• OUVRIR NOS COEURS POUR ECOUTER:
    DEVENIR MYSTIQUES ET PROPHETES AUJOURD’HUI


    Judette Gallares, rc
    Je voudrais commencer ma réflexion en évoquant une image que nous présente saint Luc dans les Actes des
    Apôtres. C’est l’image de Marie et des femmes réunies dans une prière intense avec les apôtres et les disciples
    dans l’attente de la naissance d’un nouveau commencement, une nouvelle Pentecôte – la naissance de l’Église. Si
    nous comprenons la mystique comme « la spiritualité de l’expérience directe de Dieu », une connaissance qui
    dépasse la compréhension intellectuelle, je crois que c’est cette expérience mystique unique des personnes réunies
    en une première assemblée qui suscita l’éclatement de l’Esprit Saint au milieu d’elles. Cette expérience directe de
    Dieu dépasse les simples « rites » ou la simple « croyance » ; mais elle est marquée par l’amour, la vraie
    compréhension et l’acceptation les uns des autres, sans pour autant se limiter à une quelconque « expérience
    émotionnelle ». Je suppose qu’il est difficile de décrire cette expérience mystique en un langage simple. C’est
    pourquoi les auteurs bibliques ainsi que les écrivains spirituels à travers les âges essaient-ils de capter cette
    expérience en employant des métaphores comme celle de la vigne et des sarments pour montrer comment l’union
    avec Dieu (« Demeurez en moi, comme moi en vous ») est source de fécondité pour la mission.
    D’après les évangiles nous voyons comment les disciples de l’Église primitive comprirent plus profondément
    la relation indissociable entre contemplation et action, entre mystique et prophétie. Dans sa lettre aux Galates,
    Paul témoigne qu’il a atteint l’état mystique qui consiste à « se perdre soi-même » lorsqu’il dit : « Ce n’est plus moi
    qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ! » (Gal 2,20). Ceci n’est que le commencement de nombreux autres
    témoignages dans l’Église des premiers temps. Chaque siècle a eu ses mystiques chrétiens qui nous ont dit que les
    expériences mystiques sont accessibles à quiconque se dispose à recevoir l’action de Dieu. Mais dans bien des cas,
    ces expériences vont et viennent simplement sans se traduire nécessairement par une action prophétique car sans
    expérience durable de Dieu, la mystique perd son tranchant prophétique.
    Tout comme l’expérience mystique de ceux qui, réunis en une première assemblée ne purent rester confinés
    entre les murs du Cénacle, l’expérience directe de Dieu de ces mystiques délia leur langue pour proclamer la
    puissance de Dieu dans leur vie et dans l’histoire, les poussant à sortir, à ne plus craindre de proclamer la Bonne
    Nouvelle et à témoigner de l’Esprit de Jésus aux peuples et dans les lieux qui avaient besoin du message de
    guérison et de transformation de Dieu. C’est pourquoi on peut dire que la mystique chrétienne ne consiste pas en
    autre chose que l’union transformante qui trouve son expression la plus profonde quand elle suit le Christ dans son
    témoignage et sa mission prophétique. La forme la plus caractéristique de « l’expérience religieuse » dans la Bible,
    fait remarquer Martin Buber, n’est pas la prise de conscience ou l’extase, mais la vocation et la mission.1
    1. L’histoire de la conversion de Lydie: Dieu ouvrit son coeur pour qu’elle écoute (Ac 16,11-
    15,40).
    Pour notre réflexion de ce matin, je prendrai l’histoire de Lydie, une femme convertie au christianisme,
    comme il est rapporté dans les Actes des Apôtres ; nous nous en servirons comme d’une icône de notre vocation
    religieuse de mystiques et de prophètes dans le monde d’aujourd’hui. En me préparant à cette conférence, j’ai dû
    Judette Gallares, rc 2
    réfléchir pour choisir parmi les nombreuses femmes de l’Écriture une figure féminine qui pourrait servir de modèle
    à la vie religieuse aujourd’hui. Revenant à la scène de la Pentecôte où les femmes étaient présentes et cependant
    rendues absentes dans la plus grande partie du récit de l’Église des premiers temps, j’ai eu l’inspiration de prendre
    l’histoire de Lydie qui fut une figure clé dans le réseau des relations sociales de Paul - l’un des piliers parmi les
    soeurs dans la foi. Nous ferons une brève relecture de son histoire et nous en tirerons quelques lumières sur le
    processus de sa conversion qui présuppose une expérience mystique conduisant au témoignage et à l’action
    prophétiques.
    L’histoire de Lydie se situe pendant la période où le mouvement de Jésus se répand dans les plus grandes
    villes de la Diaspora. L’idée que les femmes, particulièrement celles qui jouissaient d’une indépendance
    économique considérable, étaient attirées vers le christianisme s’appuie sur les Actes des Apôtres où il est fait une
    mention spécifique de la conversion de Lydie à Philippes. Tout en refaisant son histoire, nous pourrons nous
    attarder un peu sur certaines questions concernant son identité, ses motivations et son chemin de conversion et de
    mission pour l’Église de Philippes.
    La brièveté de l’histoire de Lydie et le manque de précision historique font qu’il est facile de ne pas voir son
    importance2, tandis qu’elle retombe dans l’anonymat une fois terminée la mission initiale de Paul. Écoutons tout
    d’abord la relation de Paul sur cet événement extraordinaire, et faisons une brève relecture de son histoire.
    « Embarqués à Troas, nous cinglâmes droit sur Samothrace, et le lendemain sur Néapolis d’où nous
    gagnâmes Philippes, cité de premier rang de ce district de Macédoine et colonie. Nous passâmes quelques jours
    dans cette ville, puis, le jour du sabbat, nous nous rendîmes en dehors de la porte, sur les bords de la rivière, où
    l’on avait l’habitude de faire la prière. Nous étant assis, nous adressâmes la parole aux femmes qui s’étaient
    réunies. L’une d’elles, nommée Lydie, nous écoutait ; c’était une négociante en pourpre, de la ville de Thyatire ;
    elle adorait Dieu. Le Seigneur lui ouvrit le coeur, de sorte qu’elle s’attacha aux paroles de Paul. Après avoir été
    baptisée ainsi que les siens, elle fit cette prière : ‘Si vous me tenez pour une fidèle du Seigneur, venez demeurer
    dans ma maison’. Et elle nous y contraignit... Au sortir de la prison, Paul et Silas se rendirent chez Lydie, revirent
    les frères et les exhortèrent, puis ils partirent » (Ac 16,11-15,40).
