On ne la jamais nommé autrement que Sensei, pour nous, le grand bouddha Deshimaru c'était Sensei, en français, "l'ancien" une appellation tout ce qu'il y a de plus simple, c'est ainsi que l'on appelle au Japon le grand père de la famille ou le professeur de l'école. Ainsi pour tous ceux qui l'ont connu ceux qui ont été peut être plus encore que ces enfants, Sensei ça veut dire...
Ca veut dire peut être, quatre-vingt dix bouddhas qui s'incarnent tout a coup devant toi en toute simplicité. C'est aussi étonnant et peut être aussi dangereux que de gagner au loto, mais une fois milliardaire on s'habitue très vite et au bout de quelques mois on trouve ça presque normale et puis un beau jours sans qu'on si soi attendu on se retrouve sans un sou car on a tout dépensé c'est fini il ne reste plus qu'a récapituler ce qu'on a fait de cet argent pendant le temps qu'on était riche.
Je me souviens de la cérémonie d'inhumation des cendres de "Sensei" au temple de la Gendroniere après que moi et quelques disciples aient ramené ses cendres du japon on m'avais demandé d'y faire une petite allocution, et j'avais dit cela:
"Sensei !!!
Où êtes-vous maintenant?
Dans cette boîte, il y a des os et des cendres.
Ceux de vos genoux,
De votre nuque dressée,
De vos mains en zazen.
Dépouillé du corps et de l'esprit!
Votre corps dans la terre,
Votre esprit dans le cosmos
Et votre enseignement, vos disciples ici, là,devant-vous,
Ne sont pas séparés, ils sont en unité." Puis j'avais lu un poème composé par notre maître dans la forme zen la plus traditionnelle : "Le long beuglement du boeuf de pierre plane au-dessus des champs,
Dehors n'est que vacuité.
Le hennissement du cheval de bois retentit dans la vallée,
Les montagnes ont caché la lune."
Ce poème que vous avez composé, nous ne pouvons l'expliquer par les mots mais il semble convenir parfaitement à la situation. Et même si nous n'avons pas le satori, nous devons continuer votre enseignement. Sensei nous disait :
"Avant de devenir un Bouddha, vous devez devenir un homme véritable, comprendre la véritable spécificité de l'être humain." Dans un très ancien texte zen , il est écrit :
"La nature réelle de notre ignorance est elle-même notre nature de bouddha. Ce corps vide et illusoire est lui-même le corps de la loi." Maître Deshimaru, avant-même d'être un bouddha vivant, était cent pour cent pur humain. Il incarnait non seulement l'humanité dans ce qu'elle a de plus joyeux et de plus généreux, mais ses amis disaient de lui qu'il était le dernier Japonais d'une époque devenue mythique, celle du Japon des contes d'autrefois. Il nous a transmis le Zen, mais aussi beaucoup de la culture populaire de son pays. Vous n' imaginez pas combien cette culture est complémentaire à la culture française, tout comme les deux hémisphères cérébraux sont indispensables au bon fonctionnement du mental. "Une troupe de baladins donnait un spectacle en plein air et la foule entourait les tréteaux où elle se produisait. Perdu bien loin derrière les spectateurs, il y avait un nain qui, bien entendu, ne pouvait ni voir ni entendre ce qui se passait sur la scène. Cependant, chaque fois que la foule riait et l'aplaudissait, le nain riait et applaudissait aussi ; chaque fois que la foule pleurait et se lamentait, le nain pleurait et se lamentait aussi."
C'est une ancienne histoire que sa mère lui racontait quand il était petit, avant qu'il s'endorme. Yasuo Deshimaru est né en 1914, le 29 novembre, dans un petit village du sud du Japon, en aval de la rivière Chikugo , celle qui serpente dans la plaine de Chikushi, non loin de la ville de Saga. C'est dans l'atmosphère d'un Japon rural encore très traditionnel que s'écoula son enfance. Son père était un petit armateur; il présidait des sociétés agricoles et de pêche du village. Il était très autoritaire et rêvait pour son fils d'un avenir brillant :
"Mon fils doit gagner beaucoup d'argent et devenir quelqu'un d'important pourquoi pas ministre? ou bien un gros industriel ?"
Il a toujours regretté que Yasuo accorde tant d'importance à la religion et dépense une telle énergie à suivre et à aider son maître, Kodo Sawaki. Jusqu'à son dernier jour, il exhorta son fils à devenir sérieux et à se concentrer de manière déterminée à réussir socialement et à gagner beaucoup d'argent afin de faire honneur à sa famille. A la mort de son père, Sensei éprouvait une réelle douleur, tiraillé qu'il était entre le désir d'accomplir le souhait de son père et la nécessité viscérale de suivre sa vocation religieuse. Il en parla à son maître, Kodo Sawaki, et lui exprima, comme il l'avait déjà fait de nombreuses fois, son désir de devenir moine zen. Mais, comme à chaque fois, Maître Sawaki le rembarra et, cette fois-là, il lui dit :
"Tu ne dois pas décevoir ton père. Concentre-toi sur ce qu'il t'a demandé. Le Zen n'est pas séparé de la vie tu dois tout expérimenter: la réussite et l'échec, la richesse et la pauvreté. Peut-être, un jour, par ton expérience - si toutefois tu ne sombres pas sous le poids de ton karma et oublies le zazen, tu pourras aider les autres." Il trouva alors un emploi de cadre dans une biscuiterie et se maria, bien qu'il eût préféré la vie de moine. C'est juste à la naissance de son premier enfant, un garçon que la guerre éclata et que Deshimaru, muni du rakusu de son maître, partit pour l'Indonésie.
