• Le rituel

    L'espace sacré est tracé, l'assemblée est réunie en ordre, dans une pénombre propice au secret, chacun arborant un costume étrangement chamarré, selon sa place et selon son rang. Certains participants ont un rôle particulier, une tâche propre rappelée à l'assemblée par les signes arborés sur leur poitrine, leurs décors, leur place et par les paroles qu'ils sont seuls à pouvoir prononcer.

    Le coeur répond à l'épée, la Lumière à la Nuit, sous les rayons du Soleil et de la Lune. Le Temple est à l'image du Cosmos et sous la voûte étoilée. Autour d'un diagramme ésotérique dévoilé pour l'occasion, un étrange ballet se déroule, imitant la course du Soleil. L'assemblée est silencieuse. Elle écoute les paroles prononcées par le Maître qui dirige les officiants. Il dit des mots venus d'un passé révolu qui placent le Temple hors du Temps et sous les auspices d'une puissance qui dépasse sa propre personnalité.

    Puissance de l'Orient, référence à l'Aube de la connaissance et à un Dieu Mâle, principe d'harmonie et idéal de Perfection. Plus lointains encore, des secrets perdus, des vortex ignorés et réactualisés, des présences, des adombrements, dans l'ignorance des participants. A l'injonction du Maître, aidé par certains officiants, on acclame l'ouverture des travaux.

    Moderne ou ancien, le rituel, les rituels gardent une structuration qui témoignent d'une certaine logique dépassant la continuité de leur forme.Cette logique systémique répond à certaines des composantes de la psyché humaine. C'est cette réponse adéquate qui permet la résonance.En épurant les ajouts culturels, se retrouve un fond commun permettant l'accès à une compréhension des mécanismes qui sous-tendent leur action réelle.

    Abordons le rituel du point de vue de la Tradition et de son action, réelle ou supposée.

    Un rituel doit sa force à son intégration au collectif. Collectivité qui peut être le nombre d'individus présents, le nombre de répétition de ce rituel, ou encore le nombre de fois où ce rituel a été répété par le passé.

    Le rituel est par essence conservateur, car lié dans ses formes aux usages du passé. Par le rituel, le passé devient présent, le mythe s'actualise. Ainsi, il véhicule un ensemble de symboles fondamentaux qui s'inscrivent dans une démarche cohérente, elle-même rattachée à une tradition. Le rituel va alors placer les opérateurs en dehors de leur cadre référentiel habituel pour les rattacher à un temps et à un espace mythiques.

    La langue, certains mots du rituel sont archaïques. Ils renvoient à un Temps révolu, l'âge d'or des grands ancêtres fondateurs, ou l'Idée de ses inventeurs, s'il en fut.

    Les rituels sont ou plutôt devraient être avant toute chose des outils spirituels. Leur efficacité doivent tenir à la qualité de résonance qu'ils peuvent avoir avec le psychisme de ceux qui les pratiquent. Mais aussi résonance par rapport à une tradition, par rapport à un ensemble de schèmes archétypaux qui sont véhiculés, actualisés au cours de ce rituel, ancrés dans une enceinte sacralisée.

    La faculté d'entrer en résonance avec un champ symbolique dépend de l'implication réelle de chacun. Faisons ici un retour aux conditions individuelles. Une participation de principe, faire semblant d'y croire, ne paraît pas suffisant pour rendre le rituel opérant. Tout au plus s'agira-t-il alors d'une gentille scènette propre à détendre ou à signifier le passage à un ordre des choses différent.

    Les véritables rituels sont bien plus complexes : ils répondent à des principes énergétiques parce que mobilisateurs. La pratique d'un rituel devrait amener à modifier, légèrement peut être, l'orientation de la conscience des participants. Il gagnera en efficacité en étant adapté à la fois aux individus qui l'utilisent et à l'Egrégore qui englobe ces individus.

    Si le rituel exige au moins en partie la participation de la conscience de veille, comme le dit C. G. Jung : " la Libération qui est engendrée par l'accès à l'unité de l'être ne peut être atteinte par la volonté consciente seule qui n'en constitue qu'une des parties. L'autre partie, son adversaire, l'inconscient, ne comprend pas le langage du conscient, il a besoin du symbole qui opère magiquement grâce à son aspect analogique primitif qui lui parle. Seul le symbole permet d'atteindre et d'exprimer l'inconscient, c'est pourquoi l'individuation ne peut se passer de symbole. " " Le symbole est à la fois l'expression primitive de l'inconscient et d'autre part l'idée qui correspond à la plus haute réalité pressentie par la conscience. "

    Dans le sens où il est supposé intéresser la totalité de la vie psychique de l'individu le rituel dépasse la personne, le Moi.

