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Par metanoia1 le 12 Novembre 2010 à 21:00
Des Erreurs
et
de la Vérité,
ou
Les Hommes rappelés au Principe universel
de la Science
Ouvrage dans lequel,
en faisant remarquer aux observateurs l’incertitude de leurs recherches, et leurs méprises
continuelles, on leur indique la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence
physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la nature matérielle, la nature
immatérielle, et la nature sacrée, sur la base des gouvernements politiques, sur l’autorité des
souverains, sur la justice civile et criminelle, sur les sciences, les langues, et les arts.
Par un Phil… Inc…
A EDIMBOURG
1775
(Sommaire page 191)
[3]1 L’ouvrage que j’offre aux hommes n’est point un recueil de conjectures, ce n’est point
un système que je leur présente, je crois leur faire un don plus utile. Ce n’est pas néanmoins
la science même que je viens leur apporter : je sais trop que ce n’est pas de l’homme que
l’homme doit l’attendre : c’est seulement un rayon de leur propre flambeau que je ranime
devant eux, afin qu’il les éclaire sur les idées fausses qu’on leur a données de la Vérité, de
même que sur les armes faibles et dangereuses que des mains mal sûres ont employées pour
la défendre.
J’ai été vivement affecté, je l’avoue, en jetant les yeux sur l’état actuel de la Science ; j’ai
vu combien les méprises l’ont défigurée, j’ai vu le voile hideux dont on l’a couverte, et pour
l’intérêt de mes semblables j’ai cru qu’il était de mon devoir de l’arracher.
Sans doute que pour une telle entreprise, il me faut plus que des ressources ordinaires :
mais, sans m’expliquer sur celles que j’emploie, il suffira de dire qu’elles tiennent à la nature
même des hommes, qu’elles ont toujours été connues de quelques-uns d’entre eux depuis
l’origine des choses, et qu’elles ne seront jamais retirées totalement de dessus la Terre, tant
qu’il y aura des Etres pensants.
C’est là où j’ai puisé l’évidence et la conviction des vérités dont la recherche occupe tout
l’Univers.
Après cet aveu, si l’on m’accusait encore d’enseigner une doctrine inconnue on ne pourrait
pas au moins me soupçonner d’en être l’inventeur, puisque si elle tient à la nature des
hommes, non seulement elle ne vient pas de moi, mais même il m’eût été impossible d’en
établir solidement aucune autre.
Et vraiment, si le lecteur ne prononce pas sur l’ouvrage, avant d’en avoir aperçu
l’ensemble et la liaison, s’il se donne le temps de sentir le poids et l’enchaînement des
principes que je lui expose : il conviendra qu’ils sont la vraie clef de toutes les Allégories et
des Fables mystérieuses de tous les peuples, la source première de toutes les espèces
d’institutions, le modèle même des lois qui dirigent l’Univers et qui constituent tous les
Etres ; c’est-à-dire qu’ils servent de base à tout ce qui existe et à tout ce qui s’opère, soit
dans l’homme et par la main de l’homme, soit hors de l’homme et indépendamment de sa
volonté ; et que par conséquent, hors de ces principes, il ne peut y avoir de véritable Science.
De là, il connaîtra plus facilement encore, pourquoi l’on voit parmi les hommes une variété
universelle de Dogmes et de systèmes ; pourquoi l’on aperçoit [4] cette multitude
innombrable de sectes philosophiques, politiques et religieuses, dont chacune est aussi peu
d’accord avec elle-même qu’avec toutes les autres sectes ; pourquoi malgré les efforts que les
chefs de ces différentes sectes font tous les jours pour se former une doctrine stable sur les
points les plus importants, et pour concilier les opinions particulières, ils ne peuvent jamais y
parvenir ; pourquoi, n’offrant rien de fixe à leurs Disciples, non seulement ils ne les
persuadent pas, mais ils les exposent même à se défier de toute science, pour n’en avoir
connu que d’imaginaires ou de vicieuses ; pourquoi enfin les Instituteurs et les observateurs
montrent sans cesse à découvert qu’ils n’ont ni la règle, ni la preuve du vrai ; le lecteur
conclura, dis-je, que si les principes dont je traite, sont le seul fondement de toute vérité, c’est
pour les avoir oubliés, que toutes ces erreurs dévorent la Terre, et qu’ainsi il faut qu’on les y
ait presque généralement méconnus, puisque l’ignorance et l’incertitude y sont comme
universelles.
Tels sont les objets sur lesquels l’homme qui cherche à connaître, pourra trouver ici à se
former des idées plus saines et plus conformes à la nature du germe qu’il porte en lui-même.
Cependant, quoique la Lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que
tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans son éclat. C’est pour cela que le petit nombre
des hommes dépositaires des vérités que j’annonce, est voué à la prudence et à la discrétion
par les engagements les plus formels.
1 La pagination rappelée entre crochets droits correspond à une récente réédition de l’ouvrage par l’Arbre d’Or, Genève, janvier 2007.
Aussi me suis-je promis d’user de beaucoup de réserve dans cet écrit, et de m’y envelopper
souvent d’un voile que les yeux les moins ordinaires ne pourront pas toujours percer,
d’autant que j’y parle quelquefois de toute autre chose que de ce dont je parais traiter.
Par la même raison, quoique je réunisse sous le même point de vue un nombre
considérable de sujets différents, à peine ai-je montré l’esquisse du vaste tableau que je
pouvais offrir ; néanmoins, j’en dis assez pour donner à penser au plus grand nombre, sans
en excepter ceux qui en fait de science, jouissent de la plus haute célébrité.
Mais n’ayant pour but que le bien de l’homme en général, et surtout ne voulant point faire
naître la discorde parmi les individus, je n’attaque directement, ni aucun des Dogmes reçus,
ni aucune des Institutions politiques établies ; et même dans mes remarques sur les sciences
et sur les différents systèmes, je me suis interdit tout ce qui pourrait avoir le moindre rapport
avec des objets trop particuliers.
De plus, j’ai cru ne devoir employer aucune citation, parce que premièrement, je fréquente
peu les Bibliothèques, et que les livres que je consulte ne s’y [5] trouvent pas ; en second lieu,
parce que des vérités qui ne reposeraient que sur des témoignages, ne seraient plus des
vérités.
Il est à propos, je pense, d’exposer ici l’ordre et le plan de cet ouvrage. On y verra d’abord
quelques observations sur le bien et le mal, pourquoi les systèmes modernes ont confondu
l’un et l’autre, et ont été forcés par là d’en nier les différences. Un coup d’oeil jeté rapidement
sur l’homme, éclaircira pleinement cette difficulté, et apprendra pourquoi il se trouve encore
dans la plus profonde ignorance, non seulement sur ce qui l’environne, mais encore sur sa
véritable nature. Les distinctions qui se trouvent entre ses facultés, se confirmeront par celles
que nous ferons remarquer même entre les facultés des Etres inférieurs ; par là nous
démontrerons l’universalité d’une double loi dans tout ce qui est soumis au temps. La
nécessité d’une troisième loi temporelle, sera encore bien plus clairement prouvée en faisant
voir que la double loi est absolument dans sa dépendance.
Les méprises qui ont été faites sur tous ces objets, dévoileront clairement la cause de
l’obscurité, de la variété et de l’incertitude qui se montrent dans tous les ouvrages des
hommes, de même que dans toutes les Institutions, tant civiles que sacrées, auxquelles ils sont
enchaînés ; ce qui apprendra quelle doit être la vraie source de la Puissance souveraine
parmi eux, et celle de tous les droits qui constituent leurs différents établissements. Nous
ferons les mêmes applications sur les principes reçus dans les hautes sciences, et
principalement dans les mathématiques où l’origine et la véritable cause des erreurs
paraîtront avec évidence.
Enfin, nous rappellerons à l’homme celui de ses attributs naturels qui le distingue le mieux
des autres Etres, et qui est le plus propre à le rapprocher de toutes les connaissances qui
conviennent à sa nature. Tous ces objets sont renfermés dans sept divisions, lesquelles
quoique reposant toutes sur la même base, offrent cependant chacune un sujet différent.
Si quelques-uns avaient peine à admettre les principes que je viens rappeler aux hommes,
comme leur embarras ne viendrait que de ce qu’ils auraient suivi leur propre sens et non
celui de l’ouvrage, ils ne doivent pas attendre de moi d’autres explications, d’autant que pour
eux, elles ne seraient pas plus claires que l’ouvrage même.
On s’apercevra facilement, en lisant ces réflexions, que je me suis peu attaché à la forme,
et que j’ai négligé les avantages de la diction ; mais si le lecteur est de bonne foi, il
conviendra que je m’en suis encore trop occupé, car mon sujet n’en avait pas besoin.
[6] [Page titre]
[7]
1
De la cause des erreurs
C’EST un spectacle bien affligeant, lorsqu’on veut contempler l’homme, de le voir à la fois
tourmenté du désir de connaître, n’apercevant les raisons de rien, et cependant ayant l’audace
et la témérité de vouloir en donner à tout. Au lieu de considérer les ténèbres qui l’entourent, et
de commencer par en sonder la profondeur ; il s’avance, non seulement comme s’il était sûr
de les dissiper, mais encore comme s’il n’y avait point d’obstacles entre la Science et lui :
bientôt même s’efforçant de créer une Vérité, il ose la mettre à la place de celle qu’il devrait
respecter en silence, et sur laquelle il n’a presque aujourd’hui d’autre droit, que de la désirer
et de l’attendre.
Et en effet, s’il est absolument séparé de la Lumière, comment pourra-t-il seul allumer le
flambeau qui doit lui servir de guide ? Comment pourra-t-il, par ses propres facultés, produire
une Science qui lève tous ses doutes ? Ces lueurs et ces apparences de réalité qu’il croit
découvrir dans les prestiges de son imagination, ne s’évanouissent-elles pas au plus simple
examen ? et après avoir enfanté des fantômes sans vie et sans consistance, ne se voit-il pas
forcé de les remplacer par de nouvelles illusions, qui bientôt après ont le même sort, et le
laissent plongé dans les plus affreuses incertitudes ?
Heureux, néanmoins, si sa faiblesse était l’unique cause de ses méprises ! sa situation en
serait beaucoup moins déplorable, car ne pouvant, par sa nature, trouver de repos que dans la
vérité, plus les épreuves seraient douloureuses, plus elles serviraient à le ramener au seul but
qui soit fait pour lui.
Mais ses erreurs prennent encore leur source dans sa volonté déréglée ; on voit que loin
d’employer à son avantage le peu de forces qui lui restent, il les dirige presque toujours contre
la Loi de son Etre : on voit, dis-je, que loin d’être retenu par cette obscurité qui l’environne,
c’est de sa propre main qu’il se met le bandeau sur les yeux. Alors, n’entrevoyant plus la
moindre clarté, le désespoir ou la frayeur l’entraînent, et il se jette lui-même dans des sentiers,
dangereux qui l’éloignent à jamais de sa véritable route.
C’est donc par ce mélange de faiblesses et d’imprudences que se perpétue l’ignorance de
l’homme ; telle est la source de ses inconséquences continuelles ; en sorte que, consumant ses
jours dans des efforts inutiles et vains, on doit peu s’étonner que ses travaux ne produisent
aucuns fruits, ou ne laissent après eux que de l’amertume.
[8] Toutefois lorsque je rappelle ici les écarts et la marche inconsidérée de mes semblables,
je suis bien éloigné de vouloir les avilir à leurs propres yeux ; le plus ardent de mes voeux, au
contraire, serait qu’ils ne perdissent jamais de vue la grandeur dont ils sont susceptibles.
Puissé-je au moins y contribuer en essayant de faire évanouir devant eux les difficultés qui les
arrêtent, en excitant leur courage, et en leur montrant la voie qui mène au but de leurs désirs !
Au premier coup d’oeil que l’homme voudra jeter sur lui-même, il n’aura pas de peine à
sentir, et à avouer qu’il doit y avoir pour lui une Science ou une Loi évidente, puisqu’il y en a
une pour tous les Etres, quoiqu’elle ne soit pas universellement dans tous les Etres, et puisque
même, au milieu de nos faiblesses, de notre ignorance et de nos méprises, nous ne nous
occupons qu’à chercher la paix et la lumière.
Alors, quoique les efforts que l’homme fait journellement pour atteindre au but de ses
recherches, aient si rarement des succès, on ne doit pas croire pour cela que ce but soit
imaginaire, mais seulement que l’homme se trompe sur la route qui y conduit, et qu’il est, par
conséquent, dans la plus grande des privations, puisqu’il ne connaît pas même le chemin par
lequel il doit marcher.
De la vérité
On peut donc convenir dès à présent que le malheur actuel de l’homme n’est pas d’ignorer
qu’il y a une vérité, mais de se méprendre sur la nature de cette vérité ; car ceux mêmes qui
ont prétendu la nier et la détruire, n’ont jamais cru pouvoir y réussir sans avoir une autre
vérité à lui substituer. Et en effet, ils ont revêtu leurs opinions chimériques, de la force, de
l’immutabilité, de l’universalité, en un mot, de toutes les propriétés d’un Etre réel et existant
par soi ; tant ils sentaient qu’une Vérité ne saurait être telle sans exister essentiellement, sans
être invariable et absolument indépendante, comme ne tenant que d’elle-même la source de
son existence ; puisque, si elle l’avait reçue d’un autre Principe, celui-ci pourrait la replonger
dans le néant ou l’inaction dont il l’aurait tirée.
Ainsi, ceux qui ont combattu la vérité, ont prouvé par leurs propres systèmes qu’ils avaient
l’idée indestructible d’une Vérité. Répétons-le donc, ce qui tourmente ici-bas la plupart des
hommes, c’est moins de savoir s’il y a une Vérité, que de savoir quelle est cette Vérité.
Du bien et du mal
Mais ce qui trouble ce sentiment dans l’homme, et obscurcit si souvent en lui les rayons les
plus vifs de cette lumière, c’est le mélange continuel de bien et de mal, de clartés et de
ténèbres, d’harmonie et de désordres qu’il aperçoit dans l’Univers et dans lui-même. Ce
contraste universel l’inquiète, et répand dans ses idées une confusion qu’il a peine à démêler.
Affligé, autant que surpris, d’un si étrange assemblage, s’il veut l’expliquer, il s’abandonne
aux opinions les plus funestes, en sorte que cessant bientôt de sentir cette même Vérité, il perd
toute [9] la confiance qu’il avait en elle. Le plus grand service qu’on pût lui rendre dans la
pénible situation où il se trouve, serait donc de le persuader qu’il peut connaître la source et
l’origine de ce désordre qui l’étonne, et surtout de l’empêcher d’en rien conclure contre cette
Vérité qu’il avoue, qu’il aime, et dont il ne peut se passer.
Du bon et du mauvais principe
Il est certain qu’en considérant les révolutions et les contrariétés qu’éprouvent tous les
Etres de la Nature, les hommes ont dû avouer qu’elle était sujette aux influences du bien et du
mal, ce qui les amenait nécessairement à reconnaître l’existence de deux Principes opposés.
Rien, en effet, de plus sage que cette observation, et rien de plus juste que la conséquence
qu’ils en ont tirée. Pourquoi n’ont-ils pas été aussi heureux lorsqu’ils ont tenté d’expliquer la
nature de ces deux Principes ? Pourquoi ont-ils donné à leur science une base trop étroite qui
les force de détruire eux-mêmes à tout instant, les systèmes qu’ils y veulent appuyer ?
C’est qu’après avoir négligé les vrais moyens qu’ils avaient de s’instruire, ils ont été assez
inconsidérés pour prononcer d’eux-mêmes sur cet objet sacré, comme si, loin du séjour de la
lumière, l’homme pouvait être assuré de ses jugements. Aussi, après avoir admis les deux
Principes, ils n’ont pas su en reconnaître la différence.
Tantôt ils leur ont accordé une égalité de force et d’ancienneté qui les rendait rivaux l’un de
l’autre, en les plaçant au même rang de puissance et de grandeur.
Tantôt, à la vérité, ils ont annoncé le mal comme étant inférieur au bien en tout genre ; mais
ils se sont contredits eux-mêmes lorsqu’ils ont voulu s’étendre sur la nature de ce mal et sur
son origine. Tantôt ils n’ont pas craint de placer le mal et le bien dans un seul et même
Principe, croyant honorer ce Principe en lui attribuant une puissance exclusive qui le rend
auteur de toutes choses sans exception, c’est-à-dire, que par-là ce Principe se trouve à la fois
père et tyran, détruisant à mesure qu’il élève, méchant, injuste à force de grandeur, et devant
par conséquent se punir lui-même pour le maintien de sa propre justice.
A la fin, las de flotter dans ces incertitudes, sans pouvoir trouver une idée solide, quelquesuns
ont pris le parti de nier l’un et l’autre Principe ; ils se sont efforcés de croire que tout
marchait sans ordre et sans loi, et ne pouvant expliquer ce que c’était que le bien et le mal, ils
ont dit qu’il n’y avait ni bien ni mal.
Quand, sur cette assertion, on leur a demandé quelle était donc l’origine de tous ces
préceptes universellement répandus sur la terre, de cette voix intérieure et uniforme qui force,
pour ainsi dire, tous les peuples à les adopter, et qui même, au milieu de ses égarements, fait
sentir à l’homme qu’il a une destination bien supérieure aux objets dont il s’occupe ; alors ces
observateurs continuant [10] à s’aveugler, ont traité d’habitudes, les sentiments les plus
naturels ; ils ont attribué à l’organisation et à des lois mécaniques, la pensée et toutes les
facultés de l’homme; de-là ils ont prétendu, qu’en raison de sa faiblesse, les grands
événements physiques avaient dans tous les temps produit en lui la crainte et l’effroi ;
qu’éprouvant sans cesse sur son débile individu la supériorité des éléments et des Etres dont il
est entouré, il avait imaginé qu’une certaine puissance indéfinissable gouvernait et
bouleversait, à son gré, la Nature ; d’où il s’était fait une suite de principes chimériques de
subordination et d’ordre, de punitions et de récompenses, que l’éducation et l’exemple avaient
perpétués, mais avec des différences considérables, relatives aux circonstances et aux climats.
Fausse doctrine sur les deux principes
Prenant ensuite pour preuve la variété continuelle des usages et des coutumes arbitraires
des peuples, la mauvaise foi et la rivalité des Instituteurs, ainsi que le combat des opinions
humaines, fruit du doute et de l’ignorance, il leur a été facile de démontrer que l’homme ne
trouvait, en effet, autour de lui, qu’incertitudes et contradictions, d’où ils se sont crus
autorisés à affirmer de nouveau qu’il n’y a rien de vrai, ce qui est dire que rien n’existe
essentiellement ; puisque, selon ce qui a déjà été exposé, l’existence et la vérité ne sont
qu’une même chose.
Voilà cependant les moyens que ces Maîtres imprudents ont employés pour annoncer leur
doctrine et pour la justifier ; voilà les sources empoisonnées d’où sont découlés sur la terre,
tous les fléaux qui affligent l’homme, et qui le tourmentent plus encore que ses misères
naturelles.
Combien nous auraient ils donc épargné d’erreurs et de souffrances, si, loin de chercher la
vérité dans les apparences de la nature matérielle, ils se fussent déterminés à descendre en
eux-mêmes ; qu’ils eussent voulu expliquer les choses par l’homme, et non l’homme par les
choses, et qu’armés de courage et de patience, ils eussent poursuivi, dans le calme de leur
imagination, la découverte de cette lumière que nous désirons tous avec tant d’ardeur. Peutêtre
n’eut-il pas été en leur pouvoir de la fixer du premier coup d’oeil ; mais frappés de l’éclat
qui l’environne, et employant toutes leurs facultés à la contempler, ils n’eussent pas songé à
prononcer d’avance sur sa nature, ni à vouloir la faire connaître à leurs semblables, avant
d’avoir pris ses rayons pour guides.
Lorsque l’homme, après avoir résisté courageusement, parvient à surmonter tout ce qui
répugne à son être, il se trouve en paix avec lui-même, et dès lors il l’est avec toute la nature.
Mais si, par négligence, ou lassé de combattre, il laisse entrer en lui la plus légère étincelle
d’un feu étranger à sa propre essence, il souffre et languit jusqu’à ce qu’il en soit entièrement
délivré.
C’est ainsi que l’homme a reconnu d’une manière encore plus intime, qu’il y avait deux
Principes différents, et comme il trouve avec l’un le bonheur et la [11] paix, et que l’autre est
toujours accompagné de fatigues et de tourments, il les a distingués sous les noms de Principe
bon, et de Principe mauvais.
De la différence des deux principes
Dès lors, s’il eût voulu faire la même observation sur tous les Etres de l’univers, il lui aurait
été facile de fixer ses idées sur la nature du bien et du mal, et de découvrir par ce moyen quel
est leur véritable origine. Disons donc que le bien est, pour chaque être, l’accomplissement de
sa propre loi, et le mal, ce qui s’y oppose. Disons que chacun des Etres, n’ayant qu’une seule
loi, comme tenant tous à une Loi première qui est une, le bien, ou l’accomplissement de cette
loi, doit être unique aussi, c’est-à-dire, être seul et exclusivement vrai, quoiqu’il embrasse
l’infinité des Etres.
Au contraire, le mal ne peut avoir aucune convenance avec cette loi des Etres, puisqu’il la
combat ; dès lors il ne peut plus être compris dans l’unité, puisqu’il tend à la dégrader, en
voulant former une autre unité. En un mot, il est faux, puisqu’il ne peut pas exister seul ; que
malgré lui la Loi des Etres existe en même temps que lui, et qu’il ne peut jamais la détruire,
lors même qu’il en gêne ou qu’il en dérange l’accomplissement.
J’ai dit, qu’en s’approchant du bon Principe, l’homme était, en effet, comblé de délices, et
par conséquent, au-dessus de tous les maux ; c’est qu’alors il est entier à sa jouissance, qu’il
ne peut avoir ni le sentiment, ni l’idée d’aucun autre Etre ; et qu’ainsi, rien de ce qui vient du
mauvais Principe ne peut se mêler à sa joie, ce qui prouve que l’homme est là dans son
élément, et que sa loi d’unité s’accomplit.
Mais s’il cherche un autre appui que celui de cette loi qui lui est propre, sa joie est d’abord
inquiète et timide ; il ne jouit qu’en se reprochant sa jouissance, et se partageant un moment
entre le mal qui l’entraîne et le bien qu’il a quitté, il éprouve sensiblement l’effet de deux lois
opposées, et il apprend par le mal-être qui en résulte, qu’il n’y a point alors d’unité pour lui,
parce qu’il s’est écarté de sa loi. Bientôt, il est vrai, cette jouissance incertaine se fortifie, et
même le domine entièrement ; mais loin d’en être plus une et plus vraie, elle produit dans les
facultés de l’homme un désordre d’autant plus déplorable, que l’action du mal étant stérile et
bornée, les transports de celui qui s’y livre, ne font que l’amener plus promptement à un vide
et à un abattement inévitable.
Voici donc la différence infinie qui se trouve entre les deux Principes ; le bien tient de luimême
toute sa puissance et toute sa valeur ; le mal n’est rien, quand le bien règne. Le bien fait
disparaître, par sa présence, jusqu’à l’idée et aux moindres traces du mal ; le mal, dans ses
plus grands succès, est toujours combattu et importuné par la présence du bien. Le mal n’a par
lui-même aucune force, ni [12] aucuns pouvoirs ; le bien en a d’universels qui sont
indépendants, et qui s’étendent jusque sur le mal même.
Ainsi, il est évident qu’on ne peut admettre aucune égalité de puissance, ni d’ancienneté
entre ces deux Principes ; car un Etre ne peut en égaler un autre en puissance, qu’il ne l’égale
aussi en ancienneté, puisque ce serait toujours une marque de faiblesse et d’infériorité dans
l’un des deux Etres de n’avoir pu exister aussitôt que l’autre. Or, si antérieurement, et dans
tous les temps, le bien avait coexisté avec le mal, ils n’auraient jamais pu acquérir aucune
supériorité puisque, dans cette supposition, le mauvais Principe étant indépendant du bon, et
ayant par conséquent le même pouvoir, ou ils n’auraient eu aucune action l’un sur l’autre, ou
ils se seraient mutuellement balancés et contenus : ainsi, de cette égalité de puissance, il serait
résulté une inaction et une stérilité absolue dans ces deux Etres, parce que leurs forces
réciproques se trouvant sans cesse égales et opposées, il leur eut été impossible à l’un et à
l’autre de rien produire.
On ne dira pas que pour faire cesser cette inaction, un Principe supérieur à tous les deux
aura augmenté les forces du bon Principe, comme étant plus analogue à sa nature ; car alors ce
Principe supérieur serait lui-même le Principe bon dont nous parlons. On sera donc forcé, par
une évidence frappante, de reconnaître dans le Principe bon, une supériorité sans mesure, une
unité, une indivisibilité, avec lesquelles il a existé nécessairement avant tout ; ce qui suffit
pour démontrer pleinement que le mal ne peut être venu qu’après le bien. Fixer ainsi
l’infériorité du mauvais principe, et faire voir son opposition au Principe bon, c’est prouver
qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y aura jamais entre eux la moindre alliance, ni la moindre
affinité ; car pourrait-il entrer dans la pensée, que le mal eût jamais été compris dans l’essence
et dans les facultés du bien, auquel il est si diamétralement opposé ?
Mais cette conclusion nous conduit nécessairement à une autre, tout aussi importante, qui
est de nous faire sentir que ce bien, quelque puissant qu’il soit, ne peut coopérer en rien à la
naissance et aux effets du mal ; puisqu’il faudrait, ou qu’avant l’origine du mal, il y eût eu
dans le Principe bon quelque germe, ou faculté mauvaise ; et avancer cette opinion, ce serait
renouveler la confusion que les jugements et les imprudences des hommes ont répandue sur
ces matières ; ou il faudrait que depuis la naissance du mal, le bien eût pu avoir avec lui
quelque commerce et quelque rapport, ce qui est impossible et contradictoire. Quelle est donc
l’inconséquence de ceux qui, craignant de borner les facultés du bon Principe, s’obstinent à
enseigner une doctrine, si contraire à sa nature, que de lui attribuer généralement tout ce qui
existe, même le mal et le désordre ?