Sa mère, quant à elle, était tout le contraire du père: pleine de compassion et d'une grande délicatesse, elle croyait avec ferveur au Bouddha Amida. Le Bouddha Amida est celui qui sauve toutes les existences; sa compassion est si grande qu 'il dit : "Même les bons seront sauvés. A plus forte raison les mauvais!" Sa maman ne passait pas un seul jour sans le prier. Elle était si respectée dans le village que certains se demandaient si elle n'était pas une incarnation de la déesse Kannon. Par son exemple, elle inculqua dès l'enfance à son fils de profonds sentiments religieux. Yasuo avait deux grandes soeurs et deux petites soeurs, il était le seul garçon au milieu de ces quatre filles. Comme le village, à l'époque, n'avait pas d'école primaire, Yasuo, dans sa jeune enfance, fut élevé principalement par son grand-père, un immense gaillard qui, bien qu'il fût déjà assez âgé, était d'une force peu commune. Maître dans l'art du yawara, (forme martiale ancêtre du judo et du jiu-jitsu), il avait enseigné à l'époque Meiji à de grands samouraïs. Il lui apprit donc les rudiments de son art avant même qu'il sache écrire et l'envoyait rouler sur les nattes sans se soucier de sa petite taille. Les larmes au yeux, Yasuo serrait les dents et repartait à l'attaque en criant : "Obangyaka!" (Vieux brigand !).
Mais même lorsqu'il fut devenu vraiment vieux, le grand-père parvenait encore à lui placer un "ashibarai" qui l'envoyait en l'air avant qu'il ne s'écrase lourdement sur le sol. Il est très difficile pour nous de comprendre la mentalité japonaise, tout d'abord parce que le Japon est une île (et on sait que les insulaires ont toujours été assez originaux par rapport aux continentaux) et ensuite parce que ce pays est passé en l'espace d'un peu moins d'un siècle du Moyen-Age et de la féodalité à la modernité la plus absolue dans un système démocratique. Maître Deshimaru est l'un de ces hommes qui ont connu le passage entre ces deux époques et qui ont su s'adapter à cette situation d'une manière tout à fait étonnante.
Au sortir de l'école primaire, le jeune Yasuo rencontra un grand professeur de dessin qui s'appelait Tanahaka Suishi et qui lui enseigna l'art du sumi-e japonais. Pendant toute une période, Yasuo se passionna pour l'aquarelle japonaise. Au bout de quelques années, comme il était l'élève préféré de son professeur, ce dernier le poussa à entrer à l'école des Beaux-arts d'Ueno à Tokyo. Il était persuadé que Yasuo deviendrait un très grand peintre. Mais lorsqu'il eut le malheur de parler de cette idée à son père, la réaction de celui-ci ne se fit pas attendre: "Que Dieu m'en soit témoin! Moi vivant, tu ne deviendras jamais peintre!" Il accompagna sa parole d'un coup de pied: "Comme tu es mon fils, il serait préférable que tu rentres tout de suite dans une école de commerce, car il faudra bien qu'un jour tu prennes ma suite." Ces paroles désolèrent Yasuo qui comprit qu'il lui serait impossible de réaliser un de ses rêves d'enfance les plus chers. Son père désirait qu'il entre dans une grande école 'une école d'administration, voire même une école militaire) qui, à cette époque-là étaient gratuites. Le père de Yasuo, qui avait combattu vaillamment lors de la guerre russo-japonaise, aurait souhaité que son fils réussisse d'abord dans l'armée...
Aussi, abandonnant bien malgré lui son projet d'entrer aux Beaux-Arts, Yasuo dût se présenter à l'examen d'entrée à l'Ecole Militaire. Heureusement, lors de la visite médicale, il s'avéra qu'il était myope et il fut réformé.
La promotion dont il aurait dû faire partie fut décimée sur le front au cours de la Seconde Guerre Mondiale. S'il n'avait été réformé, il aurait eu bien peu de chances d'échapper à l'hécatombe, d'autant plus que, avec son caractère, il aurait sûrement combattu aux avant-postes, prêt à prendre de gros risques.
Ainsi, ce qui avait été considéré comme une malchance pour le père se révéla une chance pour le fils. Après cet échec qui l'avait préservé de l'armée, il n'en restait pas moins que l'avenir lui semblait assez sombre. Il finit humblement par se présenter au Lycée de Saga, se demandant avec anxiété ce qu'il allait devenir. Un peu plus tard, devant l'insistance de son père, Yasuo dût se résigner à abandonner ses études afin de l'aider dans son travail. Ils chargeaient de charbon leurs bateaux à vapeur aux mines de Miké, puis ils descendaient la rivière en s'arrêtant pour le livrer à toutes les briqueteries qui se trouvaient sur leur passage. Il travaillait avec des dockers très robustes qui lui avaient confié la responsabilité de peser les sacs de charbon. Une fois, lors de ses débuts, alors qu'il était encore mal à l'aise dans son travail, il glissa sur la passerelle qui reliait le bateau à la rive et tomba dans la boue. Comme il était totalement embourbé, les dockers durent unir leurs efforts pour réussir à le tirer d'affaire. Trempé, souillé de boue, il s'étendit de tout son long sur la berge, se demandant si son destin n'était pas de tomber sans cesse dans la boue...
