• Les Druides

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    Les Druides dans l'ancienne

     

    société celtique

     

    par

     

    Jean Loicq

     

    Résumé

    Notre documentation, étrangère et tendancieuse pour l'Antiquité, christianisée et légendaire pour le Moyen Âge, ne nous permet d'atteindre que par l'extérieur la classe sacerdotale chez les Celtes, et donc de n'envisager le thème de l'engagement que sous son aspect sociétal. La présente synthèse passe en revue quelques traits par où s'affirme la prééminence des druides, garants des valeurs de la société celtique et de son unité : haute antiquité de l'institution, comparable à celle des brahmanes de l'Inde ou des flamines romains; subordination du pouvoir, fût-il royal, au savoir; préservation de l'oralité du savoir et de l'engagement contractuel; diversité hiérarchisée des fonctions (sacerdotales, diplomatiques, judiciaires, thérapeutiques, bardiques, etc.).

     

     

     

     


     

     

     

    Introduction 

     

        Envisagés au sens large, c'est-à-dire en tant qu'ils forment une classe sacerdotale, les druides offrent l'exemple accompli d'un groupe assumant au niveau le plus élevé les valeurs, non d'un État, mais d'un ensemble ethnique tout entier, dont il représente la foncière unité en même temps qu'il contribue puissamment à la maintenir, en dépit d'une grande dispersion dans l'espace - des rives de l'Atlantique à la Cappadoce. Leur présence, il est vrai, n'est pas formellement attestée partout dans le monde celtique; mais ceci tient, en partie au moins, à l'indigence de notre information. Celle-ci repose sur les notices occasionnelles livrées par la littérature grecque ou latine relayée, en Bretagne insulaire et surtout en Irlande, par une littérature médiévale hautement conservatrice, mais christianisée. Au demeurant, le nom même de « druides » n'est pas connu en dehors du celtique. Mais, de quelque manière que chaque nation celtique ait organisé ce corps complexe, l'essentiel est qu'il conserve un statut éminemment archaïque qui l'apparente, parfois jusqu'au détail, aux confréries homologues connues dans d'autres régions conservatrices du monde indo-européen : à Rome avec les flamines et les pontifes, dans l'Inde pré-bouddhique avec les brahmanes, ces derniers ayant même à l'époque historique cristallisé en une classe fermée - la première des trois castes fondamentales - la position éminente et les liens avec l'aristocratie dirigeante qu'ils détenaient aux temps védiques.

        Or, ce dernier trait est précisément l'une des spécificités de l'ordre druidique : s'il agit dans l'intérêt de la communauté, c'est de manière implicite; en fait, il apparaît étroitement lié à l'aristocratie, dans laquelle il se recrute, même si l'on ne peut affirmer que, dans l'ensemble, la fonction ait été rigoureusement héréditaire. En tout cas, il apparaît comme la face savante et sacralisante de la figure royale. Les activités exercées par les druides (au témoignage de César comme des vieux textes de l'Irlande) pourraient même servir à définir de manière exemplaire cette fonction sociale primordiale que G. Dumézil a mise au jour chez les anciens peuples indo-européens et qu'il a appelée, après l'indianiste A. Bergaigne, du nom heureux de « souveraineté ». Souveraineté, c'est-à-dire tout ce qui, activités ou modes de penser, régit les formes supérieures d'administration du sacré et, sous la garantie des dieux, de la société des hommes, avec leurs prolongements théologiques, juridiques et, plus largement, la piété, l'intelligence, la divination ou le savoir. La royauté proprement dite occupe dans ce schéma une position à part, transcendant les deux autres fonctions (guerre et force physique d'une part, fécondité et productivité de l'autre) tout en exerçant le pouvoir au nom de la première; et l'on voit dans l'Inde le roi provenir dans la pratique de la caste guerrière.

        On ne saurait par ailleurs oublier que les conditions documentaires dans lesquelles nous atteignons le paganisme celtique nous interdisent toute investigation en profondeur sur les motivations proprement religieuses du prêtre, sur ce qu'on serait tenté d'appeler une vocation. En effet, l'historiographie gréco-romaine ne s'y intéresse pour ainsi dire que de l'extérieur. César nous a laissé, on vient de le rappeler, une description infiniment précieuse de l'institution druidique (De bello Gallico, VI, 13-14); mais c'est une description d'ethnologue, vraisemblablement tirée du voyageur-philosophe Posidonios, et d'ailleurs sommaire, du druide éduen Diviciacus. César ne pouvait retenir, eu égard à son objectif, que l'action politique : il n'a pas cherché en quoi le prêtre et le politique ont pu interférer.

        Quant aux littératures insulaires médiévales, elles foisonnent en épisodes qui mettent en scène des personnages issus de la tradition druidique : magiciens, conteurs, voire un ancien dieu-druide comme Dagdé. Mais les clercs à qui l'on doit la recension définitive des récits irlandais ou gallois les ont expurgés en ôtant à la fonction druidique une partie de son aspect religieux, du moins au niveau élevé où il pouvait offusquer une conscience chrétienne : c'est-à-dire précisément ce qui intéresse l'engagement du prêtre celtique à l'égard de la divinité. Faut-il le dire ? Les littératures celtiques anciennes n'ont livré l'équivalent ni d'un Lamennais ni même d'un Bernanos. En revanche, la place du druide dans la société donne matière à un riche dossier, dont on ne peut présenter ici que quelques pièces maîtresses.

        C'est donc dans un cadre éminemment social que la question de l'engagement peut être envisagée, même si - et ceci n'est nullement contradictoire - les compétences multiples de la classe druidique mêlent de manière indissociable, comme en toute société archaïque, sacré et profane.

