• Merlin

    ARCHEOLOGIE DE MERLIN

    Chaque pays celtique garde la mémoire d'un ancêtre de Merlin : Suibhne en Irlande, Lailoken en Ecosse. Figures prophétiques, fous inspirés à la parole sacrée, ils vivent tantôt auprès des hommes, tantôt au fond des forêts.

    Le Merlin que l'on rencontre dans les récits des vies de saint Columba, saint Cadoc, saint Kentigern, ressemble à ces modèles archaïques. Ermite retiré dans la forêt après un chagrin trop violent pour sa raison, il redevient un homme sauvage, mais se rappelle avoir été un prophète célèbre et honoré par les rois. Absous par les religieux, il finit lapidé par des bergers effrayés par sa folie.

    En Bretagne continentale, on le retrouve dans les contes et les chants populaires sous le nom de Marzin.

    Les Gallois le revendiquent eux aussi comme l'un des leurs, et le rangent au nombre de leurs grands bardes réels ou mythiques, comme Taliesin et Aneurin, ou le confondent avec eux.

     


    LA NAISSANCE LITTERAIRE

    DE MERLIN

    Et parce que je suis sombre et le serai toujours,
    que le livre soit également salubre et mystérieux
    aux endroits où je ne souhaite pas me dévoiler...

    Robert de Boron - Merlin

    Quelles que soient les zones d'ombre qui nimbent de brume la destinée littéraire de Merlin, s'il faut fixer une date à sa naissance en littérature, c'est vers 1130 qu'on doit la situer.

    Geoffroy de Monmouth, un clerc d'origine galloise ou bretonne, fait paraître les Prophéties de Merlin. L'Enchanteur - qui dans ce récit serait le fils d'une princesse celte et d'un consul romain - prédit le renouveau des royaumes celtiques et la disparition des envahisseurs saxons.

    En 1136, Geoffroy de Monmouth publie une œuvre essentielle pour le Moyen Age, l'Histoire des Rois de Bretagne. On y retrouve Merlin, savant et fou, prophète aussi, et conseiller des rois. L'immense succès de cette Histoire confère au personnage de Merlin la célébrité dans toute l'Europe médiévale.

    Ainsi, dès sa première apparition littéraire, Merlin semble indissolublement lié aux royaumes celtiques, incarnant la mémoire de leur gloire passée, apparaissant comme le héraut de leur triomphe futur.

    Curieusement, Chrétien de Troyes, pourtant grand amateur de la Matière de Bretagne, "oublie" d'intégrer Merlin au nombre de ses héros. Même les prodiges de Brocéliande ne l’amènent pas à parler de l'Enchanteur. Merlin, avec son étrangeté et son ambiguïté, lui semblait-il trop difficile à intégrer à l'idéologie de la culture courtoise ?

    Pourtant, au tout début du XIIIè siècle, Merlin réapparaît comme nous le connaissons aujourd'hui encore, d'abord chez Robert de Boron, puis dans tous les grands cycles romanesques de la Table Ronde et du Graal. Fascinés par sa nature sauvage et son mystère, les auteurs médiévaux veulent cependant le faire rentrer dans la mouvance du christianisme. Merlin devient celui qui, tout en restant païen, accueille le christianisme par l'intercession du Graal.


    LA NAISSANCE DE MERLIN

    Récit le plus connu de la conception de Merlin, conté par Robert de Boron à l'extrême fin du XIIè siècle, a été maintes fois repris par les romanciers médiévaux dans les différentes "Estoire" de Merlin. En voici la trame.

    Réunis aux Enfers, les Diables constatent avec amertume que les âmes humaines leur échappent presque toutes depuis l'avènement du Christ. Ils décident de contre-attaquer et de susciter la venue d'un Antéchrist en procédant exactement comme Dieu l'avait fait (ces diables-là avaient une petite imagination). Par différents cheminements - les auteurs rivalisent ici d'ingéniosité pour montrer la vilenie du Malin - une pure et très pieuse jeune fille se réveille un matin enceinte des oeuvres d'un démon. Grâce aux conseils avisés de son confesseur, et à sa grande piété, elle arrive à faire partiellement échec à l'oeuvre satanique. L'enfant auquel elle donne le jour, fort laid, noir et velu à faire peur, n'a pourtant rien de diabolique.

    Mais la jeune femme n'a pu justifier sa grossesse. Jugée, emprisonnée, elle risque le bûcher. Bien qu'âgé de quelques mois, son enfant, à qui l'on a donné sans le baptiser le nom de Merlin, prend la parole et innocente sa mère.

    Tel est le premier acte d'une vie qui se révèle rapidement extraordinaire. Car Merlin, être d'exception, a hérité certains pouvoirs de son père, en particulier le don de connaître le passé et l'origine de toute chose. Mais il n'est pas devenu pour autant une créature du Malin, et il utilise pour le bien des hommes les dons qu'il a reçus, même si cela n'apparaît pas toujours à l'évidence.

