• L’ordre soufi, en Europe, a été fondé par le père de Vilayat Inayat Khan, Hazrat Inayat Khan, descendant de Tippu, sultan de Mysore, et de Moula Buksh, le fondateur de l’Académie royale de Musique de Baroda. I1 avait reçu sa succession dans la chaîne des Soufis chichti de l’Inde, de son Maître Khwaja Abu Hashim Madani de Heiderabad.

    La mère de Vilayat Inayat Khan était Américaine et cousine de Mary Baker Eddie, fondatrice de la Christian Science, et de Theos Bernard, auteur de livres sur le yoga.

    Pir Zadé Vilayat Inayat Khan a fait des études à l’École Normale de musique et des études de philosophie en Sorbonne et à Oxford.

    Il s’est consacré, depuis de nombreuses années, à l’étude des religions comparées et, en particulier, aux méthodes de médication pratiquées dans un grand nombre d’écoles ésotériques.

    Au cours de pèlerinages et de retraites, Pir Zadé Vilayat Inayat Khan a pratiqué lui-même ces exercices de méditation, notamment dans les grottes des Himalayas avec des sannyâsins, dans les Khaneka des soufis de l’Inde, de l’Iran et des pays du Moyen-Orient.

    Il est l’auteur de deux ouvrages :

    « Stuten einer meditation », étude sur les étapes de la méditation selon la discipline soufie, et d’une biographie de son père.

    Pir Zadé Vilayat Inayat Khan est le successeur de son père, comme chef ésotérique de l’Ordre Soufi en Europe. Il voyage incessamment pour visiter les centres de l’Ordre en Europe et en Amérique pour veiller à l’entraînement des initiés.

    L’ordre Soufi travaille au rapprochement des fidèles des grandes religions du Monde, par une compréhension plus approfondie du fondement même de ces religions. Il nous fait découvrir ainsi leur unité intrinsèque.

    ***

    On m’a demandé de parler aujourd’hui sur la psychologie de la méditation selon les soufis. Il s’agit donc de faire, dans la mesure du possible, la description des états de conscience qui, selon les témoignages des maîtres soufis, naissent de la méditation.

    Vous savez combien il est difficile de conceptualiser des états mystiques vécus, par le fait que, quand on traduit des expériences tellement particulières, en termes de langage courant, on est bien obligé d’employer des mots qui ne s’appliquent qu’aux états de conscience de veille. Et d’autre part on est, dans une certaine mesure, influencé par ses propres concepts qui sont purement intellectuels. Kalabadi, un grand soufi, a dit qu’il n’appartient pas à l’intellect de connaître Dieu, si ce n’est par le moyen de Dieu lui-même.

    Si nous jetons un regard panoramique sur les différents états de conscience dans la méditation soufie, sur la topographie de ces états de conscience, nous y décèlerons comme une courbe, assez voisine de celle que vous avez sûrement remarquée dans l’hindouisme, à partir de l’Ecole Sâmkhya et qui, après avoir évolué avec le yoga, débouche dans l’Advaïta Védanta et se termine avec la bhakti de Râmânuja.

    Dans l’histoire des écoles du soufisme et de leur cheminement, se dessine une courbe sensiblement analogue. Le point de départ est ici dans la dualité, toute la courbe tendant ensuite vers l’unité.

    Et la courbe qui se dessine ainsi dans l’histoire est également, pour chacun de nous, celle de notre pratique de la méditation.

    Il est évident que, pour aborder les états de méditation tellement « autres » que les états normaux de veille, il faudra trouver un point de départ. Ce point de départ, sera la discrimination, « viveka », exactement comme dans l’école Sâmkhya. Beaucoup d’entre nous éprouvent cette nostalgie d’isolement qui, chez les moines, par exemple, se traduit par un mode de vie particulier : la retraite, la clôture. En fait, ce même état d’esprit suscite toujours la pratique de la méditation, il constitue d’ailleurs le point de départ de toute méditation.

    Saint Jean de la Croix en témoigne lorsqu’il dit qu’il faut se tenir à distance de tout ce qui n’est pas Dieu (mais plus tard lorsqu’il aura atteint l’état unitif, il dira que tout est Dieu).

    Dans le moment où l’on aborde la méditation, il y a un effort à faire, bien sûr, pour se tenir ainsi à l’écart, pour créer une discrimination entre soi et le monde extérieur — le monde manifesté, « zaphir » comme disent les soufis — le monde dans lequel s’opère l’épiphanie: la manifestation du Dieu caché, du Deus absconditus (bâtin) transparaissant à travers le Deus revelatus (zahir).

    Ainsi donc, le point de départ est vraiment dans la dualité. Il faut l’admettre ; nous devons adopter, au début, une position dualiste. Mais ensuite, si la méditation est conduite selon les méthodes traditionnelles, nous la terminerons dans l’unité.

    Les contemplatifs musulmans (on les nomme les derviches, c’est-à-dire ceux qui ont choisi la voie de la pauvreté comme saint François d’Assise) recherchent donc, pour commencer, un état d’isolement, d’esseulement par rapport à toute saisie objective. Ainsi le moi, le sujet qui ne cesse, normalement, de s’identifier à la conscience, se vide de tout contenu et s’isole. Cette démarche conduit à l’appréhension de son « exister » pur.

    Il va falloir ici que je définisse les mots avec beaucoup de soin, au risque de faire un peu « l’école maternelle » de méditation.

    Si donc le point de départ est dans la dualité, nous imaginons que nous sommes un sujet, et par conséquent, que tout ce qui n’est pas notre moi est un objet extérieur à nous-mêmes, et autre que nous. D’autre part, un troisième terme, l’acte vient relier le sujet à l’objet. Ainsi le premier mouvement de rétorsion du moi sera-t-il le « tajrid », l’esseulement du moi conçu en tant que sujet, par rapport à tout objet extérieur à lui-même. C’est en somme le vidage de la conscience de tout contenu.