     


     

     

     

    I - Les origines

     

        Elles ont donné lieu, dans un passé encore récent, à mainte controverse. J. Pokorny voyait dans l'institution druidique l'un des vestiges pré-indo-européens qu'il croyait reconnaître dans les langues et les civilisations celtiques. Plus récemment, l'historien de l'Antiquité J. Harmand y a vu une institution peu ancienne. En vérité, comme on l'a brièvement indiqué plus haut, il y a lieu de distinguer l'institution et la terminologie qui s'y rapporte. Cette dernière peut être moins archaïque, en ce sens que les mots clefs qui désignent le prêtre-savant ou le devin (druid-, bardo, weled-) se retrouvent à la fois en Gaule, en Irlande et, pour les deux derniers, en Galles, sans remonter pour autant comme tels à la préhistoire indo-européenne. Du moins ces trois termes sont-ils antérieurs à la séparation, plus récente il est vrai qu'on ne le pensait naguère, entre les Gaëls d'Irlande et le complexe gallo-brittonique (comprenant la majorité des Celtes continentaux et de Grande-Bretagne). Rappelons d'ailleurs en passant qu'il y a lieu de renoncer définitivement à l'analyse traditionnelle de druid- (ainsi chez César, plur. druides, etc., et en proto-gaélique : cf. v. irl. druí, plur. druidi) par le nom du « chêne », analyse inspirée entre autres par le rite de la cueillette du gui. Le vieux breton dorguid « devin » qui lui est visiblement apparenté de près, invite en effet à y reconnaître un composé de la racine *weid- qui, dès l'indo-européen, se référait à la vision physique, mais aussi à la voyance, et de là au savoir et à la sapience. Cette valeur religieuse subsiste, dégradée, dans les mots russe véd'ma « sorcière » et arménien get « sorcier, devin ». Laïcisée, elle a fourni les verbes « savoir » au germanique (néerl. weten, etc.; mais cf. encore angl. wise « sage, avisé »). Restreinte à son emploi physique, elle nous a donné notre verbe « voir » (lit. uidere; cf. angl. wit-ness « témoin »).

        Le sens de druid- est donc « très savant (ou très voyant) ». L'irlandais a, en outre, formé sur le même modèle suí (*su-wid-) « très sage », qui désigne parfois le druide dans les textes médiévaux. Mais ce modèle même est indo-européen : dans l'Inde, les composés nominaux en -víd- sont déjà rig-védiques; dès l'époque védique tardive, l'une des épithètes du brahmane est evam-vid- (litt. « qui sait de manière conforme, qui sait le vrai »), et d'ailleurs le sanscrit n'ignore pas le composé su-vid-, faiblement et tardivement attesté, il est vrai. Sans doute, le nom du druide n'est pas à ranger formellement parmi ces conservatismes en matière de terminologie juridico-religieuse que le monde italique ou celtique partage avec le monde indo-iranien (type lat. rix, celt. rix « roi » : sanscr. râj-, râjâ, ou encore lat. flamen : scr. brahmán-). Il reste que la structure du mot et sa signification institutionnelle, identiques depuis l'ouest du Continent jusqu'à l'Irlande, attestent son existence dès l'époque proto-celtique et font présumer la haute antiquité de l'institution elle-même.

        C'est à ces antiques confréries sacerdotales, qui apparaissent dans leurs milieux respectifs comme des survivances, que J. Vendryes, dès 1914 (dans une communication publiée et connue en 1918), attribuait les concordances de terminologie juridico-religieuse conservées par les régions périphériques du monde indo-européen.

        Le trait le plus frappant, on l'a indiqué ci-dessus, est le contrôle exercé par le druide sur le pouvoir que nous nommerions aujourd'hui exécutif, à l'origine la royauté. Elle-même héritage préhistorique, elle survit avec ses formes traditionnelles en Irlande jusqu'à son incorporation à la couronne d'Angleterre, en Bretagne insulaire jusqu'à l'époque romaine; mais, dans la Gaule de César, elle avait cédé presque partout le pas à un régime de magistratures. Mais même alors l'action du druide demeure prépondérante : ce sont les druides éduens qui élèvent Convictolitavis à la magistrature suprême (Cés., B. G., VII, 34, 4), « selon la coutume nationale » (more ciuitatis), la royauté ayant d'ores et déjà disparu (intermissis magistratibus). Un récit épique irlandais montre comment l'incantation druidique intervenait lors de l'élection du roi suprême de l'île (ard-rí), et d'une façon générale la littérature irlandaise abonde en témoignages sur l'autorité spirituelle que les druides, en particulier celui qui était attaché à la cour, exerçaient sur le pouvoir. Si le druide n'avait pas proprement autorité sur le roi, la coutume lui assurait du moins une prérogative (au sens romain du terme) que le rhéteur grec Dion Chrysostome, au début du IIe siècle de notre ère, a bien exprimée : « sans les druides, il n'était permis au roi ni d'agir ni de décider » (Disc., 32 = anc. 49). Formule que répète presque mot pour mot tel récit du cycle d'Ulster « c'était un des interdits du roi (des Ulates) que de prendre la parole avant ses druides » : même le fier Conchobar s'y soumet docilement. Un vieux traité lexicologique irlandais, la « Convenance des noms » (Cóir anmann), oppose les druides qui sont des dieux aux hommes du commun qui ne le sont pas.

        Or, ces traits se retrouvent dans l'Inde ancienne, où le brahmane est magnifié dès les temps védiques, jusqu'à être qualifié de « dieu-homme », et où l'on voit les raja s'attacher un chapelain à titre personnel, à la fois conseiller, garant de la bienveillance divine et exorciseur, et qui, dans le cérémonial de la cour, avait la préséance (de là son nom de puro-hita- « placé devant »). Et le peu que nous percevons d'authentique dans la Rome des rois (les quatre pré-étrusques du récit traditionnel) donne à penser qu'une solidarité de même ordre unissait le rex et le plus éminent des trois flammes majeurs : celui qui desservait le culte de Jupiter, le dieu latin que ses attributions rapprochaient le plus de la « souveraineté » telle que définie ci-dessus. Dans son Mitra-Varuna, p. 26 sv., G. Dumézil a dressé un tableau saisissant des concordances entre les contraintes rituelles imposées à Rome au flamine de Jupiter et en Inde au brahmane. Or, on vient de voir que flamen et brahmán- reposent sur un même original préhistorique, les objections réitérées à l'encontre de ce vieux rapprochement (et dont aucune n'est dirimante) se heurtant ici à une sorte d'évidence première; et cette identité à la fois rituelle et lexicale forme une sorte de chaînon permettant de relier à cet ensemble le druidisme celtique, où un *blaxmon- n'a jusqu'ici pas laissé de trace mais aura été remplacé par ce qui semble avoir été une qualification laudative, sorte de titre cérémoniel : « qui a science ou voyance profonde ».

