritable, que Dioscoride décrit. Sa liquidité, que le froid ne modifie pas, sa mobilité extrême, qui le faisait regarder comme vivant, son action sur les métaux, ses propriétés corrosives et vénémeuses sont résumées par Pline en deux mots : ... etc. ; liqueur éternelle, poison de toutes choses. Son nom primitif est vif argent, eau argent, c'est-à-dire argent liquide. Le métal n'a pris le nom et le signe de mercure, c'est-à-dire ceux du corps hermétique par excellence, que pendant le moyen âge. Dans les papyrus grecs de Leide, recueillis à Thèbes en égypte, le nom du mercure se trouve associé à diverses recettes alchimiques ; précisément comme dans nos manuscrits. <o:p></o:p>

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    12 - Autres substances congénères des métaux.<o:p></o:p>

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    Les minéraux bleus et verts sont les seuls qui soient inscrits en égypte dans la liste des métaux. Cependant il convient de faire aussi mention d'autres pierres précieuses égyptiennes, telles que le chenem , rubis, pierre rouge, émail ou verre rouge ; le nesem , substance blanc clair ; le tehen, topaze, jaspe jaune, émail ou verre jaune ; soufre en copte ; le hertès , couleur blanche, quartz laiteux ; peut-être aussi stuc, émail blanc et autres corps équivalents au titanos, mot qui veut dire chaux en grec. Ces substances, que nous rangerions aujourd'hui à côté du mafek et du chesbet, n'y figuraient cependant pas en égypte : ce qui manifeste encore la diversité des conceptions des anciens, comparées aux nôtres.<o:p></o:p>

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    13 - Liste alchimique des métaux et de leurs dérivés.<o:p></o:p>

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    Pour compléter ce sujet et montrer l'étendue des rapprochements faits par les premiers alchimistes, il convient de citer une liste des corps associés à chaque métal Ek Tôn Metallicôn, la liste de ses dérivés, dirions-nous ; tous corps compris sous le signe fondamental du métal, comme on le ferait aujourd'hui dans un traité de chimie. Cette liste paraît fort ancienne, car elle précède immédiatement celle des mois égyptiens dans le Ms 2327 (Fol 280) ; elle comprend les sept signes des métaux, assimilés aux sept planètes ; elle constate des rapprochements étranges. A la vérité, le mot plomb est suivi par celui de la litharge et du claudianon (alliage de plomb et d'étain), qui s'y rattachent directement, et le mot fer par ceux de l'aimant et des pyrites. Mais, d'autre part, le signe de l'étain cassiteros comprend en même temps le corail, toute pierre blanche, ce qui rappelle les émaux ; puis la sandaraque, le soufre et les analogues. Sous le signe de l' or figurent, avec ce métal, l'escarboucle, l'hyacinthe, le diamant, le saphir et les corps analogues ; c'est-à-dire les pierres précieuses les plus brillantes et les plus chères. Après le signe du cuivre chalkos, on lit la perle, l'onyx, l'améthyste, le naphte, la poix, le sucre, l'asphalte, le miel, la gomme ammoniaque, l'encens. Le signe de l'émeraude comprend le jaspe, la chrysolithe, le mercure, l'ambre, l'oliban, le mastic. La place assignée au mercure est significative. En effet, ce métal n'apparaît pas comme chef de file dans la vieille liste des métaux ; mais il est rattaché à une rubrique antérieure, celle de l'émeraude (chesbet), dont il semble avoir pris plus tard la place dans la notation symbolique. Enfin le signe de l'argent embrasse le verre, la terre blanche et les choses pareilles. Cette liste établit, je le répète, des rapprochements curieux et dont la raison avec nos idées actuelles est difficile à expliquer. Il semble qu'il y ait là l'indice de quelque tableau général des substances, rangées sous un certain nombre de rubriques tirées des noms des métaux ; quelque chose comme les catalogues du blanc et du jaune attribués à Démocrite. Les analogies qui ont présidé à la construction de semblables classifications sont difficiles à retrouver aujourd'hui. Cependant, rappelons-nous que l'emploi de signes et de mots compréhensifs a toujours existé en chimie. Ceux qui liront, dans quelques siècles, le mot générique éther, appliqué à des corps aussi dissemblables que l'éther ordinaire, le blanc de baleine, les huiles, la nitroglycérine, la poudre coton, le sucre de cannes, sans connaître les théories destinées à grouper tous ces corps, unis sous la définition d'une fonction commune, n'éprouveront-ils pas aussi quelque embarras ? Quoi qu'il en soit, on remarquera que les pierres précieuses sont jointes aux métaux dans la vieille liste alchimique, aussi bien que dans la liste fondamentale des anciens égyptiens. Les noms des métaux y comprennent en effet le plomb, l'étain, le fer, l'or, le cuivre, l'émeraude, l'argent : c'est la même association que celle des métaux égyptiens, d'après Lepsius.<o:p></o:p>


    14 - Les laboratoires.<o:p></o:p>

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    En quels lieux et par quels procédés préparait-on en égypte les métaux et les substances brillantes, pierres précieuses artificielles et vitrifications, qui étaient assimilées aux métaux ? C'est ce que nous ne savons pas d'une manière précise. Agatharchide nous apprend, à la vérité, quels étaient les centres d'exploitation métallurgique. Mais il s'agit plutôt, dans son récit, de l'extraction des minerais métalliques et de leur traitement sur place, que des industries chimiques proprement dites. Celles-ci paraissent avoir été exercées en général au voisinage des sanctuaires de Ptah et de Serapis. Les opérateurs qui s'occupaient de transmutation étaient les mêmes que ceux qui préparaient les médicaments. L'association de ces diverses connaissances a toujours relevé d'un même système général de théories. Aujourd'hui encore, les mêmes savants cultivaient à la fois la chimie minérale, science des métaux et des verres, et la chimie organique, science des remèdes et des teintures. En égypte d'ailleurs, les procédés chimiques de tout genre étaient exécutés, aussi bien que les traitements médicaux, avec accompagnement de formules religieuses, de prières et d'incantations, réputées essentielles au succès des opérations comme à la guérison des maladies. Les prêtres seuls pouvaient accomplir à la fois les deux ordres de cérémonies, pratiques et magiques. Cependant, jusqu'à présent, on n'a pas retrouvé la trace des vieux laboratoires qui devaient être consacrés à la fabrication des métaux, des verres et des pierres précieuses. Le seul indice que l'on en connaisse est dû à une observation de M Maspero, dont il a bien voulu me confier le détail. La découverte a été faite par des indigènes, à Drongah, à une demi-heure de marche au S-S-O de Siout, au pied de la montagne, dans un cimetière musulman, établi au milieu de l'un des quartiers de l'ancienne nécropole. Dans une fouille faite pour chercher de l'or, et poursuivie jusqu'au sein de la roche même, on tomba sur une sorte de puits d'éboulement ; on rencontra au fond, à une profondeur de 12 à 13 mètres, une chambre funéraire, appartenant à une sépulture profonde et déjà violée. Là on pénétra dans une chambre ayant servi de laboratoire, et dont les parois étaient enfumées. On y trouva les objets suivants : un fourneau en bronze ; une porte en bronze, de 0 m 35 de hauteur, provenant d'un four plus grand ; environ cinquante vases de bronze munis d'un bec en rigole non fermée, chacun dans une sorte de cône tronqué, aussi en bronze, et dont l'orifice supérieur était plus large. Ce cône rappelle nos bains de sable ; mais l'usage des vases eux mêmes est inconnu. Il y avait aussi plusieurs cuvettes d'albâtre ; un vase arrondi, provenant de l'ancien empire, en diorite ou jaspe vert ; des cuillers en albâtre ; des objets en or à bas titre, pesant 96 dirhems, composés de morceaux ayant l'apparence de rubans en larges feuilles enroulées ; ainsi qu'un masque de momie, faussé et plié. Ces objets d'or offraient l'aspect d'objets pillés et préparés pour la fonte. Le tout semble constituer un atelier du VIe au VIIe siècle de notre ère, ayant appartenu à un faux-monnayeur ou à un alchimiste : c'était alors à peu près la même chose. Dans un coin de la chambre, on aperçut une terre grasse et noirâtre que les assistants s'empressèrent d'emporter, disant qu'ils allaient s'en servir pour blanchir le cuivre : en d'autres termes, ils la regardaient comme de la poudre de projection, susceptible de changer le cuivre en argent. On voit par ce préjugé que la tradition secrète de l'alchimie n'est pas encore perdue dans l'égypte moderne. La teinture des métaux. Ainsi les égyptiens réunissaient dans une même liste et dans un même groupe les métaux vrais, leurs alliages et certains minéraux colorés ou brillants, les uns naturels, les autres artificiels. Les mêmes ouvriers traitaient les uns et les autres par les procédés de la cuisson, c'est-à-dire de la voie sèche. Les industries du verre, des émaux, des alliages étaient très développées en égypte et en Assyrie, comme le montrent les récits des anciens et l'examen des débris de leurs monuments. Cette assimilation entre les métaux et les pierres précieuses reposait à la fois sur les pratiques industrielles et sur les propriétés mêmes des corps. Elle paraît tirer son origine de l'éclat de la couleur, de l'inaltérabilité, communes à ces diverses substances. Les noms mêmes de certains métaux en grec et en latin, tels que l'électros, c'est-à-dire le brillant ; l'argent appelé argyrion, c'est-à-dire le blanc, en hébreu le pâle ; le nom de l'or, qui est aussi dit le brillant en hébreu, rappellent l'aspect sous lequel les métaux rares apparaissent d'abord aux hommes et excitent leur avidité. Dans la fusion accidentelle des minerais : produite au moment de l'incendie des forêts : " ils les voyaient se solidifier à terre avec une couleur brillante et les emportaient, séduits par leur éclat ". On les trouvait aussi dans le lit des rivières, associés aux pierres précieuses. Les égyptiens n'avaient, pas plus que les anciens en général, cette notion d'espèces définies, de corps doués de propriétés invariables, qui caractérise la science actuelle ; une telle notion ne remonte pas au delà du siècle présent en chimie. De là la signification multiple et variable des noms de substances employés dans le monde antique. Ceci étant admis, ainsi que la possibilité d'imiter plus ou moins parfaitement certains corps, d'après les expériences courantes sur les matières vitreuses et les alliages, on étendait cette possibilité à toutes, par une induction légitime en apparence. Les extractions de la plupart des métaux et les reproductions effectives des verres et des alliages ayant lieu en général par l'action du feu, à la suite de pulvérisations, fusions, calcinations, coctions plus ou moins prolongées on conçoit qu'on ait essayé d'opérer de même pour reproduire tous les métaux. Ce n'est pas tout : l'imitation des pierres précieuses par les émaux et les verres présente des degrés fort divers. De même, les alliages varient dans leurs propriétés et sont plus ou moins ressemblants aux vrais métaux. Nous avons vu qu'il en était ainsi pour l'airain, qui a fini par devenir notre cuivre, mais qui signifiait aussi le bronze ; pour le cassiteros, qui a fini par devenir notre étain, mais qui signifiait aussi le laiton et les alliages plombifères. On conçoit dès lors l'origine de cette notion des métaux imparfaits et artificiels, possédant la couleur, la dureté, un certain nombre des propriétés des métaux naturels parfaits, sans y atteindre complètement. Ainsi la fabrication du bronze couleur d'or figure dans les papyrus de Leide, aussi bien que dans nos manuscrits. Il s'agissait de compléter ces imitations pour faire du vrai or, du vrai argent, possédant toutes leurs propriétés spécifiques, de l'or naturel, comme dit Proclus. La prétention de doubler la proportion de l'or (ou celle de l'argent), en l'associant à un autre métal diplosis, par des procédés dont il est question à la fois dans les papyrus de Leide, dans Manilius, et dans nos manuscrits ; cette prétention, dis-je, implique l'idée que l'or et l'argent étaient des alliages, alliages qu'il était possible de reproduire et de multiplier, en développant dans les mélanges une métamorphose analogue à la fermentation et à la génération. On croyait pouvoir en même temps, par des tours de main convenables, modifier à volonté les propriétés de ces alliages. De telles modifications sont en effet susceptibles de se produire dans la pratique métallurgique, à l'aide de la trempe et par l'addition de certains ingrédients en petites quantités, comme le montre la fabrication des bronzes et des aciers. Cette recherche était encouragée par des théories philosophiques plus profondes. C'est ici le lieu de rappeler les paroles de Bacon : " en observant toutes les qualités de l'or, on trouve qu'il est de couleur jaune, fort pesant et d'une telle pesanteur spécifique, malléable et ductile à tel degré, etc..., et celui qui connaîtra les formules et les procédés nécessaires pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, etc. ; celui qui connaîtra ensuite les moyens de produire ces qualités à différents degrés, verra les moyens et pourra prendre les mesures nécessaires pour réunir ces qualités dans tel ou tel corps : d'où résultera sa transmutation en or " . Les égyptiens opposent continuellement la substance naturelle et la substance produite par l'art : précisément comme il arrive dans les synthèses de la chimie organique de nos jours, où l'identité des deux ordres de matières exige constamment une démonstration spéciale. L'idée principale des alchimistes grecs, dans les livres qu'ils nous ont laissés, c'est de modifier les propriétés des métaux par des traitements convenables, pour les teindre en or et en argent ; et cela, non superficiellement à la façon des peintres, mais d'une façon intime et complète. Ils étaient guidés dans cette recherche par les pratiques de leur temps. Les pratiques pour teindre les étoffes et les verres en pourpre, pour colorer le bronze en or et pour opérer la transmutation, sont en effet rapprochées dans les papyrus de Leide, aussi bien que dans le pseudo-Démocrite. Suivant les alchimistes grecs, la science sacrée comprend deux opérations fondamentales : la xanthosis, ou art de teindre en jaune, et la leucosis ou art de teindre en blanc ; les auteurs de nos manuscrits reviennent sans cesse sur ce sujet. Quelques-uns y joignent même la mélanosis, ou art de teindre en noir, et  l'iosis ou art de teindre en violet. " l'art tinctorial, dit pélage, n'a-t-il pas été inventé pour faire une teinture qui est le but de tout l'art ? " d'après le même pélage, les deux teintures ne diffèrent en rien, si ce n'est par la couleur ; la préparation en est la même, c'est-à-dire qu'il n'existe qu'une pierre philosophale. " c'est l'eau à deux couleurs, pour le blanc et pour le jaune " . Stéphanus dit pareillement : il y a plusieurs teintures, l'une pour le cuivre, l'autre pour l'argent, l'autre pour l'or, selon la diversité des métaux ; mais elles ne forment qu'une espèce. Nous possédons sous le nom de Démocrite, le double catalogue des espèces agissant sur l'or et l'argent et susceptibles d'être blanchies, c'est-à-dire teintes en argent ; ou bien jaunies, c'est-à-dire teintes en or ; puis de jouer le rôle de matières tinctoriales vis à vis des métaux. Dans la bibliothèque des philosophes chimiques de Salmon, ouvrage publié à la fin du XVIIe siècle et qui représente la science des alchimistes après quinze siècles de culture, la pierre philosophale est définie : " la médecine universelle pour tous les métaux imparfaits, qui fixe ce qu'ils ont de volatil, purifie ce qu'ils ont d'impur, et leur donne une teinture et un éclat plus brillants que dans la nature ". Cette idée d'une teinture, d'un principe colorant, d'une poudre de projection xerion douée d'un pouvoir tinctorial considérable, était conforme en effet aux analogies tirées de la teinture des étoffes, de celle des émaux et matières vitreuses. " la pourpre royale est extraite de l'orcanette (anchusa) et de l'orseille (phycos). On teint en jaune, après avoir teint en blanc, dans la teinture de l'or, de la soie, des peaux. Avant de teindre en pourpre, il faut blanchir d'abord ". On voit comment les alchimistes étaient à la fois guidés et égarés par les comparaisons empruntées aux fabrications industrielles. De même une trace de cuivre, c'est-à-dire une seule et même matière colorante, peut teindre le verre en bleu ou en vert, suivant la nature des compositions et d'après des recettes déjà connues des anciens.<o:p></o:p>

