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    De l'art roman aux cathédrales
     
     
     
     
     
    On vit reconstruire des églises dans presque tout l’univers, mais surtout en Italie et en Gaule. On le faisait même quand cela n’était pas nécessaire, chaque communauté chrétienne se piquant d’émulation pour édifier des sanctuaires plus somptueux que ceux de ses voisins. On eût dit que le monde secouait ses haillons pour se parer d’une robe blanche d’églises.
    Ainsi parle, au milieu du XIe siècle, vers l’an 1048, Raoul Glaber le moine bourguignon de Cluny, qui est conscient d’assister à un événement important : la naissance de ce que, des siècles et des siècles plus tard, un archéologue normand, Charles de Gerville, appellera « l’art roman ».
    Qu’est-ce que cet art roman, auquel, semble-t-il, il ne manque qu’un iota pour être romain ? Définition officielle : « art de la construction et du décor que connut l’Occident au temps des premiers Capétiens, pendant les XIe et XIIe siècles ». Ensuite, c’est « l’art gothique ».
    L’art roman est méditerranéen et monastique ; l’art gothique est nordique (s’entend : nord de la Loire…) : c’est celui de la plupart des grandes cathédrales et des constructions élevées du XIIIe siècle à la Renaissance. Différence ? Bach et Beethoven. À Chartres, Amiens, Bourges, Notre-Dame de Paris, cela vibre, bouge, palpite, monte, étincelle. À Saint-Benoît-sur-Loire, Saint-Étienne-de-Nevers, Paray-le-Monial, Fontevraud, Vézelay, cela médite, veille, s’immobilise, se calme, prie.
    Cet art roman qui définit et signe les débuts de la civilisation européenne, comment est-il né ?
    Dans l’Empire romain finissant, tout monument était une basilique : une salle rectangulaire, avec des rangées de colonnes latérales (ce qui a donné la nef centrale et les nefs latérales) et, à une des extrémités, un hémicycle (c’est l’abside). Ces basiliques romaines étaient aussi bien temples païens, tribunaux, premières églises chrétiennes…

     
    Viennent les Barbares qui envahissent le monde romain, s’y infiltrent, s’y installent… et, bien sûr, s’y convertissent. Sur les ruines du vieil empire, après maintes péripéties au fil de quelques siècles, naît un nouveau et fort puissant empire : l’Empire carolingien. Consciemment, celui-ci veut renouer avec la tradition romaine : au IXe siècle, c’est la Renaissance carolingienne, aux amples églises qui sont évidemment d’exactes basiliques. Avec des innovations, par exemple, des tours encastrées dans la façade, que l’art gothique retrouvera avec enthousiasme.
    Puis viennent les Normands en France et les Hongrois (ou Magyars) en Italie du Nord. Incendies, pillages, destructions : tout est rasé, les villes disparaissent, le monde européen redevient agricole et quasi préhistorique. Les seules communautés survivantes sont les communautés monastiques. Les Normands assimilés et les Magyars refoulés, voici le temps, comme après toute guerre totale, de la reconstruction.
    Il n’y a plus beaucoup de maçons dans cette Europe ravagée du XIe siècle ; les seuls ateliers capables de faire face à l’afflux de commandes sont les ateliers des maçons lombards de l’Italie du Nord, dont la filiation remonte d’ailleurs souvent jusqu’à l’antiquité. Ils vont circuler en France du Midi et remonter le long de la vallée du Rhône jusqu’en Bourgogne et même atteindre la Rhénanie. Ils donnent à ce premier âge roman une forte unité de style : une grande simplicité de plan, souvent des murs à deux étages superposés de colonnades, clocher bas, pierres grossièrement concassées ou taillées et surtout charpente de bois.
    Les chroniques de l’époque sont pleines de récits d’incendies détruisant ces églises, qu’il faut perpétuellement reconstruire et qui sont perpétuellement à la merci des flammes dévastatrices. Ainsi naît l’idée, à la fin du XIe siècle, de remplacer le bois par la pierre « pour protéger l’édifice du feu et pour rendre sa structure plus parfaite ».
    Le second âge roman est né.
    Difficilement. Car se pose alors un problème technique complexe : une charpente de bois est droite ; des pierres ne peuvent être posées qu’en voûte, appuyée sur des arcs ou berceaux. Mais cette voûte pèse lourd et « pousse » obliquement : les arcs en plein cintre, c’est-à-dire en demi cercle, ont la poussée la plus forte, cette poussée est réduite quand l’arc est « brisé » au milieu parfois aussi, la voûte est divisée en plusieurs coupoles juxtaposées. L’architecture romane est le résultat de la lutte opiniâtre sans cesse recommencée des maçons d’il y a mille ans contre la « poussée » de voûtes de pierre. Il y a eu des échecs : ainsi les moines de Cluny voulurent une église de la même longueur que celle de Saint-Pierre, dans l’ambition d’être une « seconde Rome », soit 130 mètres. Et la voûte fut élevée à 128 mètres. Elle s’écroula en 1125.
    Mais, quand on parle d’art roman, on privilégie trop fortement ces contraintes techniques qui ont eu certes leur importance. L’essentiel pourtant est-il là ? Car l’art roman n’est pas qu’architecture : il est aussi, il est surtout, sculpture.
    Au premier âge roman, c’est la peinture murale qui est encore l’élément décoratif essentiel. Il reste de rares témoignages comme le chœur peint de l’église de Vicq, en Berry, ou Brinay, dans le Cher. Mais sous les voûtes de pierre aux murs percés de rares fenêtres, la lumière se fait pénombre et la peinture est remplacée par la sculpture.
    Ces sculptures sont à l’intérieur de l’église, mais surtout à l’entrée : le grand portail sculpté est une invention absolument originale de l’art roman, dont on ne voit l’origine ni dans l’antiquité ni dans l’art barbare. La maladresse sublime des sculptures se fond dans une composition qui est, elle, au contraire, d’une fermeté très élaborée.
    Saints de pierre aux plis raides, Vierges à l’enfant hiératiques, êtres humains aux yeux d’angoisse aveugle, monstres du tourment métaphysique cachés à l’ombre d’une sombre colonne, rois à jamais figés, maigres Christs de bois aux dorures que le temps écaille…




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