        Ces coïncidences n'épuisent pas la liste. En voici quelques-unes encore, très différentes, dont seul peut rendre compte le soin avec lequel des corporations savantes ou sacerdotales ont su maintenir chacune de son côté, à travers deux millénaires d'une protohistoire à coup sûr mouvementée, une tradition jalousement entretenue. C'est, par exemple, la fidélité au blanc comme symbole de la « première fonction », par opposition notamment au rouge des rois ou des guerriers, qu'il s'agisse du bonnet du flamine romain (l'albo-galerus) ou du vêtement de l'officiant indo-iranien (car certaines des concordances s'étendent à l'Iran mazdéen) ou celtique : deux notices de Pline l'Ancien (XVI, 149; XXIV, 103) sont à cet égard tout à fait péremptoires. - D'autre part, le plus vieux droit irlandais (dont la rédaction parvenue jusqu'à nous s'échelonne du VIe au VIIIe siècle) et le plus vieux droit indien (Lois dites de Manu, dont la recension est plus ancienne d'environ un demi-millénaire) présentent entre eux des convergences portant sur des points précis, et qui ne sauraient être fortuites : l'incapacité de la femme, formulée en termes pratiquement identiques, avec la même exception pour la fille épiclère, substitut du fils en l'absence d'héritiers en ligne masculine; le nombre de générations retenues comme constitutives de la grande famille; les divers modes de mariages, etc.

        Les druides et les brahmanes ont entretenu de même la croyance en l'efficacité magique de la déclaration ou du récit véridique. Ainsi, un texte irlandais, peut-être du VIIIe siècle, fait énoncer à un juriste légendaire une série d'aphorismes destinés à un prince, lui promettant, s'il pratique la Vérité, un règne heureux et puissant, l'éloignement de la mort pour ses populations, un juste équilibre des saisons, etc. Il n'est pas rare que des textes narratifs assurent à ceux qui les écoutent protection, succès en justice, en voyage ou à la chasse : en quoi l'Irlande rejoint exactement la doctrine indienne du çravanaphala- (« fruit de l'audition [véridique ou sacrée] »), plusieurs fois réaffirmée dans le Mahabharata par exemple. On sait par ailleurs que la Vérité est dans les conceptions indo-iraniennes une composante de l'ordre cosmique; elle fait l'objet d'un respect religieux qui s'affirme par exemple sur les inscriptions monumentales des rois de Perse achéménides.

        Identique en Inde et dans le monde celtique a été aussi l'attitude des corps savants devant l'écriture. Cette dernière, on le sait, était pourtant connue dans la Gaule hellénisée, surtout à Marseille, dès le VIe siècle avant notre ère; des inscriptions en langue gauloise montrent que l'alphabet grec avait lentement pénétré le long de la vallée du Rhône et même au-delà de la Loire. Et, si obscure que soit l'origine des écritures indiennes, il paraît vraisemblable que les relations avec l'Empire perse, maître de la région de l'Indus, avaient apporté l'usage, à des fins administratives ou mercantiles, de la langue et de l'écriture araméennes, bien que tout témoignage direct fasse ici défaut. Quoi qu'il en soit, même les grammairiens sanscrits (sans parler par exemple de l'épopée) ne font aucune allusion à l'écriture. Et il est curieux de constater que l'épigraphie indigène apparaît au IIIe siècle en Inde comme - de manière très limitée - en Gaule du Midi. Quant à l'emploi de l'ogam maintes fois évoqué dans la littérature irlandaise, il ne s'agit pas encore du système alphabétique qui se constituera sous ce nom dans l'Irlande chrétienne et latinisée du IVe siècle, mais de signes magiques, sortes de sortilèges gravés, dont seuls, d'ailleurs, les druides ou les filid avaient la maîtrise. On est donc en présence d'un attachement bilatéral, et délibéré, au principe de l'oralité, avec cette circonstance révélatrice qu'en ce qui concerne la Gaule, la responsabilité des druides est explicitement affirmée par le témoignage de César (B. G., VI, 14). En Inde, où Vak (« Parole ») était divinisée, on estime que la transmission exclusivement orale des parties versifiées du Veda (hymnaires, formules liturgiques, etc.) s'est poursuivie jusqu'au milieu du Moyen Âge; naguère encore la mémorisation de textes très étendus tenait une grande place dans l'apprentissage des futurs pandits. On a pu parler à ce propos, comme d'une constante de l'érudition indienne, d'un long dédain pour la chose écrite. Mais ici nous touchons à un aspect trop essentiel du druidisme - l'enseignement, la valeur sacrée de la parole, la part de la mémoire et de l'improvisation dans la composition poétique ou savante -, pour ne pas lui réserver un développement à part, qu'on trouvera plus loin.

     


     

     

     

    II - Organisation hiérarchique, enseignement, recrutement

     

        Par « organisation hiérarchique », il ne faudrait pas entendre une structure cohérente, sorte d'Église constituée soumise à une autorité centrale analogue à celle qu'exerçait à Rome le pontifex maximus. Le monde celtique ancien ne comptait pas, on le sait, d'États centralisés. Cependant, d'une part, la classe des druides possédait au moins l'embryon d'une organisation supra-nationale : il suffit d'évoquer la réunion que les druides des diverses « cités » de Gaule tenaient tous les ans. D'autre part, ces mêmes druides gaulois élisaient une sorte de président, investi, dit César (VI, 13, 8), de « la plus grande autorité morale »  (summam auctoritatem). En outre, la classe comptait diverses fonctions spécialisées, mieux connues pour l'Irlande que pour la Celtique continentale mis à part trois d'entre elles : l'invocateur, le devin et le barde  :