Lorsqu'il revit son cousin Tamotsu, celui-ci était en uniforme d'étudiant et lui, en habit de travail. Ce métier que voulait lui imposer son père ne lui plaisait pas mais, par bonheur, il finit par accepter que Yasuo ne tienne pas du tout à mener la même vie que lui et à lui succéder dans les affaires. Il adopta alors un jeune garçon qui pourrait plus tard prendre sa succession, ce qui était alors une coutume courante au Japon. Yasuo put donc reprendre ses études. La famille Majima, une famille voisine, de Saga, lui offrit une chambre dans leur maison pour qu'il puisse y travailler. C'est là qu'eut lieu sa première rencontre avec Maître Kodo Sawaki, lequel devait un jour transformer totalement sa vie. Sensei racontait: "Sawaki, qui vivait alors dans les environs de Kumamoto, descendait de temps en temps à Saga pour y faire des conférences. Ces jours-là, on lui donnait ma chambre et on me faisait coucher dans une autre pièce. Un jour, s'en étant aperçu, il m'appela et me dit: "Mais reste donc dormir ici!" et il m'aida à transporter mon lit et mes affaires dans sa chambre. J'avais alors dix-huit ans et Kodo Sawaki en avait environ cinquante. Je fus tout de suite pris sous son charme. Il était vêtu de la manière la plus modeste d'un vieux kolomo brun délavé et portait toujours autour du cou une espèce de sacoche. Pourtant, son allure majestueuse imposait le respect. "Deshimaru! disait-il d'une voix forte en entrant dans ma chambre. Je viens encore t'embêter!" et il sortait de sa sacoche de moine quelques gâteaux au sésame. Je l'aimais de plus en plus et l'admirais, cependant je ne pouvais pas me résoudre à aller écouter ses conférences. Le Zen et le zazen faisaient pour moi partie des activités religieuses interdites, car ma famille appartenait à la secte "Jodo shin shu". Maître Kodo Sawaki lui-même ne me soufflait jamais mot du Zen; simplement, nous prenions du thé et des petits gâteaux ensemble et nous dormions dans la même chambre. Je me souviens particulièrement d'une certaine nuit d'été humide et poisseuse: alors que nous étions couchés sous la moustiquaire et que je m'étais endormi, je l'entendis qui s'agitait et claquait des mains. Cela me réveilla. C'était les moustiques: il y en avait un nombre incroyable à l'intérieur de la moustiquaire. En regardant de très près, j'y aperçus un gros trou. "Oh lala! Ces moustiques sont vraiment coriaces!" disait Kodo Sawaki en essayant de boucher le trou avec un oreiller. Je ne voyais pas très bien où il voulait en venir. "Bon! Eh bien là, ceux qui sont dehors n'entreront pas, au moins! Mais qu'allons-nous faire de ceux qui sont dedans? On peut les tuer un par un, mais j'ai bien peur que cela prenne toute la nuit! - A mon avis, dis-je, il vaudrait mieux retirer la moustiquaire puis la remettre en place. - Tu as raison, dit-il. Allons-y! Ah! Saga est vraiment une ville infestée de moustiques! Heureusement que tu sais comment t'y prendre!" Pendant qu'il tenait la moustiquaire relevée, je chassais les moustiques avec un éventail. Enfin, après maintes poursuites, nous pûmes rajuster la moustiquaire. Mais, une fois recouché, je m'aperçus qu'il en restait à l'intérieur: "Maître, il y en a encore!..." Pas de réponse. Il ronflait tranquillement, et moi je ne pouvais plus dormir. "C'est incroyable! il est plus endurci qu'un habitant de Saga!"
Yasuo continua son adolescence, rêvant Amériques et réussites en poursuivant des études d'économie, rêvant de pureté et d'idéal en étudiant le bouddhisme à l'université. Bouddhisme théorique, bien entendu. Quoique, un beau jour, alors qu'il était en troisième année de ces mêmes études et qu'il suivait avec beaucoup d'intérêt les cours de morale bouddhique du Professeur Asahi, ainsi que ses commentaires sur le Mumonkan et l'Hekiganroku (textes incontournables de la littérature zen), ce dernier et un de ses amis réussirent à le convaincre de participer à une sesshin de Zen Rinzaï au Temple Enkaku-ji. Bien que Yasuo, à cette époque, eut le sentiment de tomber dans l'hérésie et de trahir la "Jodo Shin Shu", il avait un grand respect pour le Professeur Asahi et décida finalement de partir pour Uinokama au lieu de se rendre à Saga comme il le faisait chaque fin de semaine. Là, il prit un peu de repos avant d'aborder la sesshin. Le jour suivant, passant sous le grand portail, il pénétra dans le temple de Korin-ji: c'était sa première sesshin.