    Ainsi en est-il dans la version littéraire, légendaire et très répandue de la naissance de Merlin. Explication chrétienne d'un personnage que l'on devine venu de bien plus loin, d'un passé ancien et mystérieux.

    De quelle fabuleuse antiquité vient Merlin ? Quel symbolisme recèle cette conception qui l'isole des hommes, en fait un être à la double nature, à tout jamais différent ? Tout se passe comme si sa naissance était analogue à ces mutilations que s'infligeaient les dieux ou les héros et en échange desquelles ils acquéraient des dons extraordinaires, magiques. Pour Merlin, le prix à payer est l'exclusion de la société des hommes. Car si, par ce qu'il a d'humain, il sait tout des hommes, en même temps et parce qu'il est plus qu'humain, le tréfonds de leur vie, de leur âme, de leurs sentiments lui demeurera toujours une énigme.

     


    MERLIN

    OU LA FIGURE DU DOUBLE

    La figure de Merlin se place en quelque sorte sous le signe du double, une dualité si marquée qu'on crut un temps à l'existence de deux Merlin, l'un Merlinus Ambrosius et l'autre Merlinus Sylvester.

    Merlinus Sylvester aurait représenté un personnage habité de tempêtes et de clairvoyances, un inspiré qui se réfugie dans la forêt où il retrouve un peu d'équilibre. Ce Merlin-là a peu à faire avec la chevalerie, la Table ronde ou la quête du Graal.

    Merlinus Ambrosius se rapprocherait du Merlin qui nous est plus familier, l'Enchanteur, le conseiller des Rois, l'inventeur de la Table Ronde, celui qui connaît le mystère du Graal, l'amant de Viviane, l'amoureux de Brocéliande.

    Toute la destinée de Merlin se développe sous ces doubles auspices.

    Jeune et vieux à la fois, confine Janus, Merlin est à la limite de deux temps. Le passé, qu'il connaît, l'avenir, qu'il sait déchiffrer. Et à la limite de deux espaces. Celui des hommes, qu'il aide et guide, et celui des êtres surnaturels.

    Merlin est le sombre et le clair alternés, jusque dans les formes sous lesquelles il apparaît, vieillard décrépit vêtu de haillons ou adolescent par de soies lumineuses. Homme et animal tour à tour, il possède de la nature une intuition, une connaissance instinctive doublée de l'immensité du savoir humain.

    Tout aussi double est le temps dans lequel se déplace Merlin. Il peut vivre dans le temps humain, mais, confine pour tous les êtres de l'autre Monde, une année terrestre est pour lui un jour, ou, au contraire, une de nos minutes peut lui être des jours entiers.

    Créature mi-humaine mi-surnaturelle, Merlin fait partie de ces êtres hybrides qui font rêver les humbles autant que les nobles, et chanter les bardes ou écrire les poètes. Derrière le miroir se cache un visage qui n'est pas seulement le reflet de la réalité visible, mais parfois son contraire lui-même, comme cette part refusée de tout être qui n'ose ou ne sait souvent se reconnaître.

     


    LE RIRE DE MERLIN

    Lorsque résonne le rire de Merlin, ceux qui l'entendent en sont étonnés ou irrités. Il fait partie de ce qui, de l'Enchanteur, ne peut être compris.

    Quand sa mère croit qu'elle va être condamnée, elle pleure, et Merlin la rassure en riant - puisqu'il va l'innocenter. Quand les soldats du roi Vortigern le cherchent pour le conduire … la mort, il les suit en riant - la mort n'est pas pour lui, mais, très bientôt, pour Vortigern. Quand Grisendole, sénéchal de l'Empereur de Rome, se présente à lui, il rit encore - car il sait que le sénéchal est une femme, et qu'elle sera la prochaine impératrice de Rome.

    Il y a bien d'autres exemples du rire de Merlin qui voit la réalité des choses - et non l'apparence ou le faux-semblant seuls perceptibles aux yeux humains - et s'amuse de ce décalage et de ce paradoxe. Les contes bretons comme les romans du cycle du Graal font tous état du rire troublant, le rire du clairvoyant, de l'initié. Mais cette clairvoyance, ce rire incompréhensible qui paraît si extravagant, Merlin les paie d'un isolement cruel.

     


    MERLIN

    ET LE ROI

    Merlin est celui qui fait les rois. Même si les textes divergent, à leur habitude, il est certain que Merlin, bien avant Arthur, est déjà le conseiller d'Ambrosius Aurelianus puis d'Uther Pendragon.

