• René Guénon, Métaphysique et philosophie, (fragment)


    Il n’y a rien, dans tout le domaine de la philosophie, qui soit plus relatif et plus contingent que la
    morale; à vrai dire, ce n’est même plus du tout une connaissance d’un ordre plus ou moins
    restreint, mais simplement un ensemble de considérations plus ou moins cohérentes dont le but et
    la portée ne sauraient être que purement pratiques, encore qu’on se fasse trop souvent illusion à cet
    égard. Il s’agit exclusivement, en effet, de formuler des règles qui soient applicables à l’action
    humaine, et dont la raison d’être est d’ailleurs tout entière dans l’ordre social, car ces règles
    n’auraient aucun sens en dehors du fait que les individus humains vivent en société, constituant des
    collectivités plus ou moins organisées; et encore les formule-t-on en se plaçant à un point de vue
    spécial, qui, au lieu de n’être que social comme chez les Orientaux, est le point de vue
    spécifiquement moral, et qui est étranger à la plus grande partie de l’humanité. Nous avons vu
    comment ce point de vue pouvait s’introduire dans les conceptions religieuses, par le rattachement
    de l’ordre social à une doctrine qui a subi l’influence d’éléments sentimentaux; mais, ce cas mis à
    part, on ne voit pas trop ce qui peut lui servir de justification. En dehors du point de vue religieux
    qui donne un sens à la morale, tout ce qui se rapporte à cet ordre devrait logiquement se réduire à
    un ensemble de conventions pures et simples, établies et observées uniquement en vue de rendre la
    vie en société possible et supportable; mais, si l’on reconnaissait franchement ce caractère
    conventionnel et si l’on en prenait son parti, il n’y aurait plus de morale philosophique. C’est
    encore la sentimentalité qui intervient ici, et qui, pour trouver matière à satisfaire ses besoins
    spéciaux, s’efforce de prendre et de faire prendre ces conventions pour ce qu’elles ne sont point: de
    là un déploiement de considérations diverses, les unes demeurant nettement sentimentales dans leur
    forme comme dans leur fond, les autres se déguisant sous des apparences plus ou moins
    rationnelles.
    D’ailleurs, si la morale, comme tout ce qui est des contingences sociales, varie grandement suivant
    les temps et les pays, les théories morales qui apparaissent dans un milieu donné, si opposées
    qu’elles puissent sembler, tendent toutes à la justification des mêmes règles pratiques, qui sont
    toujours celles que l’on observe communément dans ce même milieu; cela devrait suffire à montrer
    que ces théories sont dépourvues de toute valeur réelle, n’étant bâties par chaque philosophe que
    pour mettre après coup sa conduite et celle de ses semblables, ou du moins de ceux qui sont les
    plus proches de lui, en accord avec ses propres idées et surtout avec ses propres sentiments. Il est à
    remarquer que l’éclosion de ces théories morales se produit surtout aux époques de décadence
    intellectuelle, sans doute parce que cette décadence est corrélative ou consécutive à l’expansion du
    sentimentalisme, et aussi parce que, se rejetant ainsi dans des spéculations illusoires, on conserve
    au moins l’apparence de la pensée absente…
    C’est pourquoi, après avoir séparé complètement la métaphysique des diverses sciences dites
    philosophiques, il faut encore la distinguer, non moins profondément, des systèmes philosophiques,
    dont une des causes les plus communes est, nous l’avons déjà dit, la prétention à l’originalité
    intellectuelle; l’individualisme qui s’affirme dans cette prétention est manifestement contraire à
    tout esprit traditionnel, et aussi incompatible avec toute conception ayant une portée métaphysique
    véritable. La métaphysique pure est essentiellement exclusive de tout système, parce qu’un système
    quelconque se présente comme une conception fermée et bornée, comme un ensemble plus ou
    moins étroitement défini et limité, ce qui n’est aucunement conciliable avec l’universalité de la
    métaphysique; et d’ailleurs un système philosophique est toujours le système de quelqu’un, c’est-àdire
    une construction dont la valeur ne saurait être que tout individuelle. De plus, tout système est