Le mal, résultat de la liberté
Il n’en faut pas davantage pour faire sentir la distance incommensurable qui [13] se trouve
entre les deux Principes, et pour connaître celui auquel nous devons donner notre confiance.
Puisque les idées que je viens d’exposer, ne font que rappeler les hommes à des sentiments
naturels, et à une science qui doit se trouver au fond de leur coeur ; c’est, en même temps,
faire naître en eux l’espérance de découvrir de nouvelles lumières sur l’objet qui nous
occupe ; car l’homme étant le miroir de la vérité ; il en doit voir réfléchir, dans lui-même, tous
les rayons ; et en effet, si nous n’avions rien de plus à attendre que ce que nous promettent les
systèmes des hommes, je n’aurais pas pris la plume pour les combattre.
Mais reconnaître l’existence de ce mauvais Principe, considérer les effets de son pouvoir
dans l’Univers et dans l’homme, ainsi que les fausses conséquences que les observateurs en
ont tirées, ce n’est pas dévoiler son origine. Le mal existe, nous voyons tout autour de nous
ses traces hideuses, quels que soient les efforts qu’on a faits pour nier sa difformité. Or, si ce
mal ne vient point du bon Principe, comment donc a-t-il pu naître ?
Certes, c’est bien là pour l’homme la question la plus importante et celle sur laquelle je
désirerais convaincre tous mes Lecteurs. Mais je ne me suis point abusé sur le succès, et
toutes certaines que soient les vérités que je vais annoncer, je ne serai point surpris de les voir
rejetées ou mal entendues par le plus grand nombre.
Origine du mal
Quand l’homme, s’étant élevé vers le bien, contracte l’habitude de s’y tenir invariablement
attaché, il n’a pas même l’idée du mal ; c’est une vérité que nous avons établie, et que nul Etre
intelligent ne pourra raisonnablement contester. S’il avait constamment le courage et la
volonté de ne pas descendre de cette élévation pour laquelle il est né, le mal ne serait donc
jamais rien pour lui ; et en effet, il n’en ressent les dangereuses influences, qu’à proportion
qu’il s’éloigne du bon Principe ; en sorte qu’on doit conclure de cette punition, qu’il fait alors
une action libre ; car s’il est impossible qu’un Etre non libre s’écarte par lui-même de la Loi
qui lui est imposée, il est aussi impossible qu’il se rende coupable et qu’il soit puni ; ce que
nous ferons concevoir dans la suite en parlant des souffrances des bêtes.
Enfin, la puissance et toutes les vertus, formant l’essence du bon Principe, il est évident que
la sagesse et la justice en sont la règle et la loi, et dès lors c’est reconnaître que si l’homme
souffre, il doit avoir eu le pouvoir de ne pas souffrir.
Oui, si le Principe bon est essentiellement juste et puissant, nos peines sont une preuve
évidente de nos torts, et par conséquent de notre liberté ; lors donc que nous voyons l’homme
soumis à l’action du mal, nous pouvons assurer que c’est librement qu’il s’y est exposé, et
qu’il ne tenait qu’à lui de s’en défendre et de s’en tenir éloigné ; ainsi ne cherchons pas
d’autre cause à ses malheurs que celle [14] de s’être écarté volontairement du bon Principe,
avec lequel il aurait sans cesse goûté la paix et le bonheur.
Appliquons le même raisonnement au mauvais Principe ; s’il s’oppose évidemment à
l’accomplissement de la loi d’unité des Etres, soit dans le sensible, soit dans l’intellectuel, il
faut qu’il soit lui-même dans une situation désordonnée. S’il n’entraîne après lui que
l’amertume et la confusion, il en est sans doute à la fois, et l’objet et l’instrument ; ce qui nous
fait dire qu’il doit être livré sans relâche, au tourment et à l’horreur qu’il répand autour de lui.
Le mal, résultat de la liberté
Or, il ne souffre que parce qu’il est éloigné du bon Principe ; car ce n’est que dès l’instant
qu’ils en sont séparés, que les Etres sont malheureux. Les souffrances du mauvais Principe ne
peuvent donc être qu’une punition, parce que la justice, étant universelle, doit agir sur lui,
comme elle agit sur l’homme ; mais, s’il subit une punition, c’est donc librement qu’il s’est
écarté de la Loi qui devait perpétuer son bonheur ; c’est donc volontairement qu’il s’est rendu
mauvais. C’est ce qui nous engage à dire, que si l’Auteur du mal eût fait un usage légitime de
sa liberté, il ne se serait jamais séparé du bon Principe, et le mal serait encore à naître ; par la
même raison, si aujourd’hui il pouvait employer sa volonté à son avantage, et la diriger vers le
bon Principe, il cesserait d’être mauvais, et le mal n’existerait plus.
Ce ne sera jamais que par l’enchaînement simple et naturel de toutes ces observations, que
l’homme pourra parvenir à fixer ses idées sur l’origine du mal ; car, si c’est en laissant
dégénérer sa volonté, que l’Etre intelligent et libre acquiert la connaissance et le sentiment du
mal, on doit être assuré que le mal n’a pas d’autre principe, ni d’autre existence que la volonté
même de cet Etre libre ; que c’est par cette volonté seule, que le Principe, devenu mauvais, a
donné originairement la naissance au mal, et qu’il y persévère encore aujourd’hui : en un mot,
que c’est par cette même volonté que l’homme a acquis et acquiert tous les jours cette Science
funeste du mal, par laquelle il s’enfonce dans les ténèbres, tandis qu’il n’était né que pour le
bien et pour la lumière.
De la liberté et de la volonté
Si on a agité en vain tant de questions sur la Liberté, et qu’on les ait si souvent terminées
par décider vaguement que l’homme n’en est pas susceptible, c’est qu’on n’a pas observé la
dépendance et les rapports de cette faculté de l’homme avec sa volonté, et qu’on n’a pas su
voir que cette volonté était le seul agent qui pût conserver ou détruire la liberté ; c’est-à-dire,
qu’on cherche dans la liberté une faculté stable, invariable, qui se manifeste en nous
universellement sans cesse, et de la même manière, qui ne puisse ni diminuer ni croître, et que
nous retrouvions toujours à nos ordres, quel que soit l’usage que nous en avions fait. Mais
comment concevoir une faculté qui tienne à l’homme, et qui soit cependant in-[15]dépendante
de sa volonté, tandis que cette volonté constitue son essence fondamentale ?
Et ne conviendra-t-on pas qu’il faut nécessairement, ou que la liberté n’appartienne pas à
l’homme, ou qu’il puisse influer sur elle, par l’usage bon ou mauvais qu’il en fait, en réglant
plus ou moins bien sa volonté ?
Et en effet, lorsque les Observateurs veulent étudier la liberté, ils nous font bien voir qu’elle
doit appartenir à l’homme, puisque c’est toujours dans l’homme, qu’ils sont obligés d’en
suivre les traces et les caractères : mais s’ils continuent à la considérer, sans avoir égard à sa
volonté, n’est-ce pas exactement comme s’ils voulaient lui trouver une faculté qui fût en lui,
mais qui lui fût étrangère ; qui fût à lui, mais sur laquelle il n’eût aucune influence, ni aucun
pouvoir ? Est-il rien de plus absurde et de plus contradictoire ? Est-il étonnant qu’on ne trouve
rien en observant de cette manière, et sera-ce jamais d’après des recherches aussi peu solides,
qu’on pourra prononcer sur notre propre nature ?
Si la jouissance de la Liberté ne dépendait en rien de l’usage de la volonté ; si l’homme ne
pouvait jamais l’altérer par ses faiblesses et ses habitudes déréglées, je conviens qu’alors tous
les actes en seraient fixes et uniformes, et qu’ainsi il n’y aurait point, comme il n’y aurait
jamais eu, de liberté pour lui.
Mais si cette faculté ne peut être telle que les observateurs la conçoivent et voudraient
l’exiger, si sa force peut varier à tout instant, si elle peut devenir nulle par l’inaction, de même
que par un exercice soutenu et par une pratique trop constante des mêmes actes, alors on ne
peut nier qu’elle ne soit à nous et dans nous, et que nous n’ayons, par conséquent, le pouvoir
de la fortifier ou de l’affaiblir ; et cela, par les seuls droits de notre Etre et par le privilège de
notre volonté, c’est-à-dire, selon l’emploi bon ou mauvais que nous faisons volontairement
des lois qui nous sont imposées par notre nature.
Une autre erreur qui a fait proscrire la liberté par ces observateurs, c’est qu’ils auraient
voulu se la prouver par l’action même qui en provient ; en sorte qu’il faudrait, pour les
satisfaire, qu’un acte pût à la fois, être et n’être pas, ce qui étant évidemment impossible, ils
en ont conclu que tout ce qui arrive a dû nécessairement arriver, et par conséquent, qu’il n’y
avait point de liberté. Mais ils auraient dû remarquer que l’acte, et la volonté qui l’a conçu, ne
peuvent qu’être conformes et non pas opposés ; qu’une puissance qui a produit son acte ne
peut en arrêter l’effet ; qu’enfin, la liberté, prise même dans l’acception vulgaire, ne consiste
pas à pouvoir faire le pour et le contre à la fois, mais à pouvoir faire l’un et l’autre
alternativement : or, quand ce ne serait que dans ce sens, l’homme prouverait assez ce qu’on
appelle communément sa liberté, puisqu’il fait visiblement le pour et le contre dans ses
différentes actions successives, et qu’il est le seul Etre de la nature qui puisse ne pas marcher
toujours par la même route.
[16] Mais ce serait s’égarer étrangement que de ne pas concevoir une autre idée de la liberté ;
car cette contradiction dans les actions d’un Etre, prouve, il est vrai, qu’il y a du dérangement
et de la confusion dans ses facultés, mais ne prouve point du tout qu’il soit libre, puisqu’il
reste toujours à savoir, s’il se livre librement ou non, tant au mal qu’au bien ; et c’est en partie
pour avoir mal défini la liberté, que ce point est encore couvert des plus épaisses ténèbres
pour le commun des hommes.
Je dirai donc que la véritable faculté d’un Etre libre, est de pouvoir par lui-même, se
maintenir dans la loi qui lui est prescrite, et de conserver sa force et son indépendance, en
résistant volontairement aux obstacles et aux objets qui tendent à l’empêcher d’agir
conformément à cette Loi ; ce qui entraîne nécessairement la faculté d’y succomber, car il ne
faut pour cela que cesser de vouloir s’y opposer. Alors on doit juger si, dans l’obscurité où
nous sommes, nous pouvons nous flatter de toujours parvenir au but avec la même facilité ; si
nous ne sentons pas, au contraire, que la moindre de nos négligences augmente infiniment
cette tâche, en épaississant le voile qui nous couvre : ensuite portant la vue pour un moment
sur l’homme en général, nous découvrirons que si l’homme peut dégrader et affaiblir sa
liberté à tous les instants, de même l’espèce humaine est moins libre actuellement qu’elle ne
l’était dans ses premiers jours, et à plus forte raison qu’elle ne l’était avant de naître.
Ce n’est donc plus dans l’état actuel de l’homme, ni dans ses actes journaliers, que nous
devons prendre des lumières pour décider de sa vraie liberté, puisque rien n’est plus rare que
d’en voir aujourd’hui des effets purs et entièrement indépendants des causes qui lui sont
étrangères ; mais ce serait être plus qu’insensé d’en conclure qu’elle ne fut jamais au nombre
de nos droits. Les chaînes d’un esclave prouvent, je le sais, qu’il ne peut plus agir selon toute
l’étendue de ses forces naturelles, mais non pas qu’il ne l’a jamais pu ; au contraire, elles
annoncent qu’il le pourrait encore, s’il n’eût pas mérité d’être dans la servitude ; car, s’il ne
lui était pas possible de jamais recouvrer l’usage de ses forces, sa chaîne ne serait pour lui, ni
une punition, ni une honte.
En même temps, de ce que l’homme est si difficilement, si obscurément et si rarement libre
aujourd’hui, on ne serait pas plus raisonnable d’en inférer que ses actions soient indifférentes,
et qu’il ne soit pas obligé de remplir la mesure de bien qui lui est imposée même dans cet état
de servitude ; car la privation de sa liberté consiste en effet à ne pouvoir, par ses propres
forces, obtenir la jouissance entière des avantages renfermés dans le bien pour lequel il a été
fait, mais non à pouvoir s’approcher du mal sans se rendre encore plus coupable ; puisque l’on
verra que son corps matériel ne lui a été prêté que pour faire continuellement [17] la
comparaison du faux avec le vrai, et que jamais l’insensibilité où le conduit chaque jour sa
négligence sur ce point, ne pourra détruire son essence ; ainsi, il suffit qu’il se soit éloigné une
fois de la lumière à laquelle il devait s’attacher, pour rendre la suite de ses écarts inexcusable,
et pour qu’il n’ait aucun droit de murmurer de ses souffrances.
Mais, faut-il le dire, si les observateurs ont tant balbutié sur la liberté de l’homme, c’est
qu’ils n’ont pas encore pris la première notion de ce qu’est sa volonté : rien ne le prouve
mieux que leurs recherches continuelles pour savoir comment elle agit : ne pouvant
soupçonner que son principe dût être en elle-même, ils l’ont cherché dans des causes
étrangères, et voyant, en effet, qu’elle était ici-bas si souvent entraînée par des motifs
apparents ou réels, ils ont conclu qu’elle n’agissait point par elle-même, et qu’elle avait
toujours besoin d’une raison pour se déterminer. Mais si cela était, pourrions-nous dire avoir
une volonté, puisque, loin d’être à nous, elle serait toujours subordonnée aux différentes
causes qui agissent sans cesse sur elle ? N’est-ce pas alors tourner dans le même cercle, et
renouveler la même erreur que nous avons dissipée relativement à la liberté ? En un mot, dire
qu’il n’y a point de volonté sans motifs, c’est dire que la liberté n’est plus une faculté qui
dépende de nous, et que nous n’avons jamais été maîtres de la conserver. Or, raisonner ainsi,
c’est ignorer ce que c’est que la volonté qui annonce précisément un Etre agissant par luimême,
et sans le secours d’aucun autre Etre.
Par conséquent, cette multitude d’objets et de motifs étrangers qui nous séduisent et nous
déterminent si souvent aujourd’hui, ne prouve pas que nous ne puissions vouloir sans eux, et
que nous ne soyons pas susceptibles de liberté, mais seulement qu’ils peuvent prendre empire
sur notre volonté, et l’entraîner quand nous ne nous y opposons pas. Car, avec de la bonne foi,
on conviendra que ces causes extérieures nous gênent et nous tyrannisent ; or, comment
pourrions-nous le sentir et l’apercevoir, si nous n’étions pas essentiellement faits pour agir par
nous-mêmes, et non par l’attrait de ces illusions ?
Quant à la manière dont la volonté peut se déterminer indépendamment des motifs et des
objets qui nous sont étrangers, autant cette vérité paraîtra certaine à quiconque voudra oublier
tout ce qui l’entoure, et regarder en soi, autant l’explication en est-elle un abîme impénétrable
pour l’homme et pour quel que Etre que ce soit, puisqu’il faudrait pour la donner, corporiser
l’incorporel ; ce serait de toutes les recherches la plus nuisible à l’homme, et la plus propre à
le plonger dans l’ignorance et dans l’abrutissement, parce qu’elle porte à faux, et qu’elle use
en vain toutes les facultés qui sont en lui. Aussi, le peu de succès qu’ont eu les observateurs
sur cette matière, n’a servi qu’à jeter dans le découragement ceux qui ont eu l’imprudence de
les suivre, et qui ont voulu chercher auprès d’eux des [18] lumières que leur fausse marche
avait éloignées. Le Sage s’occupe à chercher la cause des choses qui en ont une, mais il est
trop prudent et trop éclairé pour en chercher à celles qui n’en ont point, et la volonté naturelle
à l’homme est de ce nombre, car elle est cause elle-même.
Par cette raison, dés qu’il lui reste toujours une volonté, et qu’elle ne peut se corrompre que
par le mauvais usage qu’il en fait, je continuerai à le regarder comme libre, quoique étant
presque toujours asservi.
Ce n’est point pour l’homme aveugle, frivole et sans désir, que j’expose de pareilles idées ;
comme il n’a que ses yeux pour guides, il juge les choses sur ce qu’elles sont, et non sur ce
qu’elles ont été ; ce serait donc inutilement que je lui présenterais des vérités de cette nature,
puisqu’en les comparant avec ses idées ténébreuses, et avec les jugements de ses sens, il n’y
trouverait que des contradictions choquantes, qui lui feraient nier également ce qu’il aurait
déjà conçu, et ce qu’on lui ferait concevoir de nouveau, pour se livrer ensuite au désordre de
ses affections, et suivre la loi morte et obscure de l’animal sans intelligence.
Mais l’homme, qui se sera assez estimé pour chercher à se connaître, qui aura veillé sur ses
habitudes, et qui ayant déjà donné ses soins à écarter le voile épais qui l’enveloppe, pourrait
tirer quelques fruits de ces réflexions ; celui là, dis-je, peut ouvrir ce livre, je le lui confie de
bon coeur, dans la vue de fortifier l’amour qu’il a déjà pour le bien.
Cependant, quels que soient ceux entre les mains de qui cet écrit pourra tomber, je les
exhorte à ne pas chercher l’origine du mal ailleurs que dans cette source que j’ai indiquée,
c’est-à-dire, dans la dépravation de la volonté de l’Etre ou du Principe devenu mauvais. Je ne
craindrai point d’affirmer qu’en vain ils feraient des efforts pour trouver au mal une autre
cause ; car, s’il avait une base plus fixe et plus solide, il serait éternel et invincible, comme le
bien ; si cet Etre dégradé pouvait produire autre chose que des actes de volonté, s’il pouvait
former des Etres réels et existants, il aurait la même puissance que le Principe bon ; c’est donc
le néant de ses oeuvres qui nous fait sentir sa faiblesse, et qui interdit absolument toute
comparaison entre lui et le bon Principe dont il s’est séparé.
Ancien état du mauvais principe
Ce serait être encore bien plus insensé, de chercher l’origine du bien ailleurs que dans le
bien même ; car après tout ce qu’on vient de voir, si des Etres dégradés, comme le mauvais
Principe et l’homme, ont encore le droit d’être la propre cause de leurs actions, comment
pourrait-on refuser cette propriété au bien, qui, comme tel, est la source infinie de toutes les
propriétés, le germe même et l’agent essentiel de tout ce qui est parfait ? Il faudrait donc
n’avoir pas le sens juste, pour aller chercher la cause et l’origine du bien hors de lui, si elles
ne sont et ne peuvent être que dans lui.
[19] J’en ai dit assez pour faire concevoir l’origine du mal ; cependant l’exposé que j’en ai
fait, m’oblige, premièrement, à donner quelques notions sur la nature et l’état du mauvais
Principe avant sa corruption ; secondement, à prévenir une difficulté qui pourrait arrêter ceux
mêmes qui passent pour les plus instruits sur ces objets ; savoir, pourquoi l’Auteur du mal ne
fait aucun acte de liberté, pour se réconcilier avec le bon Principe ; mais je ne m’arrêterai
qu’un instant sur ces deux objets, pour ne pas interrompre ma marche, et pour ne pas trop
m’écarter des bornes qui me sont prescrites.
En annonçant que le Principe du mal s’était rendu mauvais par le seul acte de sa volonté,
j’ai donné à entendre qu’il était bon avant d’enfanter cet acte. Or était-il alors égal à ce
Principe supérieur que nous avons reconnu précédemment ? Non, sans doute ; il était bon,
sans être son égal ; il lui était inférieur, sans être mauvais ; il était provenu de ce même
Principe supérieur, et dès lors il ne pouvait l’égaler ni en force, ni en puissance ; mais il était
bon, parce que l’Etre qui l’avait produit, était la bonté et l’excellence même ; enfin, il lui était
encore inférieur, parce que ne tenant pas sa loi de lui-même, il avait la faculté de faire ou de
ne pas faire ce qui lui était imposé par son origine ; et par-là, il était exposé à s’écarter de cette
loi et à devenir mauvais, tandis que le Principe supérieur, portant en lui-même sa propre loi,
est dans la nécessité de rester dans le bien qui le constitue, sans pouvoir jamais tendre à une
autre fin.
Quant au second objet, j’ai donné à connaître que si l’Auteur du mal usait de sa liberté pour
se rapprocher du bon principe, il cesserait d’être mauvais et de souffrir, et que dès lors il n’y
aurait plus de mal ; mais on voit tous les jours par ses oeuvres qu’il est comme enchaîné à sa
volonté criminelle, en sorte qu’il n’en produit pas un seul acte qui n’ait pour but de perpétuer
la confusion et le désordre.
Etat actuel du mauvais principe
C’est sur ce point que les fatalistes ont cru triompher, prétendant que le mal porte en soi la
raison et la nécessité de son existence ; ils jettent ainsi les hommes dans le découragement et
le désespoir, puisque, si le mal est nécessaire, il est impossible, à jamais, d’éviter ses coups, et
de conserver aucune espérance de cette paix et de cette lumière qui fait l’objet de tous nos
désirs et de toutes nos recherches ; mais gardons-nous d’adopter ces erreurs, et détruisons les
conséquences dangereuses qui en sont les suites, en exposant la véritable cause de la durée du
mal.
En descendant en nous-mêmes, il nous sera aisé de sentir que c’est une des premières lois
de la Justice universelle, qu’il y ait toujours un rapport exact entre la nature de la peine et
celle du crime, ce qui ne se peut qu’en assujettissant le prévaricateur à des actes impuissants,
semblables à ceux qu’il a criminellement [20] produits, et par conséquent opposés à la loi
dont il s’est écarté. Voilà pourquoi l’Auteur du mal, s’étant corrompu par le coupable usage
de sa liberté, persévère dans sa volonté mauvaise, de la même manière qu’il l’a conçue, c’està-
dire, qu’il ne cesse de s’opposer aux actes et à la volonté du Principe bon, et que, dans ces
vains efforts, il éprouve une continuité des mêmes souffrances, afin que, selon les lois de la
justice, ce soit dans l’exercice même de son crime qu’il rencontre sa punition.
Incompatibilité du bien et du mal
Mais ajoutons encore quelques réflexions sur un sujet aussi important.
Si le bon Principe est l’unité essentielle, s’il est la bonté, la pureté et la perfection même, il
ne peut souffrir en lui ni division, ni contradiction, ni souillure ; il est donc évident que
l’Auteur du mal dût en être entièrement séparé et rejeté par le seul acte d’opposition de sa
volonté à la volonté du bon Principe ; en sorte que dès lors il ne pût lui rester qu’une
puissance et une volonté mauvaise, sans communication ni participation du bien. Ennemi
volontaire du bon Principe, et de la règle unique, éternelle et invariable, quel bien, quelle loi
pouvait-il y avoir en lui hors de cette règle, puisqu’il est impossible qu’un seul et même Etre
soit à la fois bon et mauvais, qu’il produise en même temps l’ordre et le désordre, le pur et
l’impur ? Il est donc aisé de se convaincre, que sa séparation entière d’avec le bon Principe,
l’ayant nécessairement éloigné de tout bien, il ne fut plus en état de connaître et de produire
rien de bon, et que désormais il ne put sortir de sa volonté que des actes sans règle et sans
ordre, et une opposition absolue au bien et à la vérité.
Des deux états de l’homme
C’est ainsi qu’abîmé dans ses propres ténèbres, il n’est susceptible d’aucune lumière et
d’aucun retour au bon Principe ; car, pour qu’il pût diriger ses désirs vers cette vraie lumière,
il faudrait auparavant que la connaissance lui en fût rendue, il faudrait qu’il puisse concevoir
une bonne pensée ; et comment trouverait-elle accès en lui, si sa volonté et toutes ses facultés
sont tout à fait impures et corrompues ? En un mot, dès qu’il n’a par lui-même aucune
correspondance avec le bien, et qu’il n’est en son pouvoir, ni de le connaître, ni de le sentir, la
faculté et la liberté d’y revenir sont toujours sans effet pour lui, c’est ce qui rend si horrible la
privation à laquelle il se trouve condamné.
La loi de la Justice s’exécute également sur l’homme, quoique par des moyens différents ;
ainsi, elle nous fournira de même, des lumières qui nous guideront dans les recherches que
nous aurons à faire sur lui.
Il n’y a personne de bonne foi, et dont la raison ne soit pas obscurcie ou prévenue, qui ne
convienne que la vie corporelle de l’homme est une privation et une souffrance presque
continuelles. Ainsi, d’après les idées que nous avons prises de la Justice, ce ne sera pas sans
raison que nous regarderons la durée de cette vie corporelle comme un temps de châtiment et
d’expiation ; mais nous ne pouvons [21] la regarder comme telle, sans penser aussitôt qu’il
doit y avoir eu pour l’homme un état antérieur et préférable à celui où il se trouve à présent, et
nous pouvons dire, qu’autant son état actuel est borné, pénible, et semé de dégoûts, autant
l’autre doit avoir été illimité et rempli de délices. Chacune de ses souffrances est un indice du
bonheur qui lui manque ; chacune de ses privations prouve qu’il était fait pour la jouissance ;
chacun de ses assujettissements lui annonce une ancienne autorité ; en un mot, sentir
aujourd’hui qu’il n’a rien, c’est une preuve secrète qu’autrefois il avait tout.
Par le sentiment douloureux de l’affreuse situation où nous le voyons aujourd’hui, nous
pouvons donc nous former l’idée de l’état heureux où il a été précédemment. Il n’est pas à
présent le maître de ses pensées, et c’est un tourment pour lui que d’avoir à attendre celles
qu’il désire, et à repousser celles qu’il craint ; de-là nous sentons qu’il était fait pour disposer
de ces mêmes pensées, et qu’il pouvait les produire à son gré, d’où il est aisé de présumer les
avantages inappréciables, attachés à un pareil pouvoir. Il n’obtient actuellement quelque paix
et quelque tranquillité que par des efforts infinis et des sacrifices pénibles, de-là nous
concluons qu’il était fait pour jouir perpétuellement et sans travail, d’un état calme et heureux,
et que le séjour de la paix a été sa véritable demeure. Ayant la faculté de tout voir et de tour
connaître, il rampe néanmoins dans les ténèbres, mais c’est en frémissant de son ignorance et
de son aveuglement ; n’est-ce pas une preuve certaine que la lumière est son élément ? Enfin,
son corps est sujet à la destruction, et cette mort, dont il est le seul Etre qui ait l’idée dans la
nature, est le pas le plus terrible de sa carrière corporelle, l’acte le plus humiliant pour lui, et
celui qu’il a le plus en horreur ; pourquoi cette loi, si sévère et si affreuse pour l’homme, ne
nous ferait-elle pas concevoir que son corps en avait reçu une infiniment plus glorieuse, et
devoir jouir de tous les droits de l’immortalité ?