    Il les sert comme magicien, stratège, devin, astrologue, médecin. Il les aide à conforter leur pouvoir. Grâce à lui, les rois laissent derrière eux des monuments, témoins de leurs grandes actions.

    Pour Ambrosius, Merlin enlève Stonehenge à la terre d'Irlande et reconstruit le cercle mégalithique en Angleterre. Pour Uther, il bâtit le grand pilier du Mont Douloureux, entouré de quinze croix - dont cinq de pierre blanche, cinq de pierre noire, cinq de pierre rouge.

    Mais c'est le roi Arthur qui représente l'accomplissement de l'œuvre de Merlin. Sans considération de sentiments ou de morale - car la nécessité commande - le druide engendre Arthur aussi sûrement que s'il en était le père charnel. Et il se charge de l'éducation de l'enfant, lui choisissant Hector de Mares comme père adoptif.

    Or ce roi qu'il a voulu, suscité, façonné n'est pas de la même nature que lui. Tous les liens que Merlin noue avec les humains se heurtent à cette infranchissable barrière : une différence profonde, fondamentale de nature.

    Durant tout le temps où Arthur doit faire ses preuves, Merlin lui apprend son rôle, les obligations de sa fonction et le conseille en toutes choses, comme il l'a fait pour ses prédécesseurs. Mais leur relation affective est forte, presque paternelle et filiale.

    Pourtant quand le destin a pris forme, Merlin commence à abandonner la cour, à devenir une absence, un souvenir auprès du Roi. Jusqu'au jour où il ne revient plus de sa retraite malgré le violent regret qu'en ont et le roi et les chevaliers... Mais avant de se retirer, il a engagé Arthur dans la grande aventure qui rend son règne … nul autre pareil : la Quête du Graal.

     


    LES CHEVALIERS ET LA TABLE RONDE

    LE GRAAL

    Merlin préside à l'origine des hautes figures, des faits remarquables et des grands symboles de l'aventure arthurienne. C'est lui qui donne à Arthur, ou à Uther, l'idée de créer cette table sans préséance, où seule compte la valeur. C'est lui aussi qui explique son symbolisme à la fois chrétien - la troisième des trois tables qui ensemble correspondent à la Trinité - et païen, image du monde, du cosmos, où l'homme trouve sa place.

    Merlin apporte au monde des chevaliers son ordre et ses ordres. Il met en place l'institution de la Table Ronde pour régir ce monde bouillonnant, plein de vigueur et de fureur, de pureté et de courage. L'orgueil juvénile est canalisé par les soins de l'Enchanteur. Et il fait des chevaliers les membres de cette fraternité dont on rêve encore. Dans cette mise en ordre du monde, le roi ne doit pas participer au combat mais le régir, et se garder comme garant de l'intégrité du royaume. Merlin lui substitue alors l'ardeur guerrière, l'honneur de servir et la foi des chevaliers.

    Merlin peut-il comprendre les chevaliers ? Il s'adresse en fait rarement à eux. A peine intervient-il en faveur de certains, sur le chemin de la Quête. Son interlocuteur reste le Roi, en qui se résument les vertus chevaleresques, mais qui est d'une nature supérieure parce que sacrée.

    Merlin le barde chante les hauts-faits des chevaliers ou leur conte les exemples fameux des anciens héros. Merlin le stratège prépare leurs futurs combats. Merlin le devin les envoie sur les chemins où ils rencontreront leur destinée, qui a nom Aventure. Surtout il leur ouvre le chemin de l'Aventure suprême, la Quête du Graal. Merlin sait ce que doit être la Quête, et quelle en sera l'issue. Mais il ne croisera jamais le talisman suprême, et ne saura pas ce que Galahad a vu dans son extase.

    D'autres fois je quittais mes hauteurs. J'allais du côté de la Table ronde.
    J'aimais son cérémonial, sa liturgie immuable. Mes chevaliers étaient là à
    nouveau, en cercle, figés, sous le regard du Roi. J'avais instauré cet ordre,
    et il me semblait que tous les participants qui étaient là rassemblés, purs,
    fascinés, étaient les jouets de mon délire ; car sans moi il n'y aurait eu ni
    chevalerie, ni table, ni Quête - ni monde. Etais-je le sourcier des énergies
    cosmiques, le maître de l'Ailleurs ? Je crois que je leur apprenais seule-
    ment à partir, je leur dictais une destination... Je ne montrai jamais mon
    visage aux chevaliers.

    Philippe Le Guillou, Immortels.