    Relecture de son histoire
    Le récit commence par l’itinéraire de Paul pendant son second voyage missionnaire. Il vient à Philippes pour
    répondre à un rêve qu’il a eu, où lui est apparu un macédonien le pressant de venir jusqu’en Macédoine pour les
    aider (cf. Ac 16,9-10). Cependant, c’est un groupe de femmes, et non le macédonien apparu en rêve, qui sont les
    premières à manifester leur attrait pour la prédication de Paul et pour le christianisme lui-même, alors que dans la
    ville, Paul et Silas se rendent à un endroit désigné pour la prière, hors de la porte de la ville au bord de la rivière le
    jour du sabbat (16,13). Quel est ce lieu de prière au bord de la rivière hors de la porte de la ville ?
    Le « lieu de prière près de la rivière » a une signification symbolique en lien avec notre vocation chrétienne.
    Le symbolisme ne se rapporte pas uniquement à la tradition juive de se réunir « au bord de la rivière » pour les
    ablutions rituelles3 ; mais cela nous rappelle aussi et d’abord le baptême de Jean le Baptiste. C’est sur les bords du
    Jourdain que Jean baptisait et où Jésus lui-même reçut le baptême de ses mains (Lc 3,22). Nous pouvons affirmer
    que ce fut certainement pour Jésus un moment profondément mystique, une expérience directe de la présence de
    Dieu et l’affirmation de son identité par Dieu.
    Il est important de noter dans ce passage que ce groupe rassemblé est uniquement composé de femmes. Et
    ceci nous rappelle les femmes debout au pied de la croix qui furent aussi les premiers témoins de la résurrection.
    Lydie et son groupe de femmes ne s’étaient pas rassemblées n’importe où, mais dans un « lieu de prière au bord
    de la rivière hors des portes de la ville », où a lieu la prédication, suivie de leur conversion. Le rassemblement de
    femmes dans ce lieu « de prière » indique déjà l’existence d’une communauté de foi, avant même l’arrivée de Paul
    et de Silas. Qui sont ces femmes ?
    Le texte identifie d’abord Lydie par son caractère religieux - comme une femme « qui craint Dieu », « qui
    adore Dieu ». En terme technique, les « craignant Dieu » des premiers siècles étaient des gentils qui étaient
    attachés au judaïsme sans être comptés parmi les prosélytes4. En qualité de gens partiellement convertis au
    judaïsme5, les « craignant Dieu » avaient un style de foi et de vie clairement défini. Ils observaient les prescriptions
    morales des juifs, la Torah, et allaient au culte de la synagogue, prenant part à la prière commune. Le fait que ce
    lieu de prière soit en dehors des portes de la cité indique qu’il n’y avait peut-être pas alors de synagogue à
    Philippes. Comme Lydie et sa communauté étaient des « craignant Dieu », elles avaient déjà quelques bases de
    religion les disposant à recevoir les enseignements chrétiens. « Le Seigneur lui ouvrit le coeur, de sorte qu’elle
    s’attacha aux paroles de Paul » (16,14), la préparant ainsi à recevoir le baptême de Jésus-Christ avec ceux de sa
    maison. Après avoir entendu Paul et Silas, Lydie fut baptisée ainsi que tous les siens. (cf. 16,15a).
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    L’effet le plus puissant du baptême sur Lydie, est de la rendre capable de parler ; elle presse les
    missionnaires : « Si vous me tenez pour une fidèle du Seigneur, venez demeurer dans ma maison » (16,15b).
    Ainsi, Lydie exprime-t-elle véritablement et à haute voix l’éthique radicale et prophétique de la tradition de Jésus,
    qui comprend la pratique du respect, de l’égalité et de la justice les uns envers les autres, et le partage de sa
    maison et de ses biens, valeurs profondes qui serviraient plus tard à exprimer la démarche radicale de se mettre à
    la suite du Christ dans la vie religieuse. Le deuxième point était en fait l’idéal original de pauvreté : une juste
    distribution des biens qui s’exprimait par un don généreux. La maison de Lydie devient le berceau de la première
    communauté chrétienne à Philippes comme cela est attesté en Actes 16,15 et 16,40. Son enthousiasme et son
    esprit d’hospitalité sont l’expression authentique de sa conversion à l’Esprit de l’Évangile. Ainsi, sa vie à l’écoute
    obéissante de Dieu, le fruit de son esprit contemplatif et de sa fidèle application des enseignements du Christ
    deviennent-ils les solides fondements qui permettront à l’Église domestique de Philippes de s’épanouir.
    Il convient que son histoire se termine sur une note d’autorité : « Et elle nous y contraignit » (16,15c). En ce
    temps-là, cela faisait partie de la pratique de l’hospitalité de procurer un lieu sûr à ses invités, spécialement quand
    les menaçait un danger imminent. Ceci est confirmé au verset 16,40, où la maison de Lydie représente encore un
    lieu d’hospitalité lorsqu’elle prend le risque d’accueillir à nouveau Paul et ses compagnons chez elle après leur
    sortie de prison.
    Dans l’histoire de Lydie, la contribution des femmes au christianisme n’est pas négligeable. Les femmes
    chrétiennes ne furent pas obligées de quitter leur maison pour l’amour de l’Évangile ; en revanche, elles firent de
    leur maison le centre de la pratique chrétienne6. La maison de Lydie servit de modèle pour une « communauté de
    contrastes », la première Église domestique de Philippes, où ceux qui venaient partager leur foi et leurs biens en
    communauté essayaient de vivre selon leur confession baptismale et l’esprit de l’hospitalité chrétienne.
    II. Le processus de conversion : réveiller l’esprit mystique et prophétique
    La meilleure manière de parler de mystique est de comprendre le processus de conversion ; et la meilleure
    façon de comprendre la conversion est d’observer le converti. Peut-être notre relecture de l’histoire de Lydie a-telle
    allumé en nous une réflexion sur la signification et la conséquence d’une profonde conversion spirituelle. Peutêtre
    avons-nous commencé à imaginer aussi à quoi ressemblait son expérience. Cela a pu nous faire penser à nos
    propres expériences humaines de conversion. La conversion de Lydie nous est sans doute relatée en très peu de
    versets, mais ceux-ci nous suffisent comme ‘fenêtre’ pour scruter l’intérieur. Ceci nous permettra d’avoir un aperçu
    de ce qu’a pu être son expérience spirituelle de conversion et du baptême, qui l’a conduite à vivre une vie de
    fidélité et d’engagement pour le Christ.
    Je voudrais ici reprendre à mon compte le sens fondamental de la conversion selon Bernard Lonergan : « un
    changement d’orientation vers la vie ». Il me semble que ce changement intervient, lorsqu’une personne fait
    l’expérience dans les profondeurs de son être, d’une touche divine, d’une inspiration de l’Esprit qui rend une
    personne capable de choisir et d’agir par amour pour quelque chose ou pour quelqu’un de plus grand qu’ellemême.
    Une expérience mystique de base, c'est-à-dire, une expérience directe de Dieu, d’union avec Dieu et avec
    la création de Dieu, c’est comme « rentrer chez soi », faire l’expérience d’une nouvelle naissance, d’une nouvelle
    impression d’identité, d’un appel et d’une mission. Ceci pourrait bien ressembler à l’expérience de Jésus à son
    baptême, au bord du Jourdain. Ce fut peut-être aussi, l’expérience de Lydie et de ses compagnes lors de leur
    propre baptême.