    1 - c'est par « invocateur » qu'il convient d'interpréter le mot transcrit gutuater sur quelques dédicaces latines de Gaule, l'élément gutu- étant à rapprocher de l'irl. guth « voix », ce qui placerait le gutuater dans la classe druidique à un niveau comparable à celui du hotar brâhmanique (sans parenté étymologique entre les deux noms); on notera que le titre, conservé exceptionnellement à l'époque romaine, désigne un prêtre attaché à un culte particulier (en l'espèce celui d'Anvallos, dieu régional d'Autun, et de Mars, lequel recouvre à coup sûr un dieu tutélaire de « cité »); or, ce service d'un culte personnel n'est jamais dit d'un druide et c'est ce caractère étroitement cultuel qui l'avait sans doute fait tolérer par le pouvoir romain;

    2 - le devin (en Gaule uatis, en Irlande faith), porte un vieux nom indo-européen occidental conservé en latin, et dont la racine renvoie à la notion de « possession ou de transe mystique », puis d« 'inspiration divinatoire ou poétique », valeurs encore très sensibles en germanique : le nom d'Odhinn (Wotan) en dérive, ainsi que les mots all. Wut « fureur » ou v. anglais wods « chant »; ce dernier sens est aussi, avec la nuance particulière de « chant de louange », celui du moy. gallois gwawd; la tradition gaélique a cependant privilégié un nom du « voyant » (fiIe, au pluriel filid, du celt. anc. *wel- « voir »), qui désigne le plus généralement dans les textes les divers représentants du corps savant ou magicien; peut-être par suite de l'effacement du druide prêtre, il occupe un rang élevé dans la hiérarchie sociale; la prophétesse Velleda de la petite tribu germanique rhénane des Bructères indique que le prestige de ce nom, et sans doute de la fonction, ont rayonné à la périphérie du monde celtophone; l'Irlande connaît aussi la « devineresse » (ban-file);

    3 - plus connu, le barde (anc. bardos, irl. bárd, gall. bardd, etc.) était proprement le « louangeur », le « chantre » chargé de composer l'éloge versifié des chefs ou un chant de guerre devant les troupes (cf. sanscr. gir- « chant de louange »); attesté dans toute l'étendue du monde celtique, il représentait un degré modeste dans la classe druidique, et sans doute est-ce pour cette raison qu'il lui a survécu pour ainsi dire jusqu'à nos jours : qui dit « barde » ne pense-t-il pas d'abord à ces ménestrels bretons (barzhed) qui, au XIXe siècle encore, s'en allaient de foires en châteaux dérouler les couplets de leur composition ou de leur répertoire ? Chose étrange, le mystérieux pouvoir qu'ils tenaient d'une antique tradition n'avait pas tout à fait disparu, et il arrivait qu'on les consulte dans les affaires graves de la famille : aussi bien, tous les poètes ou chanteurs populaires ne détenaient pas le titre de barde.

        Comme on élisait en Gaule un druide suprême (au terme d'une compétition qui n'était pas toujours platonique), de même l'Irlande proclamait, au terme d'une disputatio verbale, un docteur (ollam, littéralement « suprême, éminent »), qui revêtait une robe spéciale : témoin, par exemple, le « Colloque des deux sages », dont le vainqueur était l'un des plus illustres poètes mythiques de l'île, Ferchterne. Ici encore, rencontre entre traditions gauloise et gaélique.

        Le recrutement des druides de l'Antiquité était, cela va sans dire, aristocratique - entendons qu'il concernait les deux premières classes, traduction dans la pratique sociale des deux « fonctions » duméziliennes de souveraineté et de force guerrière. Toutefois, il importe de noter, pour notre propos, que nous n'en connaissons pas les règles précises, dont il n'est pas sûr qu'elles n'aient pas varié avec le temps, les peuples, les circonstances. Nous les déduisons d'après les textes, spécialement irlandais, qui sont de nature plus épique ou mythologique que religieuse. On sait du moins par un passage célèbre de César (VI, 14) que les apprentis druides passaient par un noviciat de vingt années, durée que la tradition irlandaise réduit à douze ans. D'autre part, le même texte nous apprend que les druides étaient les éducateurs de la jeunesse.

        Dès lors se pose une question. Entre leurs élèves, nombreux (magnus adulescentium numerus), et les candidats retenus à la prêtrise, où se situait la limite, comment s'opérait la sélection, et quelle était la part de la sélection et celle de la vocation ? Cl. Sterckx, que la question a récemment retenu, suggère que si l'accès à l'enseignement n'était pas réservé à la caste druidique, il peut ne s'être agi que d'une partie du savoir « profane » ou, au plus, de formes auxiliaires de sacerdoce ne requérant qu'un cursus moins long, tandis qu'on a pu réserver aux fils de druides les formes supérieures de la science théologique, les arcanes. De fait, ajoute Cl. Sterckx, « des textes les plus anciens... aux derniers siècles des populations claniques d'Irlande et d'Écosse, l'hérédité des fonctions (druides, poètes, musiciens, médecins...) est générale ». Il semble bien en effet ressortir de deux passages du poète bordelais Ausone (Prof. Burdigal., IV, 7 et X, 22 Peiper) que des sacerdoces exercés autrefois en Gaule étaient héréditaires. Le fait que les deux personnages évoqués soient devenus au temps d'Ausone des rhéteurs et des professeurs témoigne même d'une évolution caractéristique : le savoir s'est laïcisé en même temps qu'il s'est latinisé, mais il est resté une constante dans les deux familles. D'autre part, une version du célèbre récit épique irlandais « le Rapt des vaches de Cooley » (Táin bó Cualnge) évoque le grand druide Cathbad et sa classe de cent cinquante enfants nobles, dont huit seulement, dit le texte, « étaient capables de science druidique »; et une autre version parle, à propos de la même classe, de « cent étourdis », nous apprenant ainsi que les élèves n'étaient pas tous armés de fortes motivations, et en même temps que les chiffres de 100 ou 150 étaient conventionnels, donc exagérés.