    Ils trouvaient une confirmation de ces idées dans certaines observations des alchimistes, relatives à la teinture des métaux ; car il est, disent-ils, des agents qui blanchissent Vénus (tel le mercure qui blanchit le cuivre) ; mais c'est là une teinture imparfaite et qui ne résiste pas au feu. D'autres agents (le soufre, l'arsenic et leurs composés) jaunissent la lune, c'est-à-dire l'argent ; mais c'est encore là une imitation imparfaite. On distinguait donc pour les métaux, comme pour les étoffes et les verres, les procédés propres à les teindre à fond et les procédés propres à les teindre superficiellement. Ainsi pour dorer le cuivre ou l'argent, c'est-à-dire pour teindre ces métaux à la surface, on employait la dorure par amalgamation, déjà connue de Vitruve ; ou bien on opérait au moyen d'un alliage d'or et de plomb. Au contraire, les procédés pour teindre les métaux à fond, dans leur masse et leur essence intime en quelque sorte, procédés congénères de la formation des alliages, tels que le bronze et le laiton, étaient réputés plus mystérieux. Le nom même d'orpiment Auri Pigmentum, qui désigne aujourd'hui le sulfure d'arsenic, mais qui avait une signification plus confuse pour les anciens, rappelle la teinture de l'or. Ces analogies expliquent également pourquoi Démocrite, auteur d'ouvrages sur la teinture des verres et sur la teinture en pourpre, a été regardé plus tard comme l'inventeur de la teinture des métaux. Parmi les ouvrages que nous possédons, les mêmes traités s'occupent à la fois de la teinture des métaux, de celle des verres et de celle des étoffes. On voit comment l'idée de la fabrication même des métaux et celle de la transmutation ont découlé des industries et des idées égyptiennes, relatives à la préparation des métaux, des alliages, des émaux, des verres et des étoffes colorées. C'est même là ce qu'il y ait de plus clair dans les descriptions techniques des manuscrits. Ce n'en est pas moins une chose étrange et difficile à comprendre aujourd'hui qu'un tel mélange de recettes réelles et positives, pour la préparation des alliages et des vitrifications, et de procédés chimériques, pour la transmutation des métaux. Les uns et les autres sont exposés au même titre et souvent avec la même naïveté, dépouillée de tout attirail charlatanesque, dans les papyrus de Leide et dans certaines parties de nos manuscrits. Si les fourbes et les imposteurs ont souvent exploité ces croyances, il n'en est pas moins certain qu'elles étaient sincères chez la plupart des adeptes. Ici s'élève une question singulière. Comment cette expérience qui prétendait à un résultat positif et tangible et qui échouait toujours, en définitive, a-t-elle pu rencontrer une foi si persistante et si prolongée ? C' est ce que l'on s'expliquerait difficilement, si l'on ne savait avec quelle promptitude l'esprit humain embrasse tout préjugé qui flatte ses espérances de puissance ou de richesse, et avec quelle ardeur crédule il y demeure obstinément attaché. Les prestiges de la magie, les prédictions de l'astrologie, associées de tout temps à l'alchimie, ne sont pas moins chimériques. Cependant ce n'est que de nos jours et en Occident seulement qu'elles ont perdu leur autorité aux yeux des esprits cultivés. Encore les spirites et les magnétiseurs sont-ils nombreux, même en Europe. Les succès de l'alchimie et sa persistance se rattachent aussi à des causes plus philosophiques. En effet l'alchimie ne consistait pas seulement dans un certain ensemble de recettes destinées à enrichir les hommes ; mais les savants qui l'avaient cultivée, au temps des alexandrins, avaient essayé d'en faire une science véritable et de la rattacher au système général des connaissances de leur temps. Il convient donc maintenant de s'élever plus haut et d'examiner les théories par lesquelles les alchimistes justifiaient leurs procédés et dirigeaient leurs expériences. Ces théories sont d'ordre métaphysique : elles sont liées de la façon la plus intime avec les idées des anciens sur la nature et sur la matière.<o:p></o:p>

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    Les théories. Théories grecques.<o:p></o:p>

    1 - Introduction.<o:p></o:p>

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    L' alchimie n'est pas sortie uniquement et sans mélange du monde égyptien. C'est après la fusion de la civilisation grecque et de la civilisation égyptienne, à Alexandrie, et au moment de leur dissolution finale, que nous voyons apparaître les premiers écrits alchimiques. On y trouve un étrange amalgame de notions d'origine diverse. à côté de descriptions et de préceptes purement empiriques, empruntés à la pratique des industries chimiques dans l'antiquité, à côté des imaginations mystiques, d'origine orientale et gnostique, que nous avons rapportées, on y rencontre tout un corps de doctrines philosophiques, issues des philosophes grecs, et qui constituent à proprement parler la théorie de la nouvelle science. Le double aspect à la fois positif et mystique de la chimie, la signification profonde des transformations dont elle étudie les lois, se montrent ici tout d'abord. Ces rapprochements philosophiques ne sont pas arbitraires ; on y est conduit par le texte même des alchimistes grecs. Non seulement ils se rattachent à Démocrite, en vertu d'une tradition suspecte ; mais Zosime est un gnostique, imprégné des idées de Platon dont il avait écrit la vie. Les premiers auteurs dont les noms se retrouvent dans l'histoire de leur temps, tels que Synésius, Olympiodore, Stéphanus, sont des philosophes proprement dits, appartenant à l'école néoplatonicienne. Olympiodore et Stéphanus citent les pythagoriciens, l'école ionienne et l'école éléate, écoles qu'ils connaissaient fort bien. Leurs scoliastes, le philosophe Chrétien et l'Anonyme, commentent les mêmes sources. Les idées de ces premiers alchimistes ont passé depuis aux arabes, puis aux occidentaux ; or, je le répète, elles se rattachent par des liens incontestables à celles de l'école ionienne et surtout aux idées de Platon ; je donnerai tout à l'heure sur ces deux points des preuves démonstratives. Citons dès à présent la lettre écrite au XIe siècle par Michel Psellus au patriarche Xiphilin, laquelle sert en quelque sorte de préface au recueil des alchimistes grecs : " tu veux que je te fasse connaître cet art qui réside dans le feu et les fourneaux et qui expose la destruction des matières et la transmutation des natures. Quelques-uns croient que c'est là une connaissance d'initié, tenue secrète, qu'ils n'ont pas tenté de ramener à une forme rationnelle ; ce que je regarde comme une énormité. Pour moi, j'ai cherché d'abord à connaître les causes et à en tirer une explication rationnelle des faits. Je l' ai cherchée dans la nature des quatre éléments, dont tout vient par combinaison et en qui tout retourne par dissolution... j'ai vu dans ma jeunesse la racine d'un chêne changée en pierre, en conservant ses fibres et toute sa structure, participant ainsi des deux natures ", c'est-à-dire du bois et de la pierre. Ce que Psellus attribue à l'effet de la foudre. Puis il cite, d'après Strabon, les propriétés d'une fontaine incrustante qui reproduisait les formes des objets immergés. " ainsi les changements de nature peuvent se faire naturellement, non en vertu d'une incantation ou d'un miracle, ou d'une formule secrète. Il y a un art de la transmutation. J'ai voulu t'en exposer tous les préceptes et toutes les opérations. La condensation et la raréfaction des matières, leur coloration et leur altération : ce qui liquéfie le verre, comment l'on fabrique le rubis, l'émeraude ; quel procédé naturel amollit toutes les pierres : comment la perle se dissout et s'en va en eau ; comment elle se coagule et se forme en sphère ; quel est le procédé pour la blanchir ; j'ai voulu réduire tout cela aux préceptes de l'art. Mais comme tu ne permets pas que nous nous arrêtions à des choses superflues, tu veux que je me borne à expliquer par quelles matières et à l'aide de quelle science on peut faire de l'or. Tu en veux connaître le secret, non pour avoir de grands trésors, mais pour pénétrer dans les secrets de la nature ; pareil aux anciens philosophes, dont le prince est Platon. Il a voyagé en égypte, en Sicile, dans les diverses parties de la Libye, pour voir le feu de l'Etna et les bouches du Nil et la pyramide sans ombre et les cavernes souterraines, dont la raison fut enseignée aux initiés... nous te révèlerons toute la sagesse de Démocrite D'Abdère, nous ne laisserons rien dans le sanctuaire ". Ce que les théologiens, (c'est-à-dire les philosophes purs), entendent des choses divines, les physiciens (c'est-à-dire les philosophes naturalistes), l'entendent de la matière, dit l'un de nos auteurs alchimiques. C'est l'éternelle lutte des métaphysiciens contre les philosophes de la nature : ils parlent souvent le même langage en apparence et emploient les mêmes symboles, mais avec une signification bien différente. Ainsi l'alchimie était pour ses adeptes une science positive et une philosophie ; elle s'appuyait sur les doctrines des sages de la Grèce. Précisons cette filiation.<o:p></o:p>