    Nous sommes toujours dans la dualité qui constitue notre point de départ. Il s’ensuit un second mouvement, une deuxième étape, que les derviches appellent « tafrid ». On peut la définir comme esseulement de tout acte du moi, car l’acte lui-même devient le « je », l’acte d’exister devient en moi un « je ». Mais puisque j’ai vidé mon « je » de tout contenu, il ne reste plus que l’acte, la conscience de l’acte d’existence même. Et ainsi, l’acte d’existence se trouve dépouillé de tout acte de mon moi individuel. C’est là vraiment, la confrontation de l’être tout entier avec son existence même. Le Samâdhi yogique n’est d’ailleurs pas autre chose, selon les yoga-sutras de Patanjali, où, après avoir passé les étapes de « dhâranâ » et de « dhyâna » on parvient finalement à un état où l’on prend conscience de l’acte même d’« exister » lorsque toute modalité ou forme d’existence disparaît.

    Nirvikalpa Samâdhi veut dire l’anéantissement ou l’effacement de toute semence, de toute détermination qualificative pour ne laisser subsister que l’existence dans sa nudité absolue et insaisissable. Mais c’est ici que le méditant se heurte au plus grand obstacle, au plus grand écueil qu’il puisse trouver sur son chemin.

    Vous avez déjà rencontré, dans vos études de la pensée indienne, sinon dans ses pratiques, cette impasse qui consiste à prendre, lorsqu’on se trouve en état de vide conceptuel, l’acte unificateur de sa propre existence pour l’acte unificateur divin. Mais avant de continuer, je vous prie de me permettre une petite digression métaphysique.

    On fait souvent, en religions comparées, une distinction, que je considère comme très superficielle, mais qu’il est tout de même bon de connaître, entre mystique naturelle et mystique surnaturelle. La mystique naturelle serait l’expérience d’une identité intrinsèque vécue sous forme d’une participation mystique. Qui dit transcendant dit « autre », car il y a toujours un peu d’altérité dans la transcendance. Ainsi, en l’absence de cet autre que soi-même, ou plutôt — car ce n’est pas un autre que soi-même — de cet élan qui nous fait transcender notre acte d’exister, nous nous renfermons dans la tour d’ivoire de cette conscience d’être. Et l’esseulement devient alors un isolement assez artificiel qui nous appauvrit.

    C’est pourquoi l’expérience du vidage intellectuel, tel que nous le trouvons dans les méthodes yogiques du contrôle des « vrittis » du tourbillon mental, s’il n’est pas dirigé par un maître qui sait vous faire sauter le pas pour vous amener à l’étape suivante, peut facilement aboutir à l’appauvrissement de la conscience. Et c’est ainsi que le nirvâna bouddhique, quand il est mal interprété, n’est plus, si l’on peut dire, qu’un vide appauvrissant, tandis que le vrai nirvâna est un vide plein !

    Les soufis se sont heurtés, eux aussi, à la même difficulté. Les plus avertis d’entre eux avaient bien vu l’écueil. Mais il a fallu des siècles pour en connaître tous les dangers. Nous en trouvons un exemple très caractéristique chez Abou Yazid Bastami, derviche du IXe siècle, exemple d’autant plus frappant que Bastami a toujours su s’exprimer avec un abandon total, une sincérité alarmante. Les soufis qui l’ont précédé ont dû prendre très vite de grandes précautions, en butte comme ils l’étaient, non seulement aux blâmes et aux attaques mais souvent à des persécutions pouvant aller, dans le cas d’Al Hallaj, jusqu’à la mort sur la croix.

    Bastami, au IXe siècle, a pu proférer librement, en état d’extase, des « shatahat », des locutions théopathiques qui eussent semblé blasphématoires au siècle suivant, mais acceptées alors parce qu’elles sortaient de la bouche d’un « madhoub », d’une personne enivrée, par la conscience divine, et qui, à son état normal, s’étonnait elle-même de ce qu’elle avait dit, et se le reprochait.

    C’est ainsi que Bastami s’est écrié un jour : « Subhani ma a’zama châni », « louange à moi, que ma gloire est grande ! » — mots par lesquels se trouve dépeinte au vif la conviction d’un être dont le moi a été totalement aboli et anéanti. Mais avant d’en arriver là, il avait dû passer par une dure ascèse.

    Les premiers temps de cette ascèse constituent ce qu’on appelle, en mystique comparée, la « via negativa » ou voie négative. Vous l’avez, sans nul doute, rencontrée déjà dans l’hindouisme, où elle prend la forme d’une sorte particulière d’auto-analyse : je ne suis pas ce corps, je ne suis pas ces pensées, je ne suis pas ces émotions, ces volitions. On arrive ainsi peu à peu, par la discrimination « viveka », par cette voie de négations procédant par éliminations successives, à une donnée tout à fait insolite, à laquelle on se heurte, sans plus pouvoir l’éliminer, et qui est la « conscience d’être » dont je vous parlais tout à l’heure.

    Telle fut bien l’expérience que fit Bastami, expérience dont il nous dit : « J’atteignis l’esplanade du non-être, et de là, je passai du « non » dans le « non » par le « non », et je ne cessai de voler dans le manque jusqu’à manquer du manque dans le manque, et privé de la privation par le « non » dans le « non » dans le manque de la privation… »

    Les termes qu’il emploie ainsi pour décrire des états incommunicables, n’ont bien entendu aucun rapport avec la langue ou la logique usuelles. Mais nous y voyons tout de même se dessiner l’entier anéantissement qui s’effectue dans l’âme d’un derviche. Nous y devinons jusqu’à quel point cette mort de l’égo, en tant que conscience d’être individuelle, doit être une chose terrible et bouleversante ; tout ce que cette mort peut représenter d’abnégation, de sacrifice, et aussi d’extraordinaire courage.

