Du Christ, du christianisme,
du corpus christi et de l’Antéchrist
Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini

Nous ne sommes ni écrivain, ni l’un de ces professeurs d’Université
dont René Guénon se défiait. Notre livre, L’Islam Intérieur, n’est
qu’un recueil de conférences faites pendant vingt ans, parfois déjà
publiées dans d’autres livres ou dans les actes de colloques,
organisés par des associations et des revues auxquelles nous
n’avons apporté qu’occasionnellement notre collaboration comme
nous le faisons aussi dans cette publication.
Mais si, dans une autre revue1, la recension de notre livre a
provoqué un débat qui s’est seulement conclu avec la décision de
sa direction de ne pas publier de polémiques ultérieures, nous
acceptons bien volontiers l’invitation qui nous est faite par le
Rédacteur-en-Chef Adjoint, qui a bien voulu rendre compte de
L’Islam Intérieur, dans un numéro précédent2. C’est ainsi que,
pour répondre à son souhait, nous nous proposons, tout en gardant
une certaine réserve, d’apporter certaines précisions, dans
l’intention de contribuer à établir un lien entre transcendance et
immanence, sur le thème de l’unité des Traditions orthodoxes.
Nous nous référerons exclusivement aux deux dernières
révélations abrahamiques qui, selon nous, sont les seules à avoir
un intérêt pratique pour la plus grande partie des Occidentaux à
qui s’adresse Connaissance des religions. C’est pourquoi nous
SHAYKH ABD-AL-WAHID PALLAVICINI 79
prendrons comme référence la figure du Christ qui est présente,
sous une forme différente, dans les deux confessions.
Dans le christianisme, la doctrine de l’incarnation du Verbe
dans la personne de Jésus (‘alayhi-s-salâm), premier Roi et
premier Prêtre, a pour conséquence la succesion apostolique de
ministres consacrés qui constituent le clergé de l’Eglise, de sorte
que celle-ci est même appelée « le Corps du Christ ». Dans l’islam,
le Verbe est incarné dans le Coran, « Parole de Dieu », Livre sacré
transmis à Muhammad (çallâ-Llâhu ‘alayhi wa sallam), le Paraclet
et « L’Esprit de Vérité » de l’Evangile selon saint Jean, et à toute
la communauté islamique, la umma, constituée d’hommes
consacrés par l’influence de l’Esprit Saint (Rûh al-Qudus), qui
fait de chacun d’entre eux « son propre prêtre ».
Jésus est, dans l’islam, le seul d’entre les prophètes qui soit né
d’une vierge, la Vierge Marie (‘alayhâ-s-salâm), comme telle,
réceptacle du Verbe divin, « élue entre les femmes », à l’instar de
Muhammad, « élu entre les hommes », le Prophète illettré (ummî)
et, par conséquent, intellectuellement « vierge », qui peut ainsi
accueillir l’incarnation du Verbe divin sous la forme d’un livre.
Cette incarnation même qui, sous la forme humaine est, dans le
christianisme, la figure du Christ, représente, dans l’islam, « l’Esprit
de Dieu », « le Sceau de la Sainteté », « l’annonce de l’Heure »
attendue à la fin des temps.
Ces remarques concernent les nécessaires différences entre
les diverses expressions des doctrines théologiques relatives au
domaine exotérique, même si ces dernières peuvent être reconnues
réciproquement comme vraies de la part de leurs croyants
respectifs, dans une vision métaphysique propre à l’union des
Traditions orthodoxes en leur sommet.
Telle est l’acception monothéiste entendue dans son véritable
sens étymologique, celui de révélations divines du même et unique
Dieu. Le monothéisme n’est pas la foi en un « unique » quel qu’il
soit, ce qui serait de la monolâtrie. Il n’est pas davantage la foi en
80 Du Christ, du christianisme…
« son dieu » seul, opposé aux « dieux » des autres religions, ce
qui reviendrait à créer de facto un « hénothéisme » ou un
« polythéisme » qui n’ont jamais existé ailleurs que dans
l’imagination de certains historiens des religions.
Mais, au-delà de quelques affirmations récentes qui voudraient
apporter aussi, au sein de la perspective traditionnelle, certaines
expressions d’exclusivisme confessionnel, non plus seulement
limité au domaine exotérique mais étendu aussi au domaine
initiatique, nous devons remarquer, de la part de qui parle, de
façon déclarée, « contrairement au Coran » ou « contrairement à
la doctrine catholique », la conception selon laquelle la place
« tout à fait exceptionnelle » occupée par le Christ dans l’islam,
relevée dans notre livre, s’avérerait être telle « aussi bien pour les
chrétiens que pour les musulmans d’origine chrétienne, qui portent
le Christ en eux », comme si cela n’était pas tout aussi vrai pour
les musulmans qui ne sont pas « d’origine chrétienne ».
