• CHRSTIANISME ET ROYAUTE PAR JEAN BORELLA

     

     

    On sait que la question des rapports du spirituel et du temporel n’a cessé d’être débattue au Moyen-Age, non seulement dans les doctrines théologiques ou philosophiques, mais dans les faits. La célèbre querelle du sacerdoce et de l’empire en constitue l’illustration majeure. On pourrait en citer bien d’autres, et il n’est pas jusqu’à la condamnation de l’Action Française par Pie XI, en 1926, qui d’une certaine manière, n’en fasse partie intégrante. En réalité, cette question domine beaucoup plus l’histoire de l’Europe moderne que celle de l’Occident chrétien. Car si, autrefois, l’autorité spirituelle s’est affrontée au pouvoir temporel, c’est sur la base d’une conviction commune qui rendait précisément possible – et parfois inévitable -- cet affrontement : celle du caractère sacré de la fonction du prince. Aujourd’hui la paix apparente repose sur une illusion mortelle et un mensonge : le pouvoir temporel est de nature purement « laïque » et technique et ne requiert de soi aucun fondement sacré, ce qui, en fait rend impossible l’exercice normal de l’œuvre politique, et prive l’autorité spirituelle de son sujet de droit et de son bras « séculier ». Nous n’avons pas l’intention, présentement, de traiter, même brièvement de cette question. Nous voudrions seulement proposer quelques réflexions un peu inhabituelles en la matière.

     

    On a coutume de dire que la révélation chrétienne ne comporte pas une loi sociale divinement révélée, comme il en est du judaïsme et de l’islam . Rien de plus vrai. C’est en vain qu’on scruterait l’Evangile pour y trouver les fondements sacrés de l’institution politique. A son endroit le Christ a dit qu’il fallait « rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », parole qu’on pourraitinterpréter comme signifiant la distinction ou l’indépendance des deux ordres, mais qui n’indique rien quant à la forme que doit revêtir le régime ni quant à l’organisation de la société.

     

    Ce n’est pas assez cependant. Non seulement la révélation chrétienne ne comporte point de forme politique propre – pas plus qu’elle ne comporte de langue sacrée stricto-sensu, c’est-à-dire qui ne fasse qu’un avec son contenu (comme l’hébreu et l’arabe ou le sanscrit) – mais encore il y a en elle quelque chose qui, sous un certain rapport rend illégitime toute royauté humaine : c’est la royauté du Christ, qui n’est pas seulement prêtre et prophète, mais aussi roi. Roi du monde et de la création, « Roi des Juifs » également, comme le proclame en hébreu , en grec et en latin, le titulus que Ponce-Pilate a fait placer sur la croix.

     

     

    Ainsi l’absence de loi sociale religieuse, n ‘est pas seulementun manque dans l’économie de la révélation chrétienne. Elle est plus profondément, une nécessité découlant de l’incarnation même de Dieu en Jésus-Christ. Comme si le verbe fait chair absorbait la totalité de l’ordre humain naturelet le consumait tout entier dans son sacrifice, manifestant par là sa radicale vanité. Que le christianisme ne puisse absolument l’oublier et que toute dignité royale en demeure ineffaçablementblessée, c’est ce dont les paroles mêmes de Jeanne à Reims nous font souvenir : Jésus-Christ n’est pas seulement roi du Ciel, il est aussi roi de France, et Charles VII en son sacre n’en est que le lieutenant c’est-à-dire « le tenant lieu ». Avant lui, Charlemagne fut couronné empereur aux acclamations « christusvincit, christus regnat, christusimperat ! »

     