        D'autre part, il n'y avait pas de cloisons étanches entre la classe druidique et la noblesse guerrière; tel fils de noble pouvait devenir druide, et inversement : le roi d'Ulster Conchobar était le fils du druide Cathbad. En Celtique continentale, le druide Diviciacus commande une armée éduenne (Cés., II, 10, 5); en revanche, il ne ressort pas clairement du témoignage de Cicéron (De diu., II, 37) que le chef galate Déjotarus, contemporain de César, ait lui-même accompli l'acte technique d'une prise d'auspices : il a pu être accompagné d'un augure professionnel comme eût fait un général romain.

        Que conclure de tout ceci ? Assurément - la longueur même des études l'imposait -, le recrutement des élèves était réservé à l'aristocratie et, du moins pour les premiers degrés, non nécessairement à la seule classe druidique. Or, on va voir que celle-ci comportait une série de grades, de fonctions d'inégale dignité. Il est donc à présumer que des études plus courtes, limitées au savoir « laïque » (au sens tout relatif de ce terme), conduisaient à certains grades, tandis que les plus élevés, où entrait une part indéterminable de vocation personnelle, de sélection intellectuelle et de tradition familiale, auront été réservés à une élite. Ceci, sans compter des avantages appréciables : exemption d'impôts et de service militaire (César, VI, 14, 1). Avec le temps, l'appartenance familiale, qui d'ailleurs devait avantager intellectuellement les candidats, a pu devenir prépondérante, jouer dès l'enfance et envahir même les fonctions subalternes.

        Quoi qu'il en soit, tous les historiens ont souligné l'originalité, dans les sociétés occidentales antiques, d'un système éducatif subordonnant de manière aussi étroite à un clergé la formation des élites; et l'on a même pu évoquer à ce propos le rôle des jésuites dans nos sociétés à l'époque moderne. Il est vrai que le monde gréco-romain n'offre rien de pareil; et sans doute le développement inhabituel qu'y consacre César trahit-il, de la part de ce sceptique en matière religieuse, un certain étonnement. Ici encore s'impose la comparaison avec l'Inde ancienne où, après l'enseignement élémentaire des lettres et du calcul, le très jeune adolescent entrait dans le brahmacarya, nom qui indique clairement qu'il s'agissait d'une sorte de noviciat : le savoir « laïque » y était abordé dans ses rapports avec le Veda au sens large. En vérité, il s'agit à l'évidence, dans la Celtique comme en Inde, d'une conception archaïque de la société où le savoir n'est pas dégagé encore de la spéculation et de l'expérience magico-religieuse. La société étrusque, où les devins (rapprochés des druides par Cicéron déjà, De div., I, 41) enseignaient la jeunesse noble et attiraient encore à l'époque romaine les fils de patriciens, présente un stade analogue, avec, toutefois, une emprise sociale sensiblement moindre. On en dira autant de l'ancienne école pythagoricienne de Grande-Grèce, où la spéculation sur les nombres et sur les astres voisinait avec l'expérience mystique, et où les anciens avaient d'ailleurs relevé les croyances communes avec les druides touchant l'immortalité de l'âme.

        Comment pouvait se présenter cet enseignement ? Sous le signe de l'oralité, cela va de soi; mais l'oralité ne va pas sans une mnémotechnie élaborée. Comme nous avons tout lieu de croire que la littérature érudite de l'Irlande médiévale a préservé une partie de cet enseignement - en principe la partie profane mais, par bonheur, la discrimination n'a pas été trop sévère -, nous pouvons nous faire une idée, non seulement du contenu de la matière, mais de la manière même dont elle était exposée.

        Ainsi, le Glossaire de Cormac, compilé vers 900, et source majeure pour notre connaissance de la vieille tradition gaélique, se présente sous la forme de sentences concises composées, ciselées plutôt, dans une langue savante, précieuse, métaphorique, riche en archaïsmes, dont les filid s'enorgueillissaient de maîtriser toutes les subtilités; c'est cette même recherche « artiste » qui préside à la poésie lyrique galloise des débuts du Moyen Âge : la monotonie des thèmes y est rachetée par l'extrême recherche de l'expression.

        Nul doute qu'il se soit agi, là encore, d'un phénomène de tradition, lié à l'oralité : formules religieuses, aphorismes de droit, strophes laudatives destinées aux rois ou aux héros, tout cela devait, pour être mémorisé, mais aussi pour plaire à l'élite, échapper à la banalité de la langue commune. Et, à l'école druidique, il fallait l'exégèse du maître, et le dialogue qui s'engageait entre maître et disciples, non seulement pour comprendre, mais encore pour actualiser, faire vivre en quelque sorte ces condensés traditionnels et immuables. De ces dialogues, les morceaux savants, souvent de caractère étiologique, qui émaillent les sagas irlandaises donnent une idée. Un personnage interrompt le récit en entendant un nom qui retient sa curiosité : « d'où vient tel nom ? » et un savant file, jamais à court, de répondre : « ce n'est pas difficile... ». Suit un topos qui nous fait connaître une légende appuyant une étymologie. Le procédé est constant.

        Or, cette manière de faire alterner morceaux ésotériques, versifiés lorsqu'ils ont un caractère lyrique, et le récit ou le commentaire rédigé dans une prose plus fluide, moins archaïque au moment de sa fixation par écrit, on la retrouve dans d'autres littératures du monde indo-européen ancien. Parfois même les sutures en prose n'ont pas survécu au moment de la mise par écrit. A. Meillet a ainsi proposé, de manière séduisante, d'expliquer l'obscurité et le décousu des stances zoroastriennes de l'Avesta, les gâthâ. La littérature védique ou bouddhique même offre des faits du même ordre. Il reste un souvenir de ce procédé dans le théâtre grec, où alternent les parties chantées par le coeur, de versification compliquée, composées dans le dorien conventionnel et savant du genre lyrique, et les parties dialoguées, qui seules font progresser l'intrigue, et utilisent en principe le parler courant d'Athènes, dans un mètre souple, proche du rythme naturel de la langue. Or, la plus ancienne poésie lyrique irlandaise ou galloise, dont certaines pièces peuvent avoir été composées dès le très haut Moyen Âge, se trouve, mutatis mutandis, dans une situation comparable à celle des gâthâs de l'Avesta : les développements originaux en prose qui les encadraient et leur assuraient une cohérence ont pratiquement disparu. Plus tard seulement les sagas irlandaises ont enchâssé de tels morceaux lyriques, dont la forme recherchée contraste avec l'absence d'art de la prose qui déroule la trame du récit.