    2 - Les premiers philosophes naturalistes.<o:p></o:p>

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    Thalès De Milet (vers 600 avant J-C) et l'école ionienne à sa suite dégagèrent les premiers la conception scientifique de la nature, du langage mythique, sous lequel elle était enveloppée par le symbolisme religieux de l'Orient. D'après Thalès, qui semble avoir tiré ses opinions des mythes babyloniens, l'eau est la matière première dont tout est sorti. Anaximène (Vie siècle avant l'ère chrétienne), guidé par une première vue des phénomènes généraux de la nature, soutient de son côté que l'air est le principe des choses : raréfié, il devient du feu ; condensé, il forme successivement les nuages, l'eau, la terre, les pierres. A ces notions un peu vagues, tirées d'une première vue de la nature, succèdent des aperçus plus profonds. Parménide et les éléates, cités par Zosime et suivis par Chymès, admettent la permanence de la substance primordiale. Tout se réduit à une essence unique, éternelle, immobile. Les alchimistes disent de même : le tout vient du tout, voilà toute la composition. C'est ce qu'expriment plus fortement encore les axiomes mystiques inscrits dans les cercles concentriques du serpent : " un est le tout, par lui le tout est ; si le tout ne contient pas le tout, il n'est pas le tout ". Héraclite (vers l'an 500) est frappé, au contraire, par l'aspect du changement nécessaire des choses. Le feu se change en eau par condensation ; et l'eau en terre ; la terre de son côté redevient liquide, et celle-ci évaporée reproduit le feu, etc. Ainsi jamais rien ne subsiste en sa forme. Rien ne demeure, tout devient et se transforme, tout est créé continuellement par les forces agissantes dans l'écoulement des phénomènes. L'apparence de la persistance tient à ce que les parties qui s'écoulent d'un côté sont remplacées de l'autre par l'afflux d'autres parties dans la même proportion. Ce qui vit et se meut dans la nature, c'est le feu, l'âme ou souffle, principe mobile et perpétuellement changeant, substance première des choses. Ces idées ressemblent étrangement à celles qui servent aujourd'hui de fondement à nos théories physiques sur l'échange incessant des éléments dans leurs composés, sur la transformation des forces et sur la théorie mécanique de la chaleur. Empédocle (au milieu du Ve siècle avant J-C) précise davantage et cherche à concilier la permanence des substances avec le changement perpétuel des apparences. Ce qui nous apparaît comme le commencement ou la fin d'un être n'est qu'une illusion ; en réalité, il n'y a rien que mélange, réunion, combinaison, opposés à la séparation, à la décomposition. Les éléments dont toutes choses sont composées consistent dans quatre substances différentes, incréées et impérissables : la terre, l'eau, l'air et le feu. Empédocle est le fondateur de la doctrine des quatre éléments, déjà entrevue par ses prédécesseurs, mais à laquelle il a donné sa formule définitive. Cette doctrine a présidé à toute la chimie jusqu'à la fin du siècle dernier. Les quatre éléments répondent en effet aux apparences et aux états généraux de la matière. La terre est le symbole et le support de l'état solide et de la sécheresse. L'eau, obtenue soit par fusion ignée, soit par dissolution, est le symbole et le support de la liquidité et même du froid. L'air est le symbole et le support de la volatilité et de l'état gazeux. Le feu, plus subtil encore, répond à la fois à la notion substantielle du fluide éthéré, support symbolique de la lumière, de la chaleur, de l'électricité, et à la notion phénoménale du mouvement des dernières particules des corps. C'étaient donc là, pour Empédocle et ses successeurs, les éléments de toutes choses. Ainsi Aristote nous dit : " la chair, le bois renferment de la terre et du feu en puissance, que l'on peut en séparer ". Les alchimistes désignaient les quatre éléments par un seul mot : la tetrasomia, laquelle représentait la matière des corps. Ils rangeaient ces derniers en plusieurs classes ou catégories, selon qu'ils participent plus ou moins de l'un des éléments. Au feu se rattachent les métaux et ce qui résulte de l'art de la coction (voie ignée) ; à l'air, les animaux qui y vivent ; à l'eau, les poissons ; à la terre, les plantes, etc. L'établissement des catalogues de ces quatre classes était attribué à Démocrite, affirmation qui n'a rien d'invraisemblable. Ces idées rappellent celles de Stahl et de ses contemporains sur le phlogistique et sur les corps qui s'y rattachent, tels que les métaux et les combustibles. Pour préciser davantage, il m'a paru utile de traduire in extenso le passage dans lequel Olympiodore s'en réfère formellement aux conceptions des premières écoles grecques et les met en parallèle avec les théories des alchimistes. Le feu est le premier agent, celui de l'art tout entier. C'est le premier des quatre éléments. En effet le langage énigmatique des anciens sur les quatre éléments se rapporte à l'art. Que ta vertu examine avec soin les quatre livres de Démocrite sur les quatre éléments ; il s'agit de physique. Il parle tantôt du feu doux, tantôt du feu violent et du charbon et de tout ce qui a besoin de feu ; puis de l'air, de tout ce qui dérive de l'air, des animaux qui vivent dans l'air ; pareillement des eaux, de la bile des poissons, de tout ce qui se prépare avec les poissons et l'eau ; de même il parle de la terre et de ce qui s'y rattache, les sels, les métaux, les plantes. Il sépare et classe chacun de ces objets, d'après la couleur, les caractères spécifiques et sexuels, mâle ou femelle. Sachant cela, tous les anciens voilèrent l'art sous la multiplicité des paroles. L'art en effet a complètement besoin de ces données ; en dehors d'elles rien de sûr. Démocrite le dit, on ne pourra rien constituer de solide sans elles. Sache donc que selon ma force j'ai écrit, étant faible non seulement par le discours, mais aussi par l'esprit ; et je demande que par vos prières vous empêchiez que la justice divine ne s'irrite contre moi pour avoir eu l'audace d'écrire cet ouvrage, et qu'elle me soit propice de toute manière. Les écrits des égyptiens, leurs poésies, leurs doctrines, les oracles des démons, les expositions des prophètes traitent du même sujet... éprouve maintenant ta sagacité. On a employé plusieurs noms pour l'eau divine. Cette eau divine désigne ce que l'on cherche et l'on a caché l'objet de la recherche sous le nom d'eau divine. Je vais te montrer un petit raisonnement, écoute, (toi qui es) en possession de toute vertu ; car je connais le flambeau de ta pensée et le bien tutélaire ; je veux placer devant tes yeux l'esprit des anciens. Philosophes, ils en tiennent le langage et ils sont venus à l'art par la sagesse, sans voiler en rien la philosophie ; ils ont tous écrit clairement. En quoi ils ont manqué à leur serment, car leurs écrits traitent de la doctrine et non des œuvres pratiques. Quelques-uns des philosophes naturalistes rapportent aux principes le raisonnement sur les éléments, attendu que les principes sont quelque chose de plus général que les éléments. En effet au principe premier se ramène tout l'ensemble de l'art. Ainsi Agathodémon, ayant placé le principe dans la fin et la fin, dans le principe, veut que ce soit le serpent ouroboros... cela est évident, ô initié... Agathodémon, quel est-il ? Les uns croient que c'est un ancien, un des plus vieux personnages qui se sont occupés de philosophie en égypte ; d'autres disent que c' est un ange mystérieux, bon génie de l'égypte ; d'autres l'ont appelé le ciel, et peut-être dit-on ceci parce que le serpent est l'image du monde. En effet certains hiérogrammates égyptiens, voulant retracer le monde sur les obélisques, ou l'exprimer en caractères sacrés, dessinent le serpent ouroboros ; son corps est constellé d'astres. C'est, m'a-t-on dit, parce qu'il est le principe. Telle est l'opinion exposée dans le livre de la chimie, où l'on en retrace la figure. Je cherche maintenant comment il se fait que le principe soit chose plus universelle que les éléments. Disons ce qui est pour nous un élément et en même temps ce qu'est le principe. Les quatre éléments sont le principe des corps, mais tout principe n'est pas pour cela un élément. En effet le divin, l'œuf, l'intermédiaire, les atomes sont pour certains (philosophes) les principes des choses ; mais ce ne sont pas des éléments. Cherchons donc, d'après certains signes, quel est le principe des choses, s'il est un ou multiple. S'il est unique, est-il immobile, infini, ou déterminé ? S'il y a plusieurs principes, les mêmes questions se posent : sont-ils immobiles, déterminés, infinis ? Les anciens ont admis un principe de tous les êtres unique, immobile et infini. Thalès De Milet parle de l'œuf _ il s'agit de l'eau divine et de l'or ;  _ c'est un principe un, beau, immobile ; il est exempt de tout mouvement apparent ; il est de plus infini, doué de puissance infinie et nul ne peut dénombrer ses puissances. Parménide prend aussi pour principe le divin, principe unique, immobile, à puissance déterminée ; il est, dit-il, un, immobile, et l'énergie qui en dérive est déterminée. On remarque que Thalès De Milet, considérant l'existence du dieu, le dit infini et doué de puissance infinie. Dieu est doué en effet d'une puissance infinie. Parménide dit que pour ses productions le dieu n'a qu'une puissance déterminée ; partout en effet il est évident que ce que dieu produit répond à une puissance limitée. Les (choses) périssables répondent à une puissance limitée, à l'exception des choses intellectuelles. Ces deux hommes, je veux dire Thalès De Milet et Parménide, Aristote semble les rejeter du chœur des physiciens. En effet ce sont des théologiens, s'occupant de questions étrangères à la physique et s'attachant à l'immobile ; tandis que toutes les choses physiques se meuvent. La nature est le principe du mouvement et du repos. Thalès a admis l'eau comme principe unique, déterminé des choses, parce qu'elle est féconde et plastique. Elle est féconde, puisqu'elle donne naissance aux poissons ; et plastique, puisqu'on peut lui communiquer la forme qu'on veut : dans quelque vase qu'on la mette, elle en prend la forme, que le vase soit poli, en terre cuite, triangulaire ou quadrangulaire, ou ce que tu voudras. Ce principe (unique) est mobile ; l'eau se meut en effet, elle est déterminée et non pas éternelle. Diogène soutint que le principe est l'air, parce qu'il est riche et fécond ; car il engendre les oiseaux. L'air, lui aussi, se montre plastique ; on lui donne la forme qu'on veut. Mais il est un, mobile et non éternel. Héraclite et Hippasus ont soutenu que le feu est le principe de tous les êtres, parce qu'il est l'élément actif de toutes choses. Un principe doit en effet être la source de l'activité des choses issues de lui. Comme quelques-uns le disent, le feu est aussi fécond ; car les animaux naissent dans l'échauffement. Quant à la terre, nul n'en a fait le principe, sinon Xénophane De Colophon. Comme elle n'est pas féconde, nul n'en a fait un élément. Et que celui qui est en possession de toute vertu remarque que la terre n'est pas signalée comme un élément par les philosophes, parce qu'elle n'est pas féconde. Ceci se rapporte à notre recherche. En effet, Hermès associe l'idée de la terre à celle de la vierge non fécondée. Anaximène professe que le principe des choses, infini et mobile, est l'air. Il parle ainsi : l'air est voisin de l'incorporel et nous jouissons de son effluve ; il faut qu'il soit infini pour produire, sans jamais rien perdre. Anaximandre dit que le principe est l'intermédiaire ; ce qui désigne les vapeurs humides et les fumées. La vapeur humide est intermédiaire entre le feu et la terre ; c'est, en un mot, l'intermédiaire entre le chaud et l'humide. La fumée est intermédiaire entre le chaud et le sec. Venons à l'opinion de chacun des anciens et voyons comment chacun veut diriger à son point de vue son enseignement. çà et là quelque omission a eu lieu, par suite de la complication des discours. Récapitulons par parties et montrons comment nos philosophes (alchimiques), empruntant à ceux-là le point de départ, ont construit notre art de la nature. Zosime, la couronne des philosophes, dont le langage a l'abondance de l'océan, le nouveau devin, suivant en général Mélissus sur l'art, dit que l'art est un, comme Dieu. C'est ce qu'il expose à Théosèbie en d'innombrables endroits et son langage est véridique. Voulant nous affranchir des faux raisonnements et de toute la matière, il nous exhorte à chercher notre refuge dans le dieu un. Il parle ainsi à cette femme philosophe : assieds-toi là, reconnaissant que Dieu est unique et l'art unique, et ne va pas errer en cherchant un autre dieu ; car Dieu viendra près de toi, lui qui est partout, et non confiné dans le lieu le plus bas, comme le démon. Repose ton corps et calme tes passions ; tu appelleras alors à toi le divin, et l'essence divine partout répandue viendra à toi. Quand tu te connaîtras toi-même, tu connaîtras aussi l'essence du dieu unique. Agissant ainsi, tu atteindras la vérité et la nature, méprisant la matière. De même Chymès suit Parménide, et dit " un est le tout ; par lequel le tout est ; car s'il ne contenait pas le tout, le tout ne serait rien ". Les théologiens parlent sur les questions divines, comme les physiciens sur la matière. Agathodémon, tourné vers Anaximène, voit l'absolu dans l'air. Anaximandre a dit que cet absolu était l'intermédiaire, c'est-à-dire la vapeur humide et la fumée. Pour Agathodémon c'est tout à fait la vapeur sublimée. Zosime et la plupart des autres ont suivi cette opinion, lorsqu'ils ont fait la philosophie de notre art. Hermès aussi parle de la fumée, à propos de la  magnésie. Sépare-les, dit-il, en face du fourneau... la fumée des " kobathia " étant blanche, blanchit les corps (métaux). La fumée est intermédiaire entre le chaud et le sec, et ici se place la vapeur sublimée et tout ce qui en résulte. La vapeur humide est intermédiaire entre le chaud et l'humide ; elle désigne les vapeurs sublimées humides, celles que distillent les alambics et les analogues. Telles étaient les idées des alchimistes sur la constitution de la matière. Mais leurs opinions variaient, aussi bien que celles des philosophes grecs, sur le rôle naturel et les transformations réciproques des éléments.<o:p></o:p>

    Empédocle, nous l'avons dit, regardait les éléments comme subsistant par eux-mêmes. Leurs mélanges et leurs séparations donnent lieu à tous les corps naturels ; mais eux-mêmes ne deviennent pas, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas susceptibles d'être formés. Au contraire, d'autres philosophes imaginent, conformément aux idées des ioniens, que les éléments se changent les uns dans les autres : " joignant l'air au feu, la terre à l'eau, ils admettent d'abord que le feu se change en air, celui-ci en eau, l'eau en terre ; et tous les éléments, par une marche inverse, résultent à leur tour de la terre " . (...) ces notions générales prennent dans les pythagoriciens une forme en apparence plus précise. En effet, à ces aperçus un peu vagues, ils opposent des conceptions mathématiques et géométriques. Ils dérivent tout de l'unité, envisagée comme génératrice des nombres, c'est-à-dire des êtres. Zosime et les alchimistes expriment par les mêmes formules la parfaite fabrication de la poudre de projection. Les combinaisons numériques étaient complétées, de même que dans nos sciences modernes, par la géométrie. En effet, d'après Philolaüs (vers 450 avant J-C), la terre est constituée par le cube, le feu par le tétraèdre, l'air par l'octaèdre, l'eau par l'icosaèdre, et le cinquième élément, qui comprend les autres et qui en est le lien, par la dodécaèdre. Le cinquième élément semble reparaître dans Aristote, quoique d'une façon plus contestable. Stéphanus en parle aussi, et il est devenu au moyen âge l'origine de la quintessence des alchimistes. Platon reproduit toutes ces idées des pythagoriciens, et nous les trouvons exposées en détail dans Stéphanus D'Alexandrie. Elles rappellent nos conceptions actuelles sur la structure des corps : structure cristalline, qui est un fait positif ; structure atomique, qui est une fiction représentative. L'esprit humain a besoin de créer à ses conceptions une base immuable et sensible, cette base fut elle purement fictive. Les éléments mobiles et transformables d'Héraclite, étaient déjà devenus les éléments fixes d'Empédocle, et ceux-ci avaient pris une forme figurée et visible, aux yeux des pythagoriciens. Voici comment l'esprit grec fut conduit aux doctrines des atomistes, Leucippe et Démocrite (fin du Ve et commencement du IVe siècle avant notre ère). D'après ceux-ci, l'être consiste dans un nombre infini de petits corpuscules ou atomes, indestructibles et insécables, qui se meuvent dans le vide. Ils constituent la matière en soi, la substance multiple qui remplit l'espace. Les atomes se distinguent entre eux par leur forme, par leur grandeur, leur ordre, leur situation. Les combinaisons des atomes et leur séparation sont la cause de la production et de la destruction. " les mêmes éléments constituent le ciel, la mer, les terres, les fleuves, le soleil ; les mêmes atomes constituent aussi les fruits de la terre, les arbres, les animaux ; mais ils se meuvent et se mélangent entre eux de diverses manières ". Leurs arrangements divers, leurs mouvements, leurs permutations constituent toutes choses. Ce sont les atomes qui sont les principes des éléments : le feu est formé d'atomes ronds et petits ; tandis que les autres éléments sont un mélange d'atomes de diverses espèces et de différentes grandeurs. La théorie atomique, adoptée plus tard par les épicuriens, est venue jusqu'à nous, et elle est encore professée aujourd'hui par la plupart des chimistes. Il semble donc que ce soit par une sorte d'affinité naturelle que les alchimistes aient rapporté leurs origines à Démocrite. Cependant, en fait, c'est l'expérimentateur et le magicien, plutôt que le philosophe théoricien, qui est visé par eux. En effet, dans les écrits des alchimistes grecs, comme dans ceux du moyen âge, il n'est pas question de la théorie atomique, contrairement à ce que l'on aurait pu croire. Le nom même d'atome n'est pour ainsi dire jamais prononcé par eux, et en tout cas, jamais commenté. On sait d'ailleurs que les doctrines épicuriennes et stoïciennes, qui ont joué un si grand rôle à Rome, sont presque ignorées à Alexandrie. C' est à l'école ionienne, aux pythagoriciens et surtout à Platon, que les alchimistes se rattachent, par une tradition constante et par des théories expresses ; théories qui sont venues jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. <o:p></o:p>

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    3 - Les Platoniciens. _ Le Timée.<o:p></o:p>

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    Les théories des alchimistes ont un caractère étrange ; elles s'écartent tellement de nos idées actuelles, qu' elles ne peuvent guère être comprises, à moins de remonter à leurs origines et aux conceptions de leurs contemporains. Or, ceux-ci ne sont autres que les alexandrins et les néoplatoniciens, vers le temps de Dioclétien et de Théodose, c'est-à-dire vers les IIIe et IVe siècles, ainsi que je l'ai établi plus haut. C'est donc aux idées que les philosophes se faisaient de la matière à cette époque, idées dérivées de celles de Platon, qu'il convient de nous reporter. Les opinions des alchimistes grecs ont une affinité singulièrement frappante avec celles que Platon exprime dans le timée ; il est facile de le vérifier, en comparant les théories de Platon avec celles de Zosime, de Synésius, et surtout de Stéphanus D'Alexandrie. D'après Platon, il convient de distinguer d' abord la matière première. " la chose qui reçoit tous les corps ne sort jamais de sa propre matière ; elle est le fonds commun de toutes les matières différentes, étant dépourvue de toutes les formes qu'elle doit recevoir d'ailleurs " . Il l'a comparée aux liquides inodores, destinés à servir de véhicule aux parfums divers. Elle n'est par elle-même ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni corps né de ces éléments. Cette matière première reçoit ainsi les formes des quatre éléments, avec lesquels Dieu compose le monde. Il la compose avec le feu, sans lequel rien de visible ne peut jamais exister ; avec la terre, sans laquelle il ne peut y avoir rien de solide et de tangible ; entre deux et pour les lier, il a placé l'eau et l'air. Ces éléments ont eux-mêmes une forme géométrique, qui ne leur permet de s'assembler entre eux que suivant certains rapports. Platon reproduit ici les énoncés de Philolaüs, d'après lequel la terre est le cube, l'eau l'icosaèdre, l'air l'octaèdre. Les corpuscules du feu sont les plus petits, les plus aigus, les plus mobiles, les plus légers. Ceux de l'air le sont moins ; ceux de l'eau, moins encore. Nous verrons tout à l'heure Stéphanus, au VIIe siècle de notre ère, revenir sur ces idées ; on en retrouve encore le reflet dans les imaginations des chimistes du XVIIe siècle sur les causes de la combinaison des acides avec les alcalis. Les théories de l'école atomiste, même de nos jours, invoquent des représentations géométriques analogues. Les éléments de Platon semblent pouvoir être changés les uns dans les autres. En effet, dit encore Platon, " nous croyons voir que l'eau se condensant devient pierre et terre ; en se fondant et se divisant, elle devient vent et air ; l'air enflammé devient du feu ; le feu condensé et éteint reprend la forme d'air ; l'air épaissi se change en brouillard, puis s'écoule en eau ; de l'eau se forment la terre et les pierres " . Les quatre éléments s'engendrent d'ailleurs périodiquement. Ceci vient sans doute de ce qu'il faut voir là seulement les manifestations diverses de la matière première. Platon ne le dit pas expressément ; mais Proclus, dans son commentaire sur le timée, explique que " les choses ne pouvant jamais conserver une nature propre, qui oserait affirmer que l'une d'elles est telle plutôt que telle autre ? " c'est en conformité avec ces idées que Geber, le maître des alchimistes arabes au VIIIe siècle, expose que l'on ne saurait opérer la transmutation des métaux, à moins de les réduire à leur matière première. Les éléments ou corps primitifs de Platon sont répandus dans les corps naturels, sans qu'aucun de ceux-ci réponde exactement à tel ou tel élément. " nous donnerons le nom de feu à l'apparence du feu répandue dans toutes sortes d'objets ; de même le nom l'eau, etc. Quand nous voyons quelque chose qui passe sans cesse d'un état à l'autre, le feu par exemple, nous ne devons pas dire que cela est du feu, mais qu'une telle apparence est celle du feu ; ni que cela est de l'eau, mais qu'une telle apparence est celle de l'eau... si quelqu' un formait en or toutes les figures imaginables, ne cessait de changer chacune d'elles dans toutes les autres et, en montrant une de ces formes, demandait ce que c' est, la réponse la plus sûre serait que c' est de l'or. Il en est de même de la chose qui reçoit tous les corps. Elle reçoit tous les objets, sans changer sa propre nature ; elle est le fond commun de toutes les matières différentes, sans avoir d'autres formes ou mouvements que ceux des objets qui sont en elle ". Une conception pareille, avec le même vague et le même caractère compréhensif, présidait à la définition du phlogistique de Stahl au XVIIIe siècle. Ce phlogistique représente par excellence la matière du feu, envisagée en elle-même et isolément, et il représente cette même matière existant dans les corps combustibles, tels que l'hydrogène, le charbon, le soufre, les métaux. Les idées platoniciennes ont donc eu cours, sur ce point, jusqu'au moment de la fondation de la chimie moderne. Au XIXe siècle même, c'est-à-dire de nos jours, le mot feu a présenté quatre sens, savoir : le calorique, c'est-à-dire l'élément igné, le prétendu fluide impondérable, réputé constituer la matière du feu, distincte de celle des corps ; la matière du corps en combustion : " ne touchez pas au feu ; le feu central " ; l'état actuel, c'est-à-dire statique, du corps en combustion : " la maison parut toute en feu " ; enfin l'acte même de l'inflammation, de la combustion, envisagée en soi et dans son évolution dynamique : " propagation du feu, mise de feu, etc., éteindre le feu " . Ces deux derniers sens se touchent.<o:p></o:p>