"On nous réveillait brutalement à deux heures du matin, dit Deshimaru. Je me demande si ce n'est pas l'habitude de l'entraînement de kendo, dont j'étais à l'époque cinquième dan, qui me donnait une attitude involontairement arrogante; toujours est-il que le jeune moine chargé de donner le kyosaku et de surveiller les postures s'acharna sur mon dos pendant les huit jours que dura cette sesshin. A coups redoublés de ces grands kyosakus qu'on utilise dans le Zen Rinzaï, il frappait mes épaules devenues rouges et enflées. Depuis huit jours que j'étais là, je n'avais même pas aperçu le Professeur Asahi, ni d'ailleurs aucun maître sensé être le dirigeant de cette sesshin. Je commençais à me demander si ce Zen dont j'avais tant entendu parler ne consistait pas simplement à se faire taper dessus par de jeunes moines. J'étais donc en plein doute quand, par inadvertance, par fatigue ou par distraction, le moine maladroit et sadique qui s'acharnait sur moi depuis plusieurs jours manqua son coup et me frappa sur la tête. Alors, peut-être est-ce ce qu'ils appellent le satori, j'ai tout oublié, et je me suis retrouvé, je ne sais comment, debout avec le kyosaku entre mes propres mains, rossant le jeune moine comme il le méritait. Des moines jaillissaient de partout et je les envoyais valdinguer dans les airs en poussant ces grands "kwats" que les Rinzaï apprécient tant. Ils voulaient du Zen, ils allaient en avoir! "Ecoutez-moi bien, vous tous! Votre Zen n'a rien d'une religion, c'est seulement de la violence et du fascisme! Je ne vous respecterais plus jamais et je ne pratiquerais plus jamais zazen de ma vie!"
Yasuo fit rapidement son baluchon et laissa derrière lui temple et montagne. Il s'en fut retrouver le Professeur Asahi qui habitait au Temple Joshi-ji, lui raconta toute l'histoire, lui dit son indignation et lui expliqua qu'il avait décidé de rentrer chez lui. Le Professeur partit d'un grand éclat de rire. Depuis que ce temple existait, on n'avait jamais vu ni entendu pareille histoire!
Vous ne connaissez peut-être pas les ramènes japonais : ce sont de grands bols de nouilles à la façon chinoise que l'on consomme dans de toutes petites échoppes au coin des rues. Vous ne savez pas comme c'est délicieux, surtout après huit jours de privation. Eh bien, Deshimaru prétend qu'il en a avalé sept bols avant d'être rassasié. Pour le moment, Yasuo Deshimaru n'avait pas trouvé la forme religieuse qui pourrait lui convenir et, bien qu'il continuât d'étudier avec son professeur de bouddhisme, il porta davantage sa concentration pendant la période qui suivit sur ses études d'économie et son rêve d'Amérique. Ces deux mondes qui l'attiraient étaient si dissemblables, si contradictoires:
les économistes ne s'intéressent que rarement aux questions religieuses; de l'autre côté, les maîtres bouddhistes ne prennent jamais en considération les problèmes économiques qui pourtant déterminent la vie quotidienne de chacun. Pourquoi en était-il ainsi? Pourquoi une telle incompatibilité? Notre existence n'est-elle pas influencée par les uns et par les autres? Pour l'adolescent qu'il était, c'était une question cruciale. Il ne pouvait envisager que la poursuite d'un idéal spirituel puisse l'obliger à tourner le dos aux avantages que pouvait procurer la civilisation matérialiste.
Il pensait que celui qui choisissait la vie spirituelle était condamné à vivre en solitaire et à se nourrir de soupe de riz. Dans le monde du business, l'honnêteté d'un tel homme lui aurait valu les pires avanies et l'aurait, en outre, ridiculisé. D'un autre côté, celui qui ne recherchait que la réussite et la jouissance matérielle se trouvait, lui, entraîné dans une compétition impitoyable faite de calcul, de traîtrise et de méfiance où il n'arriverait finalement qu'à se perdre lui-même. Ces deux mondes semblaient incompatibles et sans communication entre eux. Ils coexistaient en s'ignorant l'un l'autre. Il semblait à Yasuo qu'il connaissait cette situation depuis sa plus tendre enfance, entre un père d'une intégrité absolue mais profondément matérialiste et une mère qui ne vivait que par la foi. Même s'ils vivaient dans une apparente harmonie, leurs opinions et leur vision du monde étaient inconciliables, tout comme le sont la spiritualité et le matérialisme. En ce temps-là de la post-adolescence où Yasuo Deshimaru se cherchait lui-même, il ressentit une très forte envie de mieux connaître le monde occidental. Il se mit donc en tête d'étudier très sérieusement la langue anglaise. Ses professeurs américains et japonais étaient tous d'une grande sévérité et il fut obligé d'apprendre par coeur d'interminables listes de mots difficiles à prononcer pour un japonais - à cette époque
où l'anglais n'était pas comme aujourd'hui entendu et parlé aux quatre coins du monde. Cependant, Yasuo s'accrocha avec ténacité. Le dimanche, pour rester dans l'atmosphère anglophone, il assistait aux offices de l'église baptiste et apprenait des chapitres de la Bible. A cette occasion, il découvrit avec intérêt la religion judéo-chrétienne -d'autant plus que la fille du pasteur, qui enseignait la religion mais aussi l'anglais, était loin de le laisser indifférent. Le jeune Yasuo prit un plaisir profond à fréquenter cette jeune fille grâce à laquelle il découvrait toute la culture occidentale. De temps en temps, elle organisait des réunions où elle enseignait également les danses à la mode. Il était séduit par sa brillante intelligence et un sentiment amoureux se mêla bientôt à l'intérêt culturel qu'il retirait de sa fréquentation. Le monde japonais bougeait, lui qui était si longtemps et volontairement resté enfermé sur lui même. Les différentes influences politiques qui secouaient le monde ne manquèrent pas de toucher certains de ses professeurs qui, influencés par les idées marxistes, le poussèrent à lire Marx et Engels pour qu'il soit capable de participer à leurs discussions. Yasuo était interpellé par ces théories particulièrement révolutionnaires compte-tenu de la culture nippone de cette époque.