    Quels sont les éléments de la conversion que nous pouvons déduire de l’histoire de Lydie? Ou plus
    précisément, que se passe-t-il à l’intérieur de la personne au cours du processus de conversion ? En effet, la
    conversion implique bien plus qu’un moment, c’est un processus qui implique de longues périodes de temps et des
    causes et des effets liés entre eux. Il implique des relations qui d’une certaine manière échappent au contrôle du
    converti, ainsi que des moments d’inaction et de refoulement, de reports et de souffrances, et de prises de
    décisions.7 Tout ceci est tissé à même la trame de l’histoire personnelle de la personne. Le processus de
    conversion à proprement parler est bien plus complexe que la perception que l’on en a, parce que c’est le type
    d’expérience que l’on fait une-fois-pour-toutes. En réalité, il s’agit d’un phénomène continu, du processus de tout
    une vie pour approfondir l’engagement baptismal de rendre témoignage ; et la vie religieuse est essentiellement
    cela. La complexité réside principalement dans le fait que la conversion se réalise en plusieurs phases ou étapes.
    Essayons donc de retrouver à partir des quelques versets que nous avons sur l’histoire de Lydie, la dynamique
    interne qui se développe par étapes.
    Les mouvements et les phases de la conversion permanente
    1. La première phase est une expérience d’obscurité ou de confusion, la conscience d’un vide qui a
    besoin d’être rempli, d’une soif qui a besoin d’être étanchée, de questions qui demandent des réponses ; et
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    pourtant, il ne semble pas qu’il y existe quelque chose ou quelqu’un qui puisse satisfaire ces besoins. Pour certains,
    cette phase se manifeste par une expérience d’incohérence – en soi-même ou dans la vie elle-même. En d’autres
    termes, les expériences de conversion profonde et authentique ne se déroulent pas comme nous le disent les
    experts en ce domaine.
    Les incohérences de notre état présent s’accumulent au point de devenir intolérables. Les questions
    évacuées, les décisions trop longtemps repoussées, les réalités ignorées, les questions à l’ordre du jour de notre
    planning personnel trop souvent reportées, que sais-je encore, tout cela s’accumule et nous met devant l’évidence
    que cela doit changer.8
    Bien que ces incohérences de la vie puissent être ressenties à divers degrés, elles ne conduisent pas
    nécessairement à la conversion. Cependant, nous croyons que presque toutes les expériences de conversion
    profonde semblent être précédées d’une certaine difficulté, d’une crise, et d’un questionnement. En d’autres
    termes, la phase initiale de la conversion est une expérience de conflit intérieur à la recherche d’une solution9, ou
    bien l’impression d’être désorienté et de chercher une direction. D’après la description ci-dessus, il est clair
    qu’avant sa décision de se convertir, le futur converti connaît déjà une espèce de trouble intérieur et de crise qui
    s’intensifie et suggère à la personne de rechercher le changement ou quelque solution. Même la vie spirituelle,
    quand elle existe, est affectée par cette expérience de conflit intérieur. Les modèles de spiritualité qui avaient du
    sens auparavant, perdent soudain leur signification. Ils ne parlent plus à notre expérience de vie ; ils ne suivent
    plus le rythme face à des horizons qui s’élargissent. La situation ne peut rester telle qu’elle est. Le changement doit
    se faire. L’expérience de confusion ou d’obscurité devient l’occasion et l’élan en vue du changement et de la
    croissance. « Une crise est une chance », dit très justement un proverbe chinois.
    Qu’est-ce qui a précipité la conversion de Lydie et des siens ? En relisant l’histoire de Lydie, nous avons vu
    qu’elle et les femmes de son groupe étaient des « craignant Dieu » ou des « adoratrices de Dieu ». En tant que
    telles, elles étaient déjà attirées par la foi juive, particulièrement par les implications éthiques de la Loi et quelques
    pratiques rituelles telles que les prières communes. Sabbat après sabbat, elles attendaient sans doute avec
    impatience de se rassembler en communauté pour se soutenir les unes les autres dans leur pratique de la foi, et
    dans leurs luttes quotidiennes. Mais les simples observances de la loi et les pratiques rituelles suffisaient-elles à
    apaiser leur faim et leur soif de sens plus profond ? Comme païennes, il leur était impossible de vivre certains
    éléments de la foi juive, tels que la circoncision, la pratique des lois rituelles et la stricte observance des préceptes
    de la loi interprétés de manière caustique par les scribes juifs.10C’est pourquoi, leur non-observance de certains de
    ces éléments avaient pu les marginaliser à l’intérieur de la foi juive. Effectivement, certaines études ont montré
    que les juifs semblent avoir eu une attitude ambivalente à l’égard des ‘craignant Dieu’ et cela indépendamment du
    degré auquel ils avaient adopté le judaïsme ; l’inégalité sociale par rapport aux juifs était semble-t-il un fait courant
    dans leur vie.11Cette situation de préjugé et d’inégalité pourrait-elle avoir suffi à causer un conflit intérieur chez
    Lydie et ses compagnes ? Oui, très probablement. Mais elles auraient continué à supporter le préjugé et les
    inégalités si elles n’avaient pas trouvé une alternative dans ce que leur offraient les missionnaires.
    En qualité de communauté de foi composée de femmes, se retrouver « hors de portes de la cité », semble
    justifier l’expérience de marginalisation de la part de la religion dominante. Malgré cela, elles étaient fidèles à Dieu,
    assez audacieuses pour dépasser la culture de l’hospitalité selon laquelle les femmes ne pouvaient simplement pas
    accueillir des étrangers. Elles avaient quelque chose de prophétique, même si elles n’en avaient probablement pas
    conscience avant d’avoir entendu le message de l’Évangile.
    Si nous nous mettions à la place de Lydie et de sa communauté de femmes, quelles seraient les profondes
    aspirations de notre coeur ? De quels manques d’harmonie commençons-nous à prendre conscience dans notre vie
    de foi personnelle ? ou dans notre manière de vivre notre vocation religieuse ? Lydie et sa petite communauté de
    foi se rencontraient sabbat après sabbat pour accomplir des rites religieux qui avaient pu satisfaire leurs profondes
    aspirations pour un temps. Pourtant elles avaient réalisé que ces pratiques extérieures ne suffisaient pas. Dans
    quelle mesure nos diverses observances et les pratiques extérieures de vie religieuse et de spiritualité remplissentelles
    le vide et satisfont-elles nos profondes aspirations et la soif de sens dans notre vie ? Que manque-t-il ?
    Comme Lydie et sa communauté de foi, quel message de libération avons-nous besoin d’entendre pour être vraies,
    honnêtes, vis à vis de notre vocation et envers nous-mêmes ?