    La tradition des derviches s’est malheureusement perdue. Je reviens d’Iran où j’ai essayé d’en retrouver quelques traces, quelques vestiges. Je dois dire que ce qui m’est apparu est encore plus magnifique que je ne l’aurais jamais imaginé car cette tradition conduit à un prodigieux épanouissement de la personnalité du derviche. Il devient comme un roi, un roi mage de la tradition zoroastrienne qui se trouve ainsi perpétuée.

    La voie qui conduit à ce prodigieux développement de la nature humaine, unique au demeurant, et qu’on ne retrouve pas en Europe est décrite avec une grande précision dans les textes soufis. Aussi valent-ils vraiment la peine d’être étudiés de très près, afin de recueillir tous les fruits qu’ils contiennent.

    Les objets d’art que produisent de nos jours les Iraniens n’ont aucun rapport avec les merveilles que créaient les artisans d’autrefois. Elles ne pouvaient voir le jour que dans un climat « primitif ». Car cette forme de culture disparaît aussitôt que la vie se modernise ; c’est le prix à payer pour posséder des automobiles, l’électricité, le téléphone…

    Mais lorsqu’il s’agit du plus beau des chefs-d’œuvre, je veux dire de la personnalité humaine, ce prix nous apparaît comme beaucoup trop élevé. Aussi devons-nous chercher, par tous les moyens, à recueillir les fruits de cette tradition magnifique et les transplanter afin de les sauver et d’en connaître le secret.

    Car nous vivons dans un temps où il est facile de procéder à des investigations dans les civilisations du passé pour y découvrir des trésors de sagesse. Ils viennent éclairer nos problèmes les plus actuels. Ce monde occidental semble, aussi, mieux placé pour comprendre ces valeurs retrouvées, que les pays plus arriérés qui se tournent maintenant, éblouis, vers la civilisation matérielle.

    Revenons maintenant à notre sujet. Examinons par quels procédés le derviche atteint à cette finalité — finalité qui, d’ailleurs, nous habite tous, cachée dans les profondeurs de notre conscience.

    Si nous nous intéressons tellement à la méditation, et, d’une façon plus générale, à l’ésotérisme, c’est que nous éprouvons un sentiment d’échec, celui de n’avoir pas atteint encore cette finalité qui est nôtre. Or, cette finalité est tellement fondamentale, tellement essentielle pour notre plénitude. Le fait de ne pas pouvoir la réaliser peut conduire au désespoir un être un tant soit peu sensible. Nous nous ferions vraiment le plus grand tort en la négligeant.

    Les moyens extérieurs n’ont pas d’autre utilité que celle de provoquer certains états intérieurs. Eux seuls importent. Aussi est-il possible de s’isoler, de s’esseuler intérieurement sans pour autant s’enfermer dans un monastère ! On peut très bien s’enfermer dans un monastère sans parvenir à s’esseuler.

    Ce qui nous importe, c’est de pratiquer la voie intérieure, donc de connaître les états de conscience et leur succession, tels qu’ils vont nous acheminer vers cet épanouissement, cette finalité bienheureuse dont je vous entretenais à l’instant.

    Je vous ai déjà parlé du « tafrid », de l’esseulement vis-à-vis des objets extérieurs, des perceptions extérieures, au cours de la méditation. Puis, par delà cette libération plus intérieure de tout acte du moi, donc de l’acte même qui jaillit de notre acte d’être et qui est lui-même un acte d’être, l’acte d’auto-connaissance du sujet par le sujet même. C’est un acte statique, en quelque sorte, et non point dynamique : nous nous prenons pour « être un sujet » et cela est un acte d’existence, l’acte qui fonde le moi.

    Ce problème que le derviche a maintenant à affronter est celui de devoir abolir, non seulement la conscience des objets extérieurs, mais encore le sujet lui-même, c’est-à-dire la notion du moi en tant que sujet, en tant qu’acte d’existence.

    Or, l’exercice par excellence qui conduit à cette abolition est le fameux « dhikr » : lâ ilaha illa’llah… Le dhikr comporte d’abord, dans son interprétation exotérique, donc dualiste, une négation tout à fait radicale de la réalité du monde manifesté : tout cela est illusoire, car, en fait, il n’y a que Dieu, que « Purusha » comme diraient les Hindous. En somme, il s’agit purement et simplement de l’état qui conduit à l’isolement (kaivalyam). Dans son interprétation ésotérique, c’est l’affirmation que tout ce que l’on croyait autre que Dieu est vraiment Dieu. C’est une affirmation de l’unité, aussi tranchante que dans l’Advaïta Védanta.

    Une distance énorme sépare ces deux positions, l’exotérique et l’ésotérique, et toute la courbe de la pensée soufie s’inscrit d’ailleurs entre ces deux pôles. L’homme du commun, qui vit en pleine dualité, ne peut faire autre chose, quand il veut affirmer la nature unique de Dieu, que de nier ce qui lui semble n’être pas Dieu, — jusqu’au jour où il s’aperçoit, lui aussi, que tout est Dieu.

    Cette formule doit être répétée des milliers, des dizaines, des centaines de milliers, des millions de fois. Pour la préparation des Sheikhs, par exemple, dans les confréries, elle doit être répétée cent mille fois. Mais cela dépend des contrées. Je viens de faire une retraite où je devais la répéter vingt mille fois par jour pendant quarante jours.

    On a souvent débattu le problème de savoir si la répétition elle-même peut être efficace. La réponse est dans la négative. Mais elle sert cependant de base à une expérience qui conduit peu à peu à l’anéantissement du sujet, de la conscience du moi, mais à condition de passer de l’extérieur à l’intérieur, c’est-à-dire de s’intérioriser. En d’autres termes, il faut que l’intonation, la vibration des syllabes pénètre jusque dans les couches inconscientes, que ne saurait pas atteindre une simple répétition verbale. Ainsi s’opère tout un transfert jusqu’à ce que cette affirmation s’en vienne posséder l’être entier.