     


    LA DAME DU LAC

    La dame qui m'attend se nomme Viviane
    Et vienne le printemps des nouvelles douleurs
    Couché parmi la marjolaine et les pas-d'âme
    Je m'éterniserai sous l'aubépine en fleurs

    Apollinaire - Alcools

    Avant sa naissance, le destin de la fille de Dyonas, seigneur de Comper, a été fixé par Diane. Car Dyonas est filleul de la pure déesse des bois, des eaux, de la lune et de la chasse. Celle-ci dote Viviane d'une beauté exceptionnelle, de pouvoirs mystérieux et lui promet l'amour du plus sage homme du monde. La prédiction se réalise lorsqu'elle rencontre Merlin dont elle devient l'élève et l'amante.

    Parce qu'elle est née aux bords des eaux de Brocéliande, parce que Merlin lui a fait don d'un château de cristal caché à la vue des humains par la semblance d'un lac, tous la nomment avec respect la Dame du Lac.

    Viviane - ou Ninienne, Nimue, Nymenche - vit au milieu de la forêt. Elle ne s'en éloigne qu'en de rares occasions, telle la présentation de Lancelot à la cour d'Arthur. Sa venue est saluée avec autant d'étonnement que d'admiration. A sa beauté, à la richesse de son équipage, s'ajoute le sentiment que la Dame vient de l'Ailleurs.

    Son palais au-delà de la surface de l'eau, le cristal dont il est fait, signent son appartenance à l'autre Monde. Terre merveilleuse, où le temps ne semble pas passer, où règnent la joie et la beauté. Ce pays que Lancelot lui-même doit quitter, rappelle par bien des traits le Tir na nOg, paradis celtique - Terre des Jeunes, Terre des Vivants, Terre des Femmes.

    Viviane unit à l'autorité de la Haute Dame les vertus de la mère et l'éternelle virginité de la très jeune fille. Faut-il y voir un écho de la tradition qui n'est pas seulement chrétienne des vierges qui ont un enfant ? Seulement ici l'enfant - Galahad - Lancelot - a été volé...

    En elle se perpétue sans doute le souvenir d'une ancienne déesse des eaux. Et à la fin des temps aventureux elle reprend en garde l'épée Excalibur, le grand talisman du pouvoir, qu'elle avait remis au jeune Arthur à l'aurore de son règne. Quand le Grand Roi sera de retour, l'épée lui sera remise à jamais par la Dame du Lac.

     


    MERLIN ET VIVIANNE

    En ce temps-là, on appelait fées toutes celles qui se connaissaient
    en enchantements et en sort ; et il y en avait beaucoup à cette
    époque... Elles savaient, dit le Conte des Histoires Bretonnes, la
    force des paroles, des pierres et d'herbes... Et tout cela fut institué
    à l'époque de Merlin.

    Lancelot du Lac

    Lorsque Merlin rencontre Viviane dans la forêt de Brocéliande en Petite Bretagne, il sait le destin qui lui adviendra par cette belle enfant. Il l'a confié à Blaise, le maître à qui il dicte son livre : "Briogne (Brocéliande), la terre que je dois le plus haïr car la louve y est qui doit enserrer le liépard."

    Merlin aime Viviane et ne cherche pas à ruser avec son destin. Simplement, il fait durer le temps des amours, le temps des prodiges, le temps de l'enseignement. Car dans la fascination que la fée ressent pour Merlin, le savoir et les pouvoirs de ce dernier jouent un rôle essentiel. Il lui apprend à utiliser la force magique qui dort en elle. Les premiers tours qu'il lui enseigne sont, curieusement, liés à la maîtrise des eaux. La Dame du Lac se profile derrière la jeune fille de la forêt.

    Dès les plus anciens textes, quelque regret qu'il ait de s'éloigner d'Arthur, Merlin quitte le roi en pleurant et s'enfonce dans les bois. Il n'y va pas pour rencontrer sa douce amie, mais pour y faire une retraite définitive auprès de sa sœur Ganiéda, dans une merveilleuse maison percée de tant de fenêtres que la forêt semble y entrer et qu'il peut suivre de là le cours des étoiles. Il vit désormais comme un ermite, dans une retraite tout entière tournée vers la nature.

    Au Pays de Galles on conte que Merlin s'est retiré dans un palais de verre où il veille sur les treize trésors de l'île de Bretagne. Une tradition plus tardive - et renforcée par la morale du XIXè siècle - fait de la fin de Merlin l'œuvre cruelle d'une Viviane haineuse et dissimulée, se débarrassant de l'Enchanteur après qu'il lui ait appris l'essentiel de son savoir.

    Mais, puisque Merlin connaissait sa destinée, savait le devenir de la Table Ronde et l'issue de la Quête, pourquoi ne pas croire qu'il a choisi l'éternité la plus douce auprès d'un être de même nature que lui, pure figure païenne ?