    Même avant l’arrivée de Paul et de Silas, Lydie et sa communauté devaient partager la même expérience et
    la même vision de la vie qui les soudait en communauté de foi. Si nous considérons la situation du monde, de quoi
    nos communautés ont-elles besoin pour répondre aux défis venant du monde qui tentent de miner la formation de
    communautés de foi, et pour être fidèles à leur mission ?
    La rencontre de Lydie et des femmes avec les missionnaires chrétiens leur fit réaliser que certaines choses
    devaient changer, qu’elles ne pouvaient plus rester des « craignant Dieu » et être traitées comme des citoyennes
    Judette Gallares, rc 5
    de seconde zone dans la religion juive. Elles furent éveillées à leur désir et à leur aspiration les plus profonds dont
    la foi chrétienne leur offrait le plein accomplissement.
    2. Et voici le second mouvement, la phase de réveil. Ceci se passe lorsque l’esprit est réveillé par la touche
    de Dieu, qui le prépare à écouter avec attention la Parole de vie. L’esprit mystique est éveillé. Le fait d’écouter, et
    pas seulement d’entendre nous ouvre à nos attentes et à nos désirs intérieurs. Il est assez intéressant de constater
    que selon le cadre historique de la religion, c’est dans la spiritualité des premiers temps que le christianisme a
    toujours puisé son énergie croissante.12 Cette spiritualité primitive s’exprime souvent par le langage du désir, de
    l’aspiration intérieure et de la quête de sens, dans l’attente impatiente de la réalisation de son aspiration. Ainsi se
    réjouit par anticipation le bien-aimé du Cantique des Cantiques : « Je dors, mais mon coeur veille. J’entends mon
    Bien Aimé qui frappe. ‘Ouvre-moi, ma soeur, ma bien-aimée, ma colombe, ma parfaite’… » (Cantique 5,2).
    Selon l’expérience des femmes, spécialement celles du tiers-Monde et de l’Asie, le paradigme qui leur parle
    de conversion est plus du type « réveil ». Il y a dans celui-ci une expérience du déploiement progressif, qui se
    fortifie et s’approfondit, du mystère et du sens de la foi, d’une connexion, d’une compénétration avec ce qui est la
    source de la vie. La conviction naît de l’expérience intérieure de sentir que sa faim de sens est satisfaite. Un auteur
    a décrit la conversion comme un processus à multiples facettes qui ne finit jamais et dans lequel l’Esprit remplit de
    nombreux rôles.13 C’est une expérience de ‘réveil’ du moi aux motions de l’Esprit, dans toutes les facettes de sa
    vie. Ce « réveil » constitue déjà en lui-même une expérience mystique car seul l’Esprit peut toucher directement le
    coeur pour le réveiller, en attendant son plein épanouissement dans l’union et la communion.
    Nous pouvons seulement supposer que telle a pu être l’expérience intérieure de Lydie. Bien que ce ne soit
    pas explicitement exprimé dans le récit de son histoire, nous pouvons en quelque sorte le déduire de la prémisse
    que la quête primitive de sens est aussi vieille que l’humanité elle-même. 14 Comment s’est produite la phase de
    réveil dans l’expérience de conversion de Lydie ? Sa vie de foi comme « adoratrice de Dieu » avait préparé son
    coeur à accepter le message libérateur de Dieu et l’avait rendue capable d’écouter. Comme pour appuyer ce point,
    le narrateur mentionne son écoute attentive à deux reprises en un seul verset: « L’une d’elles, appelée Lydie nous
    écoutait… Le Seigneur lui ouvrit le coeur, de sorte qu’elle s’attacha aux paroles de Paul... » (16,14). L’expérience
    de profond désir ou d’aspiration ouvre notre moi le plus profond à l’action de Dieu dans notre vie. Voilà ce que
    Dieu fit pour Lydie : Il lui ouvrit son coeur, qui au sens biblique est le moi le plus profond de la personne, le centre
    de sa personnalité, et pas uniquement le siège des émotions. Dans la spiritualité biblique, le coeur est considéré
    comme le lieu de la prière, le lieu de la rencontre divine. Pour que se fasse la vraie conversion, il faut que la
    décision de changer monte du coeur. Quand le coeur de Lydie fut ouvert à la Parole, sa seule réponse fut de se
    soumettre à Dieu en demandant le baptême, et en acceptant de vivre l’état mystique en se perdant
    progressivement dans le Christ. Comme nous le montre Lydie, notre écoute et notre contemplation de la parole de
    Dieu nous permettra en tant que religieuses de devenir « les accoucheuses de la nouvelle conscience, les hérauts
    de possibilités humaines qui avaient été niées ou préalablement insoupçonnées ». 15
    Cette phase de réveil ne demeure pas seulement au niveau personnel. Ce n’est pas une affaire entre Dieu et
    moi seule. Dans l’expérience de conversion, cette étape nous rend aptes à voir ce qui se passe autour de nous et
    ce qui a besoin de changer pour que nous entendions l’appel que Dieu nous adresse.
    D’après Schneiders :
    Le prophète fait partie du peuple auquel il est envoyé, élevé depuis sa naissance dans la sagesse religieuse
    et sociale de ce peuple, produit de son histoire, participant de sa prière, héritier de ses rêves, victime et parfois
    même partie prenante de ses péchés et de ses erreurs. C’est parce que le prophète ne fait qu’un avec le peuple
    qu’il peut parler à Dieu pour ce peuple, et parler pour Dieu à son peuple.16 Notre esprit prophétique ne peut
    s’éveiller à moins d’être immergées dans la vie du peuple, en un lieu et à une époque particuliers. Ceci nous rend
    alors capables d’interpréter la situation concrète dans une attitude contemplative devant le monde, à la lumière du
    rêve de Dieu pour le peuple et pour toute l’humanité. Écouter la voix de Dieu, lire les « signes des temps » (cf. Mt
    16,13), et centrer la Parole de Dieu sur le présent : tels sont les traits qui définissent la prophétie.17 La mystique
    fait partie intégrante de notre témoignage et de notre vocation prophétiques. De même que la vocation
    prophétique de Jésus était enracinée dans son intense vie de prière contemplative et en était l’expression,18c’est la
    contemplation qui nous rend capables de voir le monde et le peuple que nous sommes appelées à servir, du point
    de vue de Dieu. La contemplation et la mystique exigent une croissance de la capacité de discernement et de la
    pensée critique dans la quête du moi authentique. Le discernement basé sur l’écoute attentive, et non sur la
    soumission à la volonté d’un autre est l’essence de l’obéissance prophétique dans la vie religieuse.19
    La pleine participation à la spiritualité de Jésus devrait inclure une certaine expérience de notre union avec le
    peuple et avec l’univers car Jésus a fait l’expérience de la nature dans sa totalité, y compris l’expérience des
    humains, en tant que création de Dieu.20 « Le lieu de prière au bord de la rivière » où Lydie et sa communauté de
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    femmes se rassemblent devient ainsi un symbole du pouvoir unificateur de la prière – unité les unes avec les
    autres dans une communauté de foi et union avec toute la création.