Sans vouloir revenir sur de vieilles polémiques à ce sujet, nous
utilisons seulement cet exemple pour montrer que, même si l’on
accepte la conception d’une vérité relative à chacune des religions
orthodoxes, on ne réussit pourtant pas, dans une vision toute
occidentale, à en accepter aussi la doctrine, sinon à partir de sa
propre situation confessionnelle. L’on en arrive ainsi à prétendre,
comme c’est ici le cas, que l’influence christique et sa présence
dans l’islam doivent, en quelque sorte, dériver exclusivement de
celles qui sont « originaires » du christianisme et que seuls « les
musulmans d’origine chrétienne » ont pu, pour cette raison, les
conserver même après leur conversion à l’islam.
Il ne s’agit certes pas ici de l’erreur, courante chez les spécialistes
de l’étude des religions comparées, qui fait remonter les expressions
des doctrines religieuses à des emprunts faits aux révélations
précédentes, mais de l’identification du Christ avec le christianisme,
puis de celui-ci avec l’Eglise catholique ou l’Eglise orthodoxe,
ensuite de celles-ci avec leurs hiérarchies cléricales, et enfin,
SHAYKH ABD-AL-WAHID PALLAVICINI
comme nous le voyons aujourd’hui, avec des individus qui ne sont
plus les « représentants authentiques d’une Tradition », ceux-là
mêmes dont René Guénon disait, il y a plus de cinquante ans, que
« leur façon de penser ne diffère plus sensiblement de celle de ses
adversaires »3.
Si l’on nous est reconnaissant d’avoir évoqué le « Dieu
métaphysique qui n’est ni juif, ni chrétien, ni musulman, mais
qui Seul est, tandis que pour “être” vraiment, nous avons, nous,
besoin de la religion et devons être juifs, chrétiens ou musulmans »,
encore devrait-on reconnaître aussi que le Christ n’est pas venu,
et que le Messie ne viendra pas, seulement pour les chrétiens, et
que, si certains, d’origine chrétienne, sont devenus musulmans, c’est
précisément aussi en son nom.
Et si « les Evangiles rapportent que le Christ a octroyé aux
apôtres, après sa Résurrection, le Saint-Esprit lui-même »4, c’est
par ce même Esprit Saint (Rûh al-Qudus) sous la figure de l’Ange
Gabriel portant le Verbe divin qui s’est fait Livre en le Saint Coran
que sont consacrés tous les musulmans, lesquels croient en Jésus
comme « Esprit de Dieu » (Rûh Allâh) et en attendent la seconde
venue. En d’autres termes, le Jésus de l’islam n’est pas issu du
christianisme mais, au contraire, c’est précisément ce dernier qui
est issu du Christ, de même que le Christ vient de Dieu, et que la
Parole de Dieu du Saint Coran en contient et en transmet la
présence, celle d’un Esprit de Dieu non incarné.
Il s’agirait maintenant de se demander si cette « Incarnation
non humaine » de l’Esprit de Dieu dans l’islam, n’a pu être aussi
« providentielle », à un certain moment, face à une possible
dégénérescence du « Corps du Christ », en tant qu’institution
ecclésiastique, et comme antidote à une humanisation de la figure
spirituelle de Jésus qui, en faisant oublier sa Nature divine, pourrait
« tromper même les élus, si cela était possible », suivant
81
3 Initiation et réalisation spirituelle, Ed. Traditionnelles, Paris, 1952.
4 Jn. XIX, 22.
82 Du Christ, du christianisme…
l’expression évangélique qui fait référence à celui qui n’aura
certainement aucune Nature divine et qui doit venir avant le Christ.
S’il est important de savoir distinguer entre le Christ et le
christianisme, c’est justement parce que le danger est très réel
que, du côté chrétien, en essayant de défendre à tout prix le « Corps
du Christ » en même temps que l’Occident, dont on se sent les
fils fidèles au lieu de se considérer tous comme fidèles « fils de
Dieu », l’on finisse par prendre non seulement l’Antéchrist pour
le Christ, mais aussi le Mahdî lui-même pour l’Antéchrist, ou
encore, du côté musulman, l’Antéchrist, appelé par la Tradition
islamique « le Trompeur » (ad-Dajjâl), pour le Mahdî ou pour le
Christ, ou le Mahdî pour le Christ lui-même.