    Mais pour que les symboles utilisés soient opérants, le rituel devrait être investi :

    - Somatiquement pour mobiliser l'élément Terre

    - Emotionnellement pour l'élément Eau

    - Intellectuellement pour l'élément Air

    - Intentionnellement pour l'élément Feu

    - Psychiquement pour l'Ether

    Historiquement, le rituel est efficace parce qu'il est traditionnel. Cela suppose que la répétition d'un acte lui confère sa valeur. Ceci parait être une évidence, c'est le fondement de l'apprentissage. Mais pouvons-nous confondre Tradition et apprentissage ?

    Un autre éclairage nous est apporté par Ruppert Shaldrake, un biologiste, qui a émis il y a quelques années une hypothèse intéressante . Cette hypothèse, appelée " causalité formative " laisse entendre que la Nature, le Cosmos sont capables de s'auto-déterminer. Une de ses hypothèses est que tout nouveau système d'organisation, physique ou psychique, implique l'apparition d'un nouveau champ morphique qui devient de plus en plus habituel au fur à mesure des répétitions des mêmes schèmes. Ainsi, la résonance morphique des structures d'activités pratiquées par le passé aurait une influence sur les structures d'activités ultérieures, indépendamment du temps et de l'espace. Ainsi, plus grand sera le degré de similitude, plus forte sera la résonance morphique qui va les stabiliser.

    Autrement dit, pour l'homme, le rituel serait d'autant plus efficace, s'il est pratiqué selon des formes répétitives donc traditionnelles. Efficacité qu'il tirerait de sa résonance avec le champ morphique des rituels traditionnels et cela hors de tout processus d'apprentissage direct.

    La Tradition primordiale paraît être un mythe, propre à toutes les affabulations, même au niveau de l'aspect extérieur des rituels, dont certains voudraient exclusivement trouver la trace dans la plus haute antiquité, ce qui leur donnerait seul le droit à la légitimité. Or, une des conditions de l'efficacité du rituel dépendrait donc de nos capacités d'alignement sur les champs morphiques et structurels des rituels pratiqués par le passé.

    Disons-le autrement, la forme d'un rituel a dès lors peu d'importance ! Ce qui est important sera la structure d'organisation et la cohérence des symboles utilisés, à la fois dans leur propre champ d'action, mais aussi par rapport à la chaîne initiatique à laquelle ils se rattachent directement ou indirectement. Cependant, certains rituels n'ont pas besoin d'antériorité du fait qu'ils innovent, s'adaptent à de nouvelles perspectives et entraînent de nouvelles résonances plus efficaces que les anciennes.

    Si l'on s'accorde à dire qu'un rituel peut être efficace, il semble logique de vouloir définir sur quels plans situer sa fonction.

    Le besoin de transcendance existe à l'état constitutif chez tout être humain. Vouloir le nier revient à occulter, à refouler une tendance fondamentale de l'humain, avec tous les effets pervers que cela suppose pour l'équilibre psychique.

    Les profondeurs de la psyché donnent naissance aux symboles, expression des forces intérieures. Le rituel en utilisant les symboles ouvre le dialogue avec notre fond immuable et inné. Il s'agit bien là d'un acte religieux - de mise en relation pour relier - indépendant par ailleurs des religions constituées et parfois même en opposition.

    Dire que le rituel a une valeur en soi est superstition. Sa valeur tient plutôt en raison de son efficacité opérationnelle. Encore faut-il s'entendre sur ce que l'on cherche à produire.

    Cette recherche de l'efficacité et du caractère opératif est une excellente garantie contre la superstition ou contre le fétichisme qui s'attachent aux formes et remplace la "Sophia" par la Foi (tout en reconnaissant la valeur mobilisatrice de cette dernière).

    Si le croyant se contente de la foi, l'initié se devrait de chercher la connaissance en passant du statut de consommateur à celui de créateur. Plus loin encore, le rituel fait participer à une cérémonie où l'acte consommateur s'efface pour devenir acte d'accaparement, acte de sacrifice ou d'opérations magiques.

    C'est ici qu'intervient le hiatus entre partisans de la tradition et partisans de l'évolution. Opposé à la Tradition qui conserve, se tient le Diable, Prométhée, celui qui innove et qui parfois se brûle. En face du rituel, sacralisé, intouchable (dont la valeur archaïque peut se perdre) se pose un rituel fonctionnel, outil maîtrisé et novateur plus riche, mais aussi divergent.

    De ces deux façons de voir opposées, parfois inconciliables, il est possible de trouver une résolution qui passe par un troisième terme. C'est une des lois du Triangle qui veut que lorsque deux conditions opposées sont réunies puisse naître, s'il y a lieu, une troisième condition différente et actualisée.