    Il est intéressant de faire remarquer que les religieuses d’Asie, encouragées par leur profonde conviction de
    l’union avec la création prennent conscience du besoin urgent de vivre et de travailler de manière à favoriser :
    a) la participation et l’harmonie entre toutes les personnes ; b) de saines relations personnelles et
    interpersonnelles ; c) le respect pour la terre, et d) l’intégration de la spiritualité et de la technologie, au nom de
    l’Évangile. Cette spiritualité émergente peut aussi se décrire comme une spiritualité du tout et de l’interconnexion
    universelle.
    Demandons à Lydie de nous aider à nous souvenir de ces moments de réveil spirituel quand, au milieu de
    l’obscurité de notre recherche, nous avons fait l’expérience d’être touchées par la parole de Dieu et que nous
    avons ressenti qu’elle nous ouvrait à la grâce de Dieu. Quels furent ces moments dans notre vie, dans notre vie
    religieuse et notre mission ? Quand ont-ils eu lieu ?... après un temps de crise ?... une expérience de guérison par
    le toucher de Dieu et son pardon ?... ou bien en contemplant le lever ou le coucher du soleil ?... ou une expérience
    communautaire de réorientation dans la mission ? Quel genre de réveil est en train de se produire dans vos
    communautés face à des situations concrètes d’injustice, de violence et de dévastations ?
    En tant que communauté de foi en mission, quelles sont les situations, les événements dans notre région,
    pays, et monde qui sont en train de nous réveiller et nous appellent à une prière plus profonde et au discernement
    de notre action prophétique ?
    3. Le réveil est suivi par la phase de l’action prophétique, l’expérience d’un élan initial de foi, d’une
    vague soudaine d’inspiration qui apporte l’enthousiasme et le désir de mettre sa conviction ou sa croyance
    nouvellement découvertes en action. Ce changement qui se communique fréquemment à l’attitude et aux valeurs,
    est ce que nous appelons communément une conversion ou une transformation. C’est ce phénomène que nous
    avons habituellement à l’esprit quand nous pensons aux conversions. Dans notre relecture de l’histoire de Lydie,
    nous avons vu que l’effet immédiat de son baptême fut de la rendre capable de parler et d’exprimer le mouvement
    de son coeur ; et la conséquence fut de traduire sa foi en action prophétique. Ceci nous dit que : « La tâche d’un
    prophète est de témoigner de Dieu par la parole et par l’action au peuple de Dieu dans un contexte particulier ou
    une situation historique ». 21 Dès que son coeur fut ouvert, sa maison s’ouvrit aussi.22 La généreuse hospitalité de
    Lydie est pour nous le témoignage de son action prophétique spontanée et immédiate, signe de son engagement
    pour le Christ et son Évangile.
    Dans le monde éclaté d’aujourd’hui, caractérisé par différents niveaux et degrés de manière d’être sans feu
    ni lieu, notre esprit mystique, notre sens d’« appartenance à Dieu » doit nous ouvrir aux autres et au monde, nous
    pousser à nous offrir nous-mêmes, à faire de nos communautés et de notre planète terre un lieu hospitalier pour
    l’humanité et toute la création de Dieu. Nous sommes appelées à la contemplation, à la fidélité, à la fécondité, au
    témoignage prophétique ; et en tant que communauté de foi en mission, nous nous sentons poussées à donner un
    témoignage collectif du charisme de prophétie. 23 Par exemple, beaucoup d’entre nous sommes appelées en
    mission dans des secteurs où il y a une forte menace de violence et de terrorisme, des tensions entre les diverses
    traditions religieuses, une résurgence de fondamentalisme religieux et idéologique, d’exploitation
    environnementale, et de sensibilité à d’autres situations et formes de conflit humain. Raison de plus pour élargir
    notre coeur et y faire une place pour les gens qui ne partagent pas notre croyance, nos valeurs, notre culture,
    notre histoire, nos points de vue. Comment écouter avec un coeur ouvert, en voulant comprendre d’où vient
    l’autre ? Voilà le véritable esprit d’hospitalité. Nous n’en sommes pas dispensées quand il y a du danger ou des
    différences et c’est justement à ce moment-là, qu’on voit s’il s’agit d’une hospitalité vraie. 24
    Il me semble que cela fait partie de notre vocation mystique-prophétique de pratiquer l’hospitalité, afin que
    notre généreuse expression de cette vertu fasse prendre conscience que notre terre fragile tout entière - et pas
    seulement la « rivière » - est vraiment sacrée, qu’elle est un vrai « lieu de prière». Face aux désastres provoqués
    par le réchauffement planétaire et autres formes de manipulation de la nature notre esprit mystique permet
    l’émergence d’une sensibilité à la question écologique et de la conscience progressive que pour être
    authentiquement mystique et prophétique la spiritualité doit être aussi véritablement écologique. Notre vision
    mystique nous permettra de nous voir comme faisant partie d’un tout sacré, interconnecté.25
    Cependant, nous ne pouvons pratiquer l’hospitalité à moins d’être vraiment à l’aise avec nous-mêmes et les
    uns avec les autres. Ce sentiment d’« être chez soi » se manifeste par notre capacité d’intimité avec nous-mêmes,
    par une profonde conscience de ce que nous sommes devant Dieu. Nous réalisons que tout ce que nous sommes
    et tout ce que nous avons vient de Dieu. Avec cette conscience fondamentale, la loi de la nature nous pousse aussi
    à pourvoir généreusement aux besoins de l’inconnu qui n’a pas où reposer la tête. En d’autres termes, lorsque
    Judette Gallares, rc 7
    nous devenons plus à l’aise avec nous-mêmes, nous devenons plus accueillants pour les autres. Nous comprenons
    que nous avons en nous de l’énergie pour aller au-devant des autres.
    C’est pourquoi l’Évangile nous met au défi de revitaliser nos communautés pour qu’elles soient des lieux où
    l’on puisse apprendre le langage de la compréhension, où l’on cherche des façons de combler les fossés qui nous
    séparent des autres, en particulier, des personnes de nos communautés. Ce qui peut toucher le coeur des gens,
    c’est la présence transformante de Dieu. C’est ce qui se passe dans une communauté où l’on partage des histoires
    de vie, où l’on chante, où l’on prie ensemble, et où les portes sont ouvertes pour accueillir la personne sans abri,
    ou inconnue. J’imagine que c’était de ce genre de communauté de foi que Lydie et son groupe de femmes faisaient
    l’expérience.