Or, d’où pouvait provenir cet état sublime qui rendait l’homme si grand et si heureux, si ce
n’est de la connaissance intime et de la présence continuelle du bon Principe, puisque c’est en
lui seul que se trouve la source de toute puissance et de toute félicité ? Et pourquoi cet homme
languit-il à présent dans l’ignorance, dans la faiblesse et dans la misère, si ce n’est parce qu’il
est séparé de ce même Principe, qui est la seule lumière et l’unique appui de tous les Etres ?
C’est ici qu’en rappelant ce que j’ai dit plus haut de la justice du premier Principe, et de la
liberté des Etres provenus de lui, nous sentirons parfaitement que si par une suite de son
crime, le Principe du mal subit encore les pâtiments attachés à sa volonté rebelle, de même les
souffrances actuelles de l’homme ne sont que des suites naturelles d’un premier égarement ;
de même aussi cet égarement n’a [22] pu provenir que de la liberté de l’homme, qui ayant
conçu une pensée contre la Loi suprême, y aura adhéré par sa volonté.
D’après la connaissance des rapports, qui se trouvent entre le crime et les souffrances du
mauvais Principe, je pourrais, en suivant leur analogie, faire présumer quelle est la nature du
crime de l’homme originel, par la nature de sa peine. Je pourrais même, par ce moyen, apaiser
les murmures qui ne cessent de s’élever, sur ce que nous sommes condamnés à participer à
son châtiment, quoique nous n’avions point participé à son crime. Mais ces vérités seraient
méprisées par la multitude, et goûtées d’un si petit nombre, que je croirais faire une faute en
les exposant au grand jour. Je me contenterai donc de mettre les lecteurs sur la voie, par un
tableau figuratif de l’état de l’homme dans sa gloire, et des peines auxquelles il s’est exposé,
depuis qu’il en est dépouillé.
Etat primitif de l’homme
Il n’y a point d’origine qui surpasse la sienne, car il est plus ancien qu’aucun Etre de
Nature, il existait avant la naissance du moindre des germes, et cependant il n’est venu au
monde qu’après eux Mais ce qui l’élevait bien au-dessus de tous ces Etres, c’est qu’ils étaient
soumis à naître d’un père et d’une mère, au lieu que l’homme n’avait point de mère.
D’ailleurs, leur fonction était tout à fait inférieure à la sienne ; celle de l’homme était de
toujours combattre pour faire cesser le désordre et ramener tout à l’Unité ; celle de ces Etres
était d’obéir à l’homme. Mais comme les combats que l’homme avait à faire, pouvaient être
très dangereux pour lui, il était revêtu d’une armure impénétrable, dont il variait l’usage à son
gré, et dont il devait même former des copies égales et absolument conformes à leur modèle.
En outre, il était muni d’une lance composée de quatre métaux si bien amalgamés, que
depuis l’existence du monde, on n’a jamais pu les séparer. Cette lance avait la propriété de
brûler comme le feu même ; de plus elle était si aiguë que rien pour elle n’était impénétrable,
et si active qu’elle frappait toujours en deux endroits à la fois. Tous ces avantages joints à une
infinité d’autres dons que l’homme avait reçus en même temps, le rendaient vraiment fort et
redoutable.
Le Pays où cet homme devait combattre était couvert d’une forêt formée de sept arbres, qui
avaient chacun seize racines et quatre cent quatre-vingt-dix branches. Leurs fruits se
renouvelant sans cesse, fournissaient à l’homme la plus excellente nourriture, et ces arbres
eux-mêmes lui servaient de retranchement, et rendaient son poste comme inaccessible.
Dégradation de l’homme
C’est dans ce lieu de délices, le séjour du bonheur de l’homme, et le trône de sa gloire, qu’il
aurait été à jamais heureux et invincible ; parce qu’ayant reçu ordre d’en occuper le centre, il
pouvait de là observer sans peine tout ce qui se passait autour de lui, et avait ainsi l’avantage
d’apercevoir toutes les ruses et toutes les [23] marches de ses adversaires, sans jamais en être
aperçu ; aussi, pendant tout le temps qu’il garda ce poste, il conserva sa supériorité naturelle,
il jouit d’une paix et goûta une félicité qui ne peuvent s’exprimer aux hommes d’à présent ;
mais dès qu’il s’en fut éloigné, il cessa d’en être le maître, et un autre agent fut envoyé pour
prendre sa place ; alors l’homme après avoir été honteusement dépouillé de tous ses droits, fut
précipité dans la région des pères et des mères, où il reste depuis ce temps, dans la peine et
l’affliction de se voir mêlé et confondu avec tous les autres Etres de la Nature.
Peine de l’homme
Il n’est pas possible de concevoir un état plus triste et plus déplorable que celui de ce
malheureux homme au moment de sa chute ; car non seulement il perdit aussitôt cette lance
formidable à laquelle nul obstacle ne résistait, mais l’armure même dont il avait été revêtu,
disparut pour lui, et elle fut remplacée, pour un temps, par une autre armure qui, n’étant point
impénétrable comme la première, devint pour lui une source de dangers continuels, en sorte
qu’ayant toujours le même combat à soutenir, il fut infiniment plus exposé.
Cependant, en le punissant ainsi, son père ne voulut pas lui ôter tout espoir et l’abandonner
entièrement à la rage de ses ennemis ; touché de son repentir et de sa honte, il lui promit qu’il
pourrait, par ses efforts, recouvrer son premier état ; mais que ce ne serait qu’après avoir
obtenu d’être remis en possession de cette lance qu’il avait perdue, et qui avait été confiée à
l’agent par lequel l’homme était remplacé, dans le centre même qu’il venait d’abandonner.
C’est donc à la recherche de cette arme incomparable, que les hommes ont dû s’occuper
depuis, et qu’ils doivent s’occuper tous les jours, puisque c’est par elle seule qu’ils peuvent
rentrer dans leurs droits, et obtenir toutes les faveurs qui leur furent destinées.
Il ne faut pas non plus être étonné des ressources qui restèrent à l’homme après son crime ;
c’était la main d’un père qui le punissait, et c’était aussi la tendresse d’un père qui veillait sur
lui, lors même que sa Justice l’éloignait de sa présence. Car le lieu dont l’homme est sorti, est
disposé avec tant de sagesse, qu’en retournant sur ses pas, par les mêmes routes qui l’ont
égaré, cet homme doit être sûr de regagner le point central de la forêt dans lequel seul il peut
jouir de quelque force et de quelque repos.
Voie de sa réhabilitation
En effet, il s’est égaré en allant de quatre à neuf, et jamais il ne pourra se retrouver qu’en
allant de neuf à quatre. Au reste, il aurait tort de se plaindre de cet assujettissement ; telle est
la Loi imposée à tous les Etres qui habitent la région des pères et des mères ; et puisque
l’homme y est descendu volontairement, il faut bien qu’il en ressente toute la peine. Cette loi
est terrible, je le sais, mais elle n’est rien comparée à la Loi du nombre cinquante-six, loi
effrayante, épouvantable [24] pour ceux qui s’y exposent, car ils ne pourront arriver à
soixante-quatre, qu’après l’avoir subie dans toute sa rigueur.
Telle est l’histoire allégorique de ce qu’était l’homme dans son origine, et de ce qu’il est
devenu en s’écartant de sa première Loi ; j’ai tâché par ce tableau, de le conduire jusqu’à la
source de tous ses maux, et de lui indiquer, mystérieusement il est vrai, les moyens d’y
remédier. Je dois ajouter que, quoique son crime et celui du mauvais Principe soient
également le fruit de leur volonté mauvaise, il faut remarquer néanmoins que l’un et l’autre de
ces crimes sont de nature très différente, et que par conséquent, ils ne peuvent être assujettis à
une égale punition, ni avoir les mêmes suites ; parce que d’ailleurs la Justice évalue jusqu’à la
différence des lieux où leurs crimes se sont commis. L’homme et le Principe du mal ont donc
continuellement leur faute devant les yeux, mais tous deux n’ont pas les mêmes secours, ni les
mêmes consolations.
J’ai donné à entendre précédemment que le Principe du mal ne peut par lui-même que
persévérer dans sa volonté rebelle, jusqu’à ce que la communication avec le bien lui soit
rendue. Mais l’homme, malgré sa condamnation, peut apaiser la Justice même, se réconcilier
avec la vérité, et en goûter de temps en temps les douceurs, comme si en quelque sorte, il n’en
était pas séparé.
Secours accordés à l’homme
Il est vrai de dire néanmoins que le crime de l’un et de l’autre, ne se punit que par la
privation, et qu’il n’y a de différence, que dans la mesure de ce châtiment. Il est bien plus
certain encore que cette privation est la peine la plus terrible, et la seule qui puisse réellement
subjuguer l’homme. Car, on a eu grand tort de prétendre nous mener à la Sagesse, par le
tableau effrayant des peines corporelles dans une vie à venir ; ce tableau n’est rien, quand on
ne les sent pas. Or, ces aveugles Maîtres ne pouvant nous faire connaître qu’en idée les
tourments qu’ils imaginent, doivent nécessairement faire peu d’effet sur nous.
Si au moins ils eussent pris soin de peindre à l’homme les remords qu’il doit éprouver,
quand il est méchant, il leur eût été plus facile de le toucher, parce qu’il nous est possible
d’avoir ici-bas le sentiment de cette douleur. Mais combien nous eussent-ils rendus plus
heureux, et nous eussent-ils donné une idée plus digne de notre Principe, s’ils eussent été
assez sublimes pour dire aux hommes, que ce Principe étant amour, ne punit les hommes que
par l’amour, mais en même temps que n’étant qu’amour, lorsqu’il leur ôte l’amour, il ne leur
laisse plus rien.
C’est par-là qu’ils auraient éclairé et soutenu les hommes, en leur faisant sentir que rien ne
devrait plus les effrayer que de cesser d’avoir l’amour de ce Principe, puisque dès lors ils sont
dans le néant ; et certes ce néant que l’homme peut éprouver à tout instant, si on le lui peignait
dans toute son horreur, serait pour [25] lui, une idée plus efficace et plus salutaire que celle de
ces éternelles tortures, auxquelles malgré la Doctrine de ces Ministres de sang, l’homme voit
toujours une fin, et jamais de commencement.
Les secours accordés à l’homme pour sa réhabilitation, quelque précieux qu’ils soient,
tiennent cependant à des conditions très rigoureuses. Et vraiment plus les droits qu’il a perdu
sont glorieux, plus il doit avoir à souffrir pour les recouvrer ; enfin étant assujetti par son
crime à la loi du temps, il ne peut éviter d’en subir les pénibles effets, parce que s’étant
opposé lui-même tous les obstacles que le temps renferme, la loi veut qu’il ne puisse rien
obtenir qu’à mesure qu’il les éprouve, et qu’il les surmonte.
C’est au moment de sa naissance corporelle, qu’on voit commencer les peines qui
l’attendent. C’est alors qu’il montre toutes les marques de la plus honteuse réprobation ; il naît
comme un vil insecte dans la corruption et dans la fange ; il naît au milieu des souffrances et
des cris de sa mère, comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour ; or quelle
leçon n’est-ce pas pour lui, de voir que de toutes les mères, la femme est celle dont
l’enfantement est le plus pénible et le plus dangereux ! Mais à peine commence-t-il lui-même
à respirer, qu’il est couvert de larmes et tourmenté par les maux les plus aigus. Les premiers
pas qu’il fait dans la vie, annoncent donc qu’il n’y vient que pour souffrir, et qu’il est
vraiment le fils du crime et de la douleur.
Travaux de l’homme
Si l’homme, au contraire, n’eût point été coupable, sa naissance aurait été le premier
sentiment du bonheur et de la paix. En voyant la lumière, il en aurait célébré la splendeur par
de vifs transports, et par des tributs de louanges envers le Principe de sa félicité. Sans trouble
sur la légitimité de son origine, sans inquiétude sur la stabilité de son sort, il en eût goûté tous
les délices, parce qu’il en aurait connu sensiblement les avantages. O homme, verse des
larmes amères sur l’énormité de ton crime, qui a si horriblement changé ta condition ; frémis
sur le funeste arrêt qui condamne ta postérité à naître dans les tourments et dans l’humiliation,
tandis qu’elle ne devait connaître que la gloire, et un bonheur inaltérable.
Dès les premières années de son cours élémentaire, la situation de l’homme devient
beaucoup plus effrayante, parce qu’il n’a encore souffert que dans son corps, au lieu qu’il va
souffrir dans sa pensée. De même que son enveloppe corporelle a été jusque là en butte à la
fougue des éléments, avant d’avoir acquis la moindre des forces nécessaires pour se défendre ;
de même sa pensée va être poursuivie dans un âge où n’ayant pas encore exercé sa volonté,
l’erreur peut le séduire plus aisément, porter par mille sentiers ses attaques jusqu’au germe, et
corrompre l’arbre dans sa racine.
[26] Il est certain que l’homme commence alors une carrière si pénible et si périlleuse, que si
les secours ne suivaient pour lui la même progression, il succomberait infailliblement ; mais la
même main qui lui a donné l’être, ne néglige rien pour sa conservation ; à mesure qu’il avance
en âge, que les obstacles se multiplient et s’opposent à l’exercice de ses facultés, à mesure
aussi son enveloppe corporelle acquière de la consistance ; c’est-à-dire, que sa nouvelle
armure se fortifie et devient plus puissante contre les attaques de ses ennemis, jusqu’à ce
qu’enfin le temple intellectuel de l’homme étant élevé, cette enveloppe devenue inutile, se
détruise, laissant l’édifice à découvert et hors de toute atteinte.
Double effet du corps de l’homme
Il est donc évident que ce corps matériel que nous portons, est l’organe de toutes nos
souffrances ; c’est donc lui qui formant des bornes épaisses à notre vue et à toutes nos
facultés, nous tient en privation et en pâtiment ; je ne dois donc plus dissimuler que la
jonction de l’homme à cette enveloppe grossière, est la peine même à laquelle son crime l’a
assujetti temporellement, puisque nous voyons les horribles effets qu’il en ressent depuis le
moment où il en est revêtu, jusqu’à celui où il en est dépouillé ; et que c’est par-là que
commencent et se perpétuent les épreuves, sans lesquelles il ne peut rétablir les rapports qu’il
avait autrefois avec la Lumière.
Mais malgré les ténèbres que ce corps matériel répand autour de nous, nous sommes
obligés d’avouer aussi qu’il nous sert de rempart et de sauvegarde contre les dangers qui nous
environnent, et que sans cette enveloppe, nous serions infiniment plus exposés.
Ce sont là, n’en doutons point, les idées que les Sages en ont eu dans tous les temps. Leur
première occupation a été de se préserver sans cesse des illusions que ce corps leur présentait.
Ils l’ont méprisé, parce qu’il est méprisable par sa nature ; ils l’ont redouté par les funestes
suites des attaques auxquelles il les exposait, et ils ont tous parfaitement connu qu’il était pour
eux la voie de l’erreur et du mensonge.
Mais l’expérience leur a appris aussi que c’est le canal par où arrivent, dans l’homme, les
connaissances et les lumières de la Vérité ; ils ont senti, que puisqu’il nous sert d’enveloppe,
et que nous n’avons pas même la pensée à nous, il faut bien que nos idées venant toutes du
dehors, s’introduisent nécessairement par cette enveloppe, et que nos sens corporels en soient
les premiers organes.
Origine du matérialisme
Or, c’est à ce sujet que l’homme par la promptitude et la légèreté de ses jugements, a
commencé à se livrer à des erreurs funestes qui ont produit dans son imagination les idées les
plus monstrueuses ; c’est delà, dis-je, que les Matérialistes ont tiré cet humiliant système des
sensations qui ravale l’homme au-dessous de la bête, puisque celle-ci, ne recevant jamais à la
fois qu’une seule sorte [27] d’impulsion, n’est pas susceptible de s’égarer, au lieu que
l’homme étant placé au milieu des contradictoires, pourrait, selon cette opinion, se livrer en
paix indifféremment à toutes les impressions dont il serait affecté.
Mais d’après les lumières de justice que nous avons déjà reconnues en lui, il ne se peut que
nous adoptions ces opinions avilissantes. Nous avons démontré que l’homme, chargé de sa
conduite, est comptable de toutes ses actions ; je me garderai bien à présent de lui laisser
enlever un privilège aussi sublime, et qui l’élève si fort au-dessus de toutes les Créatures.
Système des sensations
Rien ne m’empêchera donc d’assurer à mes semblables, que cette erreur est la ruse la plus
adroite et la plus dangereuse qui ait pu être employée pour les arrêter dans leur marche, et
pour les égarer. Ce serait pour un voyageur une incertitude des plus désespérantes, de
rencontrer deux routes opposées, sans connaître le lieu où l’une et l’autre aboutiraient.
Cependant, en observant le chemin qu’il aurait déjà fait, se rappelant le point d’où il serait
parti, et celui auquel il tend, il ferait peut-être assez de combinaisons pour se déterminer et
pour choisir juste mais si quelqu’un se présentait à lui, et lui disait qu’il est très inutile de
prendre tant de peines pour démêler la véritable route, que celles qui s’offrent à ses yeux
mènent également au but, et qu’il peut suivre indifféremment l’une ou l’autre ; alors, la
situation du voyageur deviendrait bien plus fâcheuse et plus embarrassante que lorsqu’il était
réduit à prendre conseil de lui-même ; car enfin il lui serait impossible de se nier l’opposition
qu’il verrait entre ces deux routes ; et le premier sentiment qui devrait alors naître en lui,
serait de se défier des conseils qu’on lui donne, et de se persuader qu’on veut lui tendre un
piège.
Voilà cependant quelle est la position actuelle de l’homme, relativement aux obscurités que
les Auteurs du système des sensations ont répandues sur sa carrière. Lui annoncer qu’il n’a
d’autres lois que celles de ses sens, et qu’il ne peut avoir d’autre guide, c’est lui dire qu’en
vain chercherait-il à faire un choix parmi les choses qu’ils lui présentent, puisque ces sens
eux-mêmes sont sujets à varier dans leur action, et qu’ainsi l’homme ne pouvant pas en
diriger les mobiles, essayerait inutilement d’en diriger le cours et les effets.
Mais, ainsi que le voyageur, l’homme ne peut se refuser à sa propre conviction ; il voit bien
que les sens amènent tout en lui, mais en même temps, il est forcé d’avouer que parmi les
choses qu’ils lui amènent, il y en a qu’il sent être bonnes, comme il y en a qu’il sent être
mauvaises.
Dangers de ce système
Quelle devrait donc être sa défiance contre ceux qui le voudraient détourner de faire un
choix, en lui insinuant que toutes ces choses sont indifférences ou de même nature ? Ne
devrait-il pas en ressentir la plus vive indignation, et se mettre en garde contre des maîtres
aussi dangereux ?
[28] C’est cependant là, je le répète, la plus commune tentative qui se soit faite contre la
pensée de l’homme ; c’est en même temps la plus séduisante, et celle dont le Principe du mal
tirerait le plus d’avantage ; parce que s’il pouvait nourrir l’homme dans la persuasion qu’il n’y
a point de choix à faire parmi les choses qui l’environnent, il viendrait facilement à bout de
faire passer jusqu’à lui, l’horrible incertitude et le désordre dans lequel il se trouve lui-même
plongé par la privation où il est de toute loi.
Mais si la Justice veille toujours sur l’homme, il faut qu’il ait en lui les moyens de démêler
les stratagèmes de son ennemi, et de déconcerter, quand il le voudra, toutes ses entreprises ;
sans quoi il ne pourrait être puni de s’y laisser surprendre : ces moyens doivent être fondés sur
sa propre nature, qui ne peut pas plus changer que la nature même du Principe dont il est
provenu ainsi sa propre essence étant incompatible avec le mensonge, lui fait connaître tôt ou
tard qu’on l’abuse, et le ramène naturellement à la Vérité.
J’emploierai donc ces mêmes moyens qui me sont communs avec tous les hommes, pour
leur montrer le danger et l’absurdité de cette opinion ennemie de leur bonheur, et qui n’est
propre qu’à les abîmer dans le crime et dans le désespoir. J’ai suffisamment prouvé par nos
souffrances, que nous étions libres ; ainsi je m’adresserai aux Matérialistes, et je leur
demanderai comment ils ont pu s’aveugler assez pour ne voir dans l’homme qu’une
machine ? Je voudrais au moins qu’ils eussent eu la bonne foi d’y voir une machine active, et
ayant en elle-même son Principe d’action, car si elle était purement passive, elle recevrait tout
et ne rendrait rien.
Faculté innée dans l’homme
Alors, dès qu’elle manifeste quelque activité, il faut qu’elle ait au moins en elle le pouvoir
de faire cette manifestation, et je ne crois pas que personne prétende que ce pouvoir-là nous
vienne par les sensations. Je crois en même temps que sans ce pouvoir inné dans l’homme, il
lui serait impossible d’acquérir ni de conserver la science d’aucune chose, ce qui s’observe
sans aucun doute sur les Etres privés de discernement. Il est donc clair que l’homme porte en
lui la semence de la lumière et des vérités dont il offre si souvent les témoignages. Et faudraitil
quelque chose de plus pour renverser ces principes téméraires par lesquels on a prétendu le
dégrader ?
Je sais qu’à la première réflexion, on pourra m’opposer que non seulement les bêtes, mais
même tous les Etres corporels, rendent aussi une action extérieure, d’où il faudra conclure que
tous ces Etres ont aussi quelque chose en eux, et ne sont pas de simples machines. Alors, me
demandera-t-on, quelle est la différence de leur Principe d’action d’avec celui qui est dans
l’homme ? Cette différence sera facilement aperçue de ceux qui voudront l’observer avec
attention, et mes [29] lecteurs la reconnaîtront avec moi, en fixant un moment leur vue sur la
cause de cette méprise.
Il y a des Etres qui ne sont qu’intelligents, il y en a qui ne sont que sensibles ; l’homme est
à la fois l’un et l’autre. Voilà le mot de l’énigme. Ces différentes classes d’Etres ont chacune
un Principe d’action différent, l’homme seul les réunit tous les deux ; et quiconque voudra ne
les pas confondre, sera sûr de trouver la solution de toutes les difficultés.
De l’ancienne enveloppe de l’homme
Par son origine, l’homme jouissait de tous les droits d’un Etre intelligent, quoique
cependant il eut une enveloppe ; car, dans la région temporelle, il n’y a pas un seul être qui
puisse s’en passer. Et ici, l’ayant déjà fait assez entrevoir, j’avouerai bien que l’armure
impénétrable dont j’ai parlé précédemment, n’était autre chose que cette première enveloppe
de l’homme. Mais pourquoi était-elle impénétrable ? C’est qu’étant une et simple, à cause de
la supériorité de sa nature, elle ne pouvait nullement se décomposer, et que la loi des
assemblages élémentaires n’avait absolument aucune prise sur elle.
De la nouvelle enveloppe de l’homme
Depuis sa chute, l’homme s’est trouvé revêtu d’une enveloppe corruptible, parce qu’étant
composée, elle est sujette aux différentes actions du sensible, qui n’opèrent que
successivement, et qui par conséquent se détruisent les unes et les autres. Mais, par cet
assujettissement au sensible, il n’a point perdu sa qualité d’Etre intelligent ; en sorte qu’il est à
la fois grand et petit, mortel et immortel, toujours libre dans l’intellectuel, mais lié dans le
corporel par des lois indépendantes de sa volonté ; en un mot, étant un assemblage de deux
Natures, diamétralement opposées, il en démontre alternativement les effets, d’une manière si
distincte, qu’il est impossible de s’y tromper. Car, si l’homme actuel n’avait que des sens,
ainsi que les systèmes humains le voudraient établir, on verrait toujours le même caractère
dans toutes ses actions, et ce serait celui de ses sens ; c’est-à-dire, qu’à l’égal de la bête, toutes
les fois qu’il serait excité par ses besoins corporels, il rendrait avec effort, à les satisfaire, sans
jamais résister à aucunes de leurs impulsions, si ce n’est pour céder à une impulsion plus
forte, mais qui dès lors doit se considérer comme agissant seule, et qui naissant toujours du
sensible, dans les sens, et tient toujours aux sens.
Deux Etres dans l’homme
Pourquoi donc l’homme peut-il s’écarter de la loi des sens ? Pourquoi peut-il se refuser à ce
qu’ils lui demandent ? Pourquoi, pressé par la faim, est-il néanmoins le maître de refuser les
mets les plus exquis qu’on lui présente, de se laisser tourmenter, dévorer, anéantir même par
le besoin, et cela à la vue de ce qui serait le plus propre à le calmer ? Pourquoi, dis-je, y a-t-il
dans l’homme une volonté qu’il peut mettre en opposition avec ses sens, s’il n’y a pas en lui
plus d’un Etre ? [30] Et deux actions si contraires, quoique se montrant ensemble, peuventelles
tenir à la même source ?
En vain on m’objecterait, à présent, que quand sa volonté agit ainsi, c’est qu’elle est
déterminée par quelque motif ; j’ai assez fait entendre, en parlant de la liberté, que la volonté
de l’homme étant cause elle-même, devait avoir le privilège de se déterminer seule et sans
motif, autrement elle ne devrait pas porter le nom de volonté. Mais en supposant que dans le
cas dont il s’agit, sa volonté se déterminât en effet par un motif, l’existence des deux Natures
de l’homme n’en serait pas moins évidente ; car il faudrait toujours chercher ce motif ailleurs
que dans l’action de ses sens, puisque sa volonté la contrarie ; puisque, lors même que son
corps cherche toujours à exister et à vivre. il peut vouloir le laisser souffrir, s’épuiser et
s’éteindre. Cette double action de l’homme est donc une preuve convaincante qu’il y a en lui
plus d’un principe.