    On distingue trois stades, trois gradations dans le dhikr : le dhikr de la langue, le dhikr du cœur et le dihkr de l’intime.

    Dans le dhikr de la langue, on s’exerce à diriger le son, — le verbe — de telle façon que le cœur, ou plus exactement le plexus cardiaque se mette à vibrer sous l’impulsion de ce son, d’ailleurs tout physique. Il s’agit véritablement du passage du verbe dans la chair, le verbe qui se fait clair. Cependant, dans cette première étape, la parole, le son font seulement vibrer la chair. Ils ne sont pas encore transformés en chair.

    On pourrait, je pense, expliquer cette efficacité du son, par des causes purement physiologiques, du fait que l’activité du système respiratoire placé normalement hors du contrôle de la volonté s’en trouve désormais reliée avec elle. La répétition se faisant en effet sur un rythme donné, la respiration épouse bientôt ce rythme, ce qui entraîne une action consciente, indéniable, sur l’activité respiratoire. Si bien qu’une des fonctions assignées jusqu’ici au système nerveux autonome, ortho et parasympathique, émerge du cadre inconscient, pour déboucher dans la conscience.

    Du fait de cette première montée de l’inconscient qui vient effleurer le seuil de la conscience, il se produit en celle-ci une transformation. Elle ne peut plus se trouver, vis-à-vis des perceptions du monde quotidien, dans son état ordinaire de réceptivité, donc dans un état pleinement dualiste, car elle s’est retournée vers cette émergence des forces inconscientes en elle.

    On peut, dès lors, penser que les perceptions ordinaires, courantes, par exemple les bruits de la rue, se trouvent bloquées à la périphérie du champ de la claire conscience, sans arriver à se frayer un chemin jusqu’à ce centre où elles seraient éclairées pleinement par la lumière de conscience, tant cette conscience est occupée, observée par la ruée en elle de l’inconscient.

    Or, pour que la conscience puisse intégrer les éléments de l’inconscient — ici nous sommes maintenant sur le plan psychologique — et comme elle ne peut évidemment pas les assimiler tous, elle est bien obligée de faire un choix. Tout se passe comme s’il y avait une censure, et, par conséquent, passage au seuil entre l’inconscient et le conscient.

    Dans le cas de maladie mentale, il y a émergence de l’inconscient sans contrôle du conscient qui ne peut le canaliser et se trouve, ainsi, débordé. Dans le dhikr se produit aussi cette émergence de l’inconscient dans la conscience. Mais l’activité intégrante de la conscience se trouve facilitée par le fait qu’elle s’est détournée des activités relatives au monde extérieur. Elle peut donc prêter toute son attention à cette émergence, cette invasion qui d’ailleurs se fera étape par étape. Car, il ne s’agit, encore ici, que d’une couche assez superficielle de l’inconscient, celle qui est régie par l’activité respiratoire.

    Dans le second stade, le dhikr du cœur, c’est le cœur lui-même et, en quelque sorte, la chair elle-même, qui répètent la formule. Une sorte d’automatisme s’est créé. Et c’est la répétition même des mots qui agit directement sur le corps, sur la chair. On peut vraiment dire que la vibration sonore s’est matérialisée.

    Je ne sais pas s’il nous est encore possible de le vérifier du point de vue de la physiologie ou de la physique. Je pense que nous aurons, un jour, des données assez précises sur cette transsubstantiation, sur ce processus par lequel la matière devient esprit, et l’esprit matière. Il y a là, pour la science, quelque chose d’assez insolite, bien que nous soyons beaucoup plus près d’une solution que nous ne l’étions, il y a quelques décennies. En effet, l’on admet, aujourd’hui, que beaucoup de choses qui paraissaient pure superstition, appartiennent à des domaines fermés à la science, mais qui pourront nous ouvrir, un jour, des perspectives toutes neuves et fort intéressantes.

    En tout cas, il s’agit véritablement ici — et j’en ai fait personnellement l’expérience — d’une transmutation de l’esprit en matière. Il y a vraiment incarnation dans un corps, à partir de vibrations du verbe. Le verbe se fait chair, comme il est dit dans le christianisme. Le derviche fait alors une expérience bouleversante. Vous savez que l’on prie souvent pour obtenir des signes (« ayat » en arabe), des signes de la présence divine. Le derviche voit l’action divine à l’œuvre en lui, à l’intérieur de lui, d’une façon très tangible. C’est une découverte si saisissante qu’elle soulève sa conscience et lui donne des ailes.

    J’ouvre, ici, une parenthèse. J’ai dit tout à l’heure que l’on ne se heurte que trop facilement à l’écueil de s’isoler dans l’acte d’exister. Or, il n’y a qu’un seul recours contre ce danger : l’action de la transcendance divine. Ainsi, dans les yoga-sutras de Patanjali, il est dit qu’à certains moments, le contemplatif doit se servir d’une image divine, de la représentation de Dieu qui lui est la plus proche au cœur (ishta devata), donc d’une représentation d’Ishwara, d’un Dieu personnel, alors que l’Ecole Sâmkhya désirait se passer de toute conception d’un Dieu personnel.

    Il est donc évident qu’il faudra s’engager dans une voie, uniquement accessible à l’aide de la grâce divine et à laquelle on ne parvient qu’au moyen du sentiment. Je ne dis pas que ce soit là une méthode efficace en soi, ou toujours efficace. Mais, si vous le voulez, c’est quelque chose de semblable à l’huile de la lampe des Vierges Sages, une condition sine qua non dont on ne saurait se passer.

    La pure conceptualisation (jnâna), le pur travail mental ne sont plus opératifs, ici. Il faut faire appel à des activités psychiques autres que les activités purement mentales, c’est-à-dire au sentiment, à l’émotion. Mais l’émotion dont il s’agit là, diffère des émotions humaines. Les soufis l’appellent « azm » : l’émerveillement en face de la Gloire Divine. C’est un acte de glorification.