    En conséquence, Lydie fut capable de dominer la force de son caractère et de maîtriser son don de
    leadership pour faire progresser la foi chrétienne à l’intérieur de sa propre maison, et finalement dans la
    communauté de Philippes. L’expérience de l’action directe de Dieu dans sa vie l’a poussée à exprimer son action
    prophétique dans le lieu social et concret de l’amour du prochain, en ouvrant sa porte aux visiteurs : « Si vous me
    tenez pour une fidèle du Seigneur, venez demeurer dans ma maison ». Ses paroles nous rappellent les instructions
    de Jésus aux 72 disciples envoyés en mission (Lc 10). Aller demeurer chez les gens faisait partie intégrante de leur
    mission. Comme la maison qui devient le centre de la nouvelle communauté de croyants en Luc, la maison de
    Lydie devient le berceau de la communauté chrétienne de Philippes.26 Son message pressant, « Venez demeurer
    dans ma maison » nous rappelle aussi l’hospitalité offerte au Christ ressuscité par les deux disciples sur le chemin
    d’Emmaüs quand les deux compagnons insistèrent pour que Jésus reste avec eux dans leur maison, au terme
    d’une journée de marche ; et Jésus « entra » donc dans leur maison pour « demeurer » avec eux.27Le parallèle
    frappant entre l’invitation des disciples d’Emmaüs et celle de Lydie suggère la nature mystique et donc
    Eucharistique de l’hospitalité.28 En tant que communautés de foi en mission, nous sommes appelées à recouvrer et
    à exprimer le lien étroit entre l’Eucharistie et l’esprit d’hospitalité. Nous sommes appelées à vivre avec une
    profonde gratitude notre foi mystique et à témoigner de l’unité du Corps du Christ entre nos frères et soeurs laïcs.
    Si je devais ouvrir mon coeur et ma maison comme Lydia, qui inviterais-je à venir demeurer avec moi dans
    ma communauté ? De quelle manière pouvons-nous faire de nos communautés des centres d’hospitalité et de
    rencontre avec Dieu ? Quels sont les blocages concrets que j’identifie en moi-même et dans ma communauté et
    qui empêchent le véritable esprit d’hospitalité de s’exprimer ? En suivant l’exemple de Lydie, comment nourrissons
    nous un esprit d’hospitalité – accueil, partage, invitation - en particulier vis-à-vis de ceux qui n’ont pas de religion,
    de ceux qui ne pratiquent plus, et ceux qui appartiennent à d’autres religions.
    Bien que le récit de l’histoire de Lydie se termine par le fait qu’elle parvient à convaincre les missionnaires de
    demeurer dans sa maison, nous pouvons imaginer simplement comment la démarche de conversion s’est
    prolongée dans la vie de Lydie. En fait, le narrateur ne dit plus rien d’elle, si ce n’est au verset 40 du ch.16 alors
    que l’épisode philippien du deuxième voyage missionnaire de Paul se termine dans sa maison, devenue pour lors la
    maison-Église à Philippes. Même la lettre aux Philippiens ne fait aucune allusion à elle. Le silence des textes après
    ce bref événement me paraît assez symbolique par rapport à notre discussion sur le processus de conversion,
    parce que la phase suivante est précisément une phase de silence.
    4. Cette phase est appelée la phase de calme pendant laquelle il est nécessaire de prendre du temps pour
    la contemplation. Entrer fréquemment et fidèlement dans son coeur pour écouter et discerner la parole de Dieu
    dans le monde est nécessaire à l’action prophétique. En effet, pour que le changement produit par la conversion
    ait son effet profond et durable sur la personne, une phase de silence est nécessaire après la phase de
    bouillonnement. C’est un temps de réflexion, de retrait avec des moments de solitude, un temps nécessaire pour
    comprendre ce qui s’est passé, un temps pour tester l’authenticité de son expérience mystique et la profondeur de
    sa conviction de s’engager dans l’action prophétique. C’est le moment d’intérioriser les valeurs mises en avant par
    la foi nouvellement acceptée et qui s’approfondit.
    La tâche prophétique exige l’amitié avec Dieu, une intimité authentique avec Dieu. C’est dans cette intimité
    qu’une amitié profonde se développe en des moments de silence où l’on apprend à partager coeur à coeur avec
    Dieu et où l’on commence à voir et à entendre du point de vue de Dieu. On peut retrouver ceci dans l’appel
    vocationnel de Marie et de Jésus. Ils sont appelés par Dieu pour leur mission particulière dans une sorte
    d’expérience religieuse révélatrice, intense, transformante, que l’Écriture présente comme « une vision
    inaugurale » ou un appel prophétique.29 Ils ont entendu cet appel dans le silence de leur être. Tandis qu’il est
    souvent difficile de trouver le silence et la paix qui sont une nécessité vitale pour une découverte spirituelle de soi
    et pour la contemplation, la profondeur et la complexité de la faim spirituelle contemporaine a absolument besoin
    de la mystique.30 C’est cette intimité avec Dieu qui aura finalement raison des résistances éventuelles du prophète
    à parler et à agir. Parole et action naissent de la contemplation silencieuse.31 Ruffing se demande cependant :
    Judette Gallares, rc 8
    Comment peut-on autrement entendre la parole que Dieu prononce dans le coeur, ou dans les rêves et les visions ?
    Comment être sûr autrement qu’il s’agit de la parole de Dieu et non de la sienne propre ? Puis elle affirme : « La
    mystique des prophètes est ce qui libère leur imagination et leurs désirs de la puissance déterminante et
    contraignante du monde tel qu’il est, le monde tel qu’il se présente ».32
    Aujourd’hui comme jamais, nous nous trouvons devant un nouveau défi et par conséquent, une invitation à
    revenir à la mystique, à faire l’expérience d’un contact étroit avec le divin, d’être touché(e) par l’Esprit de Dieu.
