• La religion immuable


    Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini

    Les conceptions de l’écologie moderne ont l’habitude d’opposer
    l’homme à son milieu, en prétendant sauver celui-ci de celui-là. Ce
    faisant, elles ignorent non seulement que tous deux, l’homme et
    le milieu, font partie d’un tout que l’on peut comprendre
    proprement comme la nature, mais elles oublient en outre quelle
    est la vraie nature du monde et quelle est la vraie nature de
    l’homme.
    Nous devrions peut-être nous référer au Moyen Age chrétien
    pour retrouver encore en Occident des conceptions qui
    reconnaissent à l’homme et à la nature les rôles qui lui reviennent
    respectivement. Des distinctions comme celle entre natura
    naturans et natura naturata, où celle contenue dans la triade
    spiritus, anima, corpus, font bien comprendre à quel point le
    sacré entre dans la nature véritable de l’un et de l’autre, et nous
    aident à aborder le thème qui nous est ici proposé : celui de la «
    religion naturelle ».
    L’hindouisme, la première Révélation par ordre chronologique,
    et la plus proche des origines de l’humanité, nous donne la notion
    de Sanathana Dharma ou « Loi Immuable », c’est-à-dire d’une
    Tradition Primordiale qui, en même temps, transcende et sous-tend
    toute doctrine religieuse orthodoxe. Cette formulation est connue
    aussi en Occident comme la Sophia Perennis dont parle Saint-
    Augustin, et que nous, musulmans, appelons dîn al-qayyimah,
    « Tradition Axiale », selon l’expression du Coran qui, en tant que
    dernière Révélation, semble vouloir en conclure le cycle en
    La religion immuable
    complétant le symbole du « Zéro métaphysique ».
    Du sommet de ce cercle métaphysique, il semble en effet qu’on
    soit descendu dans la manifestation de la matérialité du monde et
    de l’homme, jusqu’à arriver au point crucial d’intersection des
    coordonnées spatio-temporelles, comme pour dessiner cette croix
    ansée ou égyptienne, symbole d’une antique sagesse ou d’un savoir
    oublié.
    En revanche, le sacrifice du Christ est toujours présent. Et,
    selon un adage chrétien dont l’Eglise orientale orthodoxe se
    souvient encore, « si Dieu s’est fait homme, c’est pour que l’homme
    se fasse Dieu », tandis que, malheureusement, cette deificatio ou
    théosis semble être niée à l’homme occidental moderne chrétien
    catholique.
    C’est cette « catholicité » qui, dans sa signification étymologique
    d’« universalité », est aussi revendiquée par l’islam ; non seulement
    parce que son message, comme celui du Christ — dont la figure fait
    partie intégrante de la doctrine islamique — s’adresse
    indistinctement à tous les hommes de la terre — sans pour autant
    prétendre qu’il doive y avoir conversion générale —, mais justement
    parce que ce message appelle à une convergence naturelle « vers
    l’Un », le Dieu unique, et donc le même pour toute l’humanité
    croyante et non croyante, dans le respect de ses Hypostases, Noms,
    Qualités ou Attributs propres aux diverses Révélations.
    C’est cette conception de l’unicité de Dieu, en tant que seule
    réalité et seule vérité sacrale, qui nous fait retrouver la « nature »
    effective du monde, comme Sa création ou manifestation, et de
    l’homme, comme Son vicaire et représentant sur terre. De ce point
    de vue, et seulement de celui-là, nous pouvons comprendre le
    contenu du témoignage de foi islamique comme expression de la
    « religion immuable » : lâ ilâha illâ -Llâh, Muhammadun rasûlu-
    Llâh : Il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu, et Muhammad est Son
    envoyé.
    En effet, il n’y a pas, comme on le défend aujourd’hui selon les
    conceptions évolutionnistes modernes, de « religion naturelle »,
    mais il est naturel pour l’homme d’être religieux, c’est-à-dire de se
    rattacher, justement à travers la religion, au Principe créateur
    dont il descend comme créature faite à Son image et à Sa
    ressemblance ; comme il est naturel pour l’homme d’aspirer à la
    réalisation de sa nature spirituelle véritable, celle qui, dans le
    christianisme, est appelée la Nature divine de Jésus.