        À la lumière de ce qui précède, on comprend mieux le refus de l'écriture. Héritage de la préhistoire, sans doute, maintenu par le conservatisme inhérent à toute religion. Mais cette attitude a pris un autre sens lorsque les circonstances historiques eurent introduit la connaissance de l'écriture dans les pays celtiques. Aux deux raisons un peu courtes alléguées par César : souci d'ésotérisme corporatif et danger d'affaiblissement de la mémoire chez les élèves, Dumézil, mis en éveil par un texte de Plutarque (Numa, 22, 2), en a substitué une troisième, plus profonde et d'où découlent les deux autres : sans la parole vivifiante du maître, ce savoir était voué à la sclérose, il devenait seulement formulaire, et donc, comme dit Plutarque, apsukhon. C'était, en somme, le moyen de concilier tradition et actualité. Cl. Sterckx fait remarquer à ce propos que les inscriptions celtiques ou même gallo-romaines s'en tiennent à des messages immuables (épitaphes, ex-voto, exécrations... ) jusqu'à l'époque chrétienne. Il est vrai que la Gaule conquise par César, qui ne manquait pas d'écoles, n'a donné aucun écrivain latin avant le Bas-Empire : inconscient ou non, serait-ce là un effet du vieil interdit druidique ?

     

     


     

     

     

    III - Savoirs et pouvoirs

     

        On l'a vu, l'un des traits par où le statut des druides rejoint celui des brahmanes de l'Inde est leur proximité vis-à-vis du pouvoir : pouvoir royal à l'origine, en tant qu'il continuait la vieille royauté sacerdotale indo-européenne, régime de magistratures qui prévalait en Gaule continentale au temps de César. Il est même significatif qu'à la différence de ce qui s'est passé chez les Étrusques et à Rome après l'éviction des rois, où le lucumon et le rex sacrorum ne conservent plus que des fonctions sacerdotales, les druides de Gaule disparaissent complètement de la scène dès le lendemain de la conquête.

        L'autorité romaine ne pouvait tolérer pareille emprise sur les rouages de la société ; mais elle a laissé subsister, du moins à l'échelon municipal, une fonction politique avec le vergobret, dont le pouvoir, d'ailleurs très coercitif - le mot peut s'interpréter « qui a le jugement efficace ou exécutoire » -, était auparavant sanctionné par les druides (per sacerdotes more ciuitatis, dit César, VII, 33, 4). Magistrat suprême chez des peuples aussi éloignés l'un de l'autre que les Éduens ou les Lexovii (Lisieux), il se retrouve à l'époque romaine, à Saintes, conservant son titre mais en même temps préposé au culte impérial et questeur urbain.

        La puissance spirituelle des druides au service du pouvoir temporel, qui en était l'émanation, les désignait comme ambassadeurs et même comme intercesseurs au service de la paix. L'écrivain grec Appien évoque Bituit, roi des Allobroges vers 220 av. J.-C., venant en somptueux équipage au-devant du général romain Domitius Ahenobarbus, suivi d'un poète chantant la louange à la fois du roi et de son ambassadeur (Hist. rom., IV, 22). De son côté, Diodore de Sicile nous montre les druides exerçant une grande influence sur les questions « de paix et de guerre », et en particulier s'entremettant entre deux armées adverses, prêtes à s'affronter, pour arrêter le combat (V, 31).

        Mais ce pouvoir même, c'est avec les moyens du poète-magicien qu'il s'exerce, comme le montre par exemple ce passage d'un récit irlandais, dont j'emprunte la traduction à Fr. et Chr. Le Roux-Guyonvarc'h (Druides, p. 107) : « Alors se leva le poète prophétique à la parole tranchante, l'homme au grand art poétique... et les hommes d'art des Fianna [nom du clan]... et ils se mirent à chanter leurs lais... et leurs hymnes de louange à tous ces héros [opposés dans un combat] pour les calmer et les adoucir. Ils cessèrent de se broyer et de se hacher devant la musique des poètes... Les poètes ramassèrent les armes et ils firent la réconciliation entre eux ». On ne saurait mieux caractériser à la fois la puissance magique prêtée à la poésie et aussi le soin que met le rédacteur chrétien à éviter de parler de druides. Dans un autre récit, on voit le druide Sencha arrêter à deux reprises une querelle qui s'élève entre les guerriers ulates.

        On sait quelle activité diplomatique a déployée l'Éduen Diviciacus. Lorsque la nation éduenne s'est trouvée exposée au danger germanique, il n'a pas hésité à se rendre à Rome, l'année du consulat de Cicéron, pour y chercher du secours, puis, en 58, à appeler l'intervention de César, et enfin, au cours de la première campagne de Belgique, à intercéder en faveur des Bellovaques, anciens alliés des Éduens. Pourtant, Diviciacus n'était pas qu'un négociateur habile : il était, nous apprend Cicéron, très versé dans les sciences de la nature et dans l'art divinatoire (De diu., I, 41, 90).

        Leur proximité avec le pouvoir politique faisait des druides des juges et des jurisconsultes. Ceci n'avait pas échappé à César, membre d'une nation éminemment juriste et procédurière. Le proconsul s'arrête même à cet aspect de l'activité des druides bien plus qu'à leurs charges sacerdotales, distinguant même droit civil et droit public, précisant, entre autres détails, que les crimes, les litiges successoraux ou fonciers donnaient lieu à compensation pécuniaire ou, comme en droit irlandais, à des prix d'honneur (praemia, VI, 13, 5), mais aussi que la cité ou le particulier qui s'y déroberait était puni d'une interdiction de sacrifice, poena grauissima (id., 6) : la sanction suprême était donc d'ordre religieux. Et sans doute, les controuersiae et les iudicia dont parle César (VI, 13, 10) à propos de l'assemblée annuelle des druides visent des sentences d'arbitrage et des procès pour lesquels l'assemblée siégeait en degré d'appel, ou qui concernaient deux nations ou deux fédérations en conflit.