Cependant, ce qui le choquait, c'était le modèle exclusivement matérialiste et unilatéral de la société proposé par ces politico-philosophes révolutionnaires. Mais qu'en était-il des principes purement spiritualistes du christianisme?: "Je me sentais incapable,
disait-il, de me rallier inconditionnellement à l'un ou à l'autre de ces extrêmes".
Bref, Yasuo reçut bientôt son diplôme de fin d'études. Cependant, bien que l'un de ses maîtres lui ait conseillé de poursuivre ses études d'histoire économique, il préféra entrer dans une entreprise qui, avec un peu de chance, l'enverrait un jour en mission aux États-Unis: son rêve serait alors enfin réalisé. Après avoir réussi l'examen d'entrée dans la firme Morinaga grâce à son bon niveau d'anglais, il débuta dans cette nouvelle place.
Sa famille fut enchantée de le savoir établi et en mesure de gagner sa vie mais lui, se rendant compte qu'il avait très peu de chances, dans ce travail, de partir un jour à l'étranger, voyait ses jours s'écouler dans une routine maussade et monotone. Son cousin Tamotsu, fervent admirateur de Takakusujun Chiro, devint président de la nouvelle association des jeunes bouddhistes, mouvement qui se donnait pour mission non seulement d'endiguer les vagues fascistes qui commençaient à agiter le Japon, mais aussi de réformer la société sur de nouvelles bases bouddhistes. Malheureusement, ce mouvement fut dissout pour s'être allié au Front Populaire qui, d'ailleurs, allait le trahir quelques temps plus tard. Yasuo devenait de plus en plus sceptique quant à l'intégrité du
gouvernement et de tous les mouvements politiques japonais quels qu'ils soient. En vérité, ses doutes n'étaient pas sans fondement. Il apprit un jour que le général Majima - qui avait été autrefois élève à l'école de Saga où Yasuo avait fait ses études, et pour lequel il avait une très grande admiration - s'était fait arrêter par la police qui le soupçonnait d'avoir participé aux émeutes du vingt-six février mille-neuf-cent-trente-six. Cette arrestation fut pour lui un terrible choc, il ne pouvait croire un instant que Majima puisse être un traître. En vérité, le général avait simplement protesté contre la politique
fasciste du clan militaire Tosheya. La situation politique empirait de jour en jour, accroissant la colère et le sentiment de solitude de Yasuo Deshimaru. Très étranger au milieu et à la mentalité de ses compagnons de travail, il devenait mélancolique et se sentait insatisfait. Il lui semblait impossible de parler de ses craintes et de ses angoisses à ses collègues qui ne se sentaient nullement concernés par ces problèmes. D'autre part, il hésitait à se rallier à l'association politico-religieuse dirigée par son cousin dont le sectarisme l'effrayait un peu. Comme il ne parvenait pas à résoudre ses dilemmes, tout pour lui avait un goût de cendre. Il éprouvait peu d'intérêt pour les filles, le vin, les amusements superficiels ou pour une éventuelle augmentation de salaire. Il pensait que jamais il ne pourrait consacrer son existence aux affaires. La vie qu'il menait lui semblait donc plus ou moins dépourvue de sens. Alors, comment allait-il vivre si ni les plaisirs et les désirs ordinaires de la vie ni l'intégration par le travail ne le satisfaisaient?
Il se sentait extrêmement et profondément seul. Il avait lu dans la Bible cette phrase: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul ". Il aurait bien aimé rencontrer une compagne, mais le temps n'était sans doute pas encore venu pour lui. C'est à cette époque-là, à peu près, qu'il reçut une lettre de la femme du général Majima - comme le destin est étrange - lui suggérant d'aller rendre visite à Maître Kodo Sawaki qui vivait dans le temple de Soji-ji,
aux environs de Soromi. Il y était devenu godo (le godo est le responsable de l'enseignement du zazen et de la discipline du monastère). Il suivit son conseil, pensant que peut-être Kodo Sawaki lui apporterait une aide pour résoudre tous les problème qui le tourmentaient.
Deshimaru raconte sa première visite au temple de Soji-ji : "J'arrivai, dit-il, devant le grand portail qui gardait l'entrée de l'enceinte du temple. A l'intérieur, on apercevait de très grands pins, immenses et imposants, dont la cime élevée plongeait dans les nuages.