    De même, dans les écrits alchimiques, le mot eau présente quatre significations : l'élément supposé, dont l'union avec les corps leur communiquerait l'état liquide, c'est-à-dire l'élément liquide, la matière de la liquidité en général. La matière particulière actuellement liquide ou liquéfiable, telle que l'eau, les métaux fusibles ; l'état actuel et statique de la substance en fusion ; enfin l'acte dynamique de la liquéfaction en général, c'est-à-dire la fusion même s'accomplissant, envisagée dans son évolution dynamique ; idée congénère de la précédente. Ces notions peuvent paraître subtiles ; mais si l'on ne s'y reporte, on ne peut comprendre ni Platon, ni les anciens alchimistes. Pénétrons plus avant dans les doctrines du timée  sur la composition des corps. Il s'agit ici, comme Platon a soin de l'expliquer, de conceptions qui lui sont personnelles et qu'il expose pour ainsi dire en se jouant. Cependant elles semblent avoir des racines plus anciennes et plus générales. Le langage et les idées des alchimistes s'y rattachent d'ailleurs de la façon la plus directe. Il s'agit des diverses manifestations des quatre éléments. Commençons par le feu. D'après le timée : " il s'est formé plusieurs espèces de feu, la flamme, ce qui en sort et qui donne sans brûler de la lumière aux yeux, et ce qui reste dans les corps enflammés après que la flamme est éteinte. " de même dans l'air, il y a la partie la plus pure qu'on nomme éther, la plus trouble qu'on nomme brouillard et nuages, et d'autres espèces sans nom. L'eau se divise d'abord en deux espèces, celle qui est liquide et celle qui est fusible. L'espèce liquide, composée de parties d'eau petites et inégales, peut être facilement mue par elle-même et par d'autres corps. L'espèce fusible, composée de parties grandes et pareilles, est plus stable, pesante, compacte ; le feu la pénètre et la dissout et elle coule ; mais s'il se retire, la masse se resserre, se rétablit dans son identité avec elle-même et elle se congèle. De tous ces corps que nous avons nommés eaux fusibles, celui qui se forme des parties les plus petites et qui a le plus de densité, ce genre dont il n'y a point plusieurs espèces, dont la couleur est un jaune éclatant, le plus précieux des trésors, l'or, s'est condensé, en se filtrant à travers la pierre. L'espèce d'eau fusible qui s'est formée par la réunion de parties presque aussi petites que celles de l'or, mais qui a plusieurs espèces, qui surpasse l'or en densité, qui renferme une petite partie de terre très ténue et qui est pour cette raison plus dure que l'or, mais qui est plus légère à cause des grands intervalles qui se trouvent dans sa masse, c'est un genre d'eau brillante et condensée que l'on nomme airain. Mais lorsque, avec le temps, la partie de terre qu'il contient se sépare de lui, devenue fusible par elle-même, elle prend le nom de rouille ". On reconnaît ici les eaux de Zosime le panopolitain et des premiers alchimistes, ainsi que la signification cachée sous ces étranges paroles que nous avons reproduites plus haut . Platon dit encore, dans un langage facile à entendre : " l'eau mêlée de feu, celle qui, déliée et fluide, reçoit, à cause de ce mouvement, le nom de liquide... cette eau, lorsqu'elle est séparée du feu et de l'air et isolée, devient plus uniforme, se trouve comprimée par la sortie de ces deux corps et se condense... elle constitue, suivant les circonstances, la grêle, la glace, la neige ou le frimas. Les nombreuses espèces d'eau, mêlées les unes aux autres et distillées à travers les plantes que la terre produit, reçoivent en général le nom de sucs, etc. " il distingue alors quatre espèces d'eau principales et qui contiennent du feu : le suc qui réchauffe l'âme et le corps, c'est-à-dire le vin ; l'espèce alimentaire et agréable, c'est-à-dire le miel (espèce sucrée) ; enfin le genre de suc qui dissout les chairs et qui, par la chaleur, devient écumeux. Cette dernière espèce, traduite à tort par Cousin et par Henri Martin par le mot opium, est obscure ; mais les trois autres ne le sont pas. Quant aux espèces de terre, Platon les  distingue de même, suivant la proportion d'eau qu'elles renferment et selon l'égalité et l'uniformité de leurs parties, en pierre, basalte, tuile, sel enfin. Je reproduis seulement ce qui concerne le dernier genre. " lorsque cette terre est privée d'une grande partie de l'eau qui s'y trouvait mêlée, mais qu'elle est composée des parties ténues et qu'elle est salée, il se forme aussi un corps à demi-solide et susceptible de se dissoudre de nouveau dans l'eau : ainsi se produit, d'une part, le natron, qui sert à laver les taches d'huile et de terre ; de l'autre, ce corps qu'il est si utile de mêler avec les substances réunies pour flatter le palais, le sel, ce corps aimé des dieux. " ... quand la terre n'est pas condensée avec force, il n'y a que l'eau qui puisse la dissoudre ; mais, quand elle est compacte, il n'y a que le feu, car il est le seul corps qui puisse y pénétrer. " les corps qui contiennent moins d'eau que la terre sont toutes les espèces de verre, et toutes les espèces de pierre qu'on nomme fusibles ; d'autres, au contraire, contiennent plus d'eau dans leur composition : ce sont les corps semblables à la cire et aromatiques " . J'ai cru utile de donner in extenso ces passages du timée de Platon, parce qu'ils me paraissent renfermer les véritables origines des théories alchimiques. <o:p></o:p>

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    3 - Les Alchimistes Grecs.<o:p></o:p>

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    Il est facile, en effet, d'apercevoir la parenté des idées du timée avec celles qui sont présentées dans nos citations des premiers alchimistes, contemporains et élèves des néoplatoniciens. Cette filiation est accusée d'une façon expresse par les écrits de Synésius et de Stéphanus D' Alexandrie. Nous lisons, par exemple, dans le commentaire de Synésius sur Démocrite. " les corps sont composés de quatre choses, ainsi que les choses qui y sont attachées ; et quelles sont ces choses ? Leurs matières premières sont leurs âmes. De même que l'artisan façonne le bois pour en faire un siège, ou un char ou autre chose, et ne fait que modifier la matière, sans lui donner autre chose que la forme ; de même l'airain est façonné en statue, en vase arrondi. Ainsi opère notre art ; de même le mercure, travaillé par nous, prend toute espèce de formes ; fixé sur un corps formé des quatre éléments, il demeure ferme : il possède une affinité puissante ". La faculté d'amalgamation, d'action universelle du mercure préoccupe sans cesse notre auteur. Un peu avant il dit : " le mercure prend toutes les formes, de même que la cire attire toute couleur ; ainsi le mercure blanchit tout, attire l'âme de toutes choses... il change toutes les couleurs et subsiste lui-même, tandis qu'elles ne subsistent pas ; et même s'il ne subsiste pas en apparence, il demeure contenu dans les corps " . On voit ici reparaître la notion de la qualité fondamentale, prise pour un élément, une substance proprement dite ; et celle de la matière première, constituant, à proprement parler, l'âme des corps. La comparaison même de celle-ci, faite par Platon, avec l'or qui sert aux travaux de l'artisan, se retrouve appliquée au bois. Seulement la notion métaphysique de la matière première universelle de Platon est transformée et concrétée en quelque sorte, par un artifice de métaphysique matérialiste que nous retrouvons dans la philosophie chimique de tous les temps : elle est identifiée avec le mercure des philosophes. C' est là une notion toute nouvelle et très originale, notion plus ancienne d'ailleurs que Synésius, s'il est vrai que Dioscoride ait déclaré déjà, vers le temps de l'ère chrétienne, que " certains regardent le mercure comme contenu dans tous les métaux " . L'origine de cette opinion est facile à apercevoir, en rappelant que Platon désigne sous le nom d'eaux tous les corps liquides et tous les corps fusibles, l'or et le cuivre notamment. Les métaux fondus offrent en effet un aspect et des propriétés remarquables, semblables à celles du mercure ordinaire. Il n'est pas surprenant que ces caractères communs aient été attribués à une substance spéciale, en qui résidait par excellence, disait-on, la liquidité métallique : c'était l'un des attributs momentanés du mercure des philosophes. Le mercure, joint au soufre et à l'arsenic des philosophes, symboles d'autres qualités fondamentales, constituent à proprement parler les éléments chimiques, comme Geber le déclare formellement au VIIIe siècle. Stéphanus D' Alexandrie (vers 630) se rapproche encore davantage que Synésius des idées et du langage du timée et des pythagoriciens. C' est un auteur enthousiaste et mystique, comme les alchimistes gnostiques Zosime et Synésius. Il croit fermement au pouvoir illimité de la science. " la science peut tout, dit-il ; elle voit clairement les choses que l'on ne peut apercevoir et elle peut accomplir les choses impossibles " . C est aussi un néoplatonicien chrétien, qui débute par invoquer la sainte trinité. " la multitude des nombres, dit encore Stéphanus d' après les pythagoriciens, est composée d'une seule unité, indivisible et naturelle, qui la produit à l'infini, la domine et l'embrasse, parce que cette multitude découle de l'unité. Elle est immuable, immobile ; les nombres résultent de son développement circulaire et sphérique ". De même Zosime écrivait déjà : " tout vient de l'unité ; tout s'y classe ; elle engendre tout ". Stéphanus expose plus loin : " que Dieu a fait l'univers avec quatre éléments... ces quatre éléments (l'air, le feu, la terre et l'eau), étant contraires entre eux, ne peuvent se réunir, si ce n'est par l'interposition d'un corps qui possède les qualités des deux extrêmes : ainsi le feu vif-argent se joint à l'eau par l'intermède de la terre, c'est-à-dire de la scorie... l'eau est jointe avec le feu du vif-argent par l'air du cuivre etc. Le feu, étant chaud et sec, engendre la chaleur de l'air et la sécheresse de la terre. L'eau humide et froide engendre l'humidité de l'air et le froid de la terre ; la terre froide et sèche engendre le froid de l'eau et la sécheresse du feu, etc. Réciproquement, l'air chaud et humide engendre la chaleur du feu et l'humidité de l'eau, etc. " des théories médicales connexes, sur le froid et le chaud, le sec et l'humide, le sang et la bile, sont ici entremêlées et manifestent la profession de Stéphanus. Les paroles précédentes rappellent encore celles de Platon : " c'est donc de feu et de terre que Dieu dut former l'univers ; mais il est impossible de bien unir deux corps sans un troisième, car il faut qu'entre eux se trouve un lien qui les rapproche tous deux  . Nous retrouvons encore l'application, matérialisée suivant un sens chimique, d'une notion de la métaphysique platonicienne ; notion qui a reparu au siècle dernier sous le nom du médiateur plastique, interposé entre l'âme et le corps. Stéphanus précise davantage, toujours dans un langage pythagoricien ; il montre les relations numériques qui établissent une parenté mystique entre l'alchimie et l'astronomie, autre ordre de conceptions non moins intéressantes dans l'histoire de la science. Après avoir établi que chacun des quatre éléments, ayant deux qualités, résulte de l'association de trois éléments, dont deux associés à lui-même et qu'il conserve ; il ajoute : " cela fait douze combinaisons, résultant de quatre éléments pris trois à trois : c'est pourquoi notre art est représenté par le dodécaèdre, qui répond aux douze signes du zodiaque " . Les quatre saisons répondent aux quatre éléments, aux quatre régions du corps humain, etc. De même les sept transformations, les sept couleurs, les sept planètes. Les relations établies par le démiurge, autre conception platonicienne, entre les métaux et les planètes sont développées plus loin. Mais achevons d'exposer ce qui est relatif à la transformation de la matière, d'après Stéphanus. " il faut dépouiller la matière (de ses qualités), en tirer l'âme, la séparer du corps, pour arriver à la perfection... le cuivre, est comme l'homme : il a une âme et un corps... quelle est son âme et quel est son corps ? L'âme est la partie la plus subtile..., c'est-à-dire l'esprit tinctorial. Le corps est la chose pesante, matérielle, terrestre et douée d'une ombre... après une suite de traitements convenables, le cuivre devient sans ombre et meilleur que l'or... il faut expulser l'ombre de la matière pour obtenir la nature pure et immaculée... il faut donc dépouiller la matière, et comment la dépouiller ? Si ce n'est par le remède igné (mercure). Et qu'est-ce que dépouiller ? Si ce n'est appauvrir, corrompre, dissoudre, mettre à mort et enlever à celui-ci toute sa nature propre et sa grande mobilité ; afin que l'esprit, subsistant et manifestant le principe tinctorial, soit rendu susceptible de se combiner pour accomplir l'opération cherchée (c'est-à-dire la teinture des métaux ou transmutation)... la nature de la matière est à la fois simple et composée... elle reçoit mille noms, et son essence est une, etc. Les éléments deviennent et se transmutent, parce que les qualités sont contraires et non les substances " . Ailleurs : " il faut d'abord diviser la matière, la noircir, puis la blanchir ; alors la coloration jaune sera stable ". Et encore : " entends par le feu le mercure et le remède igné : ce mercure brûle, corrompt et épuise les corps, etc. " nous retrouvons la phrase de Marie la juive et le mot de Pline : " le mercure, poison de toutes choses " . Ces explications demi-métaphysiques sont entremêlées dans l'auteur par le récit d'opérations réelles, dont la signification s'aperçoit parfois très clairement. Ainsi, Stéphanus raconte en langage mystique le combat du cuivre et du mercure... le cuivre est blanchi et corrompu par le mercure. Celui-ci est fixé par son union avec le cuivre, etc... le cuivre ne teint pas, mais il reçoit la teinture, et après qu'il l'a reçue, il teint (les autres corps). Ce qui paraît se rapporter à la fois et à la formation des alliages métalliques de diverses nuances et à la coloration des verres et émaux par les sels de cuivre, résultant de la dissolution préalable du métal. L'auteur s'en réfère aussi aux préparations des égyptiens et ajoute : " un seul genre de pierre peut être fabriqué avec beaucoup de pierres de diverses espèces ; c'est ainsi qu'on fabrique les statues, les animaux, les verres, les couleurs (émaux ou verres colorés) ". Nous touchons ici du doigt les faits positifs et les pratiques industrielles qui ont servi de base aux théories des alchimistes. Nous voyons comment ils en ont déduit la notion de la matière première, une et polymorphe, telle que nous la trouvons dans Platon, dans énée de Gaza, dans Zosime, dans Pélage, dans Stéphanus. Ils précisent leur idée, tantôt par des comparaisons tirées de l'art des artisans, qui donnent une apparence diverse à une matière unique ; tantôt, par des assimilations plus profondes, empruntées aux industries chimiques de la teinture et de la fabrication du verre et des émaux. Nous sommes donc ramenés par ces théories philosophiques sur le terrain même où nous avait conduit l'étude pratique des métaux égyptiens, de leurs alliages et des pierres brillantes, naturelles et artificielles, rangées à côté des métaux dans une même famille de substances.<o:p></o:p>