Le sensible dans la bête
Au contraire, les Etres qui ne sont que sensibles, ne peuvent jamais donner des marques que
de ce qu’ils sont. Il faut, il est vrai, qu’ils aient le pouvoir de rendre et de manifester ce que les
sensations opèrent sur eux ; sans cela, tout ce qui leur serait communiqué, serait comme nul,
et ne produirait aucun effet. Mais je ne crains point d’errer, en assurant que les plus belles
affections des bêtes, leurs actions les mieux ordonnées, ne s’élèvent jamais au-dessus du
sensible ; elles ont, comme tous les Etres de la Nature, un individu à conserver, et elles
reçoivent avec la vie, tous les pouvoirs nécessaires à cet objet, en raison des dangers auxquels
elles doivent être exposées, selon leur espèce, pendant le cours de leur durée, soit dans les
moyens de se procurer la nourriture, soit dans les circonstances qui accompagnent leur
reproduction, et dans tous les autres événements qui se multiplient et varient suivant les
différentes classes de ces Etres, ainsi que pour chaque individu. Mais je demande si jamais on
a aperçu dans les bêtes quelque action qui n’eût pour unique but leur bien-être corporel, et si
elles ont jamais rien manifesté qui fût le véritable indice de l’intelligence.
Ce qui trompe la plus grande partie des hommes à cet égard, c’est de voir que parmi les
bêtes, il y en a plusieurs qui sont susceptibles d’être formées à des actes qui ne leur sont point
naturels ; elles apprennent, elles se ressouviennent, elles agissent même souvent en
conséquence de ce qu’elles ont appris, et de ce que leur mémoire leur rappelle. Cette
observation pourrait en effet nous arrêter, sans les principes que nous avons établis.
J’ai dit que dès que les bêtes manifestaient quelque chose au dehors, il fallait
nécessairement qu’elles eussent un Principe intérieur et actif, sans lequel elles n’existeraient
pas ; mais ce Principe, je l’ai annoncé comme n’ayant que le sensible pour guide, et la
conservation du corporel pour objet. C’est par ces deux [31] moyens que l’homme parvient à
dresser la bête ; il la frappe, ou il lui donne à manger, et par-là il dirige, à sa volonté, le
Principe actif de l’animal, qui ne tendant qu’au maintien de son Etre, se porte avec effort à des
actes qu’il n’aurait jamais pratiqués, s’il eût été laissé à sa propre Loi. L’homme, par la
crainte, ou nourriture, le presse et l’oblige à étendre et à augmenter son action ; il est donc
évident que ce Principe, étant actif et sensible, est susceptible de recevoir des impressions ;
s’il peut recevoir des impressions, il peut aussi les conserver, car il suffit pour cela, que la
même impression se prolonge et continue son action. Alors, recevoir des impressions et les
conserver, c’est prouver, en effet, que l’animal est susceptible d’habitude.
De l’Etre actif dans la Bible
Nous pouvons donc, sans danger, reconnaître que le Principe actif des bêtes est capable
d’acquérir l’habitude de différents actes par l’industrie de l’homme ; car soit dans les actes
que la bête produit naturellement, soit dans ceux auxquels elle est dressée, on ne voit aucune
marche, ni aucune combinaison dans lesquelles le sensible ne soit pour tout et le mobile de
tout ; alors donc, quelques merveilles que la bête étale à mes yeux, je la trouverai
certainement très admirable, mais mon admiration n’ira pas jusqu’à reconnaître en elle un
Etre intelligent, pendant que je n’y vois qu’un Etre sensible ; car enfin le sensible n’est pas
intelligent.
Des habitudes dans la bête
Pour mieux sentir la différence de l’Animal avec l’Etre intelligent, faut-il considérer les
classes qui sont au-dessous de ce même Animal, tels que le végétal et le minéral ? Dès que ces
classes inférieures opèrent des actes extérieurs, comme la croissance, la fructification, la
génération et autres, nous ne pourrons douter qu’elles n’aient, aussi bien que l’Animal, un
Principe actif, inné en elles, et d’où émanent toutes ces différentes actions.
Néanmoins, quoique nous apercevions en elles une loi vive, qui tend avec force à son
accomplissement, nous ne leur avons jamais vu produire les moindres signes de douleur, de
plaisir, de crainte, ni de désir, toutes affections qui sont propres à l’Animal ; de-là nous
pouvons dire, que de même qu’entre l’Animal et les Etres inférieurs, il y a une différence
considérable dans les Principes, quoiqu’ils aient les uns et les autres la faculté végétative, de
même l’homme a de commun avec l’Animal un Principe actif, susceptible d’affections
corporelles et sensibles, mais il en est essentiellement distingué par son Principe intellectuel,
qui anéantit toute comparaison entre lui et la bête.
De l’intellectuel et du sensible
C’est donc uniquement pour avoir été séduit par cet enchaînement universel, dans lequel un
Etre tient toujours à celui qui le suit, et à celui qui le précède, qu’on a confondu les différents
anneaux qui composent l’homme actuel, et qu’on ne l’a pas cru différent de ce Principe
inférieur et sensible, auquel il n’est attaché que pour un temps.
[32] Quelle confiance pouvons-nous avoir alors aux systèmes que l’imagination de l’homme
a enfantés sur ces matières, quand nous les voyons poser sur une base aussi évidemment
fausse ? Et quelle plus forte preuve pouvons-nous désirer que celle du sentiment et de
l’expérience ?
Manière de distinguer les trois règnes
A cette occasion, je vais entrer dans quelques détails sur la distinction et l’enchaînement
des trois règnes de la nature, pour tâcher de nous confirmer dans les principes que nous
venons d’établir sur la différence des Etres, malgré leur affinité. Je préviens néanmoins que
ces discussions devraient être étrangères à l’homme, et que c’est un malheur pour lui, d’avoir
besoin de ces preuves pour se connaître, et pour croire à sa propre nature ; car elle porte en
elle-même des témoignages bien plus évidents que ceux qu’il peut trouver dans ses
observations sur les objets sensibles et matériels.
Les sciences humaines ne fournissent aucune règle sûre pour classer régulièrement les trois
Règnes ; on n’y pourra jamais parvenir qu’en suivant un ordre conforme à la Nature ; en ce
cas, il faut premièrement mettre au rang des Animaux les Etres corporels qui portent en eux
toute l’étendue du Principe de leur fructification, qui par conséquent n’en ayant qu’un, n’ont
pas besoin d’être adhérents à la terre, pour le faire agir, mais prennent leur corporisation par la
chaleur de la femelle de leur espèce, soit qu’ils l’acquièrent dans le sein de cette même
femelle, ou par le feu extérieur qu’elle leur communique, comme il arrive pour la
fructification des ovipares, soit qu’ils l’acquièrent par la chaleur du soleil, ou par celle de tout
autre feu.
Secondement, il faut placer au rang des Végétaux tout Etre qui, ayant son matras dans la
terre, fructifie ainsi par l’action de deux agents, et manifeste une production, soit au dehors,
soit au-dedans de cette même terre.
Enfin, on doit regarder comme Minéraux tous les Etres, qui ont également leur matras dans
la terre, et y prennent leur croissance et leur végétation, mais qui, provenant de l’action de
trois agents, ne peuvent donner aucun signe de reproduction, parce qu’ils ne sont que passifs,
et que les trois actions qui les constituent, ne leur appartiennent pas en propre.
Ces règles, une fois établies, pour savoir si un Etre est Végétal ou Animal, il faut voir s’il
tire sa substance des sucs de la terre, ou s’il se nourrit de ses productions. S’il est attaché à la
terre, de manière qu’il meure, lorsqu’il en est détaché, il n’est que Végétal. S’il n’est point lié
à cette même terre, quoiqu’il se nourrisse de ses productions, il est Animal, quel qu’ait été le
moyen de sa corporisation.
La différence, je le sais, est infiniment plus difficile à faire entre le Végétal et le Minéral,
qu’entre le Végétal et l’Animal, parce qu’entre les Plantes et les [33] Minéraux, il y a une si
grande affinité, et ils ont tant de facultés qui leur sont communes, qu’il n’est pas toujours aisé
de les démêler.
Progression quaternaire universelle
Cette difficulté vient de ce que la différence des genres de tous les Etres corporels est
toujours en proportion géométrique Quaternaire. Or dans l’ordre vrai des choses, plus le degré
des puissances est élevé, plus la puissance est affaiblie, parce qu’alors elle est plus éloignée de
la puissance première, d’où toutes les puissances subséquentes sont émanées. Ainsi, les
premiers termes de la progression, étant plus voisins du terme radical, ont des propriétés plus
actives, d’où résultent par conséquent des effets plus sensibles, et par-là plus faciles à
distinguer : et cette force, dans les facultés, diminuant, à mesure que les termes de la
progression se multiplient, il est clair que les résultats des derniers termes doivent n’avoir que
des nuances en quelque sorte imperceptibles.
Voilà pourquoi le Minéral est plus difficile à distinguer du Végétal, que le Végétal de
l’Animal ; car c’est dans le Minéral que se trouve le dernier terme de la progression des
choses créées.
Il faut appliquer le même principe à tous les Etres qui semblent intermédiaires entre les
différents règnes, et qui paraissent les lier, parce que la progression du nombre est continue,
sans borne et sans aucune séparation ; mais, pour connaître parfaitement la puissance d’un
terme quelconque de la progression dont il s’agit, il faudrait au moins connaître une des
racines, et c’est une des choses que l’homme perdit, lorsqu’il fut privé de son premier état ; en
effet, il ne connaît aujourd’hui la racine d’aucun nombre, puisqu’il ne connaît pas la première
de toutes les racines, ce que l’on verra par la suite.
Il faut également appliquer le principe de la progression Quaternaire, aux Etres qui sont audessus
de la Matière, parce qu’il s’y fait apercevoir avec la même exactitude, et d’une manière
encore plus marquée, en ce qu’ils sont moins éloignés du premier terme de cette Progression ;
mais peu de gens me comprendraient dans l’application que j’en pourrais faire à cette Classe,
aussi mon dessein et mon devoir m’empêchent d’en parler ouvertement.
Si l’homme avait une Chymie, par laquelle il pût, sans décomposer les corps, connaître
leurs vrais Principes, il verrait que le feu est le propre de l’Animal, l’eau le propre du Végétal,
et la terre le propre du Minéral ; alors il aurait des signes encore plus certains pour reconnaître
la véritable nature des Etres, et ne serait plus embarrassé, pour discerner leur Rang et leur
classe.
Union des trois éléments
Je ne m’arrête pas à lui faire observer que ces trois Eléments, qui doivent servir de signes
pour démêler les différents Règnes, ne peuvent pas exister chacun séparément et
indépendamment des deux autres ; je présume que cette notion est assez commune pour ne
devoir pas rappeler ici que dans l’Animal, quoique le [34] feu y domine, l’eau et la terre y
doivent exister nécessairement, et ainsi des deux autres Règnes, où le Principe dominant est
de toute nécessité accompagné des deux autres Principes. Il n’y a pas, jusqu’au mercure
même, sur qui cette observation ne s’applique avec la même justesse, quoique certains
Alchimistes ne lui trouvent point de feu ; mais ils devraient faire attention que le mercure
minéral n’a encore reçu que la seconde opération, et qu’ainsi, quoiqu’il ait en lui, comme tout
Etre corporel, un feu élémentaire, cependant ce feu n’est pas sensible, jusqu’à ce qu’un feu
supérieur vienne l’agiter, et c’est là la troisième opération que je démontrerai nécessaire pour
compléter toute corporisation ; voilà pourquoi le mercure, quoique avec un feu élémentaire,
est cependant le corps de la nature le plus froid.
C’est, je le répète, uniquement pour défendre la nature de l’homme, que je me suis laissé
entraîner à tous ces détails. J’ai voulu montrer à ceux qui l’avilissent, en le confondant avec
les bêtes, qu’ils tombent, à son sujet, dans une méprise qui n’est pas pardonnable, même sur
les Etres purement élémentaires, puisque d’un Règne à l’autre, nous trouvons des différences
infinies, quoique tous ces Règnes aient des parités et des similitudes fondamentales.
Supériorité de l’homme
Nous voyons que dans toutes les classes, l’inférieure n’a rien de ce qui se manifeste d’une
manière particulière dans la supérieure. Ainsi, dès que dans les Etres corporels, au-dessous de
l’homme, nous n’avons aperçu aucune des marques de l’intelligence, nous ne pouvons lui
refuser qu’il ne soit ici-bas le seul favorisé de cet avantage sublime, quoique, par sa forme
élémentaire, il se trouve assujetti au sensible, et à toutes les affections matérielles de la bête.
Ceux donc qui ont essayé de dépouiller l’homme de ses plus beaux droits, en se fondant sur
son assujettissement et sa liaison à l’Etre corporel qui l’enveloppe, n’ont présenté, pour
preuve, qu’une vérité que nous reconnaissons comme eux, puisque nous savons tous qu’il ne
reçoit aucune lumière que par les sens. Mais, pour n’avoir pas porté plus loin leur observation,
ils sont restés dans les ténèbres, et y ont entraîné la multitude. Dans la malheureuse condition
de l’homme actuel, aucune idée ne peut en effet se faire sentir en lui, qu’elle ne soit entrée par
les sens ; en sorte qu’il faut convenir encore, que ne pouvant pas toujours disposer des objets
et des Etres qui actionnent ses sens, il ne peut, par cette raison, être responsable des idées qui
naissent en lui ; de façon que reconnaissant, comme nous l’avons fait, un Principe bon et un
Principe mauvais, et par conséquent un Principe de pensées bonnes et un Principe de pensées
mauvaises, on ne doit pas être surpris que l’homme se trouve exposé aux unes et aux autres,
sans pouvoir se dispenser de les sentir.
De la pensée de l’homme
C’est là ce qui a fait croire aux Observateurs que nos pensées et toutes nos [35] facultés
intellectuelles n’avaient point d’autre origine que nos sens. Mais, premièrement, ayant
confondu en un seul les deux Etres qui composent l’homme d’aujourd’hui, n’ayant pas aperçu
en lui ces deux actions opposées, qui en manifestent si clairement les différents Principes, ils
ne reconnaissent en lui qu’une seule sorte de sens, et font vaguement dériver tout, de sa
faculté de sentir. Cependant, après tout ce que nous avons dit, il n’y aurait qu’à ouvrir les
yeux, pour convenir que l’homme actuel ayant en lui deux Etres différents à gouverner, et que
ne pouvant en effet connaître les besoins de l’un et de l’autre que par la sensibilité, il fallait
bien que cette faculté fût double, puisqu’il était double lui-même ; aussi quel sera l’homme
assez aveugle, pour ne pas trouver en lui une faculté sensible relative à l’intellectuel, et une
faculté sensible relative au corporel ? Et ne faut-il pas convenir que cette distinction, prise
dans la Nature même, aurait éclairci toutes les méprises ? Je dois dire néanmoins, que dans cet
ouvrage, j’emploierai le plus souvent ces mots de sens et de sensible, dans l’acception
corporelle, et que lorsque je parlerai du sensible intellectuel, ce sera de manière qu’on ne
puisse pas confondre l’un avec l’autre.
Des sens de l’homme
Secondement, sous quelque point de vue que les Observateurs eussent considéré la faculté
sensible de l’homme, s’ils avaient mieux pesé leur système, ils auraient vu que nos sens sont
bien, à la vérité, l’organe de nos pensées, mais qu’ils n’en sont pas l’origine ; ce qui fait sans
doute une trop grande différence pour qu’on soit excusable de ne l’avoir pas aperçue.
Oui, telle est notre peine, qu’aucune pensée ne puisse nous parvenir immédiatement, et sans
le secours de nos sens qui en sont les organes nécessaires dans notre état actuel ; mais si nous
avons reconnu dans l’homme un Principe actif et intelligent qui le distingue si parfaitement
des autres Etres, ce Principe doit avoir en lui-même ses propres facultés ; or la seule, dont
l’usage nous soit resté dans notre pénible situation, c’est cette volonté innée en nous, dont
l’homme a joui pendant sa gloire et dont il jouit encore après sa chute. Comme c’est par elle
qu’il s’est égaré, c’est par la force de cette volonté seule qu’il peut espérer d’être rétabli dans
ses premiers droits ; c’est elle qui le préserve absolument des précipices où l’on veut le
plonger, et de croire à ce néant auquel on voudrait réduire sa nature : c’est par elle, en un mot,
que n’étant pas le maître d’empêcher que le bien et le mal se communiquent jusqu’à lui, il est
cependant responsable de l’usage qu’il fait de cette volonté, par rapport à l’un et à l’autre. Il
ne peut faire qu’on ne lui offre, mais il peut choisir, et choisir bien ; et je n’en donnerai pas,
pour le moment, d’autres preuves, sinon qu’il souffre, et qu’il est puni quand il choisit mal.
Le lecteur intelligent, pour qui j’écris, ne peut pas ignorer que la peine et les [36]
souffrances, dont je veux parler, sont d’une nature bien différente des maux passagers,
corporels ou conventionnels, les seuls qui soient connus de la multitude.
Toutes les attaques, que l’on a portées contre la dignité de l’homme, ne sont donc plus
d’aucune valeur pour nous, ou bien il faudrait renverser les premiers et les plus fermes
fondements de la Justice que nous avons posés précédemment, ainsi que les notions
invariables que nous savons être communes à tous les hommes, et qu’aucun Etre intelligent et
raisonnable ne pourra jamais révoquer en doute.
Droits de l’homme sur sa pensée
Je ne m’arrête point à examiner si dans la conduite ordinaire de l’homme, sa volonté attend
toujours une raison décisive pour se déterminer, ou si elle est dirigée par l’attrait seul du
sentiment ; je la crois susceptible de l’un et de l’autre mobile ; et je dirai que pour la régularité
de sa marche, l’homme ne doit exclure ni l’un ni l’autre de ces deux moyens, car autant la
réflexion sans le sentiment le rendrait froid et immobile, autant le sentiment sans la réflexion
serait sujet à l’égarer.
Mais, je le répète, ces questions sont étrangères à mon sujet, et je les crois abusives et
infructueuses ; ainsi je laisse à la Métaphysique de l’Ecole à chercher comment la volonté se
détermine et comment elle agit ; il suffit à l’homme de reconnaître que c’est toujours
librement, et que cette liberté est un malheur de plus pour lui et la raison de toutes ses
souffrances, quand il abandonne les Lois qui doivent la diriger. Revenons à notre sujet.
Quoique nous ayons reconnu que tous les Etres avaient nécessairement quelque chose en
eux, sans quoi ils n’auraient ni vie, ni existence, ni action, nous n’admettrons pas pour cela
qu’ils aient tous la même chose. Quoique cette Loi d’un Principe inné soit unique et
universelle, nous nous garderons bien de dire que ces Principes soient égaux et agissent
uniformément dans tous les Etres, puisque au contraire nos observations nous font connaître
une différence essentielle entre eux ; et surtout entre les Principes innés dans les trois Règnes
matériels et le principe sacré dont l’homme est le seul favorisé parmi tous les Etres qui
composent cet Univers.
Grandeur de l’homme
Car cette supériorité du Principe actif et intelligent de l’homme ne doit plus nous étonner, si
nous nous rappelons la propriété de cette progression Quaternaire qui fixe le rang et les
facultés des Etres, et qui ennoblit leur essence, en raison de ce qu’ils sont plus voisins du
premier terme de la progression. L’homme est la seconde Puissance de ce premier terme
générateur universel ; le Principe actif de la matière n’est que le troisième ; en faut-il
davantage pour reconnaître que l’on ne peut absolument admettre entre eux aucune égalité.
Méprises sur l’homme
La source des systèmes injurieux à l’homme vient donc de ce que leurs Auteurs [37] n’ont
pas distingué la nature de nos affections. D’un côté, ils ont attribué à notre Etre intellectuel,
les mouvements de l’Etre sensible, et de l’autre ils ont confondu les actes de l’intelligence
avec des impulsions matérielles, bornées dans leurs principes comme dans leurs effets. Il n’est
pas étonnant qu’ayant ainsi défiguré l’homme, ils lui trouvent des ressemblances avec la bête,
et qu’ils ne lui trouvent que cela ; il n’est pas étonnant, dis-je, que par ce moyen, étouffant
dans lui toute notion, toute réflexion, loin de l’éclairer sur le bien et le mal, ils le tiennent sans
cesse dans le doute et dans l’ignorance sur sa propre nature, puisqu’ils effacent à ses yeux les
seules différences qui pourraient l’en instruire.
Moyens d’éviter ces méprises
Mais, après avoir enseigné, comme nous l’avons fait, que l’homme était à la fois intelligent
et sensible, nous devons observer que ces deux facultés différentes doivent nécessairement
s’annoncer en lui par des signes et des moyens différents, et que les affections qui leur sont
particulières, n’étant nullement les mêmes, ne peuvent en aucune manière se présenter sous la
même face ! Le principal objet de l’homme devrait donc être d’observer continuellement la
différence infinie qui se trouve entre ces deux facultés et entre les affections qui leur sont
propres ; et comme elles sont unies dans presque toutes ses actions, rien ne doit lui paraître
plus important que de distinguer avec précision ce qui appartient à l’une ou à l’autre.
En effet, pendant le court intervalle de la vie corporelle de l’homme, la faculté intellectuelle
se trouvant jointe à la faculté sensible, ne peut absolument rien recevoir que par le canal de
cette faculté sensible ; et à son tour, la faculté inférieure et sensible doit toujours être dirigée
par la justesse et la régularité de la faculté intelligente. On voit par conséquent que dans une
union aussi intime, si l’homme cesse de veiller un instant, il ne démêlera plus ses deux
natures, et dès lors il ne saura où trouver les témoignages de l’ordre et du vrai.
De plus, chacune de ces facultés étant susceptible de recevoir en son particulier des
impressions bonnes et des impressions mauvaises, l’homme est exposé, à chaque instant, à
confondre non seulement le sensible avec l’intellectuel, mais encore ce qui peut être
avantageux ou nuisible à l’un ou à l’autre.
Universalité de ces méprises
J’examinerai les suites et les effets de ce danger attaché à la situation actuelle de l’homme ;
je dévoilerai les méprises où sa négligence à discerner ses différentes facultés l’a entraîné, tant
sur le Principe des choses, que sur les ouvrages de la Nature, et sur ceux qui sont sortis de ses
propres mains et de son imagination ; Sciences divines, intellectuelles et physiques, Devoirs
civils et naturels de l’homme, arts, Législations, établissements et Institutions quelconques,
tout rentre dans l’objet dont je m’occupe. Je ne crains point même de dire que je regarde cet
examen comme une obligation pour moi, parce que, si l’ignorance et l’obscurité [38] où nous
sommes sur ces points importants, ne sont pas de l’essence de l’homme, mais l’effet naturel
de ses premiers écarts et de tous ceux qui en sont provenus, il est de son devoir de chercher à
retourner vers la lumière qu’il a abandonnée, et si ces connaissances étaient son apanage avant
sa chute, elles ne se sont point absolument perdues pour lui, puisqu’elles découlent sans cesse
de cette source inépuisable où il a pris naissance : en un mot, si malgré l’état d’obscurité où il
languit, l’homme peut toujours espérer apercevoir la Vérité, et s’il ne lui faut pour cela que
des efforts et du courage, ce serait la mépriser, que de ne pas faire tout ce qui est en nous pour
nous rapprocher d’elle.
L’usage continuel que je fais dans cet ouvrage, des mots facultés, actions, causes,
principes, agents, propriétés, Vertus, réveillera sans doute le mépris et le dédain de mon
siècle pour les qualités occultes. Cependant il serait injuste de donner ce nom à cette doctrine,
uniquement parce qu’elle n’offre rien aux sens. Ce qui est occulte pour les yeux du corps,
c’est ce qu’ils ne voient point ; ce qui est occulte pour l’intelligence, c’est ce qu’elle ne
conçoit point ; or, dans ce sens, je demande s’il est quelque chose de plus occulte pour les
yeux et pour l’intelligence, que les notions généralement reçues sur tous les objets que je
viens d’annoncer ? Elles expliquent la Matière par la Matière, elles expliquent l’homme par
les sens, elles expliquent l’Auteur des choses par la Nature élémentaire. Ainsi les yeux du
corps ne voyant que des assemblages cherchent en vain les Principes élémentaires qu’on leur
annonce, et ne pouvant jamais les apercevoir, il est clair qu’on les a trompés.
L’homme voit dans ses sens le jeu de ses organes, mais il n’y reconnaît point son
intelligence. Enfin la Nature visible présente aux yeux l’ouvrage d’un grand Artiste, mais
n’offrant point à l’intelligence la raison des choses, elle laisse ignorer la Justice du Maître, la
tendresse du Père et tous les conseils du Souverain ; de façon qu’on ne peut nier que ces
explications ne soient absolument nulles et sans vérité, puisqu’elles ont toujours besoin d’être
remplacées par de nouvelles explications.
Alors, si je ne m’attache qu’à éloigner de tous ces objets les enveloppes qui les
obscurcissent, si je ne porte la pensée des hommes que sur le vrai Principe en chaque chose,
ma marche est donc moins obscure que celle des Observateurs ; et en effet, s’ils ont vraiment
de la répugnance pour les qualités occultes, ils devraient commencer par changer de route ;
car très certainement il n’en est pas de plus occulte et de plus ténébreuse que celle dans
laquelle ils voudraient nous entraîner.
[39]
2
Source universelle des erreurs
TOUT ce que j’ai dit de l’homme, considéré dans son origine et dans sa première
splendeur, de sa volonté impure qui l’en a fait déchoir, et de l’affligeante situation où il s’est
plongé, se trouve confirmé par les observations que nous allons faire sur sa conduite et sur les
opinions qu’il enfante journellement.
On peut faire les mêmes Observations sur la pureté originelle, la dégradation et les
tourments actuels du Principe qui s’est rendu mauvais ; la marche de tous ces écarts est
uniforme ; les premières erreurs, celles qui les ont suivies et celles qui suivront ont eu et
auront perpétuellement les mêmes causes ; en un mot, c’est toujours à la volonté mauvaise,
qu’il faut attribuer les faux pas de l’homme et de tout autre Etre revêtu du privilège de la
Liberté ; car, je l’ai déjà dit, pour démontrer que le principe d’une action quelconque est
légitime, il en faut considérer les suites ; si l’Etre est malheureux, à coup sûr, il est coupable,
parce qu’il ne peut être malheureux, s’il n’est libre.