    Pour en revenir à la technique du dhikr, nous venons de voir que des couches normalement inconscientes, ont effleuré la conscience et émergé jusque dans le champ de celle-ci. Or, ces couches se manifestent, dans leurs formes les plus basses, les plus inférieures, sous l’aspect d’images — d’images archétypales, comme on dit en psychanalyse — et, sous leurs formes les plus hautes, par ce que vous me permettez d’appeler une symphonie d’émotions.

    Je me réfère ici à un mot de Claude Debussy à qui mon père avait chanté les « râgas » de la musique indienne. Dans sa lettre de remerciements, Debussy lui disait : « Je n’oublierai jamais cette soirée où j’ai pu vivre une symphonie d’émotions ». Or, c’est bien cela que transmet un musicien, un compositeur. S’il n’était question que d’idées, sa musique ne serait guère émouvante. Les représentations émotives sont, le plus souvent, beaucoup plus riches que les représentations formelles, imaginatives.

    Nous faisons donc appel, dans cette méthode, à une activité qui recèle une force considérable, et qui transforme le derviche par son dynamisme, l’enivrant par la découverte d’une beauté qu’il n’avait jamais soupçonnée encore. Oui, il y a des accents presque plotiniens dans certains témoignages soufis. Ebloui par la merveille qui se dévoile à ses yeux, il passe alors de la seconde étape du dhikr à la troisième.

    Avant d’aborder celle-ci, je dois encore vous préciser qu’il y a, dans le dhikr du cœur, comme l’indique si bien le Père Louis Gardet, non pas seulement mainmise du Mentionné, c’est-à-dire de l’action divine, sur le système respiratoire, mais aussi sur le système circulatoire. C’est le cœur qui répète le mot et non la langue. Ainsi le battement même du cœur se trouve contrôlé par une volonté qui n’est plus seulement individuelle. Car notre volonté de répéter le mot, la formule, a cessé de jouer son rôle, comme elle le faisait dans la première phase, dans le dhikr de la langue. Et s’il y a encore une volonté qui maintient le rythme incessant, c’est une volonté plus transcendante que la nôtre, qui nous mène et nous entraîne. Cette volonté se manifeste par son intervention sur l’automatisme circulatoire. Elle modifie le rythme du cœur d’une manière certaine et que pourraient sûrement mesurer les appareils de laboratoire physiologique. Il s’agit d’un ralentissement, je crois. Cette modification circulatoire permet de pénétrer dans les couches encore plus profondes de l’inconscient ; un pas de plus, nous entrons dans le dhikr de l’intime.

    Dans cette troisième étape, il n’y a plus de répétition. Il n’y a plus cette pulsation incessante du cœur qui bat selon un rythme donné et semble lui-même répéter le mot, la formule ; mais l’intention demeure, ou plutôt la seule intention demeure, exclusivement, sans aucun moyen externe pour la soutenir. D’autre part, un rythme existe toujours, qui n’est ni respiratoire, ni circulatoire, qui n’est pas fondé non plus sur un mouvement du corps quel qu’il soit. Cependant, il y a un rythme de toute évidence : un rythme de l’intention.

    Comment la chose est-elle possible ? La formule s’est tellement intériorisée qu’elle rythme désormais une activité qui nous échappe totalement, activité qui n’est plus ni respiratoire, ni circulatoire, mais bien celle du système nerveux végétatif.

    Un médecin hindou a étudié, dans de très intéressants travaux, le parallélisme qui peut être établi entre le Kundalini-yoga et ce que l’on sait de l’activité du parasympathique et de l’orthosympathique. De toute évidence, il y a un parallèle à faire et à l’ascension de la Kundalini correspond un influx qui passe d’un plexus au suivant et manifeste une activité particulière du nerf vague ou pneumogastrique.

    Ici, l’intention se traduit véritablement, sur le plan physiologique, par un influx dans les systèmes sympathiques. Nous pouvons donc dire, c’est important, que la conscience est dès lors dirigée ou plutôt orchestrée par les systèmes ortho et parasympathiques, bien que ces systèmes aient toujours été considérés comme liés à l’inconscient, donc à ce que les psychologues du siècle dernier considéraient comme activités inférieures — les activités dites supérieures de la conscience éveillée étant sous la dépendance du système sensitif moteur.

    Ceci vient confirmer certaines données récemment dégagées par la psychologie contemporaine.

    Dans ses derniers ouvrages, C. G. Jung distingue nettement une région appelée le sur-conscient de l’inconscient qui se trouve de ce fait classé en une catégorie relativement inférieure alors que, jusqu’alors, les psychanalystes avaient abandonné le terme subconscient parce que considéré comme péjoratif.

    Il existerait donc, dans l’activité de l’ortho et du parasympathique, des fonctions qui régissent, non seulement l’inconscient, mais le sur-conscient. Nous obtenons là confirmation, sur le plan physiologique, d’une expérience vécue par le contemplatif.

    La technique consiste donc à créer, d’abord, un automatisme de façon à ce que le travail de répétition n’absorbe pas l’énergie des fonctions mentales moyennes et supérieures, faute de quoi le contemplatif ne tarderait pas à sombrer dans un état d’hypnose. J’ai observé cela sur moi-même au cours de ma dernière retraite : si je persévérais à appliquer ma volonté individuelle à la répétition de la formule, ma conscience, occupée par des activités que pouvait aussi bien assumer l’automatisme, était peu à peu obnubilée par cette répétition. En effet, elle se livrait là à une activité inférieure qui ne tardait pas à la voiler. Si, au contraire, je laissais faire l’automatisme, abandonnant le travail de la répétition aux forces inconscientes, ma conscience restait suspendue bientôt dans l’acte d’existence pure, où je me trouvais bloqué, comme je l’ai expliqué tout à l’heure.