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    Théories des alchimistes et théories modernes.<o:p></o:p>

    1 - Le Mercure des Philosophes.<o:p></o:p>

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    L'alchimie était une philosophie, c'est-à-dire une explication rationaliste des métamorphoses de la matière. Nulle part, dans les procédés des premiers théoriciens grecs qui sont venus jusqu'à nous, le miracle n'apparaît ; bien que les formules magiques semblent avoir été mêlées aux pratiques, lors des débuts de la science, au temps de Zosime par exemple. Mais elles semblent avoir disparu, en même temps que la théorie proprement dite s'est développée. Michel Psellus déclare formellement que les destructions et transformations de matière se font par des causes naturelles, et non en vertu d'une incantation et d'une formule secrète. à travers les explications mystiques et les symboles dont s'enveloppent les alchimistes, nous pouvons entrevoir les théories essentielles de leur philosophie ; lesquelles se réduisent en somme à un petit nombre d'idées claires, plausibles, et dont certaines offrent une analogie étrange avec les conceptions de notre temps. Tous les corps de la nature, d'après les adeptes grecs, sont formés par une même matière fondamentale. Pour obtenir un corps déterminé, l'or par exemple, le plus parfait des métaux, le plus précieux des biens, il faut prendre des corps analogues, qui en diffèrent seulement par quelque qualité, et éliminer ce qui les particularise ; de façon à les réduire à leur matière première, qui est le mercure des philosophes. Celui-ci peut être tiré du mercure ordinaire, en lui enlevant d'abord la liquidité, c'est-à-dire une eau, un élément fluide et mobile, qui l'empêche d'atteindre la perfection. Il faut aussi le fixer, lui ôter sa volatilité, c'est-à-dire un air, un élément aérien qu'il renferme ; enfin d'aucuns professent, comme le fera plus tard Geber, qu'il faut séparer encore du mercure une terre, un élément terrestre, une scorie grossière, qui s'oppose à sa parfaite atténuation. On opérait de même avec le plomb, avec l étain ; bref, on cherchait à dépouiller chaque métal de ses propriétés individuelles. Il fallait ôter au plomb sa fusibilité, à l'étain son cri particulier, sur lequel Geber insiste beaucoup ; le mercure enlève en effet à l'étain son cri, dit aussi Stéphanus. La matière première de tous les métaux étant ainsi préparée, je veux dire le mercure des philosophes, il ne restait plus qu'à la teindre par le soufre et l'arsenic ; mots sous lesquels on confondait à la fois les sulfures métalliques, divers corps inflammables congénères, et les matières quintessenciées que les philosophes prétendaient en tirer. C'est dans ce sens que les métaux ont été regardés au temps des arabes, comme composés de soufre et de mercure. Les teintures d'or et d'argent étaient réputées avoir au fond une même composition. Elles constituaient la pierre philosophale, ou poudre de projection (xerion). Telle est, je crois, la théorie que l'on peut entrevoir à travers ces symboles et ces obscurités ; théorie en partie tirée d'expériences pratiques, en partie déduite de notions philosophiques. En effet, la matière et ses qualités sont conçues comme distinctes, et celles-ci sont envisagées comme des êtres particuliers, que l'on peut ajouter ou faire disparaître. Dans les exposés des adeptes, il règne une triple confusion entre la matière substantielle, telle que nous la concevons aujourd'hui ; ses états, solidité, liquidité, volatilité, envisagées comme des substances spéciales, surajoutées, et qui seraient même, d'après les ioniens, les vrais éléments des choses ; enfin, les phénomènes ou actes manifestés par la matière, sous leur double forme statique et dynamique, tels que la liquéfaction, la volatilisation, la combustion, actes assimilés eux-mêmes aux éléments. Il y a donc au fond de tout ceci certaines idées métaphysiques, auxquelles la chimie n'a jamais été étrangère. Au siècle dernier, un pas capital a été fait dans notre conception de la matière, par suite de la séparation apportée entre la notion substantielle de l'existence des corps pondérables et la notion phénoménale de leurs qualités, envisagées jusque-là par les alchimistes comme des substances réelles. Mais pour comprendre le passé il convient de nous reporter à des opinions antérieures et qui paraissaient claires aux esprits cultivés, il y a un siècle à peine. Les doctrines des alchimistes et des platoniciens à cet égard diffèrent tellement des nôtres, qu'il faut un certain effort d'esprit pour nous replacer dans le milieu intellectuel qu'elles étaient destinées à reproduire. Cependant, il est incontestable qu'elles constituent un ensemble logique, et qui a longtemps présidé aux théories scientifiques. Ces doctrines, que nous apercevons déjà dans le pseudo-Démocrite, dans Zosime, et plus nettement encore dans leurs commentateurs, Synésius, Olympiodore et Stéphanus, se retrouvent exposées dans les mêmes termes par Geber, le maître des arabes, et après lui, par tous les philosophes hermétiques. Non seulement les matériaux employés par ceux-ci dans la transmutation : le soufre, l'argent, la tutie, la magnésie, la marcassite, etc., rappellent tout à fait ceux du pseudo-Démocrite et de ses successeurs grecs ; mais Geber dit formellement que l'on ne saurait réussir dans la transmutation, si l'on ne ramène les métaux à leur matière première. L'esprit humain s'est attaché avec obstination à ces théories, qui ont servi de support à bien des expériences réelles. Ce fut aussi la doctrine de tout le moyen âge. Dans les écrits attribués à Basile Valentin, écrits qui remontent au XVe siècle, l'auteur affirme de même que l'esprit de mercure est l'origine de tous les métaux, et nous retrouvons cette doctrine dans la bibliothèque des philosophes chimiques de Salmon, à la fin du XVIIe siècle. De là cet espoir décevant de la transmutation, espoir entretenu par le vague des anciennes connaissances ; il reposait sur l'apparence incontestable d'un cycle indéfini de transformations, se reproduisant sans commencement ni terme, dans les opérations chimiques. Ceci demande à être développé, si l'on veut comprendre l'origine et la portée des idées des anciens chimistes. <o:p></o:p>

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    2 - Origine et portée des idées Alchimiques.<o:p></o:p>

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    Je prends un minerai de fer, soit l'un de ses oxydes si répandus dans la nature ; je le chauffe avec du charbon et du calcaire et j'obtiens le fer métallique. Mais celui-ci à son tour, par l'action brusque du feu au contact de l'air, ou par l'action lente des agents atmosphériques, repasse à l'état d'un oxyde, identique ou analogue avec le générateur primitif. Où est ici l'élément primordial, à en juger par les apparences ? Est-ce le fer, qui disparaît si aisément ? Est-ce l'oxyde, qui existait au début et se retrouve à la fin ? L'idée du corps élémentaire semblerait a priori convenir plutôt au dernier produit, en tant que corrélative de la stabilité, de la résistance aux agents de toute nature. Voilà comment l'or a paru tout d'abord le terme accompli des métamorphoses, le corps parfait par excellence : non seulement à cause de son éclat, mais surtout parce qu'il résiste mieux que tout autre métal aux agents chimiques. Les corps simples, qui sont aujourd'hui l'origine certaine et la base des opérations chimiques, ne se distinguent cependant pas à première vue des corps composés. Entre un métal et un alliage, entre un élément combustible, tel que le soufre ou l'arsénic, et les résines et autres corps inflammables combustibles composés, apparences ne sauraient établir une distinction fondamentale. Les corps simples dans la nature ne portent pas une étiquette, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et les mutations chimiques ne cessent pas de s'accomplir, à partir du moment où elles ont mis ces corps en évidence. Soumis à l'action du feu ou des réactifs qui les ont fait apparaître, ils disparaissent à leur tour ; en donnant naissance à de nouvelles substances, pareilles à celles qui les ont précédées. Nous retrouvons ainsi dans les phénomènes chimiques cette rotation indéfinie dans les transformations, loi fondamentale de la plupart des évolutions naturelles ; tant dans l'ordre de la nature minérale que dans l'ordre de la nature vivante, tant dans la physiologie que dans l'histoire. Nous comprenons pourquoi, aux yeux des alchimistes, l'œuvre mystérieuse n'avait ni commencement ni fin, et pourquoi ils la symbolisaient par le serpent annulaire, qui se mord la queue : emblême de la nature toujours une, sous le fond mobile des apparences.<o:p></o:p>

    Cependant cette image de la chimie a cessé d'être vraie pour nous. Par une rare exception dans les sciences naturelles, notre analyse est parvenue en chimie à mettre à nu l'origine précise, indiscutable des métamorphoses : origine à partir de laquelle la synthèse sait aujourd'hui reproduire à volonté les phénomènes et les êtres, dont elle a saisi la loi génératrice. Un progrès immense et inattendu a donc été accompli en chimie : car il est peu de sciences qui puissent ainsi ressaisir leurs origines. Mais ce progrès n'a pas été réalisé sans un long effort des générations humaines. C'est par des raisonnements subtils, fondés sur la comparaison d'un nombre immense de phénomènes, que l'on est parvenu à établir une semblable ligne de démarcation, aujourd'hui si tranchée pour nous, entre les corps simples et les corps composés. Mais ni les alchimistes, ni même Stahl ne faisaient une telle différence. Il n'y avait donc rien de chimérique, a priori du moins, dans leurs espérances. Le rêve des alchimistes a duré jusqu'à la fin du siècle dernier, et je ne sais s'il ne persiste pas encore dans certains esprits. Certes il n'a jamais eu pour fondement aucune expérience positive. Les opérations réelles que faisaient les alchimistes, nous les connaissons toutes et nous les répétons chaque jour dans nos laboratoires ; car ils sont à cet égard nos ancêtres et nos précurseurs pratiques. Nous opérons les mêmes fusions, les mêmes dissolutions, les mêmes associations de minerais, et nous exécutons en outre une multitude d'autres manipulations et de métamorphoses qu'ils ignoraient. Mais aussi nous savons de toute certitude que la transmutation des métaux ne s'accomplit dans le cours d'aucune de ces opérations. Jamais un opérateur moderne n'a vu l'étain, le cuivre, le plomb se changer sous ses yeux en argent ou en or par l'action du feu, exercée par les mélanges les plus divers ; comme Zosime et Geber s'imaginaient le réaliser. La transmutation n'a pas lieu, même sous l'influence des forces dont nous disposons aujourd'hui, forces autrement puissantes et subtiles que les agents connus des anciens. Les découvertes modernes relatives aux matières explosives et à l'électricité mettent à notre disposition des agents à la fois plus énergiques et plus profonds, qui vont bien au delà de tout ce que les alchimistes avaient connu. Ces agents atteignent des températures ignorées avant nous ; ils communiquent à la matière en mouvement une activité et une force vive incomparablement plus grande que les opérations des anciens. Ils donnent à ces mouvements une direction, une polarisation, qui permettent d'accroître à coup sûr et dans un sens déterminé à l'avance l'intensité des forces présidant aux métamorphoses. Par là même, nous avons obtenu à la fois cette puissance sur la nature et cette richesse industrielle que les alchimistes avaient si longtemps rêvées, sans jamais pouvoir y atteindre. La chimie et la mécanique ont transformé le monde moderne. Nous métamorphosons la matière tous les jours et de toutes manières. Mais nous avons précisé en même temps les limites auxquelles s'arrêtent ces métamorphoses : elles n'ont jamais dépassé jusqu'à présent nos corps simples ou éléments chimiques. Cette limite n'est pas imposée par quelque théorie philosophique ; c'est une barrière de fait, que notre puissance expérimentale n'a pas réussi à renverser.

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    3 - Les corps simples actuels.<o:p></o:p>

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    Lavoisier a montré, il y a cent ans, que l'origine de tous les phénomènes chimiques connus peut être assignée avec netteté et qu'elle ne dépasse pas ce qu'il appelait, et ce que nous appelons avec lui, les corps simples et indécomposables, les métaux en particulier, dont la nature et le poids se maintiennent invariables. C'est cette invariabilité de poids des éléments actuels qui est le nœud du problème. Le jour où elle a été partout constatée et démontrée avec précision, le rêve antique de la transmutation s'est évanoui. Dans le cycle des transformations, si la genèse réciproque de nos éléments n'est pas réputée impossible a priori, du moins il est établi aujourd'hui que ce serait là une opération d'un tout autre ordre que celles que nous connaissons et que nous avons le pouvoir actuel d'exécuter. Car, en fait, dans aucune de nos opérations, le poids des éléments et leur nature n'éprouvent de variation. Nos expériences sur ce point datent d'un siècle. Elles ont été répétées et diversifiées de mille façons, par des milliers d'expérimentateurs, sans avoir été jamais trouvées en défaut. L'existence constatée d'une différence aussi radicale entre la transmutation des métaux, si longtemps espérée en vain, et la fabrication des corps composés, désormais réalisable par des méthodes certaines, jeta un jour soudain. C'était à cause de l'ignorance où l'on était resté à cet égard jusqu'à la fin du XVIIIe siècle que la chimie n'avait pas réussi à se constituer comme science positive. La nouvelle notion démontra l'inanité des rêves des anciens opérateurs, inanité que leur impuissance à établir aucun fait réel de transmutation avait déjà fait soupçonner depuis longtemps. Chez les alchimistes grecs, les plus anciens de tous, le doute n'apparaît pas encore ; mais le scepticisme existe déjà du temps de Geber, qui consacre plusieurs chapitres à le réfuter en forme. Depuis, ce scepticisme avait toujours grandi, et les bons esprits en étaient arrivés, même avant Lavoisier, à nier la transmutation ; non en vertu de principes abstraits, mais en tant que fait d' expérience effective et réalisable. <o:p></o:p>

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    4 - L'unité de la matière. <o:p></o:p>