Des souffrances de la bête
On aurait pu, sans doute, m’arrêter à cette proposition, en m’opposant les souffrances de la
bête, mais l’objection ne m’a point échappé ; et comme je puis ici la résoudre sans
interrompre mon sujet, j’y vais travailler avant d’entrer en matière.
Je sais qu’en qualité d’Etre sensible, la bête souffre, et qu’ainsi l’on peut en quelque sorte
la regarder comme malheureuse ; mais je prie d’observer si le titre de malheureux
n’appartiendrait pas avec plus de raison aux Etres, qui connaissant qu’ils devraient être
heureux par leur nature, éprouvent intérieurement le désespoir de ne l’être pas. Dans ce sens,
il ne pourrait convenir à la bête, qui est à sa place ici-bas, et qui n’est pas faite pour un autre
bien-être que celui de ses sens ; lors donc que ce bien-être est dérangé, elle souffre, sans
doute, comme Etre sensible, mais elle ne voit rien au-delà de ses souffrances ; elle les
supporte, elle travaille même à les faire cesser, seulement par l’action de sa faculté sensible, et
sans avoir pu juger qu’il y ait pour elle un autre état ; c’est-à-dire, qu’elle n’a point ce qui fait
le malheur de l’homme, ce remords et cette nécessité de s’attribuer comme lui, ses
souffrances. Eh ! comment le pourrait-elle ? Elle n’agit point, on la fait agir.
Cependant il reste toujours à savoir pourquoi elle souffre, et pourquoi elle est [40] privée si
souvent de ce bien-être sensible qui la rendrait heureuse à sa manière. Je pourrais rendre
raison de cette difficulté, s’il m’était permis de m’étendre sur la liaison des choses, et de faire
voir jusqu’où le mal a gagné par les écarts de l’homme ; mais c’est un point que je ne ferai
jamais qu’indiquer, et pour le présent, il suffira de dire que la Terre n’est plus vierge, ce qui
l’expose, elle et ses fruits, à tous les maux qu’entraîne la perte de la Virginité.
Nous pouvons donc dire avec raison qu’il ne peut y avoir d’Etre vraiment malheureux que
l’Etre libre, à quoi j’ajouterai que si c’est librement que l’homme s’est plongé dans les peines
et dans les douleurs, cette même Liberté lui impose l’obligation continuelle de travailler à
réparer son crime ; car plus il se négligera sur ce point, plus il se rendra coupable, et par
conséquent plus il se rendra malheureux. Reprenons notre sujet.
Pour nous guider dans l’important examen que nous nous sommes proposés, et qui entre
essentiellement aujourd’hui dans la tâche de l’homme, remarquons que la cause principale de
toutes nos erreurs dans les Sciences, est de n’avoir pas observé une Loi de deux actions
distinctes qui se montre universellement dans tous les Etres de la Création, et jette souvent
l’homme dans l’incertitude.
De la double action
Nous ne devons cependant pas être étonnés de voir que chaque Etre ici-bas, soit assujetti à
cette double action, puisque nous avons reconnu précédemment deux Natures très distinctes
ou deux Principes opposés dont le pouvoir s’est manifesté dès le commencement des choses,
et se fait sentir continuellement dans la Création entière.
Or, de ces deux principes, il ne peut y en avoir qu’un qui soit réel et vraiment nécessaire,
attendu qu’après UN, nous ne connaissons plus rien. Ainsi, le second Principe, quoique
nécessitant l’action du premier dans la création, ne peut certainement avoir ni poids, ni
nombre, ni mesure, puisque ces Lois appartiennent à l’Essence même du premier Principe.
L’un stable, permanent, possède la vie en lui-même, et par lui-même ; l’autre irrégulier et sans
lois, n’a que des effets apparents et illusoires pour l’intelligence qui voudrait s’y laisser
tromper.
Ainsi, comme nous le laissons entrevoir, si c’est une raison double qui a fait donner la
naissance et la vie temporelle à l’Univers, il est indispensable que les corps particuliers
suivent la même loi, et ne puissent, ni se reproduire, ni subsister sans le secours d’une double
action.
Toutefois, la raison double qui dirige les corps et toute la matière, n’est pas la même que
cette raison double qui provient de l’opposition des deux Principes ; celle-ci est purement
intellectuelle, et ne prend sa source que dans la volonté contraire de ces deux Etres. Car,
lorsque l’un ou l’autre agit sur le sensible et sur le corporel, c’est toujours dans des vues
intellectuelles, c’est-à-dire, pour détruire [41] l’action intellectuelle qui lui est opposée. Il n’en
est pas de même de la double action qui assujettit la Nature ; elle n’est attachée qu’aux Etres
corporels, pour servir tant à leur reproduction qu’à leur entretien ; elle est pure en ce qu’elle
est dirigée par une troisième action qui la rend régulière ; en un mot, c’est le moyen
nécessaire établi par la source de toutes les puissances pour la construction de tous ses
ouvrages matériels.
Cependant, quoique dans cette raison double attachée à tout ce qui est corporel, il n’y ait
rien d’impur, et que ni l’un ni l’autre terme n’en soit mauvais, il y en a un néanmoins qui est
fixe et impérissable, l’autre n’est que passager et momentané, et par-là même n’est pas réel
pour l’intelligence, quoique ses effets le soient pour les yeux du corps.
Ce sera donc nous avancer beaucoup que de parvenir à distinguer la nature et les résultats
de ces deux différents termes, ou de ces deux différentes Lois qui soutiennent la création
corporelle ; parce que si nous apprenons à reconnaître leur action dans toutes les choses
temporelles, ce sera un moyen de plus de la démêler dans nous-mêmes. En effet, on ne
conçoit pas combien les méprises qui se font journellement sur notre Etre, tiennent de près à
celles qui se font sur les Etres corporels et sur la Matière, et celui qui aurait l’intelligence pour
juger les corps, aurait bientôt celle qui lui est nécessaire pour juger l’homme.
Des recherches sur la Nature
La première erreur qui se soit introduite en ce genre, est d’avoir fait de la Nature matérielle,
une classe et une étude à part. Quoique les hommes aient vu que cette branche était vivante et
active, ils l’ont regardée comme étant séparée du tronc ; et à force de s’arrêter à ce dangereux
examen, le tronc leur a paru à son tour si éloigné de la branche, qu’ils n’ont plus senti le
besoin qu’il existât, ou du moins s’ils en ont reconnu l’existence, ils n’ont vu en lui qu’un Etre
isolé dont la voix se perd dans l’éloignement, et qu’il est même inutile d’entendre pour
concevoir et accomplir le cours et les Lois de cette Nature matérielle.
Si nous nous bornons comme eux à considérer cette Nature en elle-même et comme
agissant sans la médiation d’un Principe extérieur, nous pourrions bien, il est vrai, apercevoir
ses lois sensibles et apparentes, mais nous ne pourrions pas dire que notre notion fut complète,
puisqu’il nous resterait toujours à connaître son Principe réel qui n’est visible qu’à
l’intelligence, par lequel tout ce qui existe est nécessairement gouverné, et dont les Lois
sensibles et apparentes ne sont que les résultats.
D’un autre côté, si pendant notre séjour parmi les Etres de cette Nature matérielle, nous
voulions les éloigner entièrement de nos recherches, pour nous efforcer d’atteindre à celle du
principe invisible, nous aurions à craindre de nous tenir trop élevés au-dessus du sentier que
nous devons suivre, et par là de ne [42] point parvenir au but de nos désirs, et de n’obtenir
qu’une partie des lumières qui nous sont destinées.
Nous devons sentir les inconvénients de ces deux excès ; ils sont tels, qu’en nous livrant à
l’un ou à l’autre, nous pouvons être assurés de n’avoir aucune réussite, et si nous négligeons
l’une des deux Lois pour rechercher l’autre, nous ne pourrons avoir de toutes les deux qu’une
fausse idée, parce que leur liaison actuelle est indispensable, quoique n’ayant pas toujours été
manifestée ; enfin, vouloir aujourd’hui s’élever au Principe premier, supérieur et invisible,
sans s’appuyer sur la Matière, c’est l’offenser et le tenter ; et vouloir connaître la Matière en
excluant ce Principe premier et les Vertus qu’il emploie pour la soutenir, c’est la plus absurde
des impiétés.
De la Matière et de son Principe
Ce n’est pas que les hommes ne soient destinés à avoir un jour une parfaite connaissance du
Principe premier sans être obligés d’y joindre l’étude de la Matière, de même que depuis leur
chute il y a eu un temps où ils étaient entièrement assujettis à cette Loi de Matière, sans qu’ils
pussent songer à l’existence du Principe premier. Mais pendant ce passage intermédiaire qui
nous est accordé, étant placés entre les deux extrêmes, nous ne devons perdre de vue ni l’un ni
l’autre, si nous ne voulons pas nous égarer.
La seconde erreur, c’est que depuis que l’homme est enchaîné dans la Région sensible, il a
cherché, à la vérité, le Principe de la Matière, parce qu’il ne peut douter qu’elle en ait un ;
mais comme dans cette recherche il a confondu les deux Lois, il a voulu que le Principe de la
Matière fut aussi palpable que la Matière elle-même. Il a voulu soumettre l’un et l’autre à la
mesure de ses yeux corporels.
Or, une mesure corporelle ne peut s’appliquer que sur l’Etendue : l’Etendue n’est qu’un
assemblage, et par conséquent un Etre composé ; et si l’homme s’obstinait à croire que le
Principe de l’Etendue ou de la Matière, est la même chose que la Matière, il faudrait donc que
ce Principe fût étendu et composé comme elle ; alors il est vrai que les yeux de son corps en
pourraient calculer les dimensions, toutefois selon les bornes de ses facultés, et sans en être
plus avancé. Car pour mesurer juste, il faudrait qu’il eût une base à ses mesures, et il n’en a
point. Mais certes, nous sommes bien éloignés d’avoir une pareille idée du principe de la
Matière, d’après celle que nous avons d’un principe en général.
Tous ceux qui ont voulu expliquer ce que c’est qu’un principe, n’ont pu s’empêcher de dire
qu’il doit être indivisible, incommensurable et absolument différent de ce que la Matière
présente à nos yeux. Les Mathématiciens mêmes et les Géomètres, quoique n’agissant que par
leurs sens, et n’ayant que l’étendue pour objet, viennent à l’appui de cette définition ; car tout
matériel qu’est ce point mathématique dont ils font la base de leur travail, ils sont obligés de
le revêtir [43] de toutes les propriétés de l’Etre immatériel ; sans cela, leur science n’aurait pas
encore de commencement.
Ainsi, un Etre indivisible et incommensurable, tel que nous sentons que doit se concevoir
tout Principe, qu’est-il autre chose pour nous qu’un Etre simple ? Et, certes, nous ne pouvons
douter que les apparences matérielles ne soient au contraire divisibles et soumises à la mesure
sensible ; par conséquent, la Matière n’est donc point un Etre simple ; par conséquent, elle ne
peut donc être son principe à elle-même ; il serait donc absurde de vouloir confondre la
Matière avec le principe de la Matière.
De la divisibilité de la Matière
Je dois, à ce sujet, faire remarquer les obscurités où cette fausse manière de considérer les
corps a entraîné la multitude. Le Vulgaire a cru qu’en mutilant, divisant et subdivisant la
Matière, il mutilait, divisait et subdivisait en effet le Principe et l’essence de la Matière ; et
croyant que les bornes seules de ses organes corporels l’empêchaient d’aller aussi loin que sa
pensée dans cette opération, il a imaginé que cette division était essentiellement possible audelà
de ce qu’il pouvait opérer lui-même, et il a cru que la Matière était divisible à l’infini ; de
là, il l’a regardée comme indestructible, et par conséquent, comme éternelle.
C’est absolument pour avoir confondu la Matière avec le principe de la Matière, que ces
erreurs ont été presque universellement adoptées. En effet, diviser les formes de la Matière, ce
n’est pas diviser son essence, ou, pour mieux dire, désunir les parties diverses dont tous les
corps sont composés, ce n’est pas diviser, ce n’est pas décomposer la Matière, parce que
chacune des parties matérielles provenant de cette division, demeure intacte dans son
apparence de Matière, par conséquent dans son essence, et dans le nombre des principes qui
constituent toute la Matière.
Par quel étrange aveuglement l’homme a-t-il donc pu croire qu’en diversifiant les
dimensions des corps, il divisait réellement la Matière ?
N’est-il pas aisé de voir que toutes les opérations de l’homme en ce genre se bornent à
transposer, à désunir ce qui était joint ; et pour que sa main pût décomposer la Matière, ne
faudrait-il pas que ce fût lui qui l’eût composée ?
Je ne vois donc ici que la faiblesse et les bornes des facultés de l’homme, qui est arrêté par
la force invincible des principes de la Matière ; car nous savons qu’il peut varier à son gré les
figures et les formes corporelles, parce que ces formes ne sont qu’un assemblage de particules
différentes, et n’ont par cette raison aucune des propriétés de l’Unité ; mais enfin, il n’y a pas
une seule de ces particules qu’il puisse anéantir, parce que si le Principe qui les soutient n’est
point composé, il ne peut être sujet à aucune division dans son essence ; et dans ce sens, non
seulement la Matière n’est pas divisible à l’infini, selon l’idée commune, mais il [44] n’est pas
même possible que la main de l’homme commence ou opère sur elle la première et la moindre
des divisions ; nouvelle preuve pour démontrer que ce Principe corporel est un et simple, et
par conséquent qu’il n’est point Matière.
Bornes des mathématiques
Ce que j’ai dit de la méthode des Mathématiciens, a dû faire sentir la différence qu’il y a de
leur marche à celle de la Nature. La Science Mathématique n’offrant entre leurs mains qu’une
copie trompeuse de la vraie Science, n’a pour base et pour résultats que des relations, sur
lesquelles ayant une fois fixé leurs suppositions, les conséquences se trouvent justes et
convenables à l’objet qu’ils se proposent ; en un mot, les Mathématiciens ne peuvent pas
s’égarer, parce qu’ils ne sortent pas de leur enceinte, et qu’ils ne font que tourner sur un
pivot ; alors tous leurs pas les ramènent au point d’où ils sont partis. En effet, quelque élevé
que soit leur édifice, on voit qu’il est égal dans toutes ses parties, et qu’il n’y a pas la moindre
distinction entre les matériaux qui servent de fondement, et ceux dont ils bâtissent les plus
hauts étages ; aussi que nous apprennent-ils ?
La Nature, au contraire, ayant pour Principe un Etre vrai et infini, produit des faits qui lui
ressemblent, et quoique ces faits soient l’enveloppe dont elle se couvre à nos yeux, quoiqu’ils
soient passagers, ils sont si multipliés, si variés, si actifs, que nous voyons assez clairement
que la source en doit être inépuisable. Mais on verra dans la suite de cet Ouvrage, de plus
amples observations sur la Science Mathématique, et sur l’emploi qu’on aurait dû en faire
pour parvenir à la connaissance de la Nature et de ce qui est au-dessus.
Des productions et de leurs principes
Nous joindrons ici une autre vérité qui appuiera toutes celles que nous avons établies pour
prouver combien la Matière est inférieure au Principe qui lui sert de base et qui la produit.
Je prie d’abord les observateurs d’examiner, s’il n’est pas certain universellement, et dans
tout ordre de génération quelconque, que la production ne peut jamais être égale à son
Principe générateur. Cette vérité se réalise continuellement dans l’ordre des générations
matérielles, quoique ensuite venant à croître, les fruits et les productions de cette classe,
égalent et même surpassent en force et en grandeur l’individu qui les a engendrés ; parce que
la classe de ces individus étant soumise à la Loi du temps, l’ancien individu dépérit en même
temps que son fruit s’avance vers le terme de sa croissance et de sa perfection.
Mais dans le moment de la génération, ce fruit est nécessairement inférieur à l’individu
d’où il est provenu, puisque c’est de lui qu’il tient sa vie et son action.
Dans quelque classe que nous fassions nos recherches, je ne crains point d’assurer que nous
trouverons l’application de cette vérité ; d’où nous pouvons dire hardiment, que c’est avec
raison que nous l’avons annoncée comme universelle ; [45] dès lors il faudra convenir aussi
qu’elle est applicable à la Matière, relativement à son principe, parce que si nous pouvons voir
naître la Matière, nous ne pouvons nier qu’elle n’ait été engendrée ; et si elle a été engendrée,
elle est ainsi que tous les Etres, inférieure à son principe générateur.
C’est être déjà bien avancé que d’avoir reconnu la supériorité du Principe de la Matière sur
la Matière, et de sentir qu’ils ne peuvent être tous deux de la même nature ; par-là nous nous
trouvons à couvert des jugements hasardeux qu’on a osé prononcer sur cet objet, et qui par le
crédit des Maîtres qui en ont été les organes, sont devenus comme autant de Lois pour la
plupart des hommes : par-là on est dispensé de croire comme eux, que la Matière est éternelle
et impérissable. En distinguant la forme du Principe, nous saurons que l’une peut varier sans
cesse, pendant que l’autre reste toujours le même, et on n’aura plus de peine à reconnaître la
fin et le dépérissement de la Matière dans la succession des faits et des Etres que la Nature
expose à nos yeux, tandis que le Principe de cette Matière n’étant point Matière, demeure
inaltérable et indestructible.
De la reproduction des formes
Cette succession de faits, et ce renouvellement continuel des Etres corporels a entraîné les
Observateurs de la Nature dans d’autres opinions aussi fausses que les précédentes, et qui les
exposent aux mêmes inconséquences. Ils ont vu les corps s’altérer, se décomposer et
disparaître de devant eux ; mais en même temps, ils ont vu que ces corps étaient sans cesse
remplacés par d’autres corps ; alors ils ont cru que ceux-ci étaient formés des débris des
anciens corps, et qu’étant dissous, les différentes parties dont ils étaient composés, devaient
entrer à leur tour, dans la composition des nouvelles formes ; de-là ils ont conclu que les
formes éprouvaient bien une mutation continuelle, mais que leur Matière fondamentale
demeurait toujours la même.
Ensuite, ignorant la véritable cause de l’existence et de l’action de cette Matière, ils n’ont
pas vu pourquoi elle n’aurait pas toujours été en mouvement, et pourquoi elle n’y serait pas
toujours, ce qui leur a fait décider de nouveau qu’elle était éternelle.
Mais si, élevant les yeux d’un degré, ils eussent reconnu les vrais principes des corps, et
qu’ils leur eussent attribué la stabilité qu’ils ont cru voir dans leur prétendue Matière
fondamentale, nous n’aurions pas à leur reprocher cette nouvelle méprise ; nous voyons
comme eux les révolutions et les mutations des formes ; nous reconnaissons aussi que les
principes des corps sont indestructibles et impérissables ; mais ayant montré, comme nous
l’avons fait, que ces principes n’étaient point Matière, dire qu’ils sont impérissables, ce n’est
pas dire que la Matière ne périt point.
Immuabilité de leurs principes
C’est ainsi qu’en distinguant les corps d’avec leurs principes, les observateurs [46] auraient
évité l’erreur dangereuse qu’ils s’efforcent en vain de pallier, et qu’ils se seraient bien gardés
d’attribuer l’éternité et l’immortalité à l’Etre matériel qui frappe leurs sens. Je suis d’accord
avec eux sur la marche journalière de la Nature ; je vois naître et périr toutes les formes, et je
les vois remplacées par d’autres formes ; mais je me garderai bien d’en conclure, comme eux,
que cette révolution n’ait point eu de commencement, et qu’elle ne doive point avoir de fin,
puisqu’elle ne s’opère en effet, et ne se manifeste que sur les corps qui sont passagers, et non
sur leurs Principes qui n’en reçoivent jamais la moindre atteinte. Lorsqu’on aura bien conçu
l’existence et la stabilité de ces Principes, indépendamment et séparément des corps, il faudra
bien convenir qu’ils ont pu exister avant ces corps, et qu’ils pourront encore exister après eux.
Je ne joindrai pas à ce raisonnement des preuves sur lesquelles on refuserait de me croire,
mais elles sont de nature qu’il n’est pas plus en mon pouvoir d’en douter que si j’eusse été
présent à la formation des choses.
D’ailleurs la loi numérique des Etres est un témoignage irrévocable ; UN existe et se
conçoit indépendamment des autres nombres ; et après les avoir vivifiés pendant le cours de la
Décade, il les laisse derrière lui et revient à son Unité.
Des émanations de l’Unité
Les principes des corps étant uns, peuvent donc se concevoir seuls et séparés de toute
forme de matière, au lieu que les moindres particules de cette matière ne peuvent subsister, ni
se concevoir sans être soutenues et animées par leur Principe ; de même que nous concevons
l’Unité numérique, comme pouvant subsister à part des autres nombres, quoique aucun des
nombres subséquents à l’Unité ne puisse trouver accès dans notre entendement, si ce n’est
comme l’émanation et le produit de cette unité.
En un mot, si nous voulons appliquer ici la maxime fondamentale qui a été établie cidevant,
sur l’inégalité qui existe nécessairement entre l’Etre générateur et sa production, nous
verrons, que si les Principes de la Matière sont indestructibles et éternels, il est impossible que
la Matière jouisse des mêmes privilèges.
Cependant cette assertion d’une inégalité nécessaire entre l’Etre générateur et sa
production, aurait pu laisser quelque inquiétude sur la nature de l’homme, qui ayant pris
naissance dans une source indestructible, devrait comme inférieur à son Principe, n’avoir pas
le même avantage, et être par conséquent susceptible de destruction. Mais une simple
réflexion dissipera ce doute.
Des Etres secondaires
Quoique la Matière et l’homme aient également leur principe générateur, il s’en faut de
beaucoup qu’ils aient le même. Le Principe générateur de l’homme est l’Unité ; cette Unité
possédant tout en soi, communique aussi à ses productions une existence totale et
indépendante ; en sorte qu’elle peut bien, comme chef et principe, étendre ou resserrer leurs
facultés ; mais elle ne peut pas leur [47] donner la mort, parce que ses ouvrages étant réels, ce
qui est, ne peut pas ne pas être.
Il n’en est pas ainsi de la Matière qui, étant le produit d’un Principe secondaire, inférieur et
subordonné à un autre Principe, est toujours dans la dépendance de l’un et de l’autre ; de
manière que le concours de leur action mutuelle est absolument nécessaire pour la
continuation de son existence ; car il est constant, que lorsque l’une des deux vient à cesser,
les corps s’éteignent et disparaissent.
Or, la naissance et la fin de ces différentes actions se manifeste assez clairement dans la
Nature corporelle, pour nous démontrer que la Matière ne peut pas être durable. D’ailleurs,
reconnaissant, comme nous le devons faire, que l’action de l’Unité, ou du Principe premier,
est perpétuelle et indivisible, nous ne pourrions sans la plus grossière erreur, attribuer la
même perpétuité d’action aux Principes secondaires qui enfantent la Matière. C’est pourquoi
l’Auteur des choses ne peut pas faire que le Monde soit éternel comme lui ; car ce ne serait
pas rendre le Monde éternel que de lui faire succéder d’autres Mondes, comme ce sera
toujours en sa puissance, puisque chacun de ces Mondes ne pouvant être que l’oeuvre d’un
Principe secondaire, serait dès lors nécessairement périssable.
De la génération des corps
Examinons actuellement un autre système relatif à notre sujet. On a enseigné, qu’après la
dissolution des Etres corporels, les débris de ces corps étaient employés à faire partie de la
substance des autres corps. Assurément, les observateurs de la Nature se sont trompés dans
cette doctrine, ainsi que dans les conséquences qu’ils en ont tirées. Car, dire que les corps se
forment les uns des autres, et ne sont que divers assemblages successifs des mêmes matériaux,
c’est une erreur aussi grande que de prétendre que la Matière est éternelle. Ils se seraient bien
gardés d’avancer de pareilles opinions, s’ils avaient pris plus de précautions pour marcher
sûrement dans la connaissance de la Nature.
Les Principes universels de la Matière sont des Etres simples ; chacun d’eux est un, ainsi
qu’il résulte de nos observations, et de l’idée que nous avons donnée d’un Principe en
général : les principes innés de la moindre particule de matière doivent donc avoir la même
propriété ; chacun d’eux sera donc un et simple, comme les principes universels de cette
même Matière : il ne peut y avoir de différence entre ces deux sortes de principes, que dans la
durée et dans la force de leur action, qui est plus longue et plus étendue dans les principes
universels que dans les principes particuliers. Or l’action propre d’un principe simple est
nécessairement simple et unique elle-même, et ne peut avoir, par conséquent, qu’un seul but à
remplir ; elle a en elle tout ce qu’il lui faut pour l’entier accomplissement de sa loi ; enfin, elle
n’est susceptible ni de mélange, ni de division.
Celle du principe universel matériel a donc les mêmes facultés, et quoique les [48] résultats
qui en proviennent, se multiplient, s’étendent et se subdivisent à l’infini, il est certain que ce
Principe universel n’a qu’un seul oeuvre à faire, et qu’un seul acte à opérer. Lorsque son
oeuvre sera rempli, son action doit cesser, et être retirée par celui qui lui avait ordonné de la
produire ; mais pendant toute la durée du temps, il est assujetti à faire le même acte et à
manifester les mêmes effets.
Il en est ainsi des principes innés des différents corps particuliers ; ils sont soumis à la
même loi d’unité d’action, et lorsque la durée en est accomplie, elle leur est également retirée.
Alors, si chacun de ces principes n’a qu’une seule action, et qu’à la fin de cette action, ils
doivent tous rentrer dans leur source primitive, nous ne pouvons avec raison attendre d’eux de
nouvelles formes, et nous devons conclure que les corps que nous voyons naître
successivement, tirent leur origine et leur substance d’autres Principes, que de ceux dont nous
avons vu l’action suspendue dans la dissolution des corps qu’ils avaient produits. Nous
sommes donc obligés de chercher ailleurs la source d’où doivent naître ces nouveaux corps.
Mais où pourrons-nous mieux la trouver que dans la force et l’activité de cette double loi,
qui constitue la Nature universelle corporelle, et qui se montre en même temps sous mille
faces différentes dans la production et les progrès des corps particuliers ?