    "Le beau rêve de vertu et de sagesse ne préoccupe pas l'esprit de Merlin qui voit défiler devant ses yeux de visionnaire les temps futurs et les temps présents. Il remet la force de son savoir à la pure déraison, entre les doigts tendrement enchantés de Viviane. Lorsque, lucidement, Merlin s'abandonne à la magie de la fée, magie des arts de la séduction, et conscient de chaque parcelle qu'il lui livre, il s'élève vers les hauteurs sereines d'un dieu..." (Heinrich Zimmer)

     


    L'ATTENTE ET L'ABSENCE

    Au milieu des chevauchées et des fêtes, des merveilles et des prodiges, on ne prête pas toujours attention aux thèmes de l'absence et de l'attente qui sous-tendent les romans de la Table Ronde.

    Attente d'un Roi, quand le royaume de Pendragon demeure sans chef. Attente de l'aventure chaque fois que les chevaliers se réunissent autour de la Table. Puis attente de leur retour : quand ils content leurs exploits naît le roman. Attente de l'apparition du Graal, qui couronne les temps aventureux, avec l'émerveillement des départs, la montée des désirs de gloire et la certitude d'un au-delà. Attente de la révélation, et, enfin, attente du grand retour d'Arthur et de Merlin, puisqu'ils reviendront : telle est la promesse.

    Toutes ces attentes signent l'absence. Absence de Merlin, figure dominante, celui qui sait tout, dont on appelle le savoir, mais qui se manifeste si peu. Absence du roi - avant son règne et pendant son règne, lorsque sa gloire s'efface derrière les exploits de ses chevaliers - qui devient à l'arrière-plan l'ombre "rassembleuse", le garant de l'intégrité du royaume, mais l'absent sur la scène des événements. Absence du Graal, que tous chercheront et qui ne sera présence que pour un seul.

     


    LES PAYSAGES

    DE MERLIN

    En Ecosse comme en Bretagne, en Cornouailles ou au Pays de Galles, et bien au-delà parfois dans les terres qui furent un jour celtiques, les lieux gardent l'empreinte de Merlin, de ses aventures ou des prodiges qu'il y accomplit. Et ses tombeaux y sont multiples.

    Même si Merlin, avec la facilité qui lui est propre, passe de l'Ouest à l'Est, se rend à Jérusalem ou à la cour de l'Empereur de Rome, son vrai paysage s'inscrit entre la forêt celtique - son sanctuaire, sa retraite - et les vallées sauvages où il médite. Dans des terres noyées de brume et illuminées de lumières qui transfigurent à l'infini ses paysages, il va son chemin "depuis le commencement des temps", loin du monde et du bruit,... et si proche.

    Les aventures d'Arthur et de ses chevaliers traversent elles aussi de leur fulgurance ces immenses paysages balayés de vent et d'eau.

    Merlin est l'esprit même des terres changeantes, multiples et uniques, où chaque rayon de soleil, chaque souffle de vent révèlent une autre nature, un autre visage, une âme sûrement.

    Comment ne pas voir en Merlin le symbole des peuples superbes et souvent oubliés d'extrême-occident, violents et tendres, exaltés et introvertis ? Comment ne pas retrouver Merlin dans le génie du verbe irlandais, la grandiose démesure écossaise, la foi sans cesse renaissante de la Bretagne ?

    A l'origine, nous eûmes ces beautés, ces faveurs.
    Nos territoires étaient infinis.
    Nous passions d'un sanctuaire à l'autre
    avec déjà quelque préférence pour certain Val ombreux et moussu,
    quelque rive incertaine et fluctuante
    aux confins des longues eaux.

    Philippe Le Guillou - Immortels

     


    L ETRE DE LA NATURE

    Félix Bellamy parlait de la "communion tendre du génie celtique avec la nature". N'est-ce pas à l'amour de la nature, que pourrait personnifier Viviane, la pure servante des forêts et des eaux, que Merlin finit par se rendre, gagnant ainsi la sérénité au cœur des grands arbres ?

    Après toutes celles dont il a gratifié les chevaliers et les rois, Merlin a peut-être, plus pressante aujourd'hui, une leçon à nous transmettre. Lui qui symbolise le lien indispensable, si malmené, qui nous unit à la nature, pourrait recréer l'unité brisée. Par-delà les siècles d'orgueil où l'homme s'est cru assez différent du reste de la création pour s'en vouloir le maître et parfois le bourreau, Merlin saurait-il, du fond de sa retraite, nous faire entendre les murmures de la forêt, l'harmonie du monde ?

    Le corps de Merlin avait disparu. Il s'était fondu dans la forêt, confondu avec elle,
    il était devenu bois vif, écorces, racines, feuilles vertes et feuilles mortes, graines
    germées, sèves montantes... Il était dans tous les arbres, de tous âges et de toutes tailles,
    dans leurs branches et dans leurs feuilles, leurs fruits et leurs bourgeons. La bienveillance
    tranquille de la forêt et sa force sans limites l'emplissaient, et il emplissait la forêt de sa
    compréhension, de sa gratitude et de son amour.