    Et c’est justement de là, de ce que les chrétiens appellent
    l’incarnation du Christ, et que nous avons défini comme le point
    crucial d’intersection des coordonnées spatio-temporelles, qu’il
    faut repartir pour remonter le chemin naturel des cycles des
    Révélations, au lieu de se laisser engloutir par le trait inférieur
    de la dimension verticale de la croix, direction qui conduit à
    idolâtrer l’homme et le monde comme tels. C’est pour cela que le
    Saint Coran, ultime expression de la Miséricorde divine, se réfère
    au Christ en tant qu’« Esprit de Dieu ».
    Chaque Révélation est une nouvelle création qui redonne à la
    nature déchue sa dignité originelle, au moins relativement à celui qui
    bénéficie d’une telle Révélation. Ainsi, si tous les hommes étaient
    vraiment religieux, les soi-disant « problèmes écologiques »
    cesseraient aussi de subsister « objectivement ». En effet, ceux-ci,
    loin de constituer quelque chose de purement matériel, sont
    comme l’extériorisation du manque de pureté de l’homme déchu
    ; d’autre part, le « purisme » auquel visent certains écologistes
    est purement apparent et donc luciférique : la vraie pureté est en
    effet donnée par la transparence des symboles, et la Révélation
    accorde justement la capacité de bénéficier de nouveau des réalités
    naturelles en tant que « Vestiges de Dieu », selon l’expression de
    Saint Bonaventure. En conséquence, l’idéal des écologistes s’éloigne
    de la transparence aux archétypes encore plus qu’un monde pollué
    qui montre au moins les signes évidents de deux tendances
    opposées.

    La religion immuable
    A propos de la contribution islamique au respect de la nature,
    je ne pourrais faire mieux que de citer certains des thèmes identifiés
    par un colloque qui s’est tenu il y a quelques années à Venise.
    Dans un des groupes de travail furent proposés les points suivants
    :
    — La nuisance à l’environnement comme nuisance morale,
    — Le concept de Création et sa valeur écologique,
    — La Miséricorde, la Justice et l’Amour envers la Création,
    don de Dieu,
    — La crise de l’environnement comme crise morale,
    — La Loi divine et l’obéissance de l’homme dans
    l’accomplissement de son devoir comme gardien de la Création —
    nous dirions : Vicaire de Dieu, khalîfat Allâh.
    Les points qui sont identifiés ici sont sûrement très stimulants,
    à condition toutefois que l’on ne prétende pas les aborder avec le
    préjugé selon lequel les diverses religions exprimeraient des
    perspectives totalement irréductibles. En effet, il est inutile de se
    demander, comme pourtant on l’a fait à l’occasion d’un tel colloque,
    quelles sont les conceptions de la grâce divine, de l’amour ou du
    pardon qui sont propres respectivement aux juifs, aux chrétiens
    et aux musulmans, quand on sait que Dieu ne dit pas des choses
    différentes à l’homme, unique créature faite à Son image et
    ressemblance, et qu’Il ne donne pas « un » aux juifs, « deux » aux
    chrétiens et « trois » aux musulmans, selon une conception
    évolutive de ces religions qui ne sont alors plus comprises comme
    irruptions du sacré dans le monde, comme manifestations du
    Verbe divin lui-même, donc complètes et parfaites.
    En effet, l’erreur est trop commune de considérer les différentes
    Révélations comme des perspectives dérivant de différents systèmes
    conçus par l’homme, sinon directement inspirées par un dieu
    particulier propre à chacune d’elles. Une fois les différences
    dogmatiques nivelées sur le plan de simples visions idéologiques,
    on tend alors à vouloir les annuler comme des barrières fastidieuses
    et inutiles. Au contraire, en vérité, ce sont justement les formes
    rituelles et les formulations « dogmatiques » de la doctrine qui
    constituent la spécificité des différentes Révélations, tandis qu’il
    ne peut absolument pas y avoir de différences entre ces dernières,
    pour ce qui est des principes premiers ; autrement, on tombe dans
    des conceptions absurdes, comme par exemple celle qui consiste
    à attribuer, ainsi qu’on l’a dit, à chacune des Révélations, son
    propre dieu, ce qui revient à réduire l’oecuménisme non plus à un
    dialogue inspiré par une tension métaphysique commune, mais à
    une négociation diplomatique entre les représentants de ce qui,
    dans la meilleure des hypothèses, ne serait que différentes formes
    de « monolâtrie ».