    Les multiples de l'hydrogène et les éléments polymères.<o:p></o:p>

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    Assurément, cette notion de l'existence définitive et immuable de soixante-six éléments distincts, tels que nous les admettons aujourd' hui, ne serait jamais venue à l’idée d’un philosophe ancien ; ou bien il l’eût rejetée aussitôt comme ridicule : il a fallu qu’elle s’imposât à nous, par la force inéluctable de la méthode expérimentale. Est-ce à dire cependant que telle soit la limite définitive de nos conceptions et de nos espérances ? Non, sans doute : en réalité, cette limite n’a jamais été acceptée par les chimistes que comme un fait actuel, qu’ils ont toujours conservé l’espoir de dépasser. De longs travaux ont été entrepris à cet égard, soit pour ramener tous les équivalents des corps simples à une même série de valeurs numériques, dont ils seraient les multiples ; soit pour les grouper en familles naturelles ; soit pour les distribuer dans celles-ci, suivant des progressions arithmétiques. Aujourd’hui même, les uns, s’attachant à la conception atomique, regardent nos corps prétendus simples comme formés par l’association d’un certain nombre d’éléments analogues ; peut- être comme engendrés par la condensation d’un seul d’entre eux, l’hydrogène par exemple, celui dont le poids atomique est le plus petit de tous. On sait en effet que les corps simples sont caractérisés chacun par un nombre fondamental, que l’on appelle son équivalent ou son poids atomique. Ce nombre représente la masse chimique de l’élément, le poids invariable sous lequel il entre en combinaison et s’associe aux autres éléments, parfois d’après des proportions multiples. C’est ce poids constant qui passe de composé en composé, dans les substitutions, décompositions et réactions diverses, sans éprouver jamais la plus petite variation. La combinaison ne s’opère donc pas suivant une progression continue, mais suivant des rapports entiers, multiples les uns des autres, et qui varient par sauts brusques. De là, pour chaque élément, l’idée d’une molécule déterminée, caractérisée par son poids, et peut-être aussi par sa forme géométrique. Cette molécule demeurant indestructible, au moins dans toutes les expériences accomplies jusqu’ici, elle a pu être regardée comme identique avec l’atome de Démocrite et d'épicure. Telle est la base de la théorie atomique de notre temps. Ainsi chaque corps simple serait constitué par un atome spécial, par une certaine particule matérielle insécable. Les forces physiques, aussi bien que les forces chimiques, ne sauraient faire éprouver à cet atome que des mouvements d’ensemble, sans possibilité de vibrations internes ; celles-ci ne pouvant exister que dans un système formé de plusieurs parties. Il en résulte encore qu’il ne peut y avoir dans l’intérieur d’un atome indivisible aucune réserve d’énergie immanente. Telles sont les conséquences rigoureuses de la théorie atomique. Je me borne à les exposer et je n’ai pas à discuter ici si ces conséquences ne dépassent pas les prémisses, les faits positifs qui leur servent de base ; c’est-à-dire si les faits autorisent à conclure non seulement à l’existence de certaines masses moléculaires déterminées, caractéristiques des corps simples, et que tous les chimistes admettent ; mais aussi à attribuer à ces molécules le nom et les propriétés des atomes absolus, comme le font un certain nombre de savants. Ces réserves sont d’autant plus opportunes que les partisans modernes de la théorie atomique l’ont presque aussitôt répudiée dans les interprétations qu’ils ont données de la constitution des corps simples : interprétations aussi hypothétiques d’ailleurs que l’existence même des atomes absolus, mais qui attestent l’effort continu de l’esprit humain pour aller au delà de toute explication démontrée des phénomènes, aussitôt qu’une semblable explication a été atteinte, et pour s’élancer plus loin vers des imaginations nouvelles. Retraçons cette histoire : s’il ne s’agit plus d’une doctrine positive, cependant l’exposé que nous allons faire offre l’intérêt qui s’attache aux conceptions par lesquelles l’intelligence essaie de représenter le système général de la nature. Nous retrouvons ici des vues analogues à celles des pythagoriciens, alors qu’ils prétendaient enchaîner dans un même système les propriétés réelles des êtres et les propriétés mystérieuses des nombres. Le premier et principal effort qui ait été tenté dans cette voie, consiste à ramener les équivalents ou poids atomiques de tous les éléments à une même unité fondamentale. C’est là une conception a priori, qui a donné lieu à une multitude d’expériences, destinées à la vérifier. Si le fruit théorique à ce point de vue en a été minime, sinon même négatif ; en pratique, du moins, ces travaux ont eu un résultat scientifique très utile : ils ont fixé avec une extrême précision les équivalents réels de nos éléments ; c’est-à-dire, je le répète, les poids exacts suivant lesquels les éléments entrent en combinaison et se substituent les uns aux autres. Prout, chimiste anglais, avait proposé tout d’abord de prendre le poids même de l’un de nos éléments, celui de l’hydrogène, comme unité ; dans la supposition que les poids atomiques de tous les autres corps simples en étaient des multiples. Cette hypothèse, embrassée et soutenue pendant quelque temps par M Dumas, réduit toute la théorie à une extrême simplicité. En effet, tous les corps simples seraient dès lors constitués par les arrangements divers de l’atome du plus léger d’entre eux. Malheureusement, elle n’a pas résisté au contrôle expérimental, c’est-à-dire à la détermination exacte, par analyse et par synthèse, des poids atomiques vrais de nos corps simples. Cette détermination a fourni, à côté de quelques poids atomiques à peu près identiques avec les multiples de l’hydrogène, une multitude d’autres nombres intermédiaires. Mais dans les conceptions théoriques, pas plus que dans la vie pratique, l’homme ne renonce pas facilement à ses espérances. Pour soutenir la supposition de Prout, ses partisans ont essayé d’abord de réduire à moitié, puis au quart, l’unité fondamentale. Or, à ce terme, une objection se présente : c’est que les vérifications concluantes deviennent impossibles. En effet, nos expériences n’ont pas, quoi que nous fassions, une précision absolue ; et il est clair que toute conjecture numérique serait acceptable, si l’on plaçait l’unité commune des poids atomiques au delà de la limite des erreurs que nous ne pouvons éviter. Ce n’est pas tout d’ailleurs ; le fond même du système est atteint par cette supposition. La réduction du nombre fondamental, au-dessous d’une unité égale au poids atomique de l’hydrogène, enlève à la théorie ce caractère précis et séduisant, en vertu duquel tous les éléments étaient regardés comme formés en définitive par de l’hydrogène plus ou moins condensé. Il faudrait reculer dans l’inconnu jusqu’à un élément nouveau, quatre fois plus léger, élément inconnu qui formerait par sa condensation l’hydrogène lui-même. Encore cela ne suffit-il pas pour représenter rigoureusement les expériences. En effet, M Stas, par des études d’une exactitude incomparable, a montré que le système réduit à ces termes, c’est-à-dire réduit à prendre comme unité un sous-multiple peu élevé du poids de l’hydrogène, le système, dis-je, ne peut être défendu. Les observations extrêmement précises qu’il a exécutées ont prouvé sans réplique que les poids atomiques des éléments ne sont pas exprimés par des nombres simples, c’est-à-dire liés entre eux par des rapports entiers rigoureusement définis. La théorie des multiples de l’hydrogène n’est donc pas soutenable, dans son sens strict et rigoureux. Gardons-nous cependant d’une négation trop absolue. Si l’hypothèse qui admet les équivalents des éléments multiples les uns des autres ne peut pas être affirmée d’une façon absolue, cependant cette hypothèse a pour elle des observations singulières et qui réclament, en tout état de cause, une interprétation. à cet égard les faits que je vais citer donnent à réfléchir.<o:p></o:p>


    5 - Les éléments isomères et polymères.<o:p></o:p>

    Il existe en réalité certains éléments, comparables entre eux, et qui possèdent en même temps des poids atomiques identiques. Tels sont le cobalt et le nickel, par exemple. Ces deux métaux sont semblables par la plupart de leurs propriétés et ils produisent deux séries de composés parallèles, en s’unissant avec les autres éléments. Or ici interviennent de nouvelles et plus puissantes analogies. En effet un tel parallélisme dans les réactions de deux corps et dans celles de leurs composés, joint à l’identité de leurs poids atomiques, n’est pas sans exemple dans la science : en particulier, il n’est pas rare de le rencontrer dans l’étude des principes organiques, tels que les carbures d’hydrogène, les essences de térébenthine et de citron, par exemple ; ou bien encore les acides tartrique et paratartrique. Ces deux essences, ces deux acides sont formés des mêmes éléments, unis dans les mêmes proportions et avec la même condensation, mais pourtant avec un arrangement différent. En outre, les deux carbures, les deux acides sont susceptibles d’engendrer des combinaisons parallèles : c’est là ce que nous appellons des corps isomères. Or le nickel et le cobalt se comportent précisément de la même manière. Il est certainement étrange de trouver un semblable rapprochement entre des principes composés, tels que des carbures ou les acides, et ces deux métaux, ces deux corps réputés simples : comme si les deux prétendus corps simples étaient formés, eux aussi, par les arrangements différents de certaines matières élémentaires, plus simples qu’eux-mêmes. L’or, le platine et l’iridium, autres métaux qui constituent un même groupe, offrent un rapprochement numérique pareil, quoique moins étroit dans leurs dérivés, que celui du cobalt et du nickel. Dans les cas de ce genre, il semble, je le répète, que l’on ait affaire à de certaines matières fondamentales, identiques quant à leur nature, mais diversifiées quant au détail de leurs arrangements intérieurs et de leurs manifestations. Néanmoins, pour être fidèle aux règles de la saine méthode scientifique, il importe d’ajouter aussitôt que jusqu’ici les chimistes n’ont jamais pu changer, par aucun procédé, ni le cobalt en nickel, ni l’or en platine ou en iridium. Poursuivons ces rapprochements : ils s’étendent plus loin. En effet, à côté des éléments isomères viennent se ranger d’autres éléments, dont les poids atomiques ne sont pas identiques, mais liés dans un même groupe par des relations numériques simples, et multiples les uns des autres. L’oxygène, par exemple, peut être comparé au soufre, dans les combinaisons de ces deux éléments avec l’hydrogène et avec les métaux. L’eau et l’hydrogène sulfuré, les oxydes et les sulfures constituent deux séries de composés parallèles. Le soufre peut même être rapproché plus strictement encore du sélénium et du tellure : ce sont là des éléments comparables, formant, je le répète, des combinaisons parallèles avec l’hydrogène, avec les métaux et même avec l’oxygène et la plupart des autres éléments. Or, l’analogie chimique de ces éléments se retrouve dans la comparaison numérique de leurs poids atomiques : le poids atomique du soufre est sensiblement double de l’oxygène ; celui du sélénium en est presque quintuple, et celui du tellure est huit fois aussi considérable que celui de l’oxygène, c’est-à-dire quadruple de celui du soufre. Ici encore nous retrouvons des analogies remarquables dans l’étude des combinaisons des carbures d’hydrogène. Ces poids atomiques d’éléments multiples les uns des autres rappellent les corps polymères, c’est-à-dire les composés condensés de la chimie organique. On connaît en effet des carbures d’hydrogène, formés des mêmes éléments unis dans la même proportion relative, mais tels que leurs poids moléculaires et leurs densités gazeuses soient multiples les uns des autres. La benzine et l’acétylène, par exemple, sont des carbures d’hydrogène de cet ordre : ils sont formés tous deux par l’association d’une partie en poids d’hydrogène avec six parties de carbone. Mais la vapeur de la benzine, sous le même volume, est trois fois aussi lourde que celle de l’acétylène. Ce n’est pas tout : la benzine dérive de l’acétylène, par une condensation directe : elle en est le polymère. Réciproquement, nous savons transformer par expérience ces composés polymères dans un sens inverse, revenir du carbure condensé à son générateur ; nous savons transformer notamment la benzine en acétylène, par la chaleur et par l’électricité. Cette ressemblance entre les carbures polymères et les corps simples à poids atomiques multiples suggère aussitôt l’espérance de transformations du même ordre. Si nous modifions les carbures d’hydrogène, pourquoi ne pourrions-nous pas modifier aussi les corps simples qui offrent des relations numériques analogues ? Pourquoi ne pourrions-nous pas former le soufre avec l’oxygène, former le sélénium et le tellure avec le soufre, par des procédés de condensation convenables ? Pourquoi le tellure, le sélénium ne pourraient-ils pas être changés inversement en soufre, et celui-ci à son tour métamorphosé en oxygène ? Rien, en effet, ne s’y oppose a priori : toute fois, et la chose est essentielle, l’épreuve expérimentale, souvent essayée, a échoué jusqu’à présent. Ce critérium est empirique, dira-t-on ; il ne repose sur aucune démonstration nécessaire et dès lors son caractère est purement provisoire. Sans doute ; mais il en est ainsi de la plupart de nos lois, sinon même de toutes. L’expérience réalisée est le seul critérium certain de la science moderne : c’est la seule barrière qui nous garantisse contre le retour des rêveries mystiques d’autrefois. On peut cependant pousser plus loin la démonstration : car il existe une différence positive et fondamentale entre la constitution physique des carbures polymères, ou radicaux composés de la chimie organique, et celle des éléments proprement dits, ou radicaux véritables de la chimie minérale : cette différence est fondée sur les observations des physiciens relatives aux chaleurs spécifiques. D’après leurs mesures, la quantité de chaleur nécessaire pour produire un même effet, une même variation de température, sur les carbures d’hydrogène, croît proportionnellement à leur poids moléculaire. Pour la benzine gazeuse, par exemple, il faut trois fois autant de chaleur que pour l’acétylène, pris sous le même volume. Or, le contraire arrive pour les corps simples multiples les uns des autres : lorsqu’on les prend sous le même volume gazeux, ou plus généralement sous leurs poids moléculaires respectifs, la quantité de chaleur qui produit une même variation de température dans les corps simples véritables demeure exactement la même. Par exemple, un litre d’hydrogène et un litre d’azote absorbent la même quantité de chaleur : identité d’autant plus frappante que le poids du second gaz est quatorze fois aussi considérable que celui du premier. Le travail de la chaleur est donc bien différent dans les deux cas, suivant qu’il s’agit des corps simples et des corps composés, et il établit une diversité essentielle entre les vrais éléments chimiques, tels que nous les connaissons aujourd’hui, et les polymères effectifs, c’est-à-dire les corps obtenus par la condensation expérimentale d’un même radical composé. Assurément il y a là quelque chose d’un ordre tout particulier ; il existe une propriété fondamentale, tenant à la constitution mécanique des dernières particules des corps, qui différencie nos éléments présents des corps composés proprement dits : c’est là une distinction dont nous n’avons pas encore sondé toute la profondeur.<o:p></o:p>


    6 - Les familles naturelles des éléments.<o:p></o:p>

    Cependant il existe une autre notion, connexe avec la précédente et non moins remarquable, qui concourt à entretenir nos espérances sur la génération synthétique des éléments : c’est leur classification en familles naturelles, classification tentée d’abord par Ampère, précisée par Dumas, et qui a pris une importance croissante dans ces dernières années. Citons d’abord un exemple très caractéristique, je veux parler de la famille des chloroïdes : elle comprend trois termes indubitables : le chlore, le brome, l’iode. Ces trois éléments, par leurs combinaisons avec les métaux et les autres corps, forment trois séries de composés parallèles, symétriques dans leurs formules et qui offrent souvent le même volume moléculaire et la même forme cristalline. Au point de vue chimique, rien n’est plus semblable à l’acide chlorhydrique, que les acides bromhydrique et iodhydrique : ce sont trois acides puissants, engendrés pareillement par l’union à volumes égaux des gaz simples qui les composent. Le chlorure, le bromure, l’iodure de potassium, sont aussi extrêmement analogues, cristallisés dans le même système, etc. Les propriétés physiques de ces trois éléments sont tantôt les mêmes, et tantôt elles varient d’une façon régulière. Pour n’en citer qu’une seule et des plus apparentes, je rappellerai que le chlore est jaune et gazeux, le brome rouge et liquide, l’iode violet et solide.<o:p></o:p>