    Barjavel L'Enchanteur  

     


    MERLIN ET LA FORET

    Il pénètre dans un bois et se plaît à rester caché sous les frênes.
    Il voit avec émerveillement les bêtes farouches paître les herbes des pâturages...
    Pour se nourrir, il déterre les racines des plantes,
    il coupe les herbes, il cueille les fruits des arbres et les mûres des buissons.
    A partir de ce moment, il devient un homme des bois,
    il vit comme s'il était un fils de la forêt.

    Vita Merlini - G. de Monmouth

    Avec constance, les vieux auteurs font de Brocéliande le lieu des amours de Merlin, et de son retrait du monde. Mais du temps de sa liberté, Merlin hante toutes les forêts : Calidon, Northumberlande, etc. Elles sont le lieu naturel où il peut méditer, revenir à lui-même après ses séjours auprès du roi.

    Il s'y réfugie lorsque la folie le prend à voir le comportement cruel des hommes. La forêt alors l'apaise et le rend à lui-même.

    "Etre païen de la nature, Merlin appartient d'une certaine façon à la lignée des nixes, des nains et des elfes. Il est une figure bien plus primitive que celle d'un fils du démon, et le rôle d'Antéchrist que lui attribue Robert de Boron ne lui rend pas véritablement justice."

    Parmi les êtres surnaturels qui hantent en esprit la forêt et l'habitent de leur active présence, l'Homme Vert et l'Homme Sauvage se réincarnent partiellement en Merlin, quand ils ne recouvrent pas totalement le même personnage pris en des situations différentes.

    L'Homme Vert qui hante les mémoires tout autant que l'ombre des cathédrales symbolise l'inconscient de la nature qui nous habite encore, la force toujours renaissante du monde des arbres, le recours nécessaire à l'univers végétal. Il fait sans doute partie des grands types mythologiques qui ont donné le jour à l'Enchanteur, et, comme lui, se trouve à la charnière des deux religions.

    Il en est de même de l'Homme Sauvage, puissance animale et humaine, croisement de deux règnes du vivant. Merlin apparaît à plusieurs reprises explicitement sous ses traits. Et le don qu'a l'Enchanteur de parler et de commander aux animaux - tout particulièrement aux cerfs - relève de l'héritage du Sauvage.

     


    LES METAMORPHOSES DE MERLIN

    Merlin, selon ses desseins, se montre
    et s'évanouit comme une flamme vivante...
    Ce n'est pas ici de déguisement qu'il faut parler,
    mais de transformation totale...
    Et même il trouve le moyen d'être partout à la fois.

    A. Rivoallan - Présence des Celtes

    Beau et laid, jeune et vieux, soumis et indépendant, sage et fol, Merlin surprend toujours, même ceux qui le connaissent le mieux : Arthur ou Viviane se laissent souvent prendre à ses travestissements.

    Harpeur aveugle ou homme sauvage, manant crasseux ou jeune enfant charmant - le registre de ses apparences humaines est vaste. "Vous direz à votre maître que s'il veut venir en cette terre pour chercher Merlin, il le trouvera parmi les forêts, gardant les bêtes", annonce-t-il aux vassaux de l'empereur de Rome. Et ceux-ci rencontrent "un moult grand troupeau de bêtes et un homme moult contrefait qui les gardait, et c'était là Merlin qui s'était déguisé et qui gardait les bêtes". Chez le roi Ban de Bénoïc, "Merlin s'était mué en un jeune jouvencel de quinze ans, vêtu d'une cotte mi-partie de blanc..."

    Un des tours qu'affectionne Merlin consiste à se montrer presque simultanément à son interlocuteur sous des apparences contraires (enfant, vieillard) et à lui tenir le même discours, ou à lui faire la même prédiction. Comprend alors qui peut. Gauvain témoigne : "Merlin s'est maintes fois déguisé devant notre baronnie et a changé sa semblance pour nous amuser."

    Il adopte aussi des formes animales et, très fréquemment celle d'un cerf - le cerf au blanc pied. Le cerf, symbole dans la mythologie celtique de la puissance renaissante de la nature, animal passeur qui franchit les portes de l'autre Monde, conducteur d'âmes. Merlin parfois conduit la harde, chevauchant à sa tête, parlant aux cerfs leur langage. Mais Merlin se transforme aussi en sanglier, animal sacré des Celtes. Merlin le sanglier, Artus, l'ours. Ainsi le Druide et le Roi, avec leurs animaux emblématiques, réincarnent-ils trait pour trait la fonction souveraine et religieuse de la très vieille tradition celtique.

    Est-ce là le pouvoir de Merlin : créer pour les hommes l'illusion du changement, quand tout demeure de ce qui s'éprouve et se vit ?