Nous savons, en effet, que cette terre que nous habitons, ne pourrait exister et se conserver,
si elle n’avait en elle un principe végétatif qui lui est propre ; mais qu’il faut nécessairement
qu’une cause extérieure, qui n’est autre chose que le Feu céleste ou planétaire, réagisse sur ce
Principe pour que son action se manifeste.
Il en est de même des corps particuliers ; chacun de ces corps provient d’une semence, dans
laquelle réside un germe ou principe inné, dépositaire de toutes ses propriétés et de tous les
effets qu’il doit produire. Mais ce Germe resterait toujours dans l’inaction, et ne pourrait
manifester aucune de ses facultés, s’il n’était aussi réactionné par une cause extérieure ignée,
dont la chaleur le met à portée d’agir sur tous les Etres corporels qui l’environnent, lesquels, à
leur tour, pénétrant son enveloppe, l’aiguillonnent, l’échauffent, et le disposent à soutenir
l’action de la cause extérieure, pour la manifestation de ses propres fruits et de ses propres
Vertus.
Et en effet, la cause extérieure ignée, opérant la réaction, aurait bientôt surmonté l’action
des Principes individuels, et détruit leurs propriétés, si le secours des Etres alimentaires ne
venait renouveler leur force, et les mettre en état de résister à la chaleur dévorante de cette
cause extérieure. C’est pour cela que si l’on expose à la chaleur, des Germes privés
d’aliments, ils se consument dans leur berceau, sans avoir produit la moindre partie de leur
action ; c’est pour cela aussi [49] que des germes, qui ont été à portée de commencer le cours
de leur croissance, seraient encore plutôt consumés et détruits, s’ils venaient à manquer des
aliments qui leur sont nécessaires pour se défendre de l’activité continuelle de la réaction
ignée, parce qu’alors cette réaction, ayant déjà pénétré jusqu’au germe, y peut d’autant mieux
déployer sa force destructive.
On voit par-là que les aliments, dont nous parlons, sont eux-mêmes un second moyen de
réaction, que la Nature emploie pour l’entretien et la conservation de ses ouvrages ; mais on le
verra encore mieux dans la suite.
Telle est donc cette double loi universelle, qui préside à la naissance et aux progrès des
Etres corporels. Le concours de ces deux actions leur est absolument nécessaire, pour qu’ils
puissent vivre sensiblement à nos yeux ; savoir, la première action innée en eux, ou l’action
intérieure, et l’action seconde ou extérieure, qui vient agiter et réactionner la première, et
jamais parmi les choses matérielles, un corps ne s’est formé que par ce moyen.
Appliquons à la constitution de l’Univers ce que nous avons dit de la Terre ; nous pouvons
le regarder comme un assemblage d’une multitude infinie de germes et de Semences, qui
toutes ont en elles le principe inné de leurs lois et Propriétés, selon leur classe et selon leur
espèce, mais qui attendent, pour engendrer et se reproduire au-dehors, que quelque cause
extérieure vienne les aider et les disposer à la génération. Ce serait même là, où l’on trouverait
l’explication d’un phénomène qui étonne la multitude, savoir, pourquoi on trouve des vers
dans des fruits sans piqûre, et des animaux vivants dans le coeur des pierres ; c’est, parce que
les uns et les autres placés par la Nature, ou parvenus par filtration dans ces sortes de matras,
y ont trouvé, ou y ont reçu, par la même voie de filtration, des sucs propres à opérer sur eux la
loi nécessaire de réaction. Mais ne nous éloignons pas de notre sujet.
Voyons donc à présent quelle part les corps et les débris des corps peuvent avoir à la
formation et à l’accroissement des autres corps ; ils peuvent augmenter les forces des Etres
corporels, et les soutenir contre la réaction continuelle du Principe extérieur igné ; ils peuvent
même contribuer, par leur propre réaction, à la manifestation des facultés des Germes, et en
faire opérer les propriétés. Mais ce serait aller contre les Lois de la Nature, et méconnaître
l’essence d’un Principe en général, que de croire qu’ils pourraient s’immiscer dans la
substance de ces Germes. Ils peuvent, je le répète, en être le soutien et l’aiguillon, mais jamais
ils ne feront portion de leur essence. Les observations suivantes en seront la preuve.
De la destruction des corps
Nous avons établi précédemment que les principes des corps ne sont point Matière, mais
des Etres simples ; qu’en cette qualité, ils doivent avoir en eux tout ce qui est nécessaire à leur
existence, et qu’ils n’ont rien à emprunter des autres [50] Etres. Ils n’en emprunteraient pas
même le secours de cette réaction extérieure, dont nous venons de parler, si par l’infériorité de
leur nature, ils n’étaient assujettis à la double Loi qui régit tous les Etres élémentaires. Car il y
a une Nature, où cette double Loi n’est pas connue, et où les Etres reçoivent la naissance sans
le secours d’Etres secondaires, et par les seules vertus de leur Principe générateur ; c’est celle
par où l’homme a passé autrefois. Mais, afin que notre marche soit plus sûre, ne comptons
pour rien la théorie, jusqu’à ce que l’expérience vienne la justifier ; et d’abord observons ce
qui se passe dans la destruction des corps.
Cette destruction ne peut avoir lieu que par la cessation de l’action du Principe inné,
producteur de ces corps, puisque cette action est leur véritable base et leur premier appui ; or
ce Principe ne peut cesser d’agir, que lorsque la Loi qui l’asservissait à l’action, est
suspendue, parce qu’alors étant délivré de ses chaînes, il se sépare de ses productions et rentre
dans sa source originelle. Car tant que cette Loi opérerait, jamais l’enveloppe ne pourrait
cesser d’être sous sa forme naturelle et individuelle ; et si cette forme est sujette à se
décomposer, ce ne peut être que parce que la Loi de la réaction étant retirée, le Principe inné
dans cette forme, et qui la fait exister, en liant ensemble les trois éléments dont elle est
composée, se sépare de ces éléments, et les abandonne à leurs propres Lois ; alors, ces Lois
étant opposées les unes aux autres, les éléments qui s’y trouvent livrés, se combattent, se
divisent, et se détruisent enfin tout à fait à nos yeux.
C’est ainsi qu’insensiblement les corps meurent, disparaissent, et s’anéantissent. Je ne vois
donc plus dans un cadavre qu’une matière sans vie, privée du Principe inné qui en avait
produit et qui en soutenait l’existence ; je ne vois dans ces débris, que des parties qui sont
encore soutenues par la présence des actions secondaires que le Principe inné avait émanées
dans ce corps pendant la durée de sa propre action ; car ces émanations secondaires sont
répandues dans les moindres particules corporelles, mais elles se séparent elles-mêmes
successivement de leurs enveloppes particulières, après que leur Principe producteur a
abandonné le corps entier, dont leur réunion formait l’assemblage.
Qu’est-ce donc, qu’un corps privé de la vie pourra dans le cours de sa dissolution,
communiquer aux nouveaux corps, dont il seconde la croissance et la formation ? Sera-ce le
Principe dominant ? Mais il n’existe plus dans le cadavre, puisque ce n’est que par la retraite
de ce Principe, que le corps est devenu cadavre. D’ailleurs chaque Germe, ayant son propre
Principe inné et dépositaire de toutes ses facultés, il n’a pas besoin de la réunion d’un autre
Principe. En un mot, deux Etres simples ne pouvant jamais se réunir, ni confondre leur
action ; leur assemblage, bien loin de concourir à la vie des nouveaux corps, ne ferait qu’en
[51] occasionner le désordre et la destruction, puisqu’il n’est pas possible de placer deux
centres dans une circonférence, sans la dénaturer.
Dira-t-on que les parties matérielles du corps qui se dissout, se réunissent et passent dans
l’essence des Germes ? Mais nous venons de voir, que chaque Germe est animé par un
Principe, qui renferme en lui tout ce qui est nécessaire à son existence. D’ailleurs, ne voyonsnous
pas toutes les parties du cadavre se dissoudre successivement, et ne pas laisser après
elles la moindre trace ? Ne savons-nous pas que cette dissolution particulière ne s’opère, que
par la séparation des émanations secondaires, qui étaient demeurées dans le cadavre, et que
nous pouvons regarder chacune comme le centre de la partie qu’elle occupait ; mais alors
nous ne pourrons nous dispenser de reconnaître que les corps, que les parties des corps, que
tout l’Univers n’est qu’un assemblage de Centres, puisque nous voyons par gradation les
corps se dissiper entièrement. Or, si tout est centre, et si tous les centres disparaissent dans la
dissolution, que restera-t-il d’un corps dissous, qui puisse faire partie de l’existence et de la
vie des nouveaux corps ?
C’est donc une erreur, de croire que les Principes, soit généraux, soit particuliers, des Etres
corporels qui se dissolvent, aillent, après s’être séparés de leur enveloppe, animer de
nouvelles formes, et que recommençant une nouvelle carrière, ils puissent vivre
successivement plusieurs fois. Si tout est simple, si tout est un dans la Nature et dans
l’essence des Etres, il en doit être de même de leur action, et chacun d’eux doit avoir sa tâche
particulière, simple et unique comme lui, autrement il y aurait faiblesse dans l’Auteur des
choses, et confusion dans ses ouvrages.
De la digestion
Mais, prenant la digestion animale pour exemple, on m’objectera sans doute, que dans la
dissolution des aliments qui se fait par cette digestion, la plus grande quantité en passe dans le
sang, dans la lymphe, et dans les autres fluides de l’individu, et que delà, se portant dans
toutes les parties du corps, l’animal en reçoit l’entretien et la subsistance ; alors on me
demandera comment il se pourrait, que ces aliments ne fissent que fortifier l’action et la vie de
l’animal qui les reçoit, sans lui communiquer la moindre partie d’eux-mêmes, et sans que le
feu inné en eux ne pénétrât le Principe et l’Essence de cet individu, pour s’y unir et en
accroître l’existence.
Je réponds à cela, que très certainement le seul emploi des aliments est de soutenir la vie et
l’action de l’individu qui les a dévorés ; il ne peut les recevoir comme des nouveaux Principes
pour lui, ni comme une augmentation de son Etre, mais comme les agents d’une réaction qui
lui est nécessaire pour déployer ses forces et conserver son action temporelle ; et quoique
aucun Etre corporel ne puisse se passer de cette réaction, il n’y en a point dans qui elle n’ait sa
mesure ; [52] car il est constant, que si le Principe contenu dans l’aliment pouvait s’unir au
Principe du corps qui s’en nourrit, il n’y aurait plus de mesure dans la Loi d’action, par
laquelle ce dernier aurait été constitué.
De la Réintégration des corps
Nous le savons par expérience et par les ravages que causent dans l’animal les crudités et
les viandes mal cuites et mal saignées ; nous savons, dis-je, combien une réaction trop vive est
contraire à la vie corporelle ; et nous ne pouvons nier que les Animaux qui sont destinés par
leur nature, à dévorer d’autres Animaux, ne soient plus féroces et plus cruels, qu’ils n’aient,
dis-je, un caractère plus avide et plus destructeur, que les Animaux qui ne se nourrissent que
de Végétaux. C’est que les premiers éprouvent une réaction excessive, en recevant avec les
chairs dont ils vivent, une grande quantité de Principes animaux secondaires, et qu’ils
emploient tous les efforts de l’action innée en eux, pour opérer, avant le temps, la dissolution
des enveloppes de ces Principes ; mais ceux-ci ne se trouvant point alors dans leur menstrue
naturelle, emploient aussi toute leur force pour rompre ces chaînes étrangères, et retourner à
leur source primitive.
Pendant ce combat, l’individu éprouve une effervescence qui l’agite et l’entraîne à des
actes désordonnés, et il ne peut être rendu à un état plus tranquille, qu’après que l’enveloppe
de ces Principes secondaires est dissoute et qu’ils ont rejoint leur Principe générateur.
C’est à ce sujet, que nous devons blâmer, en passant, l’usage de la plupart des Nations, qui
ont cru honorer les Morts, soit en conservant leurs cadavres, soit en les consumant par le feu.
L’une et l’autre de ces pratiques est également insensée et contraire à la Nature. Car la vraie
menstrue des corps, c’est la terre, et la main des hommes n’ayant pu produire ces corps, elle
ne devait pas tenter, ni d’en déterminer, ni d’en prolonger la durée, laissant à chacun de leurs
Principes, le soin de suspendre son action suivant sa Loi, et de se réunir dans son temps à sa
source.
De la femme
Je ne puis me dispenser non plus de m’arrêter un moment sur cette Proposition, que la vraie
menstrue des corps c’est la terre. C’est dans elle, en effet, que doit se décomposer
principalement le corps de l’homme ; mais le corps de l’homme prend sa forme dans le corps
de la femme ; lorsqu’il se décompose, il ne fait donc que rendre à la terre, ce qu’il a reçu du
corps de la femme. La terre est donc le vrai Principe du corps de la femme, puisque les choses
retournent toujours à leur source, et ces deux Etres étant si analogues l’un à l’autre, on ne peut
nier que le corps de la femme n’ait une origine terrestre ; nous rappelant ensuite qu’elle a été
la première origine corporelle de l’homme, nous verrions sensiblement pour quelle raison la
femme lui est universellement inférieure.
Mais on s’est étrangement égaré, lorsqu’on a cru pouvoir porter cette dif-[53]férence audelà
de la forme ou des facultés corporelles. La femme, quant au Principe intellectuel, a la
même source et la même origine que l’homme ; car cet homme n’étant condamné qu’à la
peine et non à la mort, il fallait près de lui un Etre de sa nature, et malheureux comme lui, qui
par ses infirmités et sa privation, le rappela à la sagesse, en retraçant continuellement à ses
yeux les suites amères de ses égarements : d’ailleurs l’homme n’est point le père de l’Etre
intellectuel de ses productions, comme l’ont enseigné des doctrines fausses et d’autant plus
funestes, qu’elles se sont appuyées sur des comparaisons prises dans la Matière, telles que les
intarissables émanations du feu élémentaire ; mais dans tout ceci est un Mystère que je ne
croirai jamais assez enseveli. Reprenons la chaîne de nos observations.
De la végétation
Il y a un fait que les Naturalistes ne manqueront pas de m’opposer, c’est celui des liqueurs
colorées qu’ils font passer dans quelques plantes, parvenant ainsi à varier la couleur des
fleurs, et même à changer absolument celle qui leur appartenait par la Nature. Ma réponse
sera simple, et tiendra à tout ce que j’ai dit sur la digestion.
Toute plante a son Principe inné comme les autres corps ; les sucs, qui lui tiennent lieu
d’aliments, ne peuvent rien ajouter à ce Principe ; mais ils lui servent de défense contre la
réaction de la cause extérieure ignée qui sans eux surmonterait et consumerait bientôt, par sa
chaleur, les forces et l’action des Principes individuels. Alors on doit sentir, par le nombre
infini des différentes substances qui peuvent servir d’aliments aux Etres corporels, à quelle
variété de réaction ils sont exposés. Il est vrai qu’il n’y en a qu’une seule qui soit réellement
propre à chaque espèce : mais la Nature des choses périssables, comme les corps, et les
révolutions continuelles auxquelles ils sont soumis, les exposent à en recevoir d’étrangères,
qui affaiblissent, qui contraignent leurs facultés, et même qui les détruisent tout à fait, quoique
le Principe de l’Etre soit indestructible.
Ces réactions sont opérées, comme on le sait, par des Etres secondaires, qui sont aussi
dépositaires d’un Principe qui leur est propre. Ce Principe ne peut opérer de réaction, soit par
lui-même, soit par les Principes particuliers émanés de lui, qu’ils ne soient tous revêtus de leur
enveloppe corporelle, puisque tous les Etres simples ne sont ici-bas qu’à cette condition. Il est
donc certain que l’enveloppe de ces Principes secondaires passe, ainsi qu’eux, dans la masse
corporelle des Plantes et des Animaux, pour leur servir d’aliment, et pour les aider à résister à
l’action de la cause extérieure ignée. Il est certain qu’ils y portent aussi leur couleur et toutes
leurs propriétés. Mais, quoiqu’ils passent dans ces différents individus, nous ne pourrons
jamais admettre qu’ils s’y confondent, et qu’ils fassent partie de leur substance.
Des aliments
[54] Pour que ces enveloppes alimentaires parvinssent à s’unir avec la substance de
l’individu qui s’en empare, il faudrait que leurs Principes pussent réciproquement se
confondre. Mais nous avons vu que ces Principes, étant des Etres simples, la réunion en est
impossible, et puisque les enveloppes n’ont de propriétés que par leur Principe, la réunion des
enveloppes est donc impossible aussi. Les aliments sont donc toujours des substances
étrangères, quoique nécessaires à l’Etre qui les reçoit, car on sait qu’ils ne lui sont profitables,
qu’autant qu’il en opère la dissolution.
Je pense qu’on n’aura pas de peine à convenir qu’il ne peut y avoir aucune espèce de
mélange, avant que cette dissolution soit commencée or, si la dissolution ne peut s’opérer,
sans avoir été précédée de la retraite des Principes innés, si elle n’est en elle-même que
division et destruction, comment se ferait-il que l’individu qui opère cette destruction, pût être
confondu avec l’enveloppe même qu’il détruit ?
En effet, si les aliments et les Principes qu’ils renferment, pouvaient se confondre avec la
substance et les Principes des Etres qu’ils réactionnent, ils pourraient également leur être
substitués, et en prendre la place ; alors il serait facile de dénaturer entièrement les individus
et les espèces ; il se pourrait qu’ayant changé une fois la classe et la nature d’un Etre, on en fît
autant sur toutes les classes qui existent, d’où proviendrait une confusion générale, qui
empêcherait que nous fussions jamais sûrs du rang et de la place que les Etres doivent occuper
dans l’ordre des choses.
Aussi la Loi, par laquelle la Nature a constitué ses productions, se refuse-t-elle absolument
à ces tentatives chimériques ; elle a donné à chacun des Etres corporels un Principe inné
particulier, qui peut étendre, et qui étend souvent son action au-delà de la mesure ordinaire,
par le secours des réactions forcées, et d’un matras plus favorable, mais qui ne peut jamais
perdre, ni changer son essence. Ce Principe, étant le producteur et le père de son enveloppe,
ne peut s’en séparer, que l’enveloppe n’entre aussitôt en dissolution, et ne se détruise
insensiblement ; et il est de toute impossibilité, qu’un autre Principe ou un autre Père, vienne
habiter cette enveloppe, et lui servir de soutien, car dans la Nature corporelle, il n’y a point
d’adultères, ni de Fils adoptifs, attendu qu’il n’y a rien de libre.
Du mélange des corps
Chaque Etre simple ou Principe a donc son existence à part, et par conséquent, une action
et des facultés individuelles, qui sont aussi incommunicables que son existence.
Qu’on ne m’objecte point, que dans le mélange des liqueurs et des corps susceptibles de se
lier, on aperçoit des effets uns et simples, dont aucun de ces corps n’était capable en
particulier ; car je ne craindrai point d’assurer que, dans ces [55] amalgames, l’action et la
réaction des divers Principes les uns sur les autres ne produisent des résultats uns et simples
qu’en apparence, et à cause de la faiblesse de nos organes, et que ces résultats sont, en effet,
combinés et produits par l’action propre et particulière à chacun des Principes rassemblés.
Si c’est un mélange de divers corps, qui ne soient susceptibles ni d’action, ni de réaction
sensible les uns sur les autres, mais ayant chacun à eux leur propriété particulière de couleur,
saveur, ou autre ; il résulte de leur assemblage une troisième propriété, qui n’est réellement
qu’un produit apparent des deux premières, lesquelles se trouvent mêlées et combinées, mais
point du tout unies et confondues. Car on ne me niera pas que dans ce fait, les Principes et
leurs enveloppes restent parfaitement distincts et séparés, et qu’il n’y a que la faiblesse de nos
sens qui puisse nous empêcher d’apercevoir séparément les actions propres et particulières à
chacun de ces corps. On ne voit donc autre chose ici qu’une multitude de corps de même
espèce, entassés ou rassemblés avec une multitude de corps d’espèce différente, mais
conservant toujours leur existence, leurs facultés, et leur action propre et individuelle.
Si c’est un corps solide jeté dans un fluide qui lui soit analogue, le fluide en surmonte la
force et les propriétés, il en détache les parties, il les divise, il détruit leur solidité apparente et
sensible, il le dissout et paraît s’en emparer. Par le moyen de cette dissolution, le fluide nous
présente, en effet, des résultats, qu’il était impossible de découvrir séparément dans l’une ou
l’autre des substances qui ont formé l’assemblage. Mais pourra-t-on en conclure qu’il s’y
fasse aucun mélange des Principes, et n’est-il pas certain qu’il n’y a là qu’une simple
extension de l’action du Principe dominant sur celle du Principe inférieur ; extension qui
diminue et cesse même, lorsque le Principe supérieur en force a actionné une quantité
suffisante des corps qu’on a exposés à son action, et y a consumé tout le pouvoir qui était en
lui ?
Si c’est un corps solide qui s’empare d’un fluide, et qui l’absorbe ; ou deux fluides, qui par
leur mélange, produisent des corps solides ou des amalgames indissolubles en apparence ;
enfin, si ce sont des corps, qui d’abord ne présentaient en particulier ni force, ni propriétés,
mais qui, par leur assemblage, produisent des effets surprenants, des flammes ardentes, des
feux, des bruits, des couleurs vives et brillantes ; pourrait-on jamais démontrer qu’il y ait dans
aucun de ces faits, réunion, confusion ou communication d’un Principe avec un autre
Principe ? Puisque, si la force du Principe dominant n’a fait que suspendre l’action du
Principe le plus faible, sans en détruire l’enveloppe, alors il se peut que l’Art parvienne encore
a les séparer, et à les remettre l’un et l’autre en leur premier état ; ce qui est une preuve
invincible de la Vérité que je viens d’établir.
[56] Si, toujours sans détruire les enveloppes, le Principe supérieur en forces n’a fait que
diviser des assemblages, et si rendant les parties constituantes de ces masses à leur liberté et à
leur ténuité naturelle, il les a seulement repoussées par l’évaporation, alors les Principes
individuels de même nature, qui étaient auparavant rassemblés, se trouvent, il est vrai,
dispersés ça et là, sur la terre et dans les airs, mais sans avoir rien communiqué, ni perdu de
leurs facultés, de leur substance, ou de leur action.
Mais, si au contraire le Principe dominant a par sa force et sa puissance décomposé
l’enveloppe même du Principe inférieur ; s’il l’a dissoute et détruite, alors l’action du Principe
inférieur est anéantie, et bien loin qu’en terminant ainsi sa carrière, ce Principe ait pu s’unir,
ou communiquer son action au Principe dominant, c’est que dans ce fait, l’action même du
Principe dominant se trouve bornée à sa première activité, si elle n’a été altérée, ou épuisée,
sans retour, par sa propre victoire.
Des semences vermineuses
Enfin, la confusion et la continuité d’action du même Principe dans différentes formes
successives, ne se trouve pas davantage dans la naissance des vers et autres insectes qui
paraissent à la putréfaction des cadavres ; le Principe de l’existence de ces animalcules est
également dans leur propre semence : car nos corps, comme tous ceux de la Création, sont
l’assemblage d’une multitude infinie de germes destructeurs, et de semences vermineuses qui
n’attendent, pour se produire et pour engendrer, qu’une réaction et des circonstances
convenables.
Tant que nos corps subsistent dans la plénitude de leur vie et de leur action, le Principe
dominant qui les dirige tenant toute l’enveloppe dans l’équilibre, en empêche la dissolution, et
contient l’action de ces germes destructeurs. Mais, quand ce Principe dominant vient à
abandonner cette enveloppe, alors les Principes secondaires n’ayant plus de lien, se séparent
naturellement et laissent le champ ouvert à tous ces animalcules ; ils aident même à leur
naissance et à leur accroissement, par une réaction et une chaleur propre à leur faire percer
leur enveloppe séminale.
Alors, les débris du cadavre servent de pâture à ces insectes, et passent en eux comme les
aliments passent par la digestion dans tous les corps vivants ; dans les uns et dans les autres,
même dissolution, même emploi des Principes innés ; mais, ni dans les uns, ni dans les autres,
le Principe du corps dissous ne passe dans le corps vivant pour l’animer ; car, je l’ai assez
établi, chaque Etre a la vie en soi, et n’a besoin que d’une cause extérieure, pour mettre en
action et soutenir son propre principe.
Unité d’action dans les principes
Il est donc évident que, dans les actes les plus cachés des Etres corporels, tels [57] que la
formation, la naissance, l’accroissement et la dissolution, les Principes ne se mélangent et ne
se confondent jamais avec les Principes.
Les aliments ne sont donc que des moyens de réaction propres à garantir les corps vivants
de l’excès de l’action ignée qui dévore et dissout successivement ces Etres alimentaires,
comme elle dissoudrait sans eux le corps vivant lui-même. Ainsi ils ne sont pas, comme le
croient les Observateurs et la multitude après eux, des matériaux dont l’Etre qui se forme
doive être composé, puisque cet Etre a tout en lui avec la vie, que les Etres alimentaires étant
dissous n’ont plus rien ; et que ce qui pourrait leur rester se perd continuellement à mesure
que les Principes particuliers se séparent de leur enveloppe, et vont se réunir à leur source
originelle.
Faux système sur la matière
Ainsi, cette mutation apparente des formes ne doit plus nous séduire, jusqu’à nous faire
croire que les mêmes Principes recommencent une nouvelle vie ; mais nous resterons
persuadés que les nouvelles formes que nous voyons sans cesse naître et se reproduire sous
nos yeux, ne sont que les effets, les résultats et les fruits de nouveaux Principes qui n’avaient
point encore agi ; et nous aurons sûrement de l’Auteur des choses, l’idée qui lui convient,
lorsque nous dirons que tout étant simple, tout étant neuf dans ses ouvrages, tout doit y
paraître pour la première fois.
C’est par de telles vérités que nous démontrons de nouveau, combien l’opinion de l’éternité
de la Matière est contraire aux Lois de la Nature. Car, non seulement ce ne sont pas les
mêmes Principes innés qui demeurent continuellement chargés de la reproduction successive
des corps ; mais il est certain qu’un Principe quelconque ne peut avoir qu’une seule action, et
par conséquent, qu’un seul cours. Or, il est assez visible que le cours des Etres particuliers qui
composent la Matière est borné, puisqu’il n’y a pas un instant où nous n’en apercevions la fin,
et que le temps n’est sensible que par leur continuelle destruction.