    Il me fallait donc chercher à abolir toute conscience non pas au moyen de l’inconscient, mais à la faveur d’une conscience transcendante et divine.

    C’est une très grande chose pour le dhikrant — le contemplatif qui fait le dhikr — que de découvrir et savoir opérer ce passage dans un automatisme gagnant les régions inférieures du mental, de niveau à niveau, dans le sens ascendant, en mettant de côté toute conscience individuelle : il permet ainsi l’action, en lui, d’une conscience infiniment plus haute que la sienne. Dès lors son émerveillement est porté à son comble. Car il ne s’agit plus d’une manifestation particulière et limitée, de l’activité divine, mais bien de la manifestation de l’une des formes les plus sublimes de cette activité.

    Telles sont les trois étapes du dhikr, comme les décrit en particulier Ibn Ata Allah, un grand soufi.

    Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons examiner ce problème sous un nouvel angle.

    Tout le processus que nous venons d’étudier a conduit à l’abolition, l’anéantissement de la notion du moi en tant que sujet. Or, nous avions vu préalablement tout objet extérieur s’abolir par « viveka », par le distancement d’avec le créé. Il ne demeure plus désormais que « la suspension de l’âme qui plane, immobile, entre l’objet et le sujet pareillement annihilés » (Massignon).

    Les soufis appellent cette étape « fanâ’an al dhakir bi’l madhkur ». « Fanâ » signifie anéantissement, extinction ; « an » = de, « dhakir » = le dhikrant, celui qui fait le dhikr, « bi’l » == à l’avantage de, au bénéfice de, « madhkur » = le Mentionné. Nous nous sommes référés tout à l’heure à la mainmise de Mentionné sur le mentionnant, sur le sujet.

    Ainsi, nous avons évité le danger, l’écueil de tout à l’heure qui était de réaliser le « fanâ », l’abolition du sujet dans l’acte d’être. Ici, il y a bien abolition, extinction du sujet, mais dans l’objet divin qui se révèle finalement comme étant le sujet.

    C’est un dépassement très important pour celui qui chemine dans la voie de la méditation. Les soufis ont deux mots pour désigner l’état où il parvient finalement : « ittihad » et « tawhid ».

    Ittihad désigne la découverte, la réalisation d’une unité qui existe, qui est là depuis toujours. Nous avions oublié que nous sommes essentiellement Brahman, comme disent les Hindous, ou essentiellement Dieu comme disait Bastami, et l’expérience méditative nous conduit ainsi à la saisie d’une unité qui a toujours été. Quant à tawhid, c’est l’unio mystica, l’union avec ce qui semblait toujours autre. Au moment de l’union il y a fusion, et nulle part n’existe plus d’autre. Par contre, jusqu’à cet instant, il y avait un autre, alors que dans « ittahad » il n’y en a jamais eu.

    Je voudrais que vous me compreniez bien : tawhid n’est pas autre chose que cette forme de mystique que, tout à l’heure, nous avons appelée « mystique surnaturelle » et qui affirme, envers et contre tout, l’idée de la transcendance divine. C’est la position du christianisme aussi bien que celle de l’islam et de la mystique juive.

    Dans la forme « ittihad », adoptée par certains soufis, l’on décèle, au contraire, sans doute, une influence de la pensée indienne et de son orientation vers le monisme, vers l’affirmation que tout est Brahman, que tout est Dieu. L’idée de la transcendance divine se place donc tout à fait à l’opposé de ceci. Pour qu’il y ait transcendance, il faut qu’existe un certain degré d’altérité, même si, à la limite, cette altérité dépassée débouche dans l’unité. De toute façon, la conception de la transcendance exige l’idée d’un « autre ».

    Il s’agit donc d’une forme de dualisme qui n’a cessé de poser à la pensée indienne un problème terriblement épineux. Dans les premières upanishads, « tout est Brahman » mais à mesure de l’évolution de la pensée dans les upanishads, Brahman s’avère sous la forme du Seigneur, le Témoin invisible ; il y a donc là une certaine altérité, tout en sauvant le principe de l’immanence.

    Nous sommes ici dans le domaine des idées, de la philosophie, bien sûr, mais lorsque le contemplatif avance dans les états de méditation, Elle devient pour lui une réalité vivante.

    Si l’objet se révèle être le sujet, si Dieu, objet de la contemplation, se révèle au contemplatif comme le Sujet suréminent dont son moi n’est qu’une branche, qu’une goutte, l’expérience se termine par une unio mystica, une fusion dont al Hallaj nous fournit un bon exemple lorsqu’il dit : « Nous sommes deux natures infondues dans un seul être ».

    Nous côtoyons ici l’idée des deux autres, telles qu’on la trouve dans le christianisme. D’ailleurs, en un certain sens, et dans le secret de son amour, Al Hallaj suivait l’exemple de Jésus qui est pour l’Islam le prototype de la sainteté. « C’est dans la religion de la croix que je mourrai ». Et n’a-t-il pas tenu parole ?

    Les soufis appellent cet état mystique « wahdat ash shuhud », l’unité du témoignage. Car il semble en effet, lorsque le moi en tant que « je » est aboli au profit du « je » suréminent, que toutes choses ne sont autres que la conscience universelle.

    Cette façon de voir n’est pas très éloignée, il me semble, de celle de Çankara dans ses commentaires des Kârikâs de Gaudapâda sur la Mândûkya Upanishad. II y dit en effet, souvenez-vous en, que l’on passe de l’état de veille à l’état de sommeil avec rêves, et qu’on arrive ensuite à l’état de « prajnâ », dans lequel il n’y a plus que pure conscience. En fait, la conscience n’a pas de contenu objectif : elle vit un contenu multidimensionnel; mais il arrive que prajnâ soit dépassée dans l’état de « turîya », où tous les objets sont conscience, c’est-à-dire que tous les objets extérieurs sont maintenant vus comme n’étant autre chose que la conscience universelle.