Ils masquaient le bâtiment principal. La plus parfaite propreté régnait dans ce temple, contrairement aux rues du quartier alentour, empoussiérées et jonchées de détritus. Je retirai mes chaussures dès l'entrée et demandai mon chemin. Plusieurs moines vêtus de longues robes noires attendaient les visiteurs derrière un comptoir. Timidement, je leur demandai si je pouvais rencontrer Maître Kodo Sawaki. Un jeune moine silencieux me guida aussitôt à travers les longs couloirs jusqu'à la chambre du godo. L'atmosphère était paisible. C'était le milieu de l'automne, les moineaux piaillaient dans le jardin au milieu
des chrysanthèmes orangés. Je m'annonçai timidement à la porte et Sawaki, qui m'attendait, me cria aussitôt de sa voix profonde : "Rentre!". J'ouvris la paroi coulissante et le trouvai en posture de zazen, immobile, calme et fort, tel un dragon prêt à bondir. Très surpris, je le regardai fixement. Il ne bougea pas. Je m'annonçai une nouvelle fois. Il ne fit pas un mouvement et ne jeta même pas un coup d'oeil mais, de la même voix pleine et forte, il me lança: "Attends un peu! Majima m'a dit que tu me rendrais visite, j'étais impatient de te voir." Enfin, quelques instants plus tard, il se retourna et me scruta du fond de ses yeux en amande qu'il avait vifs et brillants. Je ne pus rien dire, mais je le dévorai moi-même du regard. Il avait environ cinquante-cinq ans. Bien que l'ayant déjà rencontré quand j'étais plus jeune, c'est seulement à ce moment-là que je ressentis sa force avec une telle acuité, et la communication qui s'établit entre nous fut comme une énorme vague balayant toute mes ruminations du moment, instantanément. Ayant quitté la posture de zazen, il croisa fermement les bras dans les manches de son habit. Il semblait solide comme une montagne mais de lui émanait une douceur universelle. Il me demanda simplement des nouvelles de mon travail.
"Ca ne va pas comme je veux, répondis-je.
-N'es-tu pas trop difficile et trop fier?"
Ces paroles pleines d'un intérêt chaleureux me touchèrent au plus profond de moi-même. Il avait raison.
"Je me prends un peu pour le coq de Saga, lui dis-je.
-Ah, tu te souviens toi aussi de cette histoire! dit-il en éclatant de rire. Mais j'ai l'impression que les coqs ne sont pas les seuls à me grimper sur la tête. Les hommes aussi aiment en faire autant!"
J'eus l'impression que cette remarque s'adressait à moi et, tout à coup, je n'eus plus envie de lui parler de ce qui me tracassait. Il me dit :
" Rends-moi visite chaque fois que tu le voudras, tu es le bienvenu ici".
J'acceptai cette invitation avec empressement, puis il m'indiqua que le dimanche il organisait une séance de zazen à laquelle je pourrais participer.
" Mais je te préviens, ça fait mal aux jambes, me dit-il.
- Oh, je sais, j'ai déjà fait zazen au monastère d'Enkaku-ji à l'époque où j'étais étudiant, lui dis-je. Et je lui racontai ce qui s'y était passé.
- Quel sauvage es-tu? dit-il. Tu es un gosse insupportable, tu as dû être très difficile à élever. Ne t'en fais pas, ici, dans mon dojo, c'est moi qui donne le kyosaku, et je ne t'assommerai pas. Par contre, je suis extrêmement sévère quant à la posture.
- Que voulez-vous dire? J'aimerais bien que vous me montriez comment s'asseoir. "
Tout d'abord, Maître Kodo Sawaki parut n'avoir pas entendu ce que je lui demandais. Pourtant, une minute plus tard, il prit un zafu qu'il plaça devant moi:
" Assieds-toi, je vais te montrer.
- Quoi? Là? Tout de suite?
- Oui oui!". Je commençais à regretter mes paroles. J'avais l'impression de passer un examen. Tendu et nerveux, je n'eus donc pas d'autre recours que de m'asseoir comme on me l'avait appris à Enkaku-ji. Il m'examina un moment puis remarqua:
"Ta posture est correcte et pleine d'énergie, mais tes mains sont mal placées. Il faut mettre la main droite dans la main gauche, la main gauche sur la main droite et joindre les deux pouces. Il faut aussi que tu bascules bien ton bassin vers l'avant, puis que tu redresses complètement la colonne vertébrale.
- Je comprends.
- Il ne s'agit pas de comprendre, il va falloir que tu essayes ainsi d'innombrables fois avant d'arriver naturellement à cette posture. Bon, excuse-moi, maintenant il faut que j'aille diriger le zazen. Pour te faire patienter, je te laisse ces fruits: ces kakis sont pour toi. Je
serai de retour dans une heure ou deux ".
Il me pela lui-même un kaki puis, se dirigeant vers une étagère, il en tira deux ou trois livres poussiéreux aux reliures anciennes auxquels il ajouta un carnet de notes crasseux.