Nous devrions tous, au contraire, nous efforcer de voir au-delà
du symbole de la roue qui contient les rayons conduisant tous au
centre, et au-delà des plans inclinés qui mènent au sommet de la
pyramide, la conjonction des dimensions horizontale et verticale
de la croix dans cette spirale unique, au double mouvement
ascendant et descendant, qui représente la Tradition primordiale
dans son « déploiement cyclique ».
Cela nous permettrait de réaliser, dans l’intuition intellectuelle,
conformément à l’enseignement du Maître dont nous allons
invoquer par la suite l’autorité, la vérité de l’expression cyclique
de l’Unité des révélations qui, une fois « decendues » au niveau de
l’homme physique, retrouvent l’élan pour une « remontée » vers
la métaphysique pure. Cette métaphysique est celle d’un Dieu
incarné dans un Jésus qui a montré comment, selon les propres
paroles d’un saint musulman du XXe siècle, « élever son Esprit
au-dessus de soi-même », ce qui rejoint d’ailleurs la vérité contenue
dans une tradition orthodoxe, selon laquelle « si Dieu s’est fait
homme, c’est pour que l’homme se fasse Dieu ».
Dans la conclusion de son texte « A propos de conversion »,
qui forme le douzième chapitre de Initiation et réalisation spirituelle,
René Guénon affirme que « d’une façon tout à fait générale nous
SHAYKH ABD-AL-WAHID PALLAVICINI 83
4 Initiation et réalisation spirituelle, Ed. Traditionnelles, Paris, 1952.
pouvons dire que quiconque a conscience de l’unité des Traditions,
que ce soit par une compréhension simplement théorique ou à
plus forte raison par une réalisation effective est nécessairement,
par là même, “inconvertissable” à quoi que ce soit. »4
En conséquence, la clef de la prétendue conversion de René
Guénon du Christianisme à l’islam doit être recherchée dans le
dogme fondamental de toute son oeuvre, cette conscience de l’unité
des Traditions dans la métaphysique qui « n’est ni orientale ni
occidentale », cette Vérité absolue d’où dérivent toutes les
Révélations qui ont été données aux hommes par Dieu.
En effet, si nous avons vraiment conscience de l’unité des
Traditions et de la dépendance de l’homme envers Dieu, nous ne
pouvons sérieusement songer ni à « faire des choix » parmi les
Traditions ne représentant que les différents rayons de la même
roue qui mènent tous au centre, ni à prendre une initiative
individuelle dans un domaine qui ne relève que de l’acceptation
de la Volonté divine.
Nous ne saurions oublier la situation spatio-temporelle dans
laquelle Dieu nous a mis au moment de notre naissance, parce
que nous ne pouvons refuser la Tradition dans laquelle nous
sommes nés et dont nous portons en nous les signes, ni repousser
les conséquences de l’irruption du sacré dans le monde, adressée
à un certain peuple à un moment déterminé de l’histoire de
l’humanité. Ainsi devons-nous accepter la nécessité de rester dans
le cadre d’une Tradition particulière. Si nous reconnaissons la
validité actuelle de toutes les vraies Traditions, il nous faut, en
tant qu’hommes, bénéficier de l’appui dogmatique et rituel d’une
— et d’une seule — des Traditions vivantes.
Cependant, si René Guénon reconnaissait la validité de toutes
les religions jusqu’à la fin des temps, pourquoi, se demande-t-on,
n’est-il pas resté chrétien et a-t-il adhéré à l’islam ? Avec ses
84 Du Christ, du christianisme…
5 Ibid.
propres mots tirés du même texte : « Nous répondrons que cela
est dû surtout aux conditions de l’époque actuelle dans laquelle,
d’une part, certaines Traditions sont devenues incomplètes “par
en haut”, c’est-à-dire quant à leur côté ésotérique, que leurs
représentants “officiels” en arrivent même parfois à nier plus ou
moins formellement, et d’autre part, il advient trop souvent qu’un
être naît dans un milieu qui n’est pas en harmonie avec sa nature
propre et par conséquent n’est pas celui qui convient réellement
et qui peut permettre à ses possibilités de se développer d’une
façon normale, surtout dans l’ordre intellectuel et spirituel. »5
Nous ajouterons tout de suite que le fait que certaines Traditions
soient devenues « incomplètes par en haut » ne veut pas dire que
l’Esprit se soit retiré d’elles, mais seulement qu’elles n’abritent
plus ces supports structurels qui peuvent faire bénéficier d’une
transmission, d’une méthode et d’une maîtrise, les trois conditions
que René Guénon attendait de toute organisation initiatique
légitime. Cet état de fait l’a poussé à écrire, en 1935, un article
trop vite oublié qui a pour titre : « Existe-t-il encore des possibilités
initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales ? », et
qui est paru dans le numéro 435 des Etudes Traditionnelles de
janvier-février 1973.