    Or, telle est justement la position de l’école « wahdat ash shuhud » dont le plus grand protagoniste fut Al Hallaj. La découverte de celui-ci confirme la vue de Çankara : « Tout ceci n’est autre chose que le moi divin, que le Sujet divin ».

    En opposition avec cette école, se dresse l’école moniste d’Ibn Arabi, qui a été qualifiée de « wahdat al wujud », l’école de l’unicité de l’existence. Elle affirme, non pas que toutes choses sont la conscience divine, mais que tout est Dieu, que tout est Brahman, comme il est dit dans les premières Upanishads.

    Permettez-moi de me référer ici à un hadith qui est à l’origine de la pensée soufie, et que j’ai mentionné déjà dans d’autres conférences : « Dieu a dit : J’étais un trésor caché. J’ai désiré être connu, c’est-à-dire connaître les virtualités non encore existenciées, donc manifestées de ma nature, et les manifester aux particules de mon être dans la mesure de leur capacité de me contenir. Ainsi, je suis devenu, dans la conscience des êtres, le sujet connaissant ; et je suis devenu, dans les objets manifestés, l’objet de ma soi-connaissance ». Il s’est produit, à un certain moment, une dualisation à partir de l’unité pour que, dans cette dualitude, l’expérience de la perfection soit possible.

    Donc les mystiques de l’école « wahadat ash shuhud » font l’expérience de l’infusion de leur conscience individuelle par la Conscience divine. C’est de ce point de vue qu’ils voient la conscience suréminente ; et les objets qui, dans la dualité, étaient évidemment autres que leur moi-sujet, sont maintenant ramenés dans le sujet, résorbés dans le Sujet suréminent.

    Dans l’école du « Wahdat al wujud », en revanche, il n’y a pas fanâ, abolition du moi personnel, individuel, dans le Moi divin, mais il y a abolition dans l’acte d’existence dont j’ai déjà beaucoup parlé.

    Si vous le voulez bien, nous allons maintenant essayer de mieux cerner les états d’isolement dont je vous ai déjà entretenu.

    Nous nous étions heurtés, souvenez-vous, à la tour d’ivoire de l’acte d’existence qui nous avait interdit d’aller plus loin ; Abou Yazdi Bastami, au cours de son expérience, s’est vu, de même, couper la route, selon son propre témoignage.

    Il a dit, par exemple : « Dès que j’allai à son Unicité, je devins un oiseau, dont le corps est monéité, et les deux ailes éternité, et je cessai de voler dix ans dans l’air de la modalité… jusqu’à ce que j’arrive à l’esplanade de la prééternité et j’y aperçus l’arbre de la monéité et je sus que tout cela est tromperie ».

    Nous sommes aux prises avec l’équivalent musulman du concept indien de « mâyâ » que Bastami introduisit dans le Soufisme du fait de l’influence du Védanta dans sa vie. Mais on sait maintenant que Bastami avait été le disciple d’un guru hindou et qu’il est mort 45 ans après Çankarâchârya. D’ailleurs, si on examine les textes de plus près, on découvre certains parallélismes frappants : par exemple l’arbre de la monéité est mentionné dans deux Upanishads, dont la Kéna, je crois. Et le passage : « Je me suis desquamé de mon moi comme un serpent de sa peau », se trouve déjà dans la Brihad sannyâsi Upanishad.

    Ceci prouve, sans conteste, que Bastami connaissait fort bien non seulement les Upanishads, mais aussi la pensée de Çankarâchârya.

    Il a dû éprouver de grandes difficultés à se maintenir dans le cadre de la pensée monothéiste. Aussi trouve-t-on chez lui des poussées de désespoir très poignantes, ainsi qu’une conscience douloureuse de l’illusion, et surtout de la confusion dans lesquelles nous sommes jetés par décision même de Dieu. Il s’en plaint parfois avec des accents presque blasphématoires : « Dieu te trompe sur le marché de cette vie, comme il te trompera sur le marché de l’autre… parce qu’Il ne te présente que des effigies ». Ce mot effigie évoque toute une longue suite d’images, et ce que Bastami condamne c’est le monisme : le fait que l’on ne voit jamais que le créé, alors que l’âme est douloureusement assoiffée d’absolu, et que Dieu ne lui présente que l’ombre, que le créé, Prakriti, Mâyâ. Nous sommes plongés dans l’illusion, nous y perdons pied… Là encore se décèle l’influence de la pensée indienne.

    Je précise qu’il ne faudrait pas croire que Purusha est Maya. La matière n’est pas illusoire. Ce qui est illusoire c’est uniquement le fait que nous la tenons pour autre chose que Purusha.

    Là seulement réside l’illusion dans laquelle nous sommes. Bastami y est pris lui-même. Ce n’est que trois siècles plus tard que Farid Attar dira : « Vous n’avez pas la force de soutenir la vision de la Réalité (haq). Si vous la voyiez, vous diriez : « ana al Haqq », je suis la Vérité. Aussi est-il nécessaire, pour que vous ne soyez pas brûlés par la Vérité que Dieu interpose devant vos yeux un écran, celui du créé de l’effigie ». Et c’est justement de cet écran et de cette effigie que se plaint Bastami.

    Si nous nous refusons à voir, dans l’effigie, la Réalité divine, comme le fit Iblis, Lucifer qui ne reconnut pas Dieu dans l’homme sa créature, nous restons emprisonnés dans l’action isolante de l’acte d’être.