"Je crois que tu aimes la lecture. Tu ferais bien de lire ceci. Ca te changera de tes fadaises classiques". Je venais justement de lire dans Takiguchi Yudo: "La littérature habituelle est presque toujours ennuyeuse, souvent elle emploie des moyens détournés et obscurs pour transmettre un message bien simple. Rarement on y trouve un contenu
enrichissant."
Avant qu'il quitte la pièce, je lui demandai si je pouvais participer à la séance de zazen. Il refusa avec fermeté, prétextant que j'aurais mal aux jambes et qu'il ne servait à rien de se presser, ce qui bien sûr attisa encore plus l'envie que j'avais d'essayer. Puis je me retrouvai seul, tout à fait à mon aise dans cette pièce où s'amoncelaient tant de livres anciens sur le bouddhisme. J'étais surpris qu'un homme si modeste d'allure ait pu lire autant. Je goûtai le fruit de kaki qu'il m'avait si gentiment offert, mais il était si amer, si âcre, qu'aussitôt mes papilles semblèrent comme tétanisées. Je me demandai si le maître l'avait fait exprès et avait voulu se moquer de moi mais, impressionné par sa gentillesse, j'essayai quand même le second kaki. Il me sembla beaucoup plus doux, peut-être ma
langue s'était-elle habituée. J'en choisis soigneusement un troisième qui paraissait plus mûr: Ah! enfin! celui-là était vraiment délicieux. A force d'essayer, j'avais tout de même trouvé. Le quatrième était au moins aussi bon. Puis je me tournai vers les livres que le maître m'avait laissés. Je commençai par son carnet de notes.
Tout de suite je tombai sur des remarques qui me frappèrent par leur profondeur. En voici quelques extraits qui me sont restés à l'esprit:
"Zazen, c'est appréhender quelque chose de l'esprit du Bouddha, par
l'expérience.
Zazen, c'est changer radicalement notre propre esprit.
Zazen est une révolution fondamentale de notre vie.
Zazen, c'est renaître, c'est découvrir une vie nouvelle.
Zazen, c'est passer sous un arc de triomphe. C'est la plus grande victoire de notre vie.
Le vrai zazen est la grande porte pour pénétrer le secret du bouddhisme. Et zazen est lui-même le secret et l'essence du bouddhisme.
Zazen est lui-même le satori (l'illumination). Le satori n'est que la pratique du zazen.
Zazen n'est ni l'austérité ni la mortification. C'est le véritable accès au bonheur, à la paix, à la liberté.
Zazen, c'est la re-création de soi-même, et c'est la compréhension du vrai soi.
Zazen n'est ni un raisonnement, ni une théorie, ni une idée. Ce n'est pas une connaissance à saisir par le cerveau, c'est uniquement une pratique.
Zazen n'est pas un "jeu" dialectique, ni un concept philosophique.
Zazen, c'est la suprême sagesse. C'est trouver la vraie liberté de notre esprit.
Zazen est la percée de l'homme vers l'ultime et sa possibilité d'expérimenter la réponse de l'ultime.
Zazen, c'est la transmission du véritable esprit du maître au disciple. C'est une transmission directe, une communication immédiate d'esprit à esprit, d'être à être.
Zazen, c'est l'abandon de tout notre moi. C'est l'oubli de notre moi. C'est le total renoncement à ce moi. Car nous ne pouvons trouver tout qu'en abandonnant tout.
Zazen, c'est se fondre avec tout l'univers.
Réfléchis, analyse tes besoins spirituels, tourne-toi vers les requêtes fondamentales et suprêmes de l'homme.
Le Zen est une nouvelle vie.
Le Zen nous permet de nous adapter à notre environnement, mais non de nous laisser submerger par lui.
Nous ne devons pas nous laisser dominer par notre histoire ni par la société dans laquelle nous vivons, mais en aucun cas nous ne devons l'ignorer ou être incapable de nous harmoniser avec elle.
Le Zen nous permet d'aller jusqu'au bout de notre solitude; l'homme seul doit pouvoir découvrir jusqu'au plus intime de lui-même. Comme le Shodoka l'exprime si bien, il avance seul celui qui est émancipé.
Un homme saint n'a besoin de rien. Celui qui a atteint son véritable moi avance à grands pas, personne ne lui est supérieur, il se sent un avec l'univers ".
Je me sentais en parfait accord avec toutes ces sentences. Qu'est-ce qui peut donner à l'homme le plus grand bonheur? La science, la philosophie, la richesse, l'amour? Assurément, l'homme peut trouver le bonheur de diverses façons, mais seul l'éveil intérieur peut lui procurer le véritable bonheur, seul cet éveil soulage les douleurs et apaise les angoisses. Ceux qui convoitent ou qui courent après les bonheurs extérieurs ne seront jamais satisfaits -même s'ils atteignent les plushauts postes de responsabilité, même s'ils rencontrent les plus belles femme, même s'ils sont les plus riches- s'ils n'acceptent pas de perdre ou de rétrograder sans rien regretter, s'ils ne peuvent trouver la joie dans la plus grande simplicité -dans le souffle du vent, par exemple. Certains pensent que, quand ils sont amoureux, la religion ne leur est plus nécessaire, mais toute chose change, rien ne reste stable ni ne s'arrête, toute trace de quoi que ce soit disparaît et personne n'est éternel. Ce sont ces changements qui créent notre solitude. Il faut
comprendre que ce monde de la relativité et du changement est infini. J'étais complètement absorbé dans la lecture des livres que m'avait laissés Kodo. Lorsque le maître rentra, il remarqua immédiatement tous les kakis manquants et parut surpris de ma gloutonnerie. Il me proposa alors de me rincer la bouche avec quelque chose de meilleur. C'était une bouteille d'eau de vie de riz qu'il tira d'un vieux papier journal:
"Elle vient de la meilleure cuvée. C'est un certain Koga qui me l'a envoyée. Ne le dis à personne car tu es le premier à qui je vais en faire goûter. Mais fais attention de ne pas trop en boire car c'est un alcool très fort. Il vaudrait mieux que tu ne te retrouves pas ivre mort dans la rue!"