    nécessairement établi sur un point de départ spécial et relatif, et l’on peut dire qu’il n’est en somme
    que le développement d’une hypothèse, tandis que la métaphysique, qui a un caractère d’absolue
    certitude, ne saurait admettre rien d’hypothétique. Nous ne voulons pas dire que tous les systèmes
    ne puissent pas renfermer une certaine part de vérité, en ce qui concerne tel ou tel point particulier;
    mais c’est en tant que systèmes qu’ils sont illégitimes, et c’est à la forme systématique elle-même
    qu’est inhérente la fausseté radicale d’une telle conception prise dans son ensemble. Leibnitz disait
    avec raison que « tout système est vrai en ce qu’il affirme et faux en ce qu’il nie », c’est-à-dire, au
    fond, qu’il est d’autant plus faux qu’il est plus étroitement limité, ou, ce qui revient au même, plus
    systématique, car une semblable conception aboutit inévitablement à la négation de tout ce qu’elle
    est impuissante à contenir; et cela devrait d’ailleurs, en toute justice, s’appliquer à Leibnitz luimême
    aussi bien qu’aux autres philosophes…
    De ce qui précède, il résulte encore que la métaphysique est sans aucun rapport avec toutes les
    conceptions telles que l’idéalisme, le panthéisme, le spiritualisme, le matérialisme, qui portent
    précisément le caractère systématique de la pensée philosophique occidentale… Nous ne voulons
    pour le moment insister que sur un point: c’est que la querelle du spiritualisme et du matérialisme,
    autour de laquelle tourne presque toute la pensée philosophique depuis Descartes, n’intéresse en
    rien la métaphysique pure; c’est là, du reste, un exemple de ces questions qui n’ont qu’un temps,
    auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure. En effet, la dualité « esprit – matière » n’avait
    jamais été posée comme absolue et irréductible antérieurement à la conception cartésienne; les
    anciens, les Grecs notamment, n’avaient pas même la notion de « matière » au sens moderne de ce
    mot, pas plus que ne l’ont encore actuellement la plupart des Orientaux: en sanskrit, il n’existe
    aucun mot qui réponde à cette notion, même de très loin. La conception d’une dualité de ce genre a
    pour unique mérite de représenter assez bien l’apparence extérieure des choses; mais, précisément
    parce qu’elle s’en tient aux apparences, elle est toute superficielle, et, se plaçant à un point de vue
    spécial, purement individuel, elle devient négative de toute métaphysique dès qu’on veut lui
    attribuer une valeur absolue en affirmant l’irréductibilité de ses deux termes, affirmation en
    laquelle réside le dualisme proprement dit. D’ailleurs, il ne faut voir dans cette opposition de
    l’esprit et de la matière qu’un cas très particulier du dualisme, car les deux termes de l’opposition
    pourraient être tout autres que ces deux principes relatifs, et il serait également possible
    d’envisager de la même façon, suivant d’autres déterminations plus ou moins spéciales, une
    indéfinité de couples de termes corrélatifs différents de celui-là. D’une façon tout à fait générale, le
    dualisme a pour caractère distinctif de s’arrêter à une opposition entre deux termes plus ou moins
    particuliers, opposition qui, sans doute, existe bien réellement à un certain point de vue, et c’est là
    la part de vérité que renferme le dualisme; mais, en déclarant cette opposition irréductible et
    absolue, au lieu qu’elle est toute relative et contingente, il s’interdit d’aller au delà des deux termes
    qu’il a posés l’un en face de l’autre, et c’est ainsi qu’il se trouve limité par ce qui fait son caractère
    de système. Si l’on n’accepte pas cette limitation, et si l’on veut résoudre l’opposition à laquelle le
    dualisme s’en tient obstinément, il pourra se présenter différentes solutions; et, tout d’abord, nous
    en trouvons en effet deux dans les systèmes philosophiques que l’on peut ranger sous la commune
    dénomination de monisme. On peut dire que le monisme se caractérise essentiellement par ceci,
    que, n’admettant pas qu’il y ait une irréductibilité absolue, et voulant surmonter l’opposition
    apparente, il croit y parvenir en réduisant l’un de ses deux termes à l’autre; il s’agit en particulier