        L'un des monuments les plus authentiques sans doute de la science druidique est le vieux droit irlandais, dont les articles sont composés en vers heptasyllabiques terminés par une unité rythmique fixe (dactyle) pour les besoins de la mémorisation, ce qui souligne ses origines orales. Le celtique commun avait un radical bret- pour « prononcer un jugement, exercer la justice » : au uergo-bretos gaulois répond le brithem « juge » gaélique (cf. aussi breth « jugement », gallois bryd « avis, pensée »). La langue des traités de droit irlandais est, comme celle de certains fragments lyriques, la forme la plus archaïque du gaélique que nous puissions atteindre après les inscriptions en ogam; et, quant au fond, on a vu quelles analogies il présente avec le Manavadharmaçastra (« Lois de Manu »).

        Un autre témoin de la science druidique est le grand calendrier épigraphique, rédigé en gaulois, retrouvé à Coligny (Ain), et où s'affirme encore à l'arrière-plan la vieille conception lunaire de la division du temps, donc de l'année, corrigée par les données solaires. La coïncidence entre le mois de Samonios et la fête irlandaise de Samain, comme la rencontre de la date de la fête de Rome et d'Auguste à Lyon (ancienne fête du dieu Lugus) et de celle de Lugnasad en Irlande, ou encore de l'assemblée druidique et du Beltaine irlandais, tout cela montre que les druides, ici encore, étaient comme les pontifes romains les gardiens d'une très antique tradition.

        On a vu plus haut quelle force la culture celtique attribuait à la poésie. On ne s'en étonnera pas. Il en allait de même dans la Rome primitive : le double sens de carmen, littéralement « chant » (*can-men), et qui désigne à la fois le « charme », la « formule magique » et le « poème », suffit à le rappeler. Et cette croyance a persisté longtemps en pays celtique : un proverbe breton ne dit-il pas que « la poésie est plus forte que les trois choses les plus fortes : le mal, le feu et la tempête » ? On croirait lire un aphorisme tiré d'un recueil druidique. L'une des prérogatives les plus constamment prêtées aux druides, en effet, est la maîtrise des éléments naturels : c'est Ferchterne, déjà rencontré, qui fait baisser les eaux du lac et des rivières quand il satirise, et les fait gonfler quand il loue; c'est Forgoll, qui ose menacer son roi d'une satire qui rendra stériles les arbres et les champs du royaume; c'est, dans le poème gallois « le Combat des arbrisseaux », le sortilège d'où est sorti le motif shakespearien de la « forêt marchante ». Sans doute, nous quittons ici le domaine de la vie sociale pour entrer dans celui des croyances et de la légende : mais une croyance collective n'est-elle pas en soi un fait social ?

        Il en va de même du blâme. Car s'il compose des chants de louange, le druide est aussi un satiriste auquel on prêtait une redoutable efficacité  : ceci n'étant, au reste, qu'un autre aspect de la force contraignante de la Parole, comme l'ont bien vu Fr. et Chr. Le Roux-Guyonvarc'h : « la parole ou la prédiction du druide a déterminé, à court ou à long terme, les conditions de sa réalité » (Druides, p. 199). Que d'ulcères, souvent mortels, causés par une malédiction ou un blâme, voire par le faux jugement d'un file ! Naguère encore, on composait en Bretagne des poèmes satiriques pour venger un dommage ou une offense...

        Si le druide gaulois, le file irlandais ou le barde gallois est ainsi conteur, satiriste, maître en poésie et en grammaire, il est aussi, nécessairement, généalogiste et mythographe : c'était en ce temps la forme du savoir historique. On l'a vu au début de cet essai, il n'est pas douteux qu'on doive attribuer à la classe sacerdotale le mérite d'avoir gardé en mémoire ce trésor de traditions et de légendes qui fait la richesse unique des littératures celtiques médiévales, avant que les clercs chrétiens ne les mettent par écrit, les sauvant de l'oubli où risquait de les emporter l'effacement du paganisme : « bénédiction sur quiconque gardera fidèlement la Razzia [des vaches de Cooley] en mémoire », dit l'un d'eux, qui croit devoir ajouter toutefois qu'il ne croit pas à cette fable (fabula), tissu de fictions poétiques ou d'« artifices de démons » (praestigia demonum). D'une façon générale, la société celtique semble avoir eu la hantise de l'oubli; à Rome, la memoria avait été elle aussi, dès l'éveil d'une conscience historique, une préoccupation majeure des familles patriciennes. En Irlande, indépendamment des scéla ou « récits » proprement dits, des recueils comme le Cóir anmann déjà cité, ou les Dindsenchas (litt. « histoires des villes ») sont à mettre au compte des druides « historiens », les sencha (« antiquaires »), un nom porté par ailleurs par plus d'un personnage des récits. Pour l'Antiquité, Camille Jullian avait autrefois réuni, dans un essai qui n'a pas été remplacé, les thèmes littéraires de tout genre que les écrivains grecs ou latins sont susceptibles d'avoir empruntés à la tradition celtique.

        Mais les druides sont aussi de savants naturalistes, astronomes ou herboristes et, par suite, des médecins. Les écrivains grecs parlent à leur sujet de phusiologoi; César nous les montre occupés des mouvements des astres et de cosmographie (VI, 14, 6). Mais là encore ils agissent autant par leur pouvoir surnaturel que par leur savoir. Lorsque le druide-médecin du roi d'Ulster Conchobar, Fingen, énonce : « c'est la force de la sagesse médicale, la guérison des blessures, l'éloignement de la mort », nous avons un écho de l'ancienne conception tripartie de l'art médical chez les Indo-Européens, qui s'exprime aussi dans l'Avesta et chez Pindare. Aussi une opération, même habile, pouvait avoir des effets inattendus. Témoin la mésaventure d'un gardien de Tara, l'antique capitale de l'Irlande: l'oeil de chat qu'on lui avait greffé s'ouvrait la nuit aux cris d'une souris ou d'un oiseau, mais laissait endormi le malheureux portier lorsque arrivait une troupe.