Il me disait cela tout en me versant un plein bol à thé de cet alcool à 45°.
- Ohlala, Maître, mais c'est beaucoup trop pour me rincer la bouche!
- Tais-toi! Ici, tu n'as rien à dire."
Il me tendit le bol rempli à ras bord.
- Bon. Et maintenant, bois cul sec! Kampai!".
Je ne savais que faire de cette coupe débordante. Je me méfiais un peu car je pensais qu'il était en train de me jouer un tour. J'approchai lentement la coupe de mes lèvres puis avalai d'un seul coup, me rappelant le fameux litre de saké que j'avais avalé d'un seul coup quand j'étais plus jeune, exaspéré par mes camarades qui s'étaient moqués de moi en me disant que je n'étais pas un homme si je ne buvais pas d'alcool. Le résultat en avait été que j'étais tombé dans le coma et
m'étais retrouvé à l'hôpital.
"Tu vois bien que tu l'as bu, me dit Kodo. Que dirais-tu d'un autre bol?
- Ah non non non, merci. Cet alcool, il est vraiment trop trop fort...
Non non non, ça suffit!
- Allons, tu es assez costaud pour en absorber un deuxième kampai", dit-il en souriant.
Je m'éxécutai mais, tandis qu'il rangeait sa bouteille, mon estomac s'enflamma soudain comme une fournaise. J'avais le visage en feu.
" Je veux vous remercier de m'avoir fait goûter cette délicieuse eau de vie, dis-je, dans un drôle d'état.
- Surtout, ne dis rien à personne!" me répéta-t-il.
Il semblait que mon estomac allait exploser. Il fallait que je quitte ce temple au plus vite, sinon les moines allaient me ramener ivre-mort jusqu'à la porte. Je pris donc congé du maître qui me dit:
" Reviens dimanche prochain, je te montrerai zazen. "
Pourquoi m'avait-il encouragé à boire alors que l'alcool était interdit à celui qui voulait atteindre la sagesse du Bouddha? L'effet de cette eau de vie commençait à se faire sentir. Je remuai vaguement les bras pour le saluer et la tête me tournait déjà quand j'ouvris la porte pour sortir. Mais il me rappela et me remit les livres qu'il avait voulu me
prêter en m'accusant d'impolitesse pour ne pas les avoir emportés. Je m'excusai et me hâtai vers la sortie qui se trouvait tout au bout du couloir. J'avais beau faire vite, je perdais peu à peu tout contrôle. Au bout d'un moment, je m'aperçus que je tournais le dos à la sortie. Puis, tout à coup, je me souvins de mes belles chaussures toutes neuves que
j'avais oubliées à l'entrée. Je m'élançai dans cette direction, prenant la décision de les emporter jusqu'à la pièce du maître la prochaine fois. Je fouillai furieusement la boîte où s'amassaient toutes les chaussures avant d'y trouver les miennes. Maintenant, il fallait aller jusqu'au grand portail... mais où pouvait-il bien être? Titubant et chancelant, je me mis à chanter à tue-tête. Mes jambes se dérobaient sous moi, j'étais de plus en plus attiré vers le sol. Gare aux moines du temple s'ils me découvrent, ça va faire un scandale
épouvantable! Il faut absolument que je trouve un coin solitaire où personne ne me voie!
Je m'allongeai finalement lourdement sous un pin, derrière des broussailles. Mon coeur battait la chamade. "Il m'a encore joué un bon tour, ce maître. Voilà que j'ai enfreint les règles du bouddhisme. Et puis maintenant, mes vêtements sont tout sales. Il faudrait que je me relève mais... "
Finalement, je fis un grand effort mais ne réussis qu'à redresser la nuque. Afin de reprendre mes esprits, je me mis à respirer profondément comme en zazen. Je m'aperçus alors que mon derrière était humide. Je m'étais assis sur une crotte de chien toute fraîche. C'en était fait de mes vêtements! J'essayais de m'essuyer avec un mouchoir mais je n'arrivais pas à me débarrasser de cette horrible odeur. Il ne fallait pour rien au monde que l'on me voie dans un tel état! Enfin, je parvins à me remettre debout, chancelant, puant, le sang à la tête; fuyant le regard des passants. Je quittai le temple de Soji-ji et
hélai un taxi. Le chauffeur de taxi me fit un sourire complice: "En voilà au moins un qui commence bien sa journée! Vous avez la chance de pouvoir vous enivrer dès le matin! " Alors je lui racontai ma mésaventure, qui le fit bien rire."
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