Dans cet article, René Guénon examine le cas «d’un être qui se
trouve accidentellement dans un milieu auquel il est véritablement
étranger par sa nature, et qui, par la suite, pourra trouver ailleurs
une forme mieux adaptée à celle-ci. Nous ajouterons que de telles
exceptions doivent, à une époque comme la nôtre, où la confusion
est extrême en toutes choses, se rencontrer plus fréquemment
qu’à d’autres époques, où les conditions sont plus normales ; mais
nous n’en dirons rien de plus, puisque ce cas, en somme, peut
toujours être résolu par un retour de l’être à son milieu réel, c’està-
dire à celui auquel répondent en fait ses affinités naturelles. »
SHAYKH ABD-AL-WAHID PALLAVICINI 85
René Guénon répond ensuite à la question qui fait le titre de
l’article : « Les seules organisations initiatiques qui aient encore
une existence certaine en Occident sont, dans leur état actuel,
complètement séparées des formes traditionnelles religieuses, ce
qui, à vrai dire, est quelque chose d’anormal ; et, en outre, elles sont
tellement amoindries, sinon même déviées, qu’on ne peut guère,
dans la plupart des cas, en espérer plus qu’une initiation virtuelle.
Les occidentaux doivent cependant forcément prendre leur parti
de ces imperfections, ou bien s’adresser à d’autres formes
traditionnelles qui ont l’inconvénient de n’être pas faites pour
eux ; mais il resterait à savoir si ceux qui ont la volonté bien arrêtée
de se décider pour cette dernière solution ne prouvent pas par là
même qu’ils sont du nombre de ces exceptions dont nous
avons parlé. »
D’autre part, la naissance d’un homme « accidentellement
dans un milieu auquel il est véritablement étranger par sa nature »
ne doit pas se référer à une Tradition déterminée, mais au fait
que cet homme puisse être encore orienté vers la dimension
métaphysique, qui est toujours présente en Orient d’où proviennent
actuellement toutes les Traditions. Cette dimension semble faire
défaut, non à une Tradition particulière, mais dans son principe
même, à l’Occident moderne.
C’est d’ailleurs dans l’Orient, et dans les doctrines hindoues, que
René Guénon a puisé les données métaphysiques dont les
Traditions abrahamiques ne sont certes pas dépourvues. La
formulation propre à l’advaïta était probablement la plus adaptée
aux exigences et au langage des intellectuels occidentaux auxquels
René Guénon se devait de s’adresser. Néanmoins, pour son
adhésion personnelle en vue, non seulement d’un retour aux
principes traditionnels, mais d’une réalisation métaphysique,
René Guénon ne s’est pas adressé à l’hindouisme, qui aurait pu
satisfaire les exigences que nous avons citées plus haut, parce qu’il
a dû envisager des facteurs dont nous avons dû, nous-même,
considérer le poids.
86 Du Christ, du christianisme…
Il faut d’abord tenir compte du fait que nous soyons nés dans
une Tradition avec laquelle nous n’avons aucune intention de
« rompre », comme on nous l’a souvent dit, pour nous « convertir »
à quelque chose d’autre. S’il y a eu un changement de forme, c’est
pour converger (cumvertere) dans une « transformation
intérieure » qui, dit René Guénon, « implique à la fois un
“rassemblement” ou une concentration des puissances de l’être
et une sorte de “retournement” par lequel cet être passe de la
pensée humaine à la compréhension divine. »
Cette «conversion au centre», pour employer le langage
militaire, au centre même de l’homme, dans son coeur qui est le
réceptacle de la Présence divine, nous rappelle l’image déjà
mentionnée du cercle dont les rayons représentant les Traditions
convergent, eux aussi, vers le point central, symbole du Dieu
unique, le même pour toutes les religions. Pourtant, même si Dieu
rayonne du centre vers toute la circonférence, et garantit le salut
à ceux qui se maintiennent sur les rayons, il se peut que, « dans
la présente phase du Kali-Yuga, il se produise des inconvénients
inévitables » dit René Guénon, comme le fait que quelques-uns de
ces rayons ne conservent plus la structure complète de canalisation
de la lumière qui pourrait ramener l’homme jusqu’au centre.
En même temps, la situation d’un homme à un certain point de
la circonférence lui rend indispensables les supports spirituels
qu’il a reçus avec sa naissance et dont il ne pourra pas refuser le
rôle dans son itinéraire vers Dieu. Il ne pourra accepter, pour son
chemin personnel, qu’une voie complète incluant ces mêmes
supports spirituels, qui seront toujours présents en lui comme ils
sont présents dans une Tradition aussi valable que sa Tradition
d’origine, mais postérieure à celle-ci.