Mais il ne faut plus être étonnés des erreurs qui ont régné jusqu’à présent sur cet objet, et si
nous adoptions les opinions dont elles sont les suites, il n’y aurait point de termes à nos
égarements. Les Observateurs, ayant à peine fait un pas pour distinguer la Matière d’avec le
Principe qui soutient et engendre cette Matière, donnent à l’une ce qui n’appartient qu’à
l’autre. Ils regardent leur Matière première, comme étant toujours et essentiellement la même,
recevant seulement et sans cesse une multitude de formes différentes ; ainsi, la confondant
avec son Principe agent, intérieur, inné, ils nous disent que n’y ayant qu’une seule Essence
dans la Matière, il ne peut y avoir qu’une seule action universelle dans cette Matière ; et que,
par conséquent, la Matière est permanente et indestructible.
Je les prie d’approfondir ce que j’ai dit au commencement de cet ouvrage, sur [58] l’origine
et la nature du bien et du mal. J’ai fait voir qu’il répugne à tout homme de sens, d’admettre
que des propriétés différentes aient la même source. Appliquons donc ceci aux différentes
propriétés que la Matière manifeste à nos yeux, et voyons s’il est vrai qu’il n’y ait qu’une
seule essence matérielle.
Diversité des essences matérielles
Je demande si l’action du feu est semblable à celle de l’eau ; si l’eau agit comme la terre, et
si nous ne voyons pas dans ces éléments des propriétés non seulement différentes, mais même
tout à fait opposées ; cependant ces éléments, quoique étant plusieurs, sont vraiment la base et
le fondement de toutes les enveloppes matérielles. Il nous est donc impossible d’adopter avec
les Observateurs, qu’il n’y ait qu’une seule essence dans les corps, lorsque nous voyons leurs
propriétés se montrer si différemment ; loin donc, ainsi qu’ils le prétendent, que la même
Matière soit continuellement employée dans la successive révolution des formes, il n’en est
seulement pas deux, dans lesquelles on puisse raisonnablement l’admettre.
Je ne cesserai donc de répéter que l’essence des corps n’est point unique, comme ils le
croient ; que toutes les formes sont le résultat de leurs Principes innés, qui ne peuvent
manifester leur action que sous la Loi générale de trois éléments, essentiellement différents
par leur nature ; qu’un résultat de cette espèce ne peut être considéré comme un Principe,
attendu que n’étant point un, il est exposé à varier, et il dépend de l’action plus ou moins forte
de l’un ou l’autre de ces éléments ; qu’ainsi la Matière ne peut être stable et permanente, ni
passer successivement d’un corps à l’autre, mais que ces corps proviennent tous de l’action
d’un Principe nouveau et par conséquent différent.
En un mot, cette différence de tous les Principes innés est assez sensible, si l’on observe
que toutes les classes et tous les Règnes de la Nature corporelle sont marqués par des
caractères frappants et distinctifs : si l’on observe, dis-je, l’opposition qui règne entre la
plupart des classes et des espèces ; c’est là ce qui fera convenir que ces Principes innés et
agents des divers corps, sont nécessairement différents. Car pour que le Principe agent,
intérieur et inné des corps fût le seul, ou le même, dans toute la Nature, il faudrait qu’il agît
partout, et qu’il reparût continuellement et d’une manière uniforme dans les divers corps.
Mais, après avoir reconnu cette différence individuelle des Principes, rappelons-nous avec
quelle précision et quelle exactitude chacun d’eux opère l’action particulière qui lui est
imposée, et nous compléterons par-là l’idée que nous avons déjà donnée de ces Principes des
Etres corporels, en disant qu’ils ne peuvent point être un assemblage, comme les essences de
la matière, mais qu’ils sont des Etres simples, dépositaires de leur Loi et de toutes leurs
facultés ; des Etres dépositaires d’une seule action, comme tout Etre simple ; c’est-à-dire des
Etres [59] indestructibles, mais dont l’action sensible doit finir, et finit à tout instant, parce
qu’ils ne sont préposés que pour agir dans le temps, et pour composer le temps.
Du système des développements
Je n’ai plus qu’une légère remarque à faire aux Observateurs de la Nature sur un mot qu’ils
emploient, en traitant des corps. Ils en annoncent la naissance et l’accroissement sous le nom
de développement. Nous ne pouvons leur passer cette expression ; parce que, s’il était vrai que
les corps ne fissent que se développer, il faudrait qu’ils fussent entiers dans leurs germes ou
dans leurs Principes. Or, si ces corps étaient essentiellement et réellement contenus dans les
Principes, ils en feraient disparaître leur qualité primitive d’Etre simple ; alors ils ne seraient
plus indivisibles, ni par conséquent revêtus de l’immortalité, ou il faudrait pour la conserver
aux Principes, la conserver aussi aux Etres corporels qui y seraient renfermés ; ce serait
accorder ce que nous avons nié jusqu’à présent, et contredire grossièrement ce que nous avons
établi.
Si les Observateurs ne veulent pas s’exposer aux conséquences les plus absurdes, il faut
donc qu’ils s’accoutument à ne point regarder la croissance des Etres corporels comme un
développement, mais comme l’oeuvre et l’opération du Principe inné, producteur des essences
matérielles qui les dispose et les conforme selon la Loi particulière qu’il porte avec lui. Je sais
que ceux à qui je m’adresse, sont bien loin de soupçonner une pareille doctrine, et qu’ils
seront peu disposés à l’admettre ; car rien n’est plus opposé à leurs pensées et à la manière
dont ils ont envisagé la Nature jusqu’à présent ; cependant je leur présente ces Vérités avec
confiance, et dans la conviction où je suis qu’ils n’en peuvent mettre aucune autre à la place.
Je ne sais pas même comment, en admettant la croissance de l’Etre corporel par le
développement, ils ont pu s’arrêter un moment à l’idée que j’ai combattue plus haut, sur le
passage et la réunion des parties différentes d’un corps dans un autre corps ; car, si le germe
ne fait que se développer, il faut donc qu’il ait en lui toutes ses parties ; or, s’il a toutes ses
parties, pourquoi aurait-il besoin des parties d’un autre corps pour se former ?
Mais, qu’on ne croie pas pouvoir tourner l’argument contre moi, et dire que si je nie que
toutes les parties dont la formation est nécessaire à la corporisation complète d’un Etre
matériel, soient contenues dans son germe, c’est convenir qu’il doit recevoir du dehors les
matériaux de son accroissement ; ce qui serait, sans doute très contraire aux Vérités que j’ai
tâché d’exposer sur la Nature. Cette Nature est vivante partout, elle a en elle le mobile de tous
ses faits, sans avoir besoin que les germes renferment en eux l’assemblage abrégé de toutes
les parties qui doivent un jour leur servir d’enveloppe. II ne leur faut que la faculté de les
produire, et ils l’ont. Dès lors, s’ils ont cette faculté, tous les autres expédients [60] qu’on a
inventés pour expliquer la croissance et la formation des Etres corporels, deviennent
superflus ; car les Observateurs n’y avaient eu recours qu’après avoir méconnu dans la
Matière, le Principe inné de sa vie et de son action, et qu’après avoir ainsi imaginé qu’elle
était essentiellement morte et stérile. Un mot de plus achèvera de proscrire entièrement cette
idée de développement des Etres corporels ; c’est que s’il avait lieu, il n’y aurait point de
monstres, puisque tout aurait été créé régulier ; et que s’il n’y avait qu’un développement,
l’Auteur des choses n’aurait plus rien à faire. Or nous sommes loin de croire qu’il puisse, ni
lui, ni tout ce qu’il a produit, demeurer dans l’inaction.
Récapitulation
Je bornerai là mes observations sur la manière défectueuse dont les hommes ont considéré
l’essence de la nature corporelle ; j’ose croire que s’ils veulent méditer ce que je leur ai
annoncé, ils avoueront que c’est pour n’avoir pas distingué la Matière d’avec son Principe,
qu’ils se sont si souvent égarés ; et d’après ce que je viens de dire sur la formation des Etres la
mutation continuelle des formes, la distinction des essences d’avec leur Principe inné, les
propriétés et la simplicité de ce Principe, tant dans le particulier que dans l’universel, et sur
l’unité de son action qui n’est ordonnée que pour un temps, ils conviendront que les Principes
des différents Etres corporels ne se confondent point, ni ne se communiquent point, par la
raison qu’ils sont indivisibles ; qu’étant indivisibles, ils ne peuvent jamais se dissoudre ;
qu’ils sont distincts entre eux, tant par la nature particulière de leur action, que par le terme de
sa durée ; ce qui s’annonce par la destruction des éléments qui composent la Matière ; qu’il
résulte de-là une infinité de combinaisons corporelles successives, d’où les Observateurs ont
trop légèrement conclu que les corps se succédant sans cesse, la matière qui leur sert de base
est impérissable. Car, loin de la regarder comme éternelle, ils doivent convenir avec nous,
qu’il n’y a pas un seul instant où elle ne se détruise, puisque dans elle une action fait toujours
place à l’autre. Ils ne se flatteront plus alors, comme les Alchymistes, d’une revivification
continuelle qui les mette eux et tous les corps à l’abri de la dissolution ; car, si l’existence des
corps n’a qu’une durée limitée, ce terme une fois arrivé, il serait impossible de retarder leur
destruction, sans y joindre un nouveau Principe, à celui qui est prêt à s’en séparer ; or nous
avons vu que ceci ne pouvait arriver dans l’ordre même naturel des choses ; les hommes
croiraient-ils donc leurs pouvoirs supérieurs à la Nature et aux Lois qui constituent les Etres ?
Ainsi, ayant appris à distinguer la Matière d’avec le Principe qui l’engendre, et ayant
reconnu les différentes actions qui se manifestent dans cette Matière, ils ne croiront plus à
toutes ces identités chimériques qui leur ont fait insensiblement tout confondre, même le bien
et le mal. Portons actuellement notre vue sur des objets plus élevés.
[61]
3
Enchaînement des erreurs
S’IL était possible qu’une erreur ne fût pas toujours la source d’une infinité d’autres
erreurs, je semis peu sensible à celles que je viens de combattre, concernant le Principe, et les
Lois de la Matière ; car la connaissance de ces objets n’étant pas d’une grande importance, de
pareilles méprises ne peuvent pas être bien dangereuses par elles-mêmes. Mais, dans l’état des
choses, ces Erreurs se tiennent entre elles comme les Vérités; et de même que nos preuves
contre les faux raisonnements des hommes se sont mutuellement servies d’appui, de même
leurs opinions sur les corps, et les fragiles conséquences qu’ils en ont tirées, ont en effet pour
eux, les suites les plus funestes, parce qu’elles sont essentiellement liées avec des choses d’un
ordre supérieur.
Après avoir confondu dans les corps particuliers, la Matière avec le Principe de la Matière,
les hommes, égarés au premier pas, n’ont plus été en état, ni de découvrir la véritable essence
de cette Matière, ni de discerner le Principe qui la soutient et qui lui donne l’action et la vie;
ayant ainsi assimilé les deux natures qui constituent toute la région élémentaire, ils n’ont pas
eu l’idée de chercher s’il y en avait une différente et supérieure.
En effet, nous avons vu qu’ils se sont exposés à cette vicieuse alternative, ou de donner au
Principe les bornes et les sujétions de la Matière, ou de donner à la Matière les droits et les
propriétés du Principe. Dès lors le Principe des corps et les parties grossières qui les
constituent, n’étant pour eux qu’une seule et unique chose ; ils sont facilement parvenus, en
raisonnant de la même manière, à confondre aussi ces corps et leur Principe, avec des Etres
d’une Nature indépendante de la Matière.
Ainsi, d’échelons en échelons, ils ont bientôt établi une égalité universelle entre tous les
Etres, en sorte qu’il faudrait admettre avec eux, ou que la Matière est elle-même la cause de
tout ce qui s’opère, ou que la cause qui fait opérer la Matière n’est pas plus intelligente que les
Principes que nous avons reconnu dans cette Matière ; ce qui revient absolument au même.
Car, donner à la Matière, comme ils le font, des propriétés aussi étendues, c’est annoncer
qu’elle a tout en elle ; or, si elle a tout en elle, quelle nécessité y a-t-il qu’un Etre intelligent
veille sur elle et la dirige, puisqu’elle peut se diriger elle-même ? Alors, que serait-ce donc
que cet être intelligent, si les hommes lui refusent la connaissance et l’action sur cette [62]
Matière ? Et lui ôter ce pouvoir, ne serait-ce pas lui ôter l’intelligence, puisqu’il y aurait
quelque chose au-dessous de lui, qui lui serait inconnu, et qu’il ne pourrait concevoir.
Voilà le cercle étroit dans lequel des hommes imprudents voudraient renfermer nos
connaissances et nos lumières.
Je sais que la plupart d’entre eux ont aperçu les suites dangereuses de leurs principes, et que
s’ils s’y laissent entraîner, c’est moins par conviction et par goût, que par défaut de
précautions, mais ils n’en sont pas moins blâmables de s’être exposés à ces inconséquences.
L’homme est à tout moment susceptible de s’égarer, surtout quand il veut seul porter la vue
sur des objets dont son exil obscurcit en lui la connaissance. Néanmoins, malgré sa privation,
il y a des Erreurs qu’il est coupable de ne pas éviter.
Celles dont il s’agit sont de ce nombre, et avec un peu de bonne foi et les principes que
nous avons établis, il est impossible que les Auteurs de pareils systèmes leur trouvent encore
quelque vraisemblance.
Je pourrais m’en tenir à ce que j’ai déjà dit sur la différence des Etres sensibles et des Etres
intelligents, et aux preuves que j’ai données que les plus rares facultés d’un Etre corporel, ne
peuvent pas s’élever au-delà du sensible, ainsi que je l’ai fait remarquer dans les Animaux,
qui tiennent le premier rang parmi les trois Règnes de la Nature ; confrontant ensuite les
mouvements et la marche des Animaux, avec les facultés d’un autre ordre que nous avons
découvertes si évidemment dans l’homme, nous ne pourrions plus douter désormais que cet
homme ne soit un Etre intelligent; nous ne pourrions nier également qu’il n’y ait d’autres
Etres doués de cette faculté d’intelligence, puisque nous avons vu que dans l’état où l’homme
se trouve à présent, il n’a rien à lui, et qu’il est obligé d’attendre tout du dehors, jusqu’à la
moindre de ses pensées.
De plus, nous rappelant que parmi les pensées qui lui sont communiquées, il ne peut se
dispenser d’avouer qu’il n’y en ait qui répugnent à sa nature, et d’autres qui y sont analogues,
en sorte qu’il ne saurait raisonnablement les attribuer à un seul et même Principe, nous
aurions déjà suffisamment prouvé l’existence de deux Principes extérieurs à l’homme, et par
conséquent, extérieurs à la Matière, puisqu’elle est infiniment au-dessous de lui.
Droits des êtres intelligents
Alors, je le répète, on, ne pourrait refuser l’intelligence à ces deux Principes opposés,
puisque dans l’état de réprobation que nous subissons, ils sont les seuls par qui nous puissions
sentir notre intelligence. Or, s’ils sont intelligents, il faut qu’ils connaissent et conçoivent tout
ce qui est au-dessous d’eux; car sans cela ils ne jouiraient pas de la moindre des facultés de
l’intelligence; s’ils connaissent et conçoivent ce qui est au-dessous d’eux, il ne se peut que,
comme Etres actifs, [63] ils ne s’en occupent, soit pour détruire, si c’est le Principe mauvais;
soit pour conserver, si c’est l’Etre bon.
Par-là nous pourrions démontrer aisément que la Matière ne va pas toute seule. Mais c’est
dans elle-même qu’il en faut chercher les preuves, pour dissuader ceux qui lui ont attribué une
activité essentielle à sa Nature.
Nous avons établi les Principes de la Matière, tant généraux que particuliers, comme
renfermant en eux la vie et les facultés corporelles qui doivent en provenir. Nous avons ajouté
que, malgré cette propriété indestructible et innée dans ces Principes, ils ne pourraient jamais
rien produire, s’ils n’étaient réactionnés et réchauffés par les Principes ardents extérieurs,
destinés à mettre en action leurs facultés, et cela en vertu de cette double Loi qui assujettit
tout Etre corporel, et qui préside à toutes les actions et à toutes les générations de la Matière.
Du principe du mouvement
C’est déjà sans doute une marque de faiblesse et d’assujettissement dans le Principe de
l’Etre corporel, d’avoir la vie en soi, et de ne pouvoir de soi-même la mettre en action.
Cependant nous ne pouvons douter que ce Principe de vie inné dans le germe de tout Etre
corporel, ne soit au-dessus des Principes ardents extérieurs, qui n’emploient sur lui qu’une
simple réaction secondaire, sans pouvoir rien lui communiquer d’essentiel à son existence.
Alors, si ces Principes ardents sont inférieurs au Principe de vie qu’ils viennent réactionner,
ils peuvent encore moins que lui, se mettre d’eux-mêmes en action.
Ce serait en vain qu’on parcourrait le cercle de la révolution des Etres corporels, pour y
trouver le premier Principe de cette action; et si l’on finissait par dire que ces Etres se
réactionnant mutuellement, n’ont pas besoin d’une autre cause pour produire ce qui est en
eux, on serait obligé d’admettre, que d’abord le premier mouvement aurait été communiqué à
ce cercle dans lequel ils sont renfermés; car les Principes les plus actifs parmi les Principes
corporels, ne pouvant rien, sans la réaction d’un autre Principe, comment ceux qui leur sont
inférieurs pourraient-ils se passer de cette réaction ? On voit par là, qu’à quelque point du
cercle qu’on fasse commencer la première action, il est de toute nécessité que cette action
commence.
Je demande donc aux Observateurs de bonne foi, s’ils conçoivent à présent que ce
commencement d’action puisse se trouver dans la Matière, et appartenir à sa Nature; et si au
contraire, elle ne leur démontre pas physiquement sa dépendance originelle par cette Loi
irrévocable, qui soumet le Principe de sa reproduction journalière, au concours et à l’action
d’un autre Principe.
Ils doivent d’autant moins douter de cette Vérité, que les moyens qu’ils emploient pour la
détruire, sont, au contraire, ce qui sert le mieux à l’étayer. Qu’on mette, disent-ils, telles et
telles matières ensemble, et on y apercevra bientôt de [64] la fermentation, de la putréfaction
et une production ; mais si ces matières pouvaient seules se rapprocher les unes des autres,
serait-il nécessaire de les mettre ensemble ? Alors, si ces manipulations particulières ne
peuvent avoir lieu, sans le secours d’une main étrangère, l’universel ne sera-t-il pas dans le
même cas, puisque sa nature n’étant pas différente de celle de toutes les parties de la Matière,
il n’a rien de plus qu’elles, et ne peut se conduire par une autre loi ?
Mobile de la Nature
Ainsi, je crois pouvoir annoncer la nécessité d’une cause intelligente et active par ellemême,
qui ait communiqué la première action à la Matière, comme elle la lui communique
continuellement dans les actes successifs de sa reproduction et de sa croissance, et dans tous
les effets qu’elle manifeste à nos yeux. Non seulement on ne peut concevoir que cette Matière
ne tienne pas son origine d’une Cause qui soit hors d’elle, mais on voit que même
aujourd’hui, il faut nécessairement qu’il y ait une cause qui dirige sans cesse toutes les actions
de cette Matière, et qu’il n’y a pas un seul instant où elle pût vivre et se soutenir, si elle était
abandonnée à elle-même, et privée de ses Principes de réaction.
Enfin, s’il a fallu une Cause pour donner la première action à la Matière, s’il faut encore et
toujours le concours de cette Cause pour entretenir la Matière, il n’est plus possible de se
former l’idée de cette Matière, sans avoir à la fois celle de sa Cause, qui seule la fait être ce
qu’elle est, et sans laquelle elle ne peut pas avoir un moment d’existence : et de même que je
ne puis concevoir la forme d’un corps, sans le Principe inné qui l’a produite, de même je ne
puis concevoir l’activité des Corps et de la Matière sans une cause physique, mais
immatérielle, active et intelligente à la fois, supérieure aux Principes corporels, et qui leur
donne ce mouvement et cette action que je vois en eux, mais que je sais ne pas leur appartenir
essentiellement.
Ceci peut suffire pour expliquer tous les Phénomènes réguliers de la Nature, où
reconnaissant pour chef et pour guide, une Cause supérieure, à qui nous ne pouvons refuser
l’intelligence, nous regarderons l’ordre et l’exactitude qui règnent dans l’Univers, comme un
effet et une suite naturelle de l’intelligence de cette même Cause.
Alors, rien ne nous étonnera plus dans cette Nature, toutes ses opérations et même la
destruction des Etres, nous paraîtront simples et conformes à sa Loi, parce que la mort n’est
point un néant, mais une action, et que le temps qui compose cette Nature, n’est qu’un
assemblage et une succession d’actions, tantôt créatrices et tantôt destructrices. En un mot,
nous devons nous attendre à trouver partout dans l’Univers, le caractère et les témoignages de
la Sagesse qui l’a construit et qui le soutient.
Des désordres de la Nature
Mais, autant cette Vérité se fait sentir à la pensée de l’homme, autant il est [65] frappé des
désastres et de la confusion qu’il aperçoit si souvent dans la Nature ; à qui donc attribuer ce
contraste ? Serait-ce à cette Cause active et intelligente, qui est le véritable Principe de la
perfection des choses corporelles ? Il n’est pas possible de s’arrêter un instant à cette idée; et
il répugne absolument de penser que cette Cause puissante agisse à la fois pour elle-même et
contre elle-même.
Que ce spectacle difforme ne lui enlève donc aucun de nos hommages, et n’affaiblisse point
notre vénération pour elle. Après ce qu’on a vu sur la double Loi intellectuelle, c’est-à-dire,
sur l’opposition des deux Principes, nous devons savoir à qui on peut attribuer les maux et les
désordres de la Nature, quoique ce ne soit pas encore ici le lieu de parler des motifs qui les
font opérer.
Mais la puérile défiance de ces Vérités est un des obstacles qui a le plus retardé les progrès
de nos connaissances et de la lumière; c’est la principale cause des Erreurs, où les idées des
hommes les ont entraînés sur ces objets, et de l’incertitude de tous les raisonnements qu’ils
ont fait pour expliquer la Nature des choses.
Cause distincte de la matière
S’ils se fussent mieux appliqués à considérer les deux divers Principes qu’ils étaient forcés
de reconnaître, ils auraient aperçu la différence et l’opposition de leurs facultés et de leurs
actions, ils auraient vu que le Mal est absolument étranger au Principe du bien; agissant par
son propre pouvoir sur les productions temporelles de ce Principe, avec lesquelles il est
emprisonné, mais n’ayant aucune action réelle sur le bien même, qui plane au-dessus de tous
les Etres, soutient ceux qui par leur nature, ne peuvent se soutenir eux-mêmes, et laisse agir et
se défendre ceux à qui il a accordé le privilège de la Liberté. Ils auraient vu, dis-je, quoique la
Sagesse ait disposé les choses, de manière que le mal soit souvent l’occasion du bien, cela
n’empêche pas que dans le moment où ce mal agit, il ne soit mal, et que dès lors on ne puisse
en aucune façon attribuer son action au Principe du Bien.
Ce serait donc là ce qui pourrait aider encore à nous convaincre de la fragilité des systèmes
des hommes, et nous confirmer dans les principes où nous sommes, que ce n’est qu’en
distinguant la véritable nature et les véritables Propriétés des différents Etres, qu’on peut
parvenir à s’en former une idée juste; mais il est temps de retourner à notre sujet.
Si les observations que nous venons de faire sur les Lois qui dirigent la formation des
corps, nous ont fait découvrir la nécessité d’une Cause supérieure et intelligente; si nous
avons vu que les deux agents inférieurs, savoir, le Principe premier, inné dans les germes, et
le Principe secondaire, opérant la réaction, ne sont pas suffisants par eux-mêmes, pour
produire la moindre corporisation ; c’est la Nature même et la Raison qui nous enseignent ces
vérités, et il n’est plus permis d’en douter.
[66] Je dois néanmoins fortifier cette doctrine par une observation simple, qui lui donnera
beaucoup plus de poids et d’autorité ; je ferai donc remarquer que la cause active, supérieure,
universelle, temporelle, intelligente, ayant en cette qualité la connaissance et la direction des
Etres inférieurs, a sur eux une influence qui s’augmentera sans doute infiniment à nos yeux, si
nous observons que c’est par son action que tous les Etres corporels ont pris originairement
leur forme, et que c’est aussi par cette action qu’ils s’entretiennent et se reproduisent comme
s’ils s’entretiendront et se reproduiront par elle pendant toute la durée du temps.
Les facultés d’un Etre si puissant doivent sûrement s’étendre à toutes les oeuvres qu’il
dirige, il doit être tel qu’il puisse veiller à tout, présider à tout, c’est-à-dire, embrasser toutes
les parties de son ouvrage.
Des causes temporelles
Nous devons donc présumer qu’il a lui-même dirigé la production de la substance qui sert
de fondement aux corps, comme il a dirigé ensuite la corporisation de cette même substance ;
et que son pouvoir et son intelligence s’étendent à l’essence des corps, ainsi qu’aux actions
qui les ont formés. Simple dans sa Nature et dans son action, comme tous les Etres simples,
ses facultés doivent se montrer par tout sous le même caractère, et quoiqu’il y ait une
distinction entre la production des germes de la Matière et la corporisation des formes qui en
sont provenues, il ne se peut cependant que la Loi qui a dirigé l’une et l’autre, soit différente,
autrement il y aurait diversité d’action ; ce qui répugne absolument à tout ce que nous avons
observé.
Car nous avons indiqué précédemment, que les essences ou les éléments dont les corps sont
universellement composés, étaient au nombre de trois, c’est par le nombre de trois que s’est
manifestée la Loi qui a dirigé la production des éléments ; il faut donc que ce soit aussi par le
nombre de trois que se manifeste la Loi qui a dirigé et qui dirige la corporisation de ces
mêmes éléments. C’est la nécessité de l’action simple dans un Etre simple, qui commence à
nous faire sentir cette analogie ; mais, quand l’uniformité de cette Loi se trouve confirmée par
le plus sévère examen, et par le fait même, alors elle devient pour nous une réalité.