    A tirer les conséquences rigoureuse de cette situation chrétienne de la politique, il faudrait conclure à sa déchéance radicale. L’ordre temporel est tout entier excommunié de l’ordre de la grâce, de quoi il découle deux attitudes également absurdes et opposées ; ou bien un anarchisme sacré réputant antéchristtout pouvoir organisé, prêchant la révolte contre toute autorité civile, toute organisation sociale, toute contrainte juridique ; ou bien un athéisme politique posant en principe l’entière profanité de droit de la cité humaine, si bien que les seules nécessités qui doivent y régner sont celles du fonctionnement de l’Etat d’une part, et de la société d’autre part. La première attitude, qu’on retrouve aujourd’hui dans la mystique révolutionnaire dont nous avons dénoncé le mensonge dansla charité profanée, n’est pourtant pas nouvelle. Sans compter le rapport plus ou moins direct qu’elle peut avoir avec l’hérésie cathare, il ne faut pas oublier tous les mouvements « libertaires » qu’elles a suscités au long du Moyen-Age (en particulier dans les rangs des franciscains) et dont on mesure mal, parfois,l’ampleur et les excès. Toutefois cette attitude anarchiste trouve en elle-même ses limites propres. Destructrice de la société, elle ne peut évidemment l’envahir tout entière, et anéantit les conditions mêmes de son expansion à mesure de sa réussite. Elle culmine dans un suicide universel. C’est pourquoi elle conduit, ou fait place, à la seconde attitude, laquelle, comme nous l’avons dit, revêt deux formes majeures distinctes (mais qui peuvent éventuellement se conjoindre), selon que la toute-puissance normalité profane concerne le fonctionnement de l’Etat et celui de la société. Exemplairement aujourd’hui, ces deux formes caractérisent respectivement les deux plus grandes « Puissances du monde », la Russie communiste dans laquelle la société est réduite au fonctionnement de l’Etat, les Etats-Unis d’Amérique où l’Etat est (presque) réduit au fonctionnement de la société. Ces deux formes culminent dans le totalitarisme : politique à l’est, technocratique à l’ouest ; ou encore : gouvernement des hommes d’une part et des choses d’autre part. Mais évidemment, on prétend gouvernerles choses par les hommes en URSS – et on punit les hommes si les choses n’obéissent pas – et l’on espère gouverner les hommes par les choses aux USA : on confie aux produits techniques le soin du bonheur humain, et l’on soigne psychanalytiquement les malheureux quine savent pas jouir. De là vient justement, qu’en réalité, l’un n’est pas comparable à l’autre dans l’exacte mesure où l’homme ne l’est pas aux choses. L’homme seul peut se soumettre (ou se révolter), l’homme seul peut être asservi et réduit en esclavage, tandis qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. L’ordre technocratique reflète encore quelque chose de l’intelligibilité divine, tandis que le totalitarisme politique, en tant même qu’il s’exerce sur les hommes, c’est-à-dire sur une « matière » originellement capable d’infinité et faite pour l’Absolu, trouve à s’appliquer selon une progression indéfiniment croissante parce que toujours relative. Ce qui signifie qu’avec l’homme seul apparaît la redoutable possibilité satanique, autrement dit la possibilité d’une contre-réalisationspirituelle, d’une inversion radicale et d’une approche interminable du néant. La nature des choses n’en est pas capable.

     

    Ou bien les lois cosmiques jouent et le monde existe, ou non, et le monde disparaît. Est rigoureusement vrai l’axiome des Anciens : la nature a horreur du vide, et elle se détruirait elle-même plutôt que de le souffrir. Au lieu qu’il y a dans l’homme un vide possible et une négation infra-naturelle, ombre portée de sa liberté et de sa plénitude surnaturelle. Or, le pouvoir politique ne fait jamaisque ce qu’il peut. En vertu de sa nature propre il ne tend qu’à une chose : à s’exercer ; et il s’exerce autant qu’il ne rencontre pas de résistance. Et c’est précisément dans l’homme qu’il trouve cette faille possible, cette faillibilité, ce péché d’origine, la part diabolique de l’humanité, cette absence ténébreuse où poursuivre indéfiniment l’application de sa puissance. Le communisme est la réalisation du royaume de Satan et n’est possible qu’en vertu du Satan qu’il creuse et approfondit en chaque homme ; Mais ne nous y trompons pas, il n’est que la vérité de la démocratie enfin réalisée. On conclura donc, sans hésiter, qu’à choisir, il vaut mieux comme dit Ruyer « être coincé dans le portillon automatique d’un supermarché que derrière les barbelés d’un goulag ».