    Or, les poids moléculaires, c’est-à-dire les condensations de matière sous la forme gazeuse, vont en croissant de l’un à l’autre de ces trois éléments. En effet leurs équivalents ou poids atomiques respectifs, poids proportionnels aux condensations gazeuses, sont égaux à 35, 5 pour le chlore, à 80 pour le brome, à 127 pour l iode. Non seulement les poids croissent ainsi par degrés ; mais ces degrés offrent une certaine régularité : l’équivalent ou poids atomique du brome étant à peu près la moyenne entre ceux du chlore et de l’iode. Le groupe entier constitue ce que l’on a appelé une triade. Des remarques analogues ont été faites pour d’autres groupes d’éléments : par exemple, pour la famille des sulfuroïdes, constituée par l’oxygène, le soufre, le sélénium et le tellure, éléments dont les équivalents ou poids atomiques sont à peu près multiples d’une même unité. Ces éléments s’unissent avec l’hydrogène, en formant des composés gazeux, composés acides pour les trois derniers, et, dans tous les cas, renfermant leur propre volume d’hydrogène. Ces éléments se combinent pareillement aux métaux. Le groupe formé par l’azote, le phosphore, l’arsenic et l’antimoine constitue une troisième famille, non moins caractérisée, celle des azotoïdes, dont les composés hydrogénés sont aussi des gaz, mais contiennent une fois et demie leur volume d’hydrogène. Les poids atomiques croissent aussi suivant une progression régulière. C’est ainsi que l’on a été conduit à une véritable classification, assemblant les corps simples suivant des principes de similitude pareils à ceux que les naturalistes invoquent dans l’étude des trois règnes de la nature. Cette classification semble même plus étroite en chimie, parce que les analogies générales, toujours un peu élastiques en histoire naturelle, sont corroborées ici par la comparaison des nombres absolus qui représentent les poids moléculaires : comme si chaque famille d’éléments était engendrée en vertu d’une loi génératrice commune. Avant d’aller plus loin, je dois dire que je développe ces rapprochements numériques et cette notion de la génération des éléments, en prenant soin de leur conserver toute leur force et sans les affaiblir en rien. Cependant, ce serait tromper le lecteur que de ne pas l’avertir que le doute s’élève, lorsqu’on précise tout à fait. En réalité, les rapprochements sur lesquels reposent de telles espérances ne sont pas d’une rigueur absolue, mais seulement approximatifs. Ce sont donc là des à peu près, plutôt que des démonstrations ; ce sont des lueurs singulières, peut-être réelles et de nature à nous éclairer sur la constitution véritable de nos corps simples ; mais peut-être aussi sont-elles trompeuses, peut-être résultent-elles uniquement du jeu équivoque des combinaisons numériques. En somme, je pense qu’il est permis d’y voir, sans sortir d’une sage réserve, l’indice de quelque loi de la nature, masquée par des perturbations secondaires qui sont restées jusqu’ici inexpliquées : à mon avis, ce genre de rapprochements ne doit pas être écarté. Mais, je le répète, il serait périlleux de s’y attacher trop fortement et de les regarder comme définitivement acquis. L’histoire des sciences prouve que l’esprit humain, une fois qu’il accepte l’à peu près comme une démonstration, dans les théories positives des phénomènes naturels et surtout dans les combinaisons numériques, dérive bien vite vers les fantaisies arbitraires de l’imagination.<o:p></o:p>

    7 - Les séries périodiques.<o:p></o:p>

    Un pas de plus a été franchi dans cette voie ; une tentative hardie, touchant peut-être à la chimère, a été faite pour construire des séries numériques, qui comprennent tous les corps simples actuels dans leur réseau et qui prétendent même embrasser tous les corps simples susceptibles d’être découverts dans l’avenir. Je veux parler des séries périodiques parallèles, ou pour employer un langage plus franc et plus précis, des progressions arithmétiques, suivant lesquelles M Chancourtois d’abord, puis Mm Newlands, Lothar Meyer et Mendeleef ont cherché de nos jours à grouper tous les nombres qui expriment les poids atomiques de nos éléments, ou des corps prétendus tels. C’est encore par l’étude des séries de la chimie organique que l’on a été conduit à de telles progressions arithmétiques. La chimie organique, en effet, est coordonnée autour d’un certain nombre de grandes séries de corps, liés les uns aux autres dans chaque série par des lois précises ; je dis liés non seulement par leur formule et leurs propriétés, mais aussi par leur génération effective. Les corps compris dans chacune de ces séries peuvent être formés au moyen d’un seul carbure d’hydrogène fondamental ; les autres termes en dérivent méthodiquement, par des additions ou des substitutions successives d’éléments. Le système des dérivés d’un carbure rappelle, et même avec plus de richesse, le système des dérivés d’un métal simple en chimie minérale. Il y a plus : ici intervient une nouvelle donnée. Les carbures fondamentaux ne sont pas des êtres isolés et indépendants les uns des autres. En fait, ils peuvent être rangés à leur tour par groupes réguliers, ou séries dites homologues, séries dont les termes semblables diffèrent deux à deux par des éléments constants en nature, en nombre, et par conséquent en poids : la différence numérique invariable de ces poids égale généralement 14. Ces relations générales sont certaines en chimie organique. Elles coordonnent, non seulement les formules, mais aussi les propriétés physiques et chimiques des carbures d’hydrogène et de leurs dérivés. Dès lors c’était une idée toute naturelle, et qui a dû se présenter à plus d’un esprit, que celle de distribuer l’ensemble des éléments minéraux suivant un principe de classification analogue, et fondé de même sur un système de différences constantes. Telle est, en effet, la base des séries dites périodiques. On dresse aujourd’hui en chimie minérale des tableaux semblables à ceux de la chimie organique ; on y assemble les éléments, métaux et métalloïdes, comme les carbures d’hydrogène. Il y a pourtant cette différence, que les groupes des carbures d’hydrogène sont construits a posteriori et d’après les expériences synthétiques et positives de la chimie organique ; tandis que les nouveaux groupes d’éléments minéraux sont formés a priori et par voie purement hypothétique. Quoiqu’il en soit, une sorte de table à deux entrées a été construite : elle comprend tous nos éléments connus, classés selon certaines progressions arithmétiques. Les familles naturelles des éléments, telles qu’elles ont été définies plus haut, font la base de cette classification. Rappelons d’abord la famille des chloroïdes : elle comprend le chlore, le brome, l’iode, auxquels on a adjoint le fluor, premier terme un peu divergent. En fait, les différences numériques entre les poids atomiques de ces quatre éléments sont représentées par les chiffres suivants : 16, 5 ; 44, 5 et 47. Ces trois différences constituent à peu près une progression, dont la raison serait le nombre 16, ou bien le nombre 15. De même la famille des sulfuroïdes, laquelle comprend l’oxygène, le soufre, le sélénium et le tellure, offre les trois différences que voici entre les poids atomiques de ses termes successifs :  16 ; 47, 6 ; 47, 8 ; nombres à très peu près multiples de 16 : c’est la même raison que tout à l’heure. Le lithium, représenté par 7, le sodium par 23, le potassium par 39,  1, forment un troisième groupe d’éléments, tous éléments métalliques cette fois : on y retrouve la même différence ou raison approximative, égale et 16. Venons à la famille des azotoïdes, tels que l’azote représenté par 14, le phosphore par 31, l’arsenic par 75, l’antimoine par 120. La raison de la progression serait ici comprise entre 15 et 17, c’est-à-dire à peu près la même, quoique toujours avec des écarts notables dans sa valeur absolue. Je dis à peu près, et c’est cet à peu près perpétuel qui jette une ombre sur tout le système. Mais poursuivons-en le résumé, en nous plaçant à un nouveau point de vue. La première famille, celle des chloroïdes, comprend des éléments caractérisés par une propriété chimique commune, qui domine toutes leurs combinaisons : ce sont des corps monovalents, capables de se combiner de préférence à volumes gazeux égaux, c’est-à-dire à poids atomiques égaux, avec l’hydrogène et avec les métaux. Au contraire la seconde famille, celle des sulfuroïdes, oxygène, soufre et analogues, contient surtout des corps bivalents, se combinant dans l’état gazeux avec un volume d’hydrogène double du leur, et, d’une manière plus générale, suivant des rapports de poids atomiques doubles. à son tour, la famille qui renferme l’azote, le phosphore et les éléments analogues est trivalente ; chacun de ces éléments, pris sous son poids atomique respectif, se combine avec trois atomes d’hydrogène ou des autres éléments. Enfin, l’on distingue une autre série  quadrivalente, formée par le carbone, le silicium, l’étain, etc.<o:p></o:p>

    Ces quatre séries, caractérisées par les rapports de leurs combinaisons, embrassent une multitude de composés connus. Elles rappellent certains groupes généraux de carbures d’hydrogène. En effet, les uns de ceux-ci, tels que l’éthylène, pris sous la forme gazeuse, sont susceptibles de se combiner avec un volume égal d’hydrogène, de chlore et des autres éléments. D’autres carbures, tels que l’acétylène, sont aptes à se combiner de préférence avec un volume gazeux d’hydrogène, de chlore, etc., double du leur. D’autres carbures s’unissent avec un volume triple, ou quadruple des gaz élémentaires et spécialement d’hydrogène, etc. Or, si l’on compare entre eux les carbures d’hydrogène monovalents, bivalents, trivalents, on reconnaît qu’on peut les grouper d’une façon très simple, en les rangeant par classes telles, que dans une classe de carbures renfermant le même nombre d’atomes de carbone, les carbures consécutifs diffèrent les uns des autres par deux équivalents d’hydrogène et, par conséquent, par des poids atomiques croissant de 2 en 2 unités. Cette différence constante entre les termes primordiaux des diverses séries se retrouve nécessairement entre les termes suivants, c’est-à-dire entre les termes des séries homologues comparés entre eux. Les carbures les plus légers par leur poids atomique, dans chaque classe renfermant un nombre donné d’atomes de carbone, sont en même temps les moins saturés, ceux dont la valence est la plus considérable ; car la valence croît proportionnellement au nombre d’atomes d’hydrogène unis avec une même quantité de carbone. Ces rapprochements numériques, cette classification dominent toute la chimie organique et ils reposent sur l’expérience. Or, chose étrange ! Si l’on compare les termes primordiaux de chacune des familles minérales, caractérisées par des valences distinctes ; si l’on compare entre eux, par exemple, les quatre éléments suivants : le carbone quadrivalent et représenté par un poids atomique égal à 12 ; l’azote trivalent et représenté par le poids atomique 14 ; l’oxygène bivalent et représenté par 16 ; enfin le fluor monovalent et représenté par 19 ; on remarque aussitôt que ces nombres diffèrent entre eux par des valeurs numériques progressivement croissantes, telles que 2, 2 et 3 : soit en moyenne 2, différence qui est aussi celle des carbures d’hydrogène de valence inégale. Cette différence constante des termes primordiaux se retrouve donc entre les termes corrélatifs des diverses familles d’éléments, en chimie minérale, aussi bien qu’entre les carbures correspondant des familles homologues, en chimie organique. Ce n’est pas tout. La famille du lithium, qui part du nombre 7, et quelques autres, un peu artificielles peut-être, telles que celle du glucinium, qui part du nombre 9, et celle du bore, qui part du nombre 11, fournissent autant de chefs de file complémentaires, dont les poids atomiques croissent par 2 unités, et achèvent de combler les vides subsistant entre les multiples successifs du nombre 16, raison commune de toutes les progressions dans l’intérieur de chaque famille d’éléments. Nous avons ainsi deux progressions fondamentales : d’une part, la grande progression, dont les termes croissent comme les multiples de 16, et qui est applicable aux corps particuliers compris dans chacune des familles ; et, d’autre part, la petite progression, croissant suivant les multiples de 2, et qui est applicable aux familles elles-mêmes, comparées entre elles dans leurs termes correspondants. En combinant ces deux progressions, on construit un tableau théorique, qui renferme l’ensemble des poids atomiques des corps simples, répartis sur la série des nombres entiers, jusqu’à la limite des poids atomiques les plus élevés. Tel est le système : je l’ai présenté dans son ensemble, avec les artifices ingénieux de ses arrangements. Cependant, en réalité, les poids atomiques des éléments des quatre familles fondamentales, comprenant environ quinze éléments, sont les seuls qui se trouvent coordonnés suivant des relations tout à fait vraisemblables. On peut disposer encore de même certaines séries de métaux, telles que le groupe formé par le lithium, le sodium, le potassium. Cela fait, il restait plus de la moitié des éléments connus, qui demeuraient en dehors de tout rapprochement précis. Les auteurs du système n’ont pas hésité à les grouper aussi, de façon à les ranger, chacun à sa place, dans leur tableau. Mais il est facile pour tout esprit non prévenu de reconnaître que ce dernier groupement repose sur des comparaisons purement numériques, et qui sont loin d’avoir la même solidité que les précédentes, si même elles ne sont tout à fait arbitraires. Quoi qu’il en soit, les rapprochements que le système des séries périodiques opère ne se bornent pas là. On sait en effet qu’il existe entre les poids atomiques des corps, leurs volumes atomiques et leurs différentes propriétés physiques et chimiques, certaines relations générales. <o:p></o:p>