    de l’opposition de l’esprit et de la matière, on aura ainsi, d’une part, le monisme spiritualiste, qui
    prétend réduire la matière à l’esprit, et, d’autre part, le monisme matérialiste, qui prétend au
    contraire réduire l’esprit à la matière. Le monisme, quel qu’il soit, a raison d’admettre qu’il n’y a
    pas d’opposition absolue, car, en cela, il est moins étroitement limité que le dualisme, et il constitue
    au moins un effort pour pénétrer davantage au fond des choses; mais il lui arrive presque
    fatalement de tomber dans un autre défaut, et de négliger complètement, sinon de nier, l’opposition
    qui, même si elle n’est qu’une apparence, n’en mérite pas moins d’être envisagée comme telle:
    c’est donc, ici encore, l’exclusivité du système qui fait son premier défaut. D’autre part, en voulant
    réduire directement un des deux termes à l’autre, on ne sort jamais complètement de l’alternative
    qui a été posée par le dualisme, puisqu’on ne considère rien qui soit en dehors de ces deux mêmes
    termes dont il avait fait ses principes fondamentaux; et il y aurait même lieu de se demander si, ces
    deux termes étant corrélatifs, l’un a encore sa raison d’être sans l’autre, s’il est logique de
    conserver l’un dès lors qu’on supprime l’autre. De plus, nous nous trouvons alors en présence de
    deux solutions qui, au fond, sont beaucoup plus équivalentes qu’elles ne le paraissent
    superficiellement: que le monisme spiritualiste affirme que tout est esprit, et que le monisme
    matérialiste affirme que tout est matière, cela n’a en somme que fort peu d’importance, d’autant
    mieux que chacun se trouve obligé d’attribuer au principe qu’il conserve les propriétés les plus
    essentielles de celui qu’il supprime. On conçoit que, sur ce terrain, la discussion entre spiritualistes
    et matérialistes doit dégénérer bien vite en une simple querelle de mots; les deux solutions
    monistes opposées ne constituent en réalité que les deux faces d’une solution double, d’ailleurs tout
    à fait insuffisante. C’est ici que doit intervenir une autre solution; mais, tandis que nous n’avions
    affaire, avec le dualisme et le monisme, qu’à deux types de conceptions systématiques et d’ordre
    simplement philosophique, il va s’agir maintenant d’une doctrine se plaçant au contraire au point
    de vue métaphysique, et qui, par suite, n’a reçu aucune dénomination dans la philosophie
    occidentale, qui ne peut que l’ignorer. Nous désignerons cette doctrine comme le « non-dualisme »,
    ou mieux encore comme la « doctrine de la non-dualité », si l’on veut traduire aussi exactement
    que possible le terme sanskrit adwaita-vâda, qui n’a d’équivalent usuel dans aucune langue
    européenne… Sans plus admettre d’irréductibilité absolue que le monisme, le « non-dualisme »
    diffère profondément de celui-ci, en ce qu’il ne prétend aucunement pour cela que l’un des deux
    termes soit purement et simplement réductible à l’autre; il les envisage l’un et l’autre
    simultanément dans l’unité d’un principe commun, d’ordre plus universel, et dans lequel ils sont
    également contenus, non plus comme opposés à proprement parler, mais comme complémentaires,
    par une sorte de polarisation qui n’affecte en rien l’unité essentielle de ce principe commun. Ainsi,
    l’intervention du point de vue métaphysique a pour effet de résoudre immédiatement l’opposition
    apparente, et elle seule permet d’ailleurs de le faire vraiment, là où le point de vue philosophique
    montrait son impuissance; et ce qui est vrai pour la distinction de l’esprit et de la matière l’est
    également pour n’importe quelle autre parmi toutes celles que l’on pourrait établir de même entre
    des aspects plus ou moins spéciaux de l’être, et qui sont en multitude indéfinie. Si l’on peut
    d’ailleurs envisager simultanément toute cette indéfinité des distinctions qui sont ainsi possibles, et
    qui sont toutes également vraies et légitimes à leurs points de vue respectifs, c’est que l’on ne se
    trouve plus enfermé dans une systématisation bornée à l’une de ces dinstinctions à l’exclusion de
    toutes les autres…





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