     

    Mais que le royaume du Christ ne puisse être de ce monde ne signifie nullement que ce monde ne puisse être un royaume et même que ce royaume de la terre ne puisse être sacré, en quelque manière. Tout au contraire, doit-il être parfaitement certain qu’une chose telle qu’un Etat laïque est inconnue du Christ comme de ses apôtres. Oncroit en avoir fini de cette question avec l’opposition de dieu à César, comme si par là le neutralisme ou plutôt l’athéisme politique se trouvait évangéliquement fondé. Mais c’est oublier qu’avant l’apparition de la satanique révolution française, et plus précisément encore avant celle de la III° République, aucun état au monde ne s ‘est déclaré sans Dieu. Chez les premiers chrétiens, l’obéissance politique n’est pas seulement soumission à un pouvoir de fait ; elle est reconnaissance d’un pouvoir légitime, voulu par Dieu, comme « pontife », c’est-à-dire médiateur entre le Ciel et la Terre. Le Christ le déclare solennellement à Pilate : « tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d ‘en haut » (Jean, XIX, 11). Autrement dit et clairement dit : tous les exemples de pouvoir que le Christ et les Apôtres pouvaient avoir sous les yeuxou dont ils avaient entendu parler dans l’histoire d’Israël étaient des pouvoirs sacrés, ayant reçu une investiture divine. Or il n’y a pas un seul texte de l’Ecriture néotestamentaire qui mette en questionun tel caractère, et tout au contraire, il y en a plusieurs qui l’affirment.

     

    Or ce pouvoir sacré du roi ou de l’empereur, non seulement est antérieurà la révélation chrétienne et à l’institution de l’autorité spirituelle de l’Eglise, mais encoren’est même pas d’origine exclusivement biblique. Lorsque le Christ enjoint de rendre à César ce qui est à César, il reconnaît au moins implicitement, l’existence d’un sacré politique païen, puisque Tibère qui figure en effigie sur le denier d’argent, est « fils du divin Auguste » » ! Nous dirons donc que l’existence d’un ordre sacré du politique ne saurait être exclue de l’économie de la religion chrétienne. Sans doute n’est-il pas de fondation expressémentchristique ; et nous croyons avoir assez établi, qu’en effet, il ne pouvait en être autrement. Mais on ne pourrait en conclure pour autant que l’ordre politique est exclu de toute relation au divin, puisque jamais le Christ ni les Apôtres n’ont ainsi procédé. On doit en revanche tenir pour assuré – et c’est bien la seule possibilité qui demeure – que la reconnaissance d’un sacré politique (de facto et de jure) introduit implicitement à l’intérieur de la forme chrétienne, la présence d’un sacré d’origine païenne, nous voulons dire non – biblique. Cette reconnaissance l’introduit à « sa place », selon son mérite et son rang, qui ne peuvent être que subordonnés. Elle s’accompagne nécessairement d’une consécration « christianisante » qui revêt le sacré royal, pré-chrétien d’une forme et d’un sens catholiques. Mais ce n’est pas cette investiture par l’autorité ecclésiale qui confère le pouvoir sacré au roi. Le seul terme qui nous paraisse convenir ici est celui de « reconnaissance ». Non point assurément que nous considérions le sacre royal comme purement formel. Tout au contraire, nous affirmons sa pleine efficacité et réalité dont témoigne exemplairement le « pouvoir de guérir les écrouelles » (ordre préternaturel).

     

    Ainsi est réfuté l’argument de ceux qui, comme J.-J. Rousseau, accusent le christianisme d’avoir introduit la division dans l’Etat et ruiné la paix civile : « Jésus vint sur terre établir un royaume spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être un, et causales divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens ». Qu’en effet la présence même de cette tradition- prophète, au sein de la société humaine, produise des tensions (salutaires) pouvant éventuellement dégénérer en conflits nous ne le nierons pas. Mais, outre que de tels conflits se rencontrent dans l’histoire universelle – les hommes étant ce qu’ils sont – il est trop évident que les jugements des philosophes, et même parfois des théologiens modernes, sur les rapports de l’Eglise et de l’Etat , témoignent combien s’est prodigieusement affaiblie la conscience du caractère sacré du pouvoir royal ; un Rousseau a beau louer les anciens (Grecs et Romains) d’avoir su lier politique et religion, il est clair que cette appréciation part d’un cœur qu’a déserté tout sens véritable du sacré et qui ne voit dans la religion civile qu’une sécurité morale éventuellement rehaussée de quelque lyrisme abstrait en faveur de cette idole mentale qu’est l’être suprême.

     

    Si donc nous voulons ressaisir la vérité profonde de l’institution régalienne, il faut d’abord réactualiser en nous la conscience de sa nature sacrée. Ce qui signifie qu’il y a une nature improprement sacrée,et qu’il est nécessaire de distinguer l’une de l’autre. C’est à quoi nous nous emploierons, Deo volonte, dans une prochaine étude.

     

     

    Texte publié à l’automne 1983 dans la revue La Place Royale.





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