    Ces relations ont été établies depuis longtemps en chimie et antérieurement à toute disposition des éléments en séries parallèles : elles n’en dépendent en rien, car elles résultent de l valeur absolue des poids atomiques, et non de leurs différences périodiques. Cependant, comme ces relations sont la conséquence immédiate des poids atomiques, les rapprochements établis entre ceux-ci se retrouvent, par un contre-coup nécessaire, entre leurs volumes atomiques et entre toutes les autres propriétés corrélatives de la masse chimique des éléments. De telle sorte que le tableau des séries parallèles, une fois établi, comprend en même temps les propriétés physiques fondamentales des éléments : comme le ferait d’ailleurs tout groupement, quel qu’il fût, des mêmes éléments. Cette circonstance augmente la commodité du nouveau tableau ; quoiqu’elle n’apporte aucune démonstration nouvelle à l’existence des séries périodiques : il faut se garder à cet égard de toute illusion. Mais passons outre et examinons les prévisions déduites de la nouvelle classification. C’est ici surtout que le système devient intéressant. On remarquera que dans les progressions arithmétiques qui comprennent chaque famille d’éléments, il manque certains termes. Entre le soufre, 32, et le sélénium,  79 (c’est-à-dire à peu près 80), il devrait exister deux termes intermédiaires, tels que 48 et 64. De même entre le sélénium, 79, et le tellure, 128, il manque 2 termes : 96 et 112. Il est clair que ce doivent être là des éléments inconnus et qu’il convient de rechercher. Mais comme le nombre en eût été trop grand, les auteurs du système, empressés à combler les vides de chaque famille, y ont d’abord intercalé des éléments déjà connus, quoique manifestement étrangers à la famille, tels que le molybdène, 96, inséré entre le sélénium et le tellure ; le tungstène et l’uranium, ajoutés pareillement à la suite. à la série du lithium, 7, ils ont également ajouté en tête l’hydrogène, 1, et à la fin le cuivre, 63, puis l’argent, 108, et l’or, 197. Tout ceci touche à la fantaisie. De même, entre le chlore et le brome, entre le brome et l’iode, il manque certains termes des progressions arithmétiques fondamentales : ce sont encore là des éléments hypothétiques et à découvrir. Observons ici que leurs propriétés ne sont pas indéterminées. En effet, les propriétés physiques ou chimiques d’un élément inconnu, ou du moins certaines d’entre elles peuvent être prévues et même calculées a priori , dès que l’on donne le poids atomique, et mieux encore la famille, c’est-à-dire les analogies. Mais cette prévision, comme il a été dit plus haut, n’est pas une conséquence de la théorie des séries périodiques ; elle résulte purement et simplement des lois et des analogies anciennement connues, lesquelles sont indépendantes du nouveau système. Quoi qu’il en soit, le tableau hypothétique que je viens de décrire, tableau qui comprend tous les corps simples connus et tous les corps simples possibles, a quelque chose de séduisant et qui entraîne beaucoup d’esprits. Nous l’avons exposé dans toute sa netteté : mais le moment est venu de présenter certaines réserves. En effet, il est impossible de ne pas signaler à l’attention du critique et du philosophe l’artifice commode, à l’aide duquel les auteurs du système sont parvenus à y comprendre non seulement tous les corps connus, mais même tous les corps possibles. Cet artifice consiste à former leur tableau avec des termes qui ne diffèrent pas en définitive de plus de deux unités, termes assez resserrés pour que nul corps nouveau, quel qu’il soit, ne puisse tomber en dehors des mailles du filet. La chose est d’autant plus assurée que les différences périodiques, ou raisons de la progression, comportent souvent dans leurs applications aux poids atomiques connus des variations de 1 à 2 unités. On voit qu’il ne s’agit même plus ici de ces fractions d’unité, qui séparaient les uns des autres les multiples de l’hydrogène, et qui ont été objectées à l’hypothèse de Prout et de Dumas ; mais nous rencontrons des écarts bien plus grands, dont aucune explication théorique n’a été donnée, écarts dont l’existence ôte aux nouveaux rapprochements une grande partie de leur valeur philosophique. En tolérant de tels écarts, et en multipliant suffisamment les termes réels ou supposés des comparaisons, il sera toujours facile aux partisans d’un système, quel qu'il soit, de se déclarer satisfaits. Sans exclure absolument de pareilles conceptions, on doit éviter d’attacher une valeur scientifique trop grande à des cadres si élastiques ; on doit surtout se garder de leur attribuer les découvertes passées ou futures, auxquelles ils ne conduisent point en réalité d’une manière précise et nécessaire. En fait et pour être sincères, nous devons dire qu’en dehors des anciennes familles naturelles d’éléments, reconnues depuis longtemps, ce ne sont guère là que des assemblages artificiels. Le système des séries périodiques, pas plus que le système des multiples de l’hydrogène, n’a fourni jusqu’ici aucune règle certaine et définie pour découvrir soit les corps simples trouvés dans ces dernières années, soit ceux que nous ne connaissons pas encore. Aucun de ces systèmes n’a fourni davantage une méthode positive, qui permette d’entrevoir, même de très loin, la formation synthétique de nos éléments ; ou qui mette sur la voie des expériences par lesquelles on pourrait essayer d’y atteindre. De grandes illusions se sont élevées à cet égard. Ce n’est pas que de tels systèmes ne soient utiles dans la science ; ils servent à exciter et à soutenir l’imagination des chercheurs. Ceux-ci se résignent difficilement à rester sur le pur terrain expérimental et ils sont poussés dans la région des constructions et des théories, par ce besoin d’unité et de causalité, inhérent à l’esprit humain. Aussi serait-il trop dur, et inutile d’ailleurs, de vouloir proscrire toute tentative de ce genre. Mais, quelle que soit la séduction exercée par ces rêves, il faudrait se garder d’y voir les lois fondamentales de notre science et la base de sa certitude, sous peine de retomber dans un enthousiasme mystique pareil à celui des alchimistes.<o:p></o:p>

    De telles conceptions sont d’ailleurs trop étroites et il convient de s’élever plus haut. Au fond, ceux qui invoquent les multiples de l’hydrogène et les séries périodiques rattachent tout à la conception de certains atomes, plus petits à la vérité que ceux des corps réputés simples. Or, s’il venait à être démontré que les équivalents des corps simples actuels sont rigoureusement multiples les uns des autres, ou plus généralement, multiples de certains nombres formant la raison de progressions arithmétiques déterminées ; il en résulterait cette conclusion probable que les corps simples actuels représentent les états inégaux de condensation d’une même matière fondamentale. Cette façon de concevoir les choses n’a rien qui puisse répugner à un chimiste, versé dans l’étude de sa science. On pourrait même invoquer à cet égard des faits connus de tous, et qui ne sont pas sans quelque analogie. Tels sont les états multiples du carbone, élément qui se manifeste à l’état libre sous les formes les plus diverses et qui engendre plusieurs séries de composés, correspondant dans une certaine mesure à chacun de ses états fondamentaux ; au même titre que les composés d’un élément ordinaire correspondent à cet élément même. Le carbone représente en quelque sorte le générateur commun de toute une famille d’éléments, différents par leur condensation : c’est d’ailleurs à la même conclusion que nous avait déjà conduit l’étude des carbures d’hydrogène. On pourrait objecter que les diversités de propriétés du carbone ne vont pas aussi loin que les diversités des éléments compris dans une même famille, celle des chloroïdes ou celle des sulfuroïdes, par exemple. En effet, le soufre, le sélénium ne reproduisent jamais les mêmes composés, en s’unissant avec l’oxygène, l’hydrogène ou l’azote ; et ils ne peuvent être régénérés par les condensations du plus simple d’entre eux. Tandis que toutes les formes du carbone, quelle qu’en soit la variété, représentent réellement les états inégalement condensés d’un même élément : toutes ces formes dérivent du carbone gazeux, état primordial, le moins condensé de tous, et dont l’analyse spectrale révèle l’existence momentanée à une très haute température. Cependant, peut-être est-ce là une simple différence de degré dans la facilité des métamorphoses. En somme, le carbone, envisagé sous ses états et ses degrés de condensation, équivaut à lui seul à une classe entière de corps simples. L’oxygène, le soufre, le sélénium, le tellure pourraient représenter au même titre, les états divers d’un élément commun. Il y a plus : l’ozone, corps doué de propriétés spécifiques très singulières et comparables à celles d’un véritable élément, a été réellement formé au moyen de l’oxygène : son existence autorise jusqu’à un certain point les conjectures précédentes. Peut être en est-il aussi de même de certains groupes de métaux : chacun d’eux répondant par lui-même et par la série particulière de ses combinaisons à quelqu’un de ces états du carbone, qui engendrent des séries correspondantes de dérivés. Il y a cette différence toutefois, je le répète, que les états divers du carbone peuvent être tous ramenés à certains composés identiques, tels que l’acide carbonique, l’acétylène ou le formène ; tandis que le soufre, le sélénium, les métaux, sont demeurés irréductibles dans leurs combinaisons. <o:p></o:p>

    8 - La matière première une et multiforme.<o:p></o:p>

    Jusqu'ici nous avons raisonné comme si les éléments actuels étaient nécessairement formés par la condensation d’un élément plus simple, tel que l’hydrogène ou tout autre élément réellement existant et isolable, dont les propriétés individuelles seraient la source de celles de ses combinaisons. Mais ce n’est pas là la seule manière de comprendre la constitution de nos corps simples : il importe d’étendre à cet égard nos idées, et d’exposer une conception philosophique plus générale. L’identité fondamentale de la matière contenue dans nos éléments actuels et la possibilité de transmuter les uns dans les autres les corps réputés simples, pourraient être admises comme des hypothèses vraisemblables, sans qu’il en résultât la nécessité d’une matière unique réellement isolable, c’est-à-dire existant d’une façon propre. L’une des hypothèses n’entraîne pas l’autre comme conséquence forcée, contrairement à ce que l on a pensé jusqu’ici. Ceci mérite une attention toute particulière. En effet, en admettant l’unité de la matière comme établie, on conçoit que cette matière une soit susceptible d’un certain nombre d’états d’équilibre stable, en dehors desquels elle ne saurait se manifester. L’ensemble de ces états stables renfermerait les corps simples aujourd’hui connus, les corps simples que l’on pourra découvrir un jour, et même former synthétiquement ; en supposant que l’on arrive jamais à en découvrir la loi génératrice. Mais on a toujours raisonné en assimilant ces états multiples d’équilibre de la matière à nos corps composés actuels, formés par l’addition d’éléments plus simples. Or, on peut concevoir les choses tout autrement. Il est possible que les états divers d’équilibre, sous lesquels se manifeste la matière fondamentale, ne soient ni des édifices composés par l’addition d’éléments différents, ni des édifices composés par l’addition d’éléments identiques, mais inégalement condensés. Il ne paraît pas nécessaire, en un mot, que tous ces édifices moléculaires représentent les multiples entiers d’un petit nombre d’unités pondérales élémentaires. On peut tout aussi bien imaginer que de tels édifices offrent, les uns par rapport aux autres, des relations génératrices d’un autre ordre : telles, par exemple, que les relations existant entre les symboles géométriques des diverses racines d’une équation ; ou plus généralement, entre les valeurs multiples d’une même fonction, définie par l’analyse mathématique. La matière fondamentale représenterait alors la fonction génératrice, et les corps simples en seraient les valeurs déterminées. Dans cette hypothèse, plus compréhensive que celles que l’on formule d’ordinaire sur la constitution de la matière ; dans cet ordre d’idées, dis-je, un corps réputé simple pourrait être détruit, mais non décomposé suivant le sens ordinaire du mot. Au moment de sa destruction, le corps simple se transformerait subitement en un ou plusieurs autres corps simples, identiques ou analogues aux éléments actuels. Mais les poids, atomiques des nouveaux éléments pourraient n’offrir aucune relation commensurable avec le poids atomique du corps primitif, qui les aurait produits par sa métamorphose. Il y a plus : en opérant dans des conditions diverses, on pourrait voir apparaître tantôt un système, tantôt un autre système de corps simples, développés par la transformation du même élément. Seul, le poids absolu demeurerait invariable, dans la suite des transmutations. D’après cette manière de voir, les corps qui résulteraient de la métamorphose de l’un quelconque de nos éléments actuels ne devraient pas être envisagés comme des corps simples par rapport à lui ; je dis à un titre supérieur à l’élément qui les aurait engendrés. Car ils pourraient, eux aussi, être détruits et transformés en un ou plusieurs autres corps, toujours de l’ordre de nos éléments présents. Au nombre de ces éléments de nouvelle formation, on pourrait même voir reparaître le corps primitif, qui aurait donné lieu à la première métamorphose. Il ne s’agirait donc plus ici de compositions et de décompositions, comparables à celles que nous réalisons continuellement dans nos opérations. La notion d’une matière au fond identique, quoique multiforme dans ses apparences, et telle qu’aucune de ses manifestations ne puisse être regardée comme le point de départ nécessaire de toutes les autres, rappelle à quelques égards les idées des anciens alchimistes. Elle offrirait cet avantage d’établir une ligne de démarcation tranchée entre la constitution de nos éléments présents et celle de leurs combinaisons connues. Elle rendrait compte de la différence qui existe entre la chaleur spécifique des éléments actuels et celle des corps composés et carbures polymères. Elle se concilierait d’ailleurs parfaitement avec les hypothèses dynamiques que l’on énonce aujourd’hui sur la constitution de la matière. Les divers corps simples, en effet, pourraient être constitués tous par une même matière, distinguée seulement par la nature des mouvements qui les animent. La transmutation d’un élément ne serait alors autre chose que la transformation des mouvements qui répondent à l’existence de cet élément et qui lui communiquent ses propriétés particulières, dans les mouvements spécifiques correspondants à l’existence d’un autre élément. Or, si nous acceptons cette manière de voir, nous n’apercevons plus aucune relation nécessaire de multiplicité équivalente entre les nombres qui caractérisent le mouvement primitif et ceux qui caractérisent le mouvement transformé. Cette conception, que j’ai développée devant la société chimique de Paris en 1863, ne recourt, en définitive, pour expliquer l’existence des éléments chimiques, qu’à celle de nos corps simples actuels et des corps du même ordre, ramenés en quelque sorte à la notion de matière première.<o:p></o:p>


    9 - La matière pondérable et le fluide éthéré.<o:p></o:p>

    D’autres veulent préciser davantage. Par une imagination fort plausible, mais dont le caractère contradictoire avec la théorie atomique véritable a été parfois méconnu, ils envisagent les particules prétendues atomiques de nos éléments comme les agrégats complexes d’une matière plus subtile, le fluide éthéré ; agrégats constitués par des tourbillons de ce fluide, sorte de toupies en rotation, douées d’un mouvement permanent et indestructible. On voit que l’atome des chimistes, la base en apparence la plus solide et la plus démontrée de notre science, s’évanouit complètement. Si nous ajoutons que chacun de ces tourbillons se fait et se défait sans cesse, c’est-à-dire que la matière même contenue dans chacun des tourbillons demeure fixe par sa quantité, mais non par sa substance, nous retournons tout à fait aux idées d’Héraclite. C’est ainsi que, dans la philosophie scientifique de nos jours, la permanence apparente de la matière tend à être remplacée par la permanence de la masse et de l’énergie. Un seul être ferme subsisterait alors, comme support ultime des choses, c’est le fluide éthéré. Le fluide éthéré joue ici le rôle du mercure des philosophes ; mais il est difficile de ne pas s’apercevoir que son existence réelle n’est pas mieux établie et qu’elle n’est guères moins éloignée des faits visibles et démontrables, sur lesquels roulent nos observations. C’est là aussi un symbole, une fiction destinée à satisfaire l'imagination. Les fluides électrique, magnétique, calorifique, lumineux, que l’on admettait au commencement de ce siècle comme supports de l’électricité, du magnétisme, de la chaleur et de la lumière, n’ont certes pas, aux yeux des physiciens de nos jours, plus de réalité que les quatre éléments, eau et terre, air et feu, inventés autrefois, au temps des ioniens et au temps de Platon, pour correspondre à la liquidité et à la solidité, à la volatilité et à la combustion. Ces fluides supposés ont même eu dans l’histoire de la science une existence plus brève que les quatre éléments : ils ont disparu en moins d’un siècle et ils se sont réduits à un seul, l’éther, auquel on attribue des propriétés imaginaires et parfois contradictoires. Mais déjà l’atome des chimistes, l’éther des physiciens semblent disparaître à leur tour, par suite des conceptions nouvelles qui tentent de tout expliquer par les seuls phénomènes du mouvement. Toutes ces théories d’atomes, d’éléments, de fluides naissent d’une inclination invincible de l’esprit humain vers le dogmatisme. La plupart des hommes ne supportent pas de demeurer suspendus dans le doute et l’ignorance ; ils ont besoin de se forger des croyances, des systèmes absolus, en science comme en morale. Dans les matières où elle n’a pas réussi à établir des lois, c’est-à-dire des relations certaines et invariables entre les phénomènes, l’intelligence procède par analogies, et elle tourne dans un  cercle d’imaginations abstraites qui ne varient guère. Assurément, je le répète, nul ne peut affirmer que la fabrication des corps réputés simples soit impossible a priori . Mais c’est là une question de fait et d’expérience. Si jamais on parvient à former des corps simples, au sens actuel, cette découverte conduira à des lois nouvelles, relations nécessaires que l’on expliquera aussitôt par de nouvelles hypothèses. Alors nos théories présentes sur les atomes et sur la matière éthérée paraîtront probablement aussi chimériques aux hommes de l’avenir, que l’est, aux yeux des savants d’aujourd’hui, la théorie du mercure des vieux philosophes.<o:p></o:p>





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