        Diancecht, le dieu-guérisseur des grands dieux, devenus héros d'Irlande (les tuatha dé Danann), se fait fort de guérir tout blessé, si grave que soit sa plaie, à moins qu'on ne lui ait coupé la tête. Or, les savants découpages anatomiques dont témoignent les ossuaires sacrés découverts à Gournay-sur-Aronde (Oise) font sinistrement écho à cette apparente forfanterie. Quant au thème des têtes coupées, il trouve, on le sait, son expression plastique dans les sculptures celto-ligures de Provence, à Entremont près d'Aix ou à Roquepertuse, pour ne rappeler que ces deux sites bien connus. Comme l'observent Fr. Le Roux et Chr. Guyonvarc'h, la décapitation, en interdisant toute guérison terrestre, assurait le transfert au vainqueur de toutes les capacités réelles ou virtuelles du vaincu (Druides, p. 201).

        La pharmacopée était riche. La nomenclature botanique transmise par le naturaliste Dioscoride, les recettes médicales transcrites en gaulois par Marcellus de Bordeaux sont peut-être l'écho, via quelque traité gallo-romain, de l'enseignement druidique. Ici aussi, on rencontre un savoir pan-celtique : le nom gaulois du « gui », parasite du chêne dont on sait avec quel cérémonial les druides faisaient la cueillette, signifie au témoignage de Pline ]'Ancien « panacée » (XVI, 249) : or, c'est aussi ce que signifient les composés irlandais et gallois pour désigner la même plante.

     

     


     

     

     

    Conclusion

     

        Il n'était pour ainsi dire pas de secteur de la vie sociale des anciens Celtes, pas un pan de leur vie intellectuelle qui ne fût placé sous le contrôle étroit de la classe sacerdotale. Les Celtes offrent ainsi l'exemple d'une organisation archaïque dont le monde grec et romain n'a plus, dès l'aube de son histoire, que des survivances isolées. Puissante gardienne de l'unité celtique dans ses formes supérieures, la classe druidique apparaît comme un miroir où la société tout entière se projette en se sublimant. Mais en même temps cette société s'en remet entièrement, et collectivement à elle pour ce qui touche à ses rapports avec le divin. Et, si l'aspect individuel du sacerdoce druidique paraît pour une très large part s'effacer devant sa dimension sociale, l'archéologie ne montre non plus aucune trace d'une dévotion, d'une piété individuelle. J.-L. Brunaux, présentant devant l'Académie des inscriptions (CRAI, 1997 les résultats des fouilles récentes des grands sanctuaires de Picardie, observe qu'il s'agit d'énormes sacrifices d'animaux et de trophées guerriers, non d'offrandes individuelles : ni céramiques, ni bijoux; ce sont des trésors sacrés gérés par des prêtres.

        Et peut-être cela rend-il compte, au moins en partie, du caractère exclusivement monastique du premier christianisme irlandais, dont il paraît indéniable qu'il ait relayé sans rupture brutale la tradition druidique. Ceci, toutefois, est un autre sujet.

     

     


     

     

     

    Suggestions bibliographiques

     

    Tous les aspects du druidisme, vie sociale et doctrine, témoignages historiques et légendaires, sont abordés dans l'ouvrage désormais classique auquel on s'est référé ici plus d'une fois :

    Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc'h, Les Druides, 4e édition, Ouest-France Université, Rennes, 1986.

    Pour une approche plus rapide, on peut voir par exemple :

    M. Dillon, N. Chadwick et Chr.-J. Guyonvarc'h, Les Royaumes celtiques, trad. et adapt. franç., Fayard, Paris, 1974.

    J. Loicq, art. Druides et druidisme dans P. Poupard (éd.), Dictionnaire des religions, 3e éd., P.U.F., Paris, 1992. - Cet article est conçu dans le même esprit que l'essai qu'on vient de lire, mais prend en compte les aspects proprement cultuels et doctrinaux du druidisme, abordés ici d'une manière incidente.

    Cl. Sterckx et P. Cattelain, Des dieux celtes aux dieux romains, éd. du CEDARC, B-5670 Treignes, 1997. - Sommaire, mais suggestif, et intègre les résultats des fouilles des sanctuaires de Gournay-sur-Aronde et Ribemont-sur-Ancre.

    J'ai connu trop tard l'article brillant, en partie orienté vers ces mêmes sanctuaires, de J.-L. Brunaux, Le pouvoir des druides, entre mythes et réalités, dans Pour la Science, dossier n. 7625 (octobre 1999).

    L'édition classique du De bello Gallico de César par Benoist, Dosson et Lejay, munie d'un abondant dictionnaire historique auquel avait collaboré le celtisant É. Ernault (Hachette, Paris, réimpr. jusqu'en 1928), demeure un instrument de travail irremplacé en langue française.

    Sur les origines indo-européennes de la classe sacerdotale, le livre-programme de G. Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus, 3e éd., Paris, 1941, demeure suggestif malgré sa date et les aménagements ultérieurs qu'on a pu apporter à la doctrine. On verra aussi, de M. Dillon, Celt and Hindu dans le Vishveshvaranand Indological Journal, I et à part, Vishveshv. Vedic Research Inst., Hoshiarpur (Inde), 1963, et (plus bref) Les Roy. celt., p. 11 sv.

    L'essai de C. Jullian, De la littérature poétique des Gaulois, a paru dans la Revue archéologique, 1902, 1. - Conjectural, mais intéressant.

    Sur les procédés de composition de la lyrique irlandaise et galloise, ou verra :

    J. Vendryes, Sur un caractère traditionnel de la poésie celtique, 1930, reproduit dans Choix d'études linguistiques et celtiques, Klincksieck, Paris, 1952.





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