    Il y a d'un coté l'Energie qui crée de façon anarchique et indifférenciée, le Père ou le Roi Alchimique, celui qui pousse au changement, à l'évolution et d'un autre coté, celle qui donne forme, qui préserve, la Mère, ou la Reine Alchimique, la Tradition. De l'union des deux naît l'enfant, l'Androgyne, celui qui vient concrétiser leur Mariage.

    Il existe une opposition entre les souhaits des partisans de la Tradition, ceux des conservateurs, gardiens de la Forme et ceux des partisans de l'innovation, les réformateurs, dans le meilleur des cas, défenseurs de l'Esprit.

    De cette tension naît une énergie spirituelle qui permet la création, puis le maintien des fondements de la Pierre Philosophale, car les vrais rituels entraînent à la pratique de la voie sacerdotale et magique. Celle-ci se fortifie dans la puissance de l'esprit et de la pratique. Cette voie est la clé de la véritable philosophie passant de l'oeuvre au noir au Mystère. La fonction rituelle entraîne alors à la pratique énergétique, à la magie des opérations, enfin au sacerdoce sacré. Ce dernier ouvre l'accès à une science des rapports et d'analogie. Les pratiques du rituel créent dès lors des liens entre la matière et l'esprit, modifient la structure de l'esprit-univers, donnent peu à peu la maîtrise de l'Immatérialité, origine de l'impetus. Il y a alors constamment tiraillement entre passé, présent et futur, dont la résolution est faite par le travail de l'Oeuvre, sans cesse remise en forme immédiate. Ainsi nous devons à la fois respecter la Tradition qui nous rattache aux formes passées, en simplifie le chemin et l'Esprit qui nous pousse à innover, pour poursuivre le chemin.

    Cependant pour que l'enfant alchimique naisse, il faut que Tradition et Esprit existent et qu'aucun ne l'emporte sur l'autre.

    La Tradition qui forme le corps est conservée depuis plus ou moins longtemps dans les écrits, dans les transmissions, les accords, les passages, les rites et les dévoilements. Cependant, il nous faut discerner la Tradition véritable, celle qui nous met en résonance avec les mythes fondateurs des rajouts conjoncturels.

    L'Esprit existe aussi, mais seul, il dérape, s'égare, se confond avec l'esprit du Temps.

    C'est l'union de la Tradition et de l'Esprit qui amène à la compréhension d'un rituel. Un rituel, mal compris ou mal interprété, n'est qu'une farce grossière. Au mieux, il n'est qu'un corps vide destiné à être transmis pour un jour recevoir l'Esprit, à moins qu'il ne se perde définitivement.

    Il semble prouvé que la transmission opère des transferts d'information, utilisant des comportements, des idées, des concepts. Certaines données se dupliquent sans fautes, d'autres insensiblement s'altèrent ou se dégradent. Enfin, certaines subissent des modifications sensibles, des glissements. Le rituel n'échappe pas lui-même aux règles de l'évolution et de la concurrence, dont le sens n'est pas toujours perçu. Le rituel, apprentissage comportemental, possède ainsi des valeurs basées sur des croyances symboliques, tirant du chaos l'évolution qui formera nos idées. Un rituel rempli de ses différents sens aura alors des vecteurs d'orientation dont la richesse dépendra de l'esprit qui l'adombre.

    Trouver et pratiquer ses rituels, c'est trouver sa voie. Partant ainsi d'opérations simples de réitération, la fonction rituelle aboutira au sommet de l'intégration des connaissances infusées. Finalement, c'est dire que le rituel, par passage des justes degrés, par multiplication et augmentation, donnera par juste pratique la possibilité d'évoluer et d'achever l'Oeuvre.

    Pour en savoir plus :

    Bastide R., Le sacré sauvage. Payot 1975

    Bril B., Etude analytique des invariances du rituel. Thèse de doctorat Paris V 1977.

    Bourdieu P., Les rites actes d'institution, in Actes de la Recherche en Sciences sociales 1982.

    Caillois R., L'homme et le sacré. Gallimard 1950.

    Cazeneuve J., Sociologie du Rite PUF 1971.

    Eliade M., Initiations, rites, sociétés secrètes, Gallimard 1976

    Frazer J.G., Le rameau d'or Librairie Geuntner 1935

    Goffmann E., Les rites d'interaction Edition Minuit 1975

    Isambert F., Rites et efficacité symbolique Cerf 1979

    Maisonneuve Jean, Les rituels PUF Que sais-je n° 2425

    Otto R., Le sacré. Payot 1969

    Van Gennep P., Les rites de passage 1909 réimpr. Mouton 1969

    Wunenberger J.J., Le sacré, PUF. coll. Que sais-je ? n° 1912





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