En effet, à part les difficultés que René Guénon lui-même avait
envisagées à propos de l’impossibilité de devenir hindou lorsqu’on
n’est pas né dans le système des castes de cette civilisation, et à part
les problèmes liés à l’adoption d’une Tradition si éloignée de la
SHAYKH ABD-AL-WAHID PALLAVICINI 87
nôtre, pourrait-on vraiment ignorer l’événement historique de la
venue du Christ ? Pourrait-on oublier sa présence en nous, même
en tenant compte du fait que, pour l’hindouisme, tous les fondateurs
des religions sont des avatâra, comme ils sont, pour l’islam, tous
des prophètes ? Si l’on ne peut accéder à un ésotérisme que par
l’appartenance à l’exotérisme correspondant, est-il vraiment
concevable qu’un chrétien se fasse juif afin de devenir kabbaliste ?
Il doit être bien clair que nous ne voulons aucunement mettre
en doute la validité de ces Traditions qui comportent un caractère
ethnique, ni leur capacité à mener, non seulement au salut, mais
ausi à la réalisation spirituelle pour tous les hommes qui y sont nés.
Nous pensons toutefois que nous ne pouvons ignorer ni l’endroit
et le moment de notre situation humaine, ni la succession historique
des Révélations divines. Comme nous l’avons déjà vu, celles-ci
sont adressées à certains hommes, à un moment de l’histoire et
dans une aire donnée, suivant l’action de la Providence qui leur offre
ainsi les moyens les plus propices à leur vie spirituelle.
C’est pourquoi, avec la conscience de l’unité des Traditions,
René Guénon, dans sa quête de la voie métaphysique et dans sa
situation ontologique, n’a pu ignorer ni l’avènement du Christ
dans le monde, ce qui était bien dans sa Tradition d’origine, ni la
Révélation coranique, qui d’ailleurs inclut les messages de Moïse
et de Jésus (‘alayhimâ-s-salâm), et prépare, par là même, la venue
du Messie, la seconde venue de Jésus pour les chrétiens et les
musulmans.
L’adhésion de René Guénon à l’islam ne tient pas seulement
compte des possibilités initiatiques et des supports rituels propres
aux organisations ésotériques qui y sont encore vivantes. Elle
prend aussi acte du fait historique constitué par l’avènement d’une
nouvelle Tradition, la dernière, qui englobe, sans s’y opposer, la
Révélation chrétienne, en permettant ainsi l’attente, à la fin du
cycle, de l’événement eschatologique commun à toutes les religions
88 Du Christ, du christianisme…
abrahamiques, et la jonction avec l’hindouisme, héritage le plus
direct de la Tradition primordiale.
Nous assistons malheureusement encore aujourd’hui à la
résurgence des attaques contre un telle clarté de pensée et une
telle largeur de vue de celui qui fut justement appelé « la boussole
infaillible et la cuirasse impénétrable ». A l’imitation des critiques
adressées à René Guénon par ses détracteurs ou même par ses
soi-disant disciples, ces attaques, très significativement, proviennent
en même temps des partisans des Traditions pré-chrétiennes et de
ceux d’un prétendu « nouvel intégrisme chrétien ».
Personnellement, nous n’avons pas vu meilleur moyen, pour
nous tenir éloigné de la polémique et pour entrer finalement dans
le domaine de l’action, que d’instituer un Centre d’Etudes
Métaphysiques (voir VLT n° 54), dédié justement à René Guénon.
Le Centre, constitué grâce à la rencontre d’hommes appartenant
à différentes Traditions, unis dans une commune orientation
métaphysique, a pour but le recouvrement de la dimension
religieuse originelle. Il s’agit aussi d’un antidote à cet oecuménisme
à la base, ou encore « à bon marché », qui voudrait tous nous
rassembler dans un temple unique, un moralisme humanitaire, un
espéranto religieux, un syncrétisme universaliste, pour en arriver
à construire ce « parlement des religions unies » que certains
semblent appeler de leurs voeux, royaume de l’Antéchrist, dans
l’oubli des dogmes et des lois qui nous ont été dictés par ce « Père »
unique au nom duquel nous pouvons nous sentir frères. Au
contraire, c’est dans l’orthodoxie et dans la pratique seules, dans
la rencontre au sommet métaphysique, en Dieu même, que nous
voyons la possibilité de nous préparer, chacun sur son propre
chemin, à la reconnaisance du vrai Christ.