    Dans l’Église et parmi les religieux/ses il y a un engouement très fort pour apprendre des autres traditions
    religieuses et des spiritualités asiatiques qui offrent l’expérience unificatrice et intégrée de pratiques mystiques. Il
    est clair désormais, pour les Églises et le religieux/ses d’Asie que le triple dialogue - avec les pauvres, avec les
    cultures et avec les religions – représente une manière créative d’être Église. La pratique du silence nous rend
    capables d’écouter quand nous dialoguons. Nous sommes si absorbées par les exigences de la mission et
    rattrapées par l’attente de la vie religieuse « orientée vers la production », que la mystique a été d’une certaine
    manière, la part négligée de la vie religieuse. La prière est devenue lasse et routinière ; elle a cessé d’être
    ressentie comme le souffle de vie de l’Esprit. Le manque de prière contemplative chez les membres d’une
    communauté a contribué à l’écroulement des communautés de foi en mission ; et ceci au point que la
    communauté religieuse est susceptible de devenir la première source de découragement et de déception pour ses
    membres. Il faut qu’il y ait cohérence entre le message du prophète et la vie du prophète.33 Les soi-disant
    communautés de foi perdent leur tranchant prophétique à la longue. Des études menées sur la base d’interviews
    de religieux/ses dans différentes parties du monde ont montré que l’expérience de Dieu dans la prière personnelle
    ou dans les événements quotidiens et les relations avec les gens constitue la première source de renouvellement
    de la foi et de la persévérance de l’engagement religieux. 34
    Ceci met tout simplement en lumière que la mystique fait partie intégrante de notre témoignage et de notre
    vocation prophétiques. C’est la contemplation qui nous permet de voir le monde et les gens que nous sommes
    appelé(e)s à servir selon le coeur de Dieu, du point de vue de Dieu. Le mode de vie prophétique d’une
    communauté religieuse ne peut que favoriser de manière éminente l’exercice ministériel de la vocation
    prophétique qui consiste à confronter sans cesse les situations concrètes dans lesquelles travaillent les religieuses
    et religieux à la parole de Dieu.35Les besoins de notre temps nous mettent au défi de constater qu’il n’y a pas de
    séparation entre la mystique et la dimension prophétique de la spiritualité de la vie consacrée. Il n’y a pas
    d’antagonisme entre le mystique et le prophète ; les prophètes étaient des mystiques et les mystiques étaient des
    prophètes.36
    Si nous restions avec Lydie et les siens après que les missionnaires soient partis et retournés à leur vie et
    leur travail de tous les jours, comment notre vocation prophétique pourrait-elle s’alimenter et s’approfondir ? Quels
    sont les bruits de tous les jours – à la fois intérieurs et extérieurs – qui nous empêchent d’entrer dans le silence ou
    qui nous distraient de la présence de Dieu ? Il est nécessaire d’identifier ces bruits pour pouvoir les acheminer vers
    le calme intérieur.
    5. Cette phase de paix nous conduit donc au cinquième et dernier mouvement, qui est la phase
    d’intégration. Ici la personne assimile la substance de la conversion de manière à ce qu’elle fasse partie
    intégrante de son être. La période de silence et de retrait donne à la personne le temps nécessaire pour
    comprendre ce qui s’est passé, pour intégrer le changement d’attitude, de perspective et de manière de croire
    dans son histoire et dans sa vie ; pour faire une synthèse de toutes les parties de l’expérience mystique et
    prophétique de la conversion.37 La contemplation et la mystique demandent une croissance de la capacité de
    discernement et de la pensée critique dans la quête du moi authentique. À cette étape, il est important d’avoir une
    vie de prière continuelle, pour discerner à chaque instant l’action de l’Esprit dans sa vie. La parole et l’action
    prophétiques n’ont pas l’avantage de la vision avec du recul, précisément parce qu’elles s’occupent de « ce qui est
    en train de se passer » au moment même. Par conséquent, plus une personne est contemplative, plus l’action
    prophétique qu’elle peut accomplir est adaptée, même sans jouir de longues périodes de prière. Cette étape
    permettra à la personne d’entrer à nouveau dans la communauté de foi et de mettre cette foi en action en
    s’appuyant sur ses certitudes. La tâche prophétique consiste à centrer la parole, la proclamation du Royaume de
    Dieu, directement sur et dans une situation particulière.38
    Dans de nombreuses parties du monde, spécialement en Asie, les leaders de congrégations de religieuses/x
    catholiques, plus récemment en Inde, ont décidé de laisser les préoccupations environnementales façonner leur
    style de vie et leurs activités. Ce fut le fruit, non seulement de la discussion mais aussi de temps de réflexion dans
    la prière sur la manière dont les religieuses doivent répondre aux défis de notre temps. Les leaders ont pris la
    résolution d’examiner les impératifs moraux et religieux de leur style de vie, y compris concernant « l’usage sans
    discernement des ressources naturelles » et la tendance à détruire les terres habitables au nom du
    développement.39 Dans leur document final, les leaders religieux déclarent que « la sensibilisation de la vie
    Judette Gallares, rc 9
    consacrée à l’environnement est le point le plus exigeant, et qu’il faut l’incorporer dans tous les aspects de la vie
    religieuse’.40
    Nous ne saurons sans doute jamais ce qui arriva à Lydie et aux siens après le départ de Paul et de ses
    compagnons. Mais une chose est sûre : le simple fait que l’Église de Philippes ait grandi et se soit développée
    pendant sa génération41 suffit à témoigner de la profondeur de la conversion de Lydie et de son engagement à
    continuer la mission du Christ. L’exemple de Lydie et de sa communauté de foi donne à la vie religieuse
    l’espérance que, si nous écoutons vraiment la parole de Dieu, et chaque fois que nous le ferons, nos coeurs
    s’ouvriront et nous entendrons dans les profondeurs comment renouveler notre engagement baptismal dans le
    contexte de la vie religieuse ; et ceci malgré les nombreux défis qui nous assaillent aujourd’hui, tels que le déclin
    des vocations, le vieillissement, les problèmes communautaires, les nouveaux défis dans la mission, et ainsi de
    suite. Alors qu’un recentrage sur les nouvelles réponses à la mission est en train d’émerger, nous sommes mis au
    défi d’investir nos ressources spirituelles et matérielles au service des pauvres, des personnes marginalisées et du
    changement structurel au nom du peuple de Dieu. Tous ceux et toutes celles qui lisent l’histoire de Lydie peuvent
    vraiment juger de sa fidélité : elle est restée fidèle au Seigneur et à sa mission jusqu’à la fin.
    De la même manière que Lydie répondit à l’appel de Dieu de vivre son engagement baptismal, quels appels
    entendons-nous aujourd’hui, qui nous pressent d’« éclairer de lumière prophétique les ténèbres qui nous entourent
    et de choisir avec audace d’habiter de nouveaux horizons ? »
    Conclusion
    Notre relecture attentive de l’histoire et de la conversion de Lydie, ainsi que la discussion qui a découlé des
    cinq phases du processus de conversion nous ont donc interpellées pour réfléchir plus profondément sur notre
    appel religieux à être mystiques et prophètes dans le monde d’aujourd’hui. En tant que religieuses nous sommes
    appelées à être plus attentives à la présence du sacré dans nos propres voyages intérieurs, dans la vie des autres,
    et dans la création tout entière. Si nous reconnaissons dans la contemplation un chemin de vie pour toute l’Église,
    nous, les religieuses considérerons nos communautés et nous considérerons nous-mêmes comme des foyers de
    spiritualité et d’expérience de Dieu. La première communauté chrétienne, réunie dans une prière intense dans
    l’attente d’un nouveau commencement, fit l’expérience de la force d’un vent puissant qui les poussait (Ac 2,2) et
    leur donna l’audace de s’engager dans l’action prophétique, de proclamer et de témoigner de la Parole jusqu’au
    bout de la terre. De même, nous aussi, nous sommes appelées à vivre notre engagement religieux sur le même
    modèle puisque nous continuons la mission du Christ dans notre monde d’aujourd’hui. Puissent les intuitions que la
    relecture de l’histoire de Lydie a suscitées en nous être le début d’une nouvelle Pentecôte pour notre vie religieuse
    aujourd’hui. Que cela nous donne de l’élan, à nous qui sommes les disciples d’aujourd’hui ; que nous sachions
    reconnaître toutes ces femmes qui continuent à assumer la tâche prophétique afin que l’Église fleurisse dans un
    monde qui a tant souffert et souffre encore de division, de violence, d’exploitation et de désillusion. L’Esprit est la
    force qui nous rend capables comme Lydie, de vivre nos expériences de conversion permanente, en nous-mêmes
    et autour de nous, et d’offrir notre généreuse hospitalité comme signe de la présence et du Royaume de Dieu
    parmi nous.