    Pour sortir de cette tour d’ivoire, la seule ressource est la grâce, le recours à la transcendance divine. C’est ce qu’a bien vu Al Hallaj. Pour le dire, il a dû forger un terme qui est la 7e forme grammaticale du verbe « infirad » forme passive de tafrid, signifiant que l’isolement de Dieu est une chose que nous subissons. C’est Dieu qui nous « isole », et non pas nous qui nous isolons. Il n’est donc plus question de « viveka », du fait de se distancer du monde extérieur en vue de s’en distinguer, et de s’isoler — kaivalyam — dans l’acte d’être. Désormais nous subissons l’action esseulante de Dieu, et je ne dis pas isolante, parce qu’il s’agit d’un état assez semblable à celui que sainte Thérèse d’Avila désignait par ces mots : « Vous êtes choisie comme épouse de Jésus ». Oui, nous sommes choisis, élus. II y a élection et non ségrégation, isolement, opérés par nous-mêmes. Nous n’y avons plus aucune part.

    Mais qu’est-ce donc que de subir ainsi l’acte d’esseulement du Divin ? Il faut, pour tenter de s’en rendre compte, se référer au mot « Wahdat » qui, dans le vocabulaire soufi, signifie unicité, c’est-à-dire fait de se connaître en tant qu’unité au sein de la multiplicité. Mais ce terme signifie également : résorber l’essence en la dépouillant de sa gangue ou de son support contingent, c’est-à-dire anéantir la contingence afin d’affirmer l’essence.

    Selon les soufis, Dieu, en nous esseulant, nous fait participer à sa solitude pré-éternelle, mais aussi post-éternelle, donc à l’état dans lequel Il était avant que nous ne fussions, avant que les attributs de Son Essence ne soient manifestés dans la multiplicité. Ces attributs se trouvaient intégrés dans une unité totale, comme des cristaux, par exemple, en solution dans un liquide. Mais à un moment donné ces cristaux se sont manifestés comme des effigies, donc comme des formes tangibles, dès qu’il y a eu exercice de la perception dans la dualité.

    Malgré cette manifestation du Dieu caché, « Bâtin », le Théos agnostos ainsi devenu le Dieu connu, le Deus Revelatus du monde des formes, malgré cela une part de Lui-même demeure toujours cachée. Car Dieu résorbe continuellement dans l’unité la multiplicité des formes de l’Univers, en imposant son Unité, sur cette multiplicité.

    Pour avoir vu cette action unitive de Dieu dans la multiplicité, il devint évident à Çankara que les objets ne sont pas autre chose que le sujet.

    Al Hallaj, lui, se laisse si bien unifier par l’action unificatrice du Divin qu’il ne peut plus prononcer le dhikr. Car celui qui le prononce affirme sa propre existence en affirmant ainsi l’unité divine. Mais celui qui s’est laissé unifier par Dieu Lui-même, ne peut réellement plus le prononcer, puisque tout acte individuel lui est devenu impossible.

    Ainsi se confirme ce que nous avons dit tout à l’heure de ce troisième stade du dhikr, dans lequel il y a retrait, abolition de toute conscience individuelle, afin que la Conscience divine puisse agir à sa place.

    C’est pour cela qu’Al Hallaj suspendu à la croix s’est écrié, au moment de mourir : « O mes féaux camarades, c’est une faveur que vous me faites, car il suffit pour l’extatique que Dieu seul en lui témoigne de son Unité ».

    Lorsque le contemplatif poursuit l’anéantissement de sa nature (nasut) créée en lui, il fait disparaître l’obstacle qu’il dressait lui-même à la transparence de la nature divine (lahut) en lui, de sorte qu’il devient le lieu de l’épiphanie ou mieux encore de la théophanie. Ce faisant, il n’est plus conscient de sa personnalité créée (khalq). Il ne subsiste donc en sa conscience que le non-créé (haqq — la vérité) et Hallaj s’écrie en son extase « Ana’l haqq », « je suis la vérité ». Les mots fatidiques qui l’ont condamné à la croix. Tout ce qui subsiste, c’est Haqq la Vérité.

    Un maître soufi, en notre temps, Pir o Murshid Hazrat Inayat Khan, fondateur de l’Ordre Soufi en Occident, jeta une lumière révélatrice sur cette échéance à la limite de la vie et de la mort comme du conscient et du transconscient : « Faites de Dieu une retraite et il fera de vous la Vérité ».

    * * *

    Pir Vilayat Inayat Khan (extrait de http://www.ordre-soufi-international-france.org/vilayat/)

    Pir Vilayat naquit à Londres en 1916, il était le fils du maître soufi Hazrat Inayat Khan et d’Ora Ray Baker. En 1926 son père le nomma son successeur et chef de l’Ordre Soufi et de la « Confraternité du Message ».

    Il étudia la philosophie, la psychologie, (il fut diplômé de l’Université de Paris en psychologie), les mathématiques, le droit et la musique. Il fut secrétaire de l’ambassadeur pakistanais et s’engagea durant la 2ème Guerre Mondiale comme officier dans la marine britannique.

    Pir Vilayat commença par la suite une intense pratique de la méditation en Inde et au Moyen-Orient. Il fut confirmé chef spirituel (“Pir-O-Murchid”) de l’Ordre par les Soufis à Ajmer en Inde et prit la direction de l’Ordre Soufi en 1956.

    Pir Vilayat a enseigné la méditation pendant de longues années en Europe et aux Etats-Unis, et a transmis sa propre expérience en mettant l’accent sur la créativité et la découverte du Divin dans l’être humain.

    Pir Vilayat effectua d’innombrables voyages, au cours desquels il donnait des conférences et conduisait des séminaires de méditation, et des retraites.

    Il a été le fondateur de L’Universel – il en a inauguré le sanctuaire à Suresnes en 1990 – et le fondateur des Rencontres Interreligieuses depuis 1965. Il est l’auteur de très nombreux écrits, et notamment de « L’Eveil au Quotidien » Editions Vivez Soleil, 2001), de « Voir Derrière les Apparences » (Editions des 3 Monts, 2004) et de «A la Recherche du Trésor Caché» (Edition Penguin Putnam Inc New-York 2003).

    Il a quitté son corps dans sa maison de Suresnes le 17 juin 2004.





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