     


    PROPHETE

    MAGICIEN

    BARDE

    Quant à moi je prédis, et ce sera vérifié,
    jusque dans l'aber de Taradyr,
    devant les régions de Bretagne,
    tous les Cymry seront vainqueurs, sans aucun doute.
    Un homme de Llywelyn,
    de la race de Gwynedd, triomphera

    Myrddin (traduction de L. Fleuriot)

    Le pouvoir prophétique de Merlin a donné matière, jusqu'à la Renaissance, à de nombreux écrits, souvent à des fins politiques. La restauration du pouvoir des Celtes opprimés y revient avec insistance. La rédaction des Prophéties de Merlin s'entoure d'une obscurité voulue.

    Parfois ses prophéties sont si étonnantes qu'elles semblent se contredire elles-mêmes. Par exemple le thème de la triple mort : le même personnage se présente à Merlin sous trois déguisements différents. Et chaque fois Merlin lui prédit une mort différente : lapidation, noyade, empalement. Tout le monde se rit de l'erreur du devin. A qui l'avenir donne rapidement et terriblement raison. Cette triple mort, hautement symbolique, frappe aussi le Merlin primitif, le fou écossais, Lailoken.

    Là bien sûr ne se limitent pas les pouvoirs et le savoir de Merlin. Il connaît l'usage de la magie - son tempérament le pousse vers l'usage de la magie blanche. Pour séduire Viviane, il en fait largement usage : apparition de rivières, création pour elle seule du Jardin de joie, de l'arbre aux oiseaux, construction du château de cristal au fond du lac, ou transformation de la lande ingrate en terre douce et fleurie... Créations fugaces ou éternelles.

    Figure du maître, Merlin accepte parfois d'enseigner sa magie. Morgane et Viviane passent toutes les deux par les lois de son enseignement. Il les forme à l'art de la médecine, des plantes qui soignent, embellissent, guérissent ; il leur apprend à lire dans les étoiles la destinée des humains et des royaumes. Et toutes les lois secrètes de la nature.

     


    LE DRUIDE

    La manière remarquable dont Merlin conseille Arthur évoque les fonctions que remplissaient les druides auprès des rois celtiques. "Les deux personnages sont indissolublement unis, comme l'âme au corps... Artus est le roi magnifique, puissant, invincible. Merlin en est le conseil et le génie inspirateur ; sa sagesse et sa divination mènent tout à bien. Merlin conçoit, prévoit, dispose, organise et met en mouvement tout le monde arthurien."

    Toutes les fonctions du druide, Merlin les remplit. Il conseille aussi bien le roi pour la guerre que pour le droit. Il est le barde qui entretient la mémoire des hauts faits, et le harpeur rompu aux trois façons de jouer - celle qui fait sourire, celle qui fait pleurer, celle qui fait dormir. Il sait guérir la folie avec l'eau des sources - les druides, dit-on, procédaient ainsi en Brocéliande. Il connaît la médecine des plantes, la médecine magique, la médecine sanglante. Comme les druides encore, il maîtrise les éléments, appelle le vent et la pluie.

    Le roi n'a pas à lui demander de compte sur ses disparitions. Il a une absolue liberté de mouvement. Et lors de ses absences, il se réfugie, travaille et médite dans la forêt, le sanctuaire absolu de la religion celtique.

     


    L ATELIER DE MERLIN

    Savant, astronome, astrologue, médecin, prophète, Merlin aurait pu utiliser quelques-uns de ces objets. Vibrations des quartz et des pyramides, transparence divinatoire de la boule de cristal... Merlin pouvait se passer de ces amulettes. Mais il savait que l'esprit humain a besoin de se raccrocher à des talismans, et que la foi dans le médecin guérit parfois mieux que la médecine elle-même.

    Plantes, poudres, champignons pour composer les onguents et les potions qui soulagent. Il lui fallait panser les chevaliers blessés, leur rendre des forces. Parfois les âmes ou les cœurs avaient besoin de ses services. Alors il s'aidait d'herbes, de pavot et de lotus ramenés de ses voyages vers l'Orient.

    Merlin étudie sans cesse, quand il se retire dans la forêt, que ce soit dans sa maison de verre ou dans son mystérieux esplumeor. L'oursin fossile, le squelette du renard, la structure des pierres, les souvenirs des ancêtres lointains de l'homme... Tout nourrit son extraordinaire curiosité, son savoir et sa réflexion.

    Nul doute qu'au cœur de la retraite que Viviane a élevé autour de lui, il ne se livre encore à quelque investigation sur la merveilleuse richesse du monde...