    1 Janet Ruffing, rsm, editor, Mysticism and Social Transformation (Syracuse : New York: Syracuse University Press, 2001),
    pp.7-8
    2 David Lertis Matson, Household Conversion Narratives in Acts : Pattern and interpretation (New York :Continuum
    Publishing, 1996), p. 136.
    3 D’après la note sur le baptême de Jésus in Bible de Jérusalem
    4 Susanne Heine, Women and Early Christianity : Are the Feminist Scholars Right ? (London : SCM, 1987), p.83
    5 A. Thomas Kraabel,” The disappearance of the ‘God-Fearers” in Numen 28 (1981°, p. 113-126. L’auteur met en doute
    l’existence de ce groupe, longtemps accepté par les spécialistes du Nouveau Testament. Kraabel suggère que la fonction
    des “craignants-Dieu” n’est qu’un procédé littéraire pour montrer comment le christianisme émigra depuis sa proclamation
    à l’intérieur du judaïsme pour devenir une religion des gentils.
    6 Cf. Heine p. 93
    7 David K. O’Rourke, OP, « The Experience of Conversion » in Francis Eigo, OSA, ed., The Human Experience of
    Conversion : Persons and Structures in Transformation (Pennsylvania : Villanova University Press, 1987), p. 9
    Judette Gallares, rc 10
    8 David K. Rourke, OP, « A Process Called Conversion » ( New York : Doubleday, 1985), p.34
    9 Cf. O’Rourke « The Experience of Conversion », p. 10.
    10 Cf. Heine, p.84
    11 Forence M. Gillman, Women who knew Paul, Zaccheus Studies, : New Testament (Collegeville, Minnesota:The Liturgical
    Press, 1992), p. 36. L’auteur cite comme l’une de ses sources, G.H.R. Horseley, New Documents Illustrating Early
    Christianity. A Review of Greek Inscriptions published in 1976, 1977, 1978, 3 vols. (North Ride, N.S.W. : Ancient
    History Documentary Center, Marquette University 1981-83). La référence est New Docs 1977, p.27.
    12 Andrew Walls, “Origins of Old Northern and New Southern Christianity” in Missionary Movement in Christian History:
    Studies in the transmission of Faith (Maryknoll, NY: Orbis Books, 1966), pp.68-75.
    13 Elizabeth Dreyer, « Images of the Spirit :Renewing Source for the Spiritual Life » in the New Theology review. An
    American Catholic Journey for Ministry, Vol. 11, N° 4, Nov. 1998, p. 29.
    14 Dairmuid O’Merchu, Reclaiming Spirituality : A New Spiritual Framework for Today’s World (Dublin : Gill and
    MacMillan, 1997), p. vii.
    15 Daniel Maguire, The Moral Core of Judaism and Christianity : Reclaiming the Revolution (Minneapolis :Fortress Press,
    1993), p. 166.
    16 Sandra Schneiders, IHM, « Call, Response and Task of Prophetic Action », Part II of a five-part essay, « Religious Life and
    Prophetic Life Form », in NCR, Jan. 4, 2010.
    17 Ibid.
    18 Sandra Schneiders, IHM, « What Jesus Taught Us About His Prophetic Ministry », Part Three of a five-part essay in NCR,
    Jan. 6,2010.
    19 Ibid.
    20 Cf. Maguire, p.168
    21 Sandra Scneiders, IHM, « Tasks of Those Who Choose the Prophetic Life Style » in NCR, Janv. 7,2010
    22 John R.W. Stott, The Spirit, the Church and the World : The Message of Acts (Downers Grove : Intervarsity Press, 1990), p.
    263, as quoted by Matson, p. 147.
    23 Cf. Schneiders, « Tasks of Those Who Choose the Prophetic Life Style »
    24 Ivoni Richter Reimer, Women in the Acts of the Apostles :A Feminist Liberation Perspective (Minneapolis : Fortress Press,
    1995), p. 124.
    25 Albert Nolan, Jesus Today (Philippines : Jesuit Communications Foundation, Inc. 2006, published in the Philippines by
    arrangement with Orbis Books, Maryknoll, NY 10545-0308), p. 42. Many scientists, the best known being Stephen
    Hawking, went to work trying to trace the evolution of the universe which later became known as the new creation story.
    26 Cf. Matson, p.148.
    27 Ibid.
    28 Ibid.
    29 Cf. Schneiders, “Call, Response and Task of Prophetic Action”.
    30 Kathleen Coyle, SSC, “Prophetic Mysticism: The Call to live Prophetically “ in EAPR, Vol. 45, n° 2 (2008), p.1
    31 Voir Ruffing, p.9
    32 Ibid.
    33 Cf. Schneiders, « Tasks of Those who Choose the Prophetic Life Style ».
    34 Maxi Fernando, « The trajectory of the Asian Religious Vocation » in RLA,Vol. XI, N°3, July-September 2000 p. 32.
    35Cf. Schneiders, « Religious Life as Prophetic Life Form ».
    36 Cf. Nolan, p. 72. L’auteur fait référence à David Tracy, « Recent Catholic Spirituality : Unity amid Diversity » in Christian
    Spirituality : Post-Reformation and Modern, vol.3 (London :SCM 1990), pp. 160-70. Il cite aussi Philip F. Sheldrake,
    “Christian Spirituality as a Way of Living Publicly: A Dialectic of the Mystical and Prophetic,”Spiritus:Journal of
    Christian Spitrituality 3, n° 1 (2003), pp. 24-27. Nolan reconnaît la tradition mystique-prophétique, un terme employé plus
    fréquemment en théologie chrétienne et spiritualité chrétienne comme une manière de reconnaître les racines judéochrétiennes
    et l’unité de la mystique et de la prophétie.
    37 Cf. O’Rourke, p. 10
    38 Cf. Schneiders, « Task of Those who Choose the Prophetic Life Style »
    39 UCANews.com, Mardi 20 octobre 2009. http://www.ucanews.com/2009/10/05 religious-add-green-vow-to-consecrated-life/.
    Enlevé le 18/10/2009.
    40 Ibid.
    41 Cf. Gillman, p.34





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