    L’islam n’est pas seulement le troisième monothéisme
    abrahamique, l’ultime Révélation ; il embrasse toutes les formes
    traditionnelles orthodoxes, depuis Adam, premier prophète
    islamique, jusqu’à Muhammad, « Sceau de la prophétie ». Nous
    pouvons dire que l’universalité intrinsèque à chaque Révélation
    authentique se présente en mode explicite dans la dernière, ce
    qui est bien exprimé par les paroles évangéliques selon lesquelles
    « il n’y a rien de caché qui ne doive être manifesté ». Ainsi, la
    récupération de la primordialité adamique, but de toute Révélation,
    est présente a priori dans la tradition islamique, et l’homme,
    soumis à la Loi divine, est par cela-même en harmonie avec
    l’ensemble du cosmos, lui aussi soumis à une telle Loi. Il n’y a
    donc rien de plus étranger à l’islam que les préoccupations
    écologiques actuelles, qui, à cause de leurs limites naturalistes,
    tentent de résoudre certains problèmes de l’extérieur, parfois avec
    des artifices plus anti-naturels que les nuisances à l’environnement
    elles-mêmes. Le naturalisme est, par ailleurs, la racine de l’idolâtrie,
    dans la mesure où il tend à considérer le monde comme séparé de
    Dieu.
    On ne peut pas faire porter à la tradition judéo-chrétienne la
    faute d’avoir provoqué la détérioration de l’environnement, parce
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    La religion immuable
    que ce ne sont certainement pas les traditions divines qui peuvent
    causer quelque dommage ou quelque crise, tandis que ce sont
    seulement les hommes, justement parce qu’ils ne sont plus
    religieux, parce qu’ils ne sont plus de vrais juifs, de vrais chrétiens
    ou de vrais musulmans, qui produisent de telles aberrations, et
    qui parfois se cachent aussi derrière les religions pour les accuser
    d’avoir fomenté les guerres du passé ou de fomenter celles du
    présent.
    Ce qui a été dit pour l’écologie vaut aussi pour les idéologies
    pacifistes modernes : en effet, ces dernières aussi abordent le
    problème de l’extérieur, en prétendant réaliser une paix en
    dehors de la soumission à la Loi divine — rappelons-nous que le
    mot « islâm » signifie, en même temps, soumission à Dieu et
    Paix — soumission qui comporte comme conséquence immédiate
    la paix, mais, selon la parole du Christ, « non comme la donne
    le monde. »
    En conséquence, les conflits n’adviennent jamais entre les
    véritables croyants des religions orthodoxes, surtout si l’on croit
    que le Dieu unique en est l’origine et la raison d’être, tout comme
    la connaissance de Dieu est le but, non seulement de la religion, mais
    de la vie humaine elle-même ; sans vouloir identifier le judaïsme
    ou le christianisme avec l’Occident, ni l’islam, seule autre vraie
    religion universelle, avec l’Orient, nous devons dire que les
    dommages, imités ensuite et peut-être aussi accentués par le reste
    du monde, proviennent seulement de la conception athéomatérialiste
    propre à notre monde moderne, sécularisé et
    désacralisé.
    L’enseignement traditionnel selon lequel la connaissance de
    Dieu est le but de la vie humaine offre la réponse la plus élevée et
    la plus synthétique à toute question écologique mal posée. Tout mal
    est en effet la conséquence de l’ignorance de Dieu ; il ne s’agit
    naturellement pas d’une connaissance conceptuelle, juxtaposée
    de l’extérieur, mais, au contraire, de la vraie transparence
    intellectuelle de l’être. Les dichotomies apparaissent seulement
    d’un point de vue relatif, tandis qu’en vérité, tout se réduit à un
    enseignement divin, et toute la réalité se dissout, sans « résidus »
    ni « scories », dans la Connaissance, sans pour autant cesser
    d’être ce qu’elle a toujours été ; ce qui tombe, ce sont seulement
    les voiles de l’ignorance qui n’ont jamais eu de réalité effective.
    Ainsi, nous cherchons désormais à sauver l’environnement,
    comme nous avons cru sauver le monde et l’humanité,
    indépendamment du véritable « salut » de l’homme, qui pourra
    seulement s’accomplir à travers la grâce divine, si nous savons
    attendre, au-delà des avènements eschatologiques imminents
    dont nous voyons les signes dans une époque antéchristique, la
    venue de ce Messie, ultime avatâra des hindous et boddhisattva
    des bouddhistes authentiques, que nous tous, juifs, chrétiens et
    musulmans sauront reconnaître — grâce à la discrimination que
    nos situations confessionnelles et nos pratiques respectives nous
    permettront encore, dans la mesure de notre adhésion sincère à
    celles-ci — dans la figure du vrai Christ, Sayyidunâ ‘Isâ (‘alayhis-
    salâm).





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