    CEUX QUI REVIENDRONT

    Je suis vieux.
    On me prête mille tombeaux.
    Les hommes s'ingénient à me trouver une nouvelle sépulture,
    amas de pierre, nef lovée dans un entrelacs de racines, puits à demi éboulé...
    cela doit les rassurer de se dire que Merlin
    est contenu dans une vasque de pierre,
    qu'une lourde dalle le retient captif au plus intime des grains de la terre.
    Je suis vieux et lourd de ces mille tombeaux.
    Et pourtant je crois n'avoir rien perdu de ma mobilité et de ma fougue.

    Philippe le Guillou - Immortels

    Les deux figures centrales des romans de la table ronde, le Roi Arthur et l'Enchanteur Merlin - le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel - échappent tous deux au sort commun.

    Parce qu'ils sont de ce monde et d'un autre à la fois, l'un par son origine, l'autre par la sacralité de sa fonction, parce qu'il est l'élu, ils n'ont pas à affronter la mort. Disparus du monde des vivants, ils sont réfugiés dans une attente qui entretient toutes les espérances et justifie les rêves de renaissance.

    Merlin veille au creux de la forêt de Brocéliande. Son esprit se manifeste à qui sait le reconnaître dans les arbres immenses, dans le bouillonnement des sources, dans le brame des cerfs.

    Arthur dort en l'Ile d'Avalon, de cette dormition réservée aux saints et à quelques grands rois. Sous la garde farouche et tendre de sa soeur Morgane qui, passé le temps de leur jeunesse violente, est redevenue auprès de lui la princesse magicienne et savante, héritière des grandes déesses, si souvent mal comprise.

    Longtemps espoir historique des petits royaumes celtiques - qui oserait affirmer que les braises sont éteintes sous la cendre ? - le retour de Merlin et d'Arthur a peut-être déjà commencé. Souvenir de la splendeur et de la liberté des Celtes, Arthur et Merlin, le Grand Roi et le Sage.

    Ils reviendront, ils reviennent... Mais nous ont-ils vraiment quittés ? Ceux qui hantent la secrète Brocéliande savent déjà la réponse.

     


    IMMORTELS

    Philippe Le Guillou

    On me dit enchanteur. Longtemps j'ai cru à la force de mes sortilèges. Ils traçaient un cercle de cohérence dans lequel j'emprisonnais les êtres, les formes, le monde. Je dominais. J'inspirais. Le souffle de ma démence noire empoignait les chevaliers, éveillant en eux l'urgence de la Quête. Ils étaient tous là à mes pieds, fascinés, prêts à partir. Il me semble que ma prophétie les tenait en haleine. C'était une langue de flammes, un torrent qui flamboyait sur un lit de pierres liquides. Je les réunissais en cercle autour de moi, centaines de torches disposées sur la rive, leur ronde matérialisait mon pouvoir et ma totale suprématie, je leur parlais, ils ne me voyaient pas. Etais-je le sourcier des énergies cosmiques, le maître de l'Ailleurs ? Je crois que je leur apprenais seulement à partir, je leur dictais une destination. Je ne montrai jamais mon visage aux chevaliers. D'autres fois je quittais mes hauteurs. J'allais du côté de la Table ronde. J'aimais son cérémonial, sa liturgie immuable. Mes chevaliers étaient là à nouveau, en cercle, figés, sous le regard du Roi. J'avais instauré cet ordre, et il me semblait que tous les participants qui étaient là rassemblés, purs, fascinés, étaient les jouets de mon délire ; car sans moi il n'y aurait eu ni chevalerie, ni table, ni Quête - ni monde.

     


    BIBLIOGRAPHIE DE L EXPOSITION MERLIN

    Cette liste ne prétend pas être exhaustive. Elle récapitule simplement les principaux ouvrages utilisés pour la documentation et l'écriture des textes de l'exposition.

    La Légende Arthurienne, Bouquins.

    Merlin le Prophète ou le livre du Graal, Stock+ Plus, traduction Emmanuelle Baumgartner, préface Paul Zumthor.

    Le roman de Merlin l'Enchanteur, traduit par Henri de Briel, Klincksieck

    Vita Merlini, Geoffroy de Monmouth, Firmin Didot.

    Histoire des Rois de Bretagne, La Roue à Livres, Les Belles Lettres.

    Les Druides, Christian Guyonvarc'h, Ouest-France.

    Barzaz Breiz, Hersart de la Villemarqué, Perrin.

    Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, Francis Dubost, Champion.

    Le Merveilleux au Moyen Age, Michel Meslin, Bordas.

    Art profane et religion populaire au Moyen Age, texte de Claude Gaignebet, photos de Dominique Lajoux, PUF.

    La forêt de Brocéliande, Félix Bellamy, La Découvrance.

    La légende du Graal, Emma Jung et Marie-Louise von Franz, Flammarion.

    L'Enchanteur, Barjavel.

    Immortels, texte de Philippe Le Guillou, dessins de Paul Dauce, Artus.





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