Ce serait, en effet, profaner l’idée qu’on doit avoir de la Cause intelligente, que de ne pas
reconnaître son action évidente sur des Etres qui ne peuvent pas s’en passer un instant. Car,
confondre cette Cause intelligente avec les causes inférieures de tous les actes et de tous les
produits corporels, c’est la même chose que de l’exclure ; alors, c’est donc véritablement
remettre la Matière à la seule direction de ces causes ou de ces actions inférieures.
Or nous avons vu que ces causes et ses actions inférieures étaient réduites au nombre de
deux, savoir celle innée dans tous les germes, et celle provenant de l’agent second, qui est
employé nécessairement dans tout acte de reproduction [67] corporelle. Alors, qu’on examine
de nouveau si j’ai eu tort de dire qu’il serait impossible d’obtenir aucune production par ces
deux causes remises à elles-mêmes.
Si elles sont égales, elles seront dans l’inaction ; s’il y en a une supérieure à l’autre, la
supérieure surmontera l’inférieure, et la rendra nulle ; alors il n’y en aurait qu’une qui pourrait
agir.
Mais nous savons avec toute l’évidence possible, qu’une seule cause ne peut suffire pour la
formation d’aucun Etre corporel, et qu’outre l’Action ou le Principe inné dans tous les
germes, il faut nécessairement, et sans qu’on puisse jamais s’en passer, une action secondaire
qui en fasse opérer la production ; de même qu’il faut que cette cause secondaire les actionne
pendant toute leur durée. Nous savons, dis je, que sans le concours de ces deux causes ou de
ces deux actions, il est impossible qu’aucun Etre corporel reçoive la naissance et la
corporisation et qu’il conserve la vie : cependant nous voyons clairement, que si ces deux
causes étaient remises à leur propre action, rien ne se ferait, puisque l’une surmontant l’autre,
demeurerait seule.
N’est-ce pas alors le fait même qui m’apprend la nécessité de cette troisième cause, dont la
présence et l’intelligence servent à diriger ces deux causes inférieures, à maintenir entre elles
l’équilibre et le concours mutuel, sur lesquels la Loi de la Nature corporelle est établie.
Il me suffira donc de rappeler ce que j’ai dit ci-dessus. J’ai établi qu’il y avait une Loi par
laquelle tous les Principes des corps étaient soumis à la réaction d’autres Corps ou Principes
secondaires ; n’était-ce pas déjà mettre les Observateurs à portée de reconnaître les deux
agents distincts, employés à la corporisation de tout Etre de forme ? J’ai montré ensuite, que
sans une cause supérieure et intelligente, ces deux agents inférieurs ne pourraient pas produire
la moindre des corporisations, puisqu’il leur faut une action première, et que nous n’avons pu
la trouver en eux.
Du Ternaire universel
La nécessité d’un agent supérieur dans le temporel est donc ainsi démontrée ; et tout nous
enseignant qu’il y a une cause physique, immatérielle et intelligente, qui préside à tous les
Faits que nous présente la Matière, la réunion de toutes ces preuves doit opérer en nous la plus
ferme conviction. Revenons au nombre ternaire par lequel cette cause a manifesté sa Loi dans
les éléments.
Je sais qu’on ne s’accordera pas d’abord avec moi sur ce que j’ai enseigné que les Eléments
n’étaient qu’au nombre de trois, tandis qu’on en reconnaît quatre universellement. On aura été
surpris de m’entendre parler de la Terre, de l’Eau et du Feu, sans que j’aie rien dit de l’Air. Je
dois donc expliquer pourquoi il ne faut admettre, en effet, que trois Eléments, et pourquoi l’air
n’en est point un.
[68] La Nature indique qu’il n’y a que trois dimensions dans les corps ; qu’il n’y a que trois
divisions possibles dans tout Etre étendu ; qu’il n’y a que trois figures dans la Géométrie ;
qu’il n’y a que trois facultés innées dans quelque Etre que ce soit ; qu’il n’y a que trois
Mondes temporels ; qu’il n’y a que trois degrés d’expiation pour l’homme, ou trois Grades
dans la vraie F.M. ; en un mot, que sous quelque face qu’on envisage les choses créées, il est
impossible d’y trouver rien au dessus de trois.
Or, cette Loi, se montrant universellement avec tant d’exactitude, pourquoi ne serait-elle
pas la même dans le nombre des Eléments qui sont le fondement des corps ? Et pourquoi se
serait-elle fait connaître dans les résultats de ces Eléments, si eux-mêmes n’y avaient pas été
assujettis ? Il faut donc le dire, c’est la fragilité des corps qui indique celle de leur base, et qui
s’oppose à ce qu’on leur donne quatre éléments pour essence ; car, s’ils étaient formés de
quatre éléments, ils seraient indestructibles, et le monde serait éternel ; au lieu que n’étant
formés que de trois, ils n’ont point d’existence permanente, parce qu’ils n’ont point en eux
l’Unité ; ce qui sera très clair pour ceux qui connaissent les véritables Lois des nombres.
Ainsi, ayant démontré précédemment l’état d’imperfection et de caducité de la Matière,
c’est une nécessité de trouver cette même caducité dans les substances qui la composent, et
une preuve que son nombre ne peut pas être parfait, puisqu’elle ne l’est pas elle-même.
Je ne puis me dispenser de m’arrêter un moment, et de prévenir ici les alarmes que mes
expressions pourraient répandre dans plusieurs esprits. J’annonce le nombre trois comme
fragile et périssable : alors, que deviendra donc ce Ternaire si universellement révéré, qu’il y
a eu des Nations qui n’ont jamais compté au-delà de ce nombre ?
Je déclare que personne ne respecte plus que moi ce Ternaire sacré ; je sais que sans lui,
rien ne serait de ce que l’homme voit et de ce qu’il connaît ; je proteste que je crois qu’il a
existé éternellement et qu’il existera à jamais, et il n’y a aucune de mes pensées qui ne me le
prouve ; c’est même là où je prendrai ma réponse à l’objection présente, et j’ose dire à mes
semblables que, malgré toute la vénération qu’ils portent à ce Ternaire, l’idée qu’ils en ont,
est encore au dessous de celle qu’ils en devraient avoir ; je les engage à être très réservés dans
leurs jugements sur cet objet. Enfin, il est très vrai qu’il y a trois en un, mais il ne peut y avoir
un en trois, sans que celui qui serait tel ne fût sujet à la mort. Ainsi mon Principe ne détruit
rien, et je puis sans danger reconnaître la défectuosité de la Matière, fondée sur la défectuosité
de son nombre.
J’engage encore plus ceux qui me liront à faire une distinction absolue entre [69] le
Ternaire sacré, et le Ternaire des actions employées aux choses sensibles et temporelles ; il
est certain que le Ternaire employé dans les choses sensibles n’a pris naissance, n’existe, et
n’est soutenu que par le Ternaire supérieur ; mais, comme leurs facultés et leurs actions sont
évidemment distinctes, il ne serait pas possible de concevoir comment ce Ternaire est
indivisible et au-dessus du temps, lorsqu’on en voudrait juger par celui qui est dans le temps ;
et comme celui-ci est le seul qu’il nous soit permis de connaître ici-bas, je ne dis presque rien
de l’autre dans cet ouvrage.
Voilà pourquoi il serait contraire à mon intention qu’on insérât quelque chose de mon
exposé, et qu’on en fit la moindre application sur le plus sublime objet de mes hommages, à
moins que ce ne fût pour constater d’autant plus la supériorité et l’indivisibilité de ce Ternaire
sacré. Revenons aux Eléments.
L’Air
J’ai enseigné que l’Air n’était pas au nombre des Eléments, parce qu’on ne peut, en effet,
regarder comme Elément particulier, ce fluide grossier que nous respirons, qui enfle ou
resserre les corps, selon qu’il est plus ou moins chargé d’eau ou de feu.
Il y a sans doute dans ce fluide un Principe que nous devons appeler Air. Mais il est
incomparablement plus actif et plus puissant, que les Eléments grossiers et terrestres dont les
corps sont composés ; ce qui se confirme par mille expériences. Cet Air est une production du
Feu, non de ce Feu matériel que nous connaissons, mais du Feu qui a produit le Feu et toutes
les choses sensibles. L’Air, en un mot, est absolument nécessaire pour l’entretien et la vie de
tous les temps élémentaires, il ne subsistera pas plus longtemps qu’eux ; mais n’étant point
Matière, comme eux, on ne peut le regarder comme Elément, et par conséquent, il est vrai de
dire qu’il ne peut entrer dans la composition de ces mêmes corps.
Quelle sera donc sa destination dans la Nature ? Nous ne craindrons pas de dire qu’il n’est
préposé que pour communiquer aux Etres corporels les forces et les vertus de ce Feu qui les a
produits. Il est le char de la vie des Eléments, et ce n’est que par son secours qu’ils peuvent
recevoir le soutien de leur existence ; car sans lui toutes les circonférences rentreraient dans le
centre d’où elles sont sorties.
Mais en même temps qu’il coopère le plus à l’entretien des corps, il faut remarquer qu’il est
aussi l’agent principal de leur destruction, et cette Loi universelle de la Nature ne doit plus
nous étonner, puisque la double action qui constitue l’Univers corporel, nous apprend qu’une
de ces actions ne peut jamais y dominer qu’au détriment de l’autre.
C’est pour cela que lorsque les Etres corporels ne jouissent pas de toutes les vertus
particulières, il est très nécessaire de les préserver de l’Air, si l’on veut les [70] conserver.
C’est pour cela que l’on couvre très soigneusement toutes les blessures et toutes les plaies,
parmi lesquelles il s’en trouve quelquefois, auxquelles il ne faut d’autres remèdes que de les
garantir de l’action de l’Air ; c’est pour cela aussi que les Animaux de toute espèce se mettent
à couvert pendant le sommeil, parce qu’alors l’Air agirait plus fortement sur eux, que pendant
la veille, où ils ont toutes leurs forces pour résister à ses attaques, et n’en retirer que les
avantages nécessaires à leur conservation.
Si, outre ces propriétés de l’Air, on veut voir encore mieux sa supériorité sur les Eléments,
il suffira d’observer que, lorsque l’on parvient, autant qu’il est possible, à le séparer des corps,
il conserve toujours sa force et son élasticité, aussi violentes et aussi longues que soient les
opérations qu’on peut faire sur lui ; dès lors on doit le reconnaître comme inaltérable ; ce qui
ne convient à aucun des autres Eléments, qui tombent tous à dissolution, lorsqu’ils sont
séparés les uns et autres ; c’est donc, par toutes ces raisons réunies, que nous devons le placer
au dessus des Eléments, et ne pas le confondre avec eux.
Cependant l’on pourrait ici me faire une objection ; quoique je ne place point l’Air au
nombre des Eléments, je l’attache néanmoins à l’entretien des corps, et je ne lui donne pas
plus de durée qu’à eux ; cela fait donc nécessairement un Principe de plus dans la constitution
des Etres corporels ; ils ne seront donc plus Ternaires, comme je l’ai annoncé. Examinant
ensuite l’analogie que j’ai établie entre la Loi de la constitution des corps et le nombre des
agents qui en font opérer la corporisation, on pourrait en conclure que je suis forcé
d’augmenter aussi le nombre de ces agents.
Sans doute. Il existe une Cause au dessus des trois causes temporelles dont j’ai parlé,
puisque c’est elle qui les dirige, et qui leur communique leur action. Mais cette Cause qui
domine sur les trois autres, ne se fait connaître qu’en les manifestant à nos yeux. Elle se
renferme dans un sanctuaire impénétrable à tous les Etres assujettis au temporel, et sa
demeure, ainsi que ses actions, étant absolument hors du sensible, nous ne pouvons la compter
avec les trois causes employées aux actions de la corporisation de la Matière et à toute autre
action temporelle.
C’est cette même raison qui nous empêcherait encore d’admettre l’Air au nombre des
Eléments, quoique les Eléments et les Corps qu’ils engendrent ne puissent vivre un instant
sans lui ; car, quoique son action soit nécessaire pour l’entretien des Corps, il n’est pas soumis
à la vue corporelle, comme le sont les Corps et les Eléments. Enfin, dans la décomposition des
Corps, nous trouvons visiblement l’Eau, la Terre et le Feu, et quoique nous sachions
indubitablement que l’Air y existe, nous ne l’y pouvons jamais voir, parce que son action est
d’un autre ordre et d’une autre classe.
[71] Ainsi on trouve toujours une parfaite analogie entre les trois actions nécessaires à
l’Existence des Corps et le nombre des trois Eléments constitutifs ; puisque l’Air est dans
l’ordre des Eléments, ce que la Cause première et dominante est dans l’ordre des actions
temporelles qui opèrent la corporisation ; et de même que cette Cause n’est point confondue
avec les trois actions dont il s’agit, quoiqu’elle les dirige ; de même l’Air n’est point confondu
avec les trois Eléments, quoiqu’il les vivifie. Nous sommes donc bien fondés à admettre la
nécessité de ces trois actions, comme nous ne pouvons nous dispenser de reconnaître les trois
Eléments.
Division du corps humain
Je vais à ce sujet entrer dans quelques détails sur les rapports universels de ces trois
Eléments avec les Corps et les facultés des Corps ; ce qui nous mettra sur la voie de faire des
découvertes d’un autre genre, et de nous confirmer dans la certitude de tous les principes que
j’expose.
La distinction généralement reçue parmi les anatomistes, est celle qui divise le corps
humain en trois parties, savoir, la tête, la poitrine et le bas ventre. Sans doute, que c’est la
Nature même qui les a dirigés dans cette division, et que par un instinct secret, ils justifient
eux-mêmes ce que j’ai à dire sur le nombre, ainsi que sur les différentes actions des trois
différents Principes élémentaires.
Premièrement, nous trouvons que c’est dans le bas Ventre que sont contenus et travaillés
les Principes séminaux, qui doivent servir à la reproduction corporelle de l’homme. Or,
comme on sait que l’action du mercure est la base de toute forme matérielle quelconque, il est
aisé de voir que le Ventre inférieur ou le bas Ventre, nous offre vraiment l’image de l’action
de l’Elément mercuriel.
Secondement, la Poitrine renferme le coeur ou le foyer du sang, c’est-à-dire, le Principe de
la vie ou de l’action des Corps. Mais on sait aussi, que le feu ou le soufre est le Principe de
toute végétation et de toute production corporelle ; le rapport de la Poitrine ou du second
Ventre, à l’Elément sulfureux, se trouve donc par là assez clairement indiqué.
Quant à la troisième division, ou la Tête ; elle contient la source et la substance primitive
des nerfs, qui dans les Corps animaux sont les organes de la sensibilité ; mais il est connu que
la propriété du sel est également de rendre tout sensible ; il est donc clair qu’il y a une parfaite
analogie entre leurs facultés, et qu’ainsi la Tête a un rapport incontestable avec le troisième
Elément ou le sel ; ce qui convient parfaitement avec ce que les Physiologistes nous
enseignent sur le siège et la source du fluide nerveux.
Cependant quelque justes que soient ces divisions, et quelque certains qu’en soient les
rapports avec les trois Eléments, il faudrait avoir la vue bien bornée [72] pour n’y apercevoir
que cela. Car, outre cette faculté, attachée à la Tête, de porter en elle le Principe et l’agent de
la sensibilité, ne pourrait-on pas voir qu’elle est douée de tous les organes par lesquels
l’Animal peut distinguer les objets qui lui sont salutaires ou nuisibles, et qu’ainsi elle est
chargée spécialement de veiller à la conservation de l’individu ? Ne pourrait-on pas voir que
dans la Poitrine, outre le foyer du sang, on y trouve encore le récipient de l’eau, ou ces
viscères spongieux qui ramassent l’humidité aérienne, et la communiquent au feu ou au sang
pour en tempérer la chaleur ?
Alors, sans avoir besoin de recourir à la Tête pour découvrir nos trois Eléments, on les
apercevrait clairement tous trois dans les deux Ventres inférieurs ; pour la Tête, quoique
élémentaire elle-même, tant par les organes dont elle est douée, que par le rang qu’elle
occupe, elle se trouverait dominer sur eux, occuper le centre du triangle, et le maintenir en
équilibre ; et par là, on éviterait cette erreur générale, par laquelle on confond le supérieur
avec l’intérieur, et l’actif avec le passif, puisque la distinction en est écrite clairement jusque
sur la Matière. Mais ces objets sont trop élevés, pour être entièrement exposés aux yeux de la
multitude.
Voilà ce que l’Anatomie n’a pas envisagé, parce qu’étant isolée par l’homme, comme
toutes les autres Sciences, ceux qui la professent ont cru pouvoir considérer séparément les
Corps et les parties des Corps, et ils se sont persuadés que les divisions qu’ils imaginaient
n’avaient aucun rapport avec des Principes d’un ordre supérieur.
Cependant c’était dans la division que je viens de montrer, qu’ils eussent trouvé une image
sensible du Quaternaire, c’est-à-dire, de ce nombre sans lequel on ne peut rien connaître,
puisque, selon qu’on le verra dans la suite, il est l’emblème universel de la perfection.
Mais je n’en dirai pas davantage pour le présent sur ce nombre, pour ne pas trop m’écarter
de mon sujet, je me contenterai de l’avoir fait entrevoir, et je vais exposer d’autres Vérités
relatives à l’arrangement des différents Principes élémentaires dans le Corps de l’homme,
ainsi que dans tous les autres Corps.
L’Homme, miroir de la Science
Lorsque les Observateurs ont désiré avec tant d’ardeur de connaître l’origine des choses il
était inutile qu’ils allassent chercher au dehors et loin d’eux, il fallait jeter les yeux sur euxmêmes,
les Lois de leur propre Corps leur eussent indiqué celles qui ont donné la naissance à
tout ce qui l’a reçue ; ils auraient vu que l’action opposée, qui se passe dans la Poitrine entre
le soufre et le sel, ou le feu et l’eau, soutient la vie du Corps, et que si l’un ou l’autre de ces
agents vient à manquer, le Corps cesse de vivre.
Appliquant ensuite cette observation à tout ce qui existe corporellement, ils [73] auraient
reconnu que ces deux Principes font de même par leur opposition et leur combat, la vie et la
révolution corporelle de toute la Nature ; il n’en faut pas davantage pour s’instruire ; l’homme
a dans lui tous les moyens, ainsi que toutes les preuves de la Science, et il n’aurait besoin que
de s’examiner lui-même, pour savoir comment les choses ont pris leur origine.
Harmonie des éléments
Mais on remarquera qu’il est absolument nécessaire que deux agents, aussi ennemis l’un de
l’autre, aient un Médiateur qui serve de barrière à leur action, et qui les empêche
réciproquement de se surmonter, puisque dès lors tout finirait ; ce Médiateur, c’est le Principe
mercuriel, la base de toute corporisation, et avec lequel les deux autres Principes concourent
au même but, c’est lui qui, étant répandu partout avec eux, les oblige partout à agir selon
l’ordre prescrit, c’est-à-dire, à opérer et à entretenir les formes.
C’est là cette harmonie par laquelle les Corps des Animaux éprouvent, sans souffrir,
l’action de l’eau par les poumons, et l’action du feu par le sang, parce que la Loi, dont le
mercure est dépositaire, préside à toutes ces actions, et en mesure l’étendue.
Par cette même harmonie la Terre reçoit l’action des fluides par sa surface, et l’action du
feu par son centre, et cela, sans en éprouver de dérangements, puisque c’est la même Loi qui
la dirige.
Je n’ai pas besoin de répéter, que dans ces deux exemples, la vraie propriété du fluide est de
modérer l’ardeur du feu, qui sans cela sortirait de ses limites, comme il paraît dans toutes les
effervescences du sang des Animaux, et dans toutes les éruptions du feu terrestre. Car on sent
que si ces différents feux n’étaient tempérés par un fluide, qui pénètre jusqu’au centre même,
ils ne connaîtraient point de bornes à leur action, et embraseraient successivement tous les
Corps et la Terre entière.
C’est pour cela que l’Animal respire, et que la terre est sujette au flux et reflux de sa partie
Aquatique ; parce que par la respiration, l’Animal reçoit un fluide qui humecte son sang,
indépendamment de celui qu’il reçoit des aliments et des boissons ; et que par le flux et
reflux, la terre reçoit dans toutes ses parties l’humide et le sel nécessaire pour arroser son
soufre, ou son Principe de Végétation.
Méprises des observateurs
Je ne parle point de la manière dont les plantes et les minéraux reçoivent leur humide ; dès
qu’ils sont attachés à la terre, il est naturel qu’ils se nourrissent des aliments, et de la digestion
de leur mère ; car même pour les arroser, où prendrait-on de l’eau qui ne fût pas à elle ?
Laissons nos lecteurs faire ici des comparaisons avec tout ce qu’ils ont vu sur la cause
active et intelligente ; laissons-les observer, que si tout part de la même main, il est à
présumer que la loi intellectuelle et la loi corporelle ont la même [74] marche, chacune dans
leur classe et dans l’action qui leur est propre. Laissons-les découvrir enfin que si partout il y
a du Volatil, partout il faut du Fixe pour le contenir. Pour nous, continuons à montrer
pourquoi de si belles analogies sont presque toujours oubliées par les Observateurs.
C’est que loin d’avoir discerné des agents et des Lois de deux classes différentes, ils n’ont
pas même discerné, comme nous l’avons vu, les agents et les Lois différentes dans la même
classe, c’est qu’en séparant tout, et examinant chaque objet à part, ils les ont vu seuls et isolés,
et n’ont pas été assez sages et assez intelligents, pour soupçonner les rapports qu’ils avaient
avec d’autres objets.
Si, par exemple, ils sont encore à la recherche d’une explication satisfaisante sur le flux et
reflux dont je viens de parler, c’est uniquement parce qu’ils sont toujours dans cette funeste
habitude de diviser les sciences, et de considérer chaque Etre séparément.
Des lois de la Nature
Car s’ils n’avaient pas destitué la Matière de son Principe, en la confondant avec lui ; s’ils
n’avaient pas éloigné de ce même Principe une Loi supérieure, active et intelligente,
temporelle et physique, qui doit en régler toute la marche, ils auraient vu qu’aucun Etre
corporel ne pouvant s’en passer, la Terre y était assujettie comme tous les corps ; ils auraient
vu que c’était sur cette Terre que s’opérait en nature cette double loi indispensable pour
l’existence de tout Etre corporisé matériellement.
Mais de ces deux lois, nous avons vu l’une résider essentiellement, dans le Principe
corporel de tout Etre de forme, soit général, soit particulier, et la seconde provenir du dehors ;
il faut donc que cette seconde loi soit extérieure à la Terre, ainsi qu’à tous les autres corps,
quoiqu’elle soit absolument nécessaire à son existence, comme elle l’est à la leur.
Nous reconnaîtrons donc ici, comme dans le double mouvement du coeur de l’homme
animal, la présence de deux Agents liés violemment l’un à l’autre, dirigés par une cause
physique supérieure, et manifestant chacun à leur tour leur action sensible aux yeux corporels.
On sait que cette manifestation a lieu dans les quadratures de la Lune, temps auquel l’action
Solaire, se fait sentir sur la partie saline universelle.
Quoique nous ne puissions connaître ces deux Agents que par leur action sensible, comme
nous ne connaissons les Principes des corps, que par leur production corporelle ou leur
enveloppe, nous serions inexcusables de douter de leur pouvoir, puisque leurs effets le
démontrent d’une manière aussi irrévocable.
Ainsi ce phénomène du flux et reflux n’est qu’un effet en grand de cette double loi, à
laquelle tout ce qui est corps de matière est nécessairement assujetti.
J’ajouterai que puisque nous voyons tant de régularité dans la marche et dans [75] tous les
actes de la Nature, et que nous sentons en même temps que les Etres corporels qui la
composent, ne sont pas susceptibles d’intelligence, il faut qu’il y ait pour eux dans le
temporel, une main puissante et éclairée qui les dirige, main active placée au dessus d’eux par
un principe vrai comme elle, par conséquent indestructible, vivant par soi, et que la loi qui
émane de l’un et de l’autre, soit la règle et la mesure de toutes les lois qui s’opèrent dans la
Nature corporelle.
Routes de la Science
Je sais que toutes évidentes que soient ces vérités, dès qu’elles sont hors des sens, elles
trouveront difficilement accès auprès des Observateurs de mon temps, parce que s’étant
ensevelis dans le sensible, ils ont perdu le tact de ce qui ne l’est pas.
Néanmoins, comme la route qu’ils prennent, les éclaire sans doute beaucoup moins que
celle que je leur indique, je ne cesserai de les engager à chercher plutôt la raison des choses
sensibles dans le Principe, que de chercher le Principe dans les choses sensibles ; car s’ils
cherchent un Principe Vrai et réel, comment le trouver dans l’apparence ? S’ils cherchent un
Principe immatériel, comment le trouver dans un corps ? S’ils cherchent un Principe
indestructible, comment le trouver dans un assemblage ? En un mot, s’ils cherchent un
Principe vivant par soi, comment le trouver dans un Etre qui n’a qu’une vie dépendante,
laquelle doit cesser aussitôt que son acte passager sera rempli ?
Mais je n’aurais qu’une seule chose à dire à ceux qui poursuivraient encore une recherche
aussi chimérique : S’ils veulent absolument que leurs sens comprennent, qu’ils commencent
donc par trouver des sens qui parlent, car c’est le seul moyen de leur faire avoir de
l’intelligence.
Cette preuve deviendra dans la suite un Principe fondamental, et c’est elle qui fera
concevoir aux hommes le véritable moyen de parvenir aux connaissances qui doivent être le
seul objet de leurs désirs ; mais en attendant, ne négligeons pas de jeter les yeux sur les
différentes parties de la Nature, qui pourront le mieux persuader aux Observateurs, la
certitude des différentes lois que nous leur exposons ; c’est là où ils se convaincront euxmêmes
de la Vérité des Causes qui sont au dessus de leurs sens, puisqu’ils en verront la
marche écrite d’une manière si palpable dans les choses sensibles.
Du Mercure
Le Mercure, ainsi que je l’ai dit plus haut, sert universellement de médiateur au feu et à
l’eau, qui comme ennemis irréconciliables, ne pourraient jamais agir de concert sans un
Principe intermédiaire, parce que ce Principe intermédiaire participant de la nature de l’un et
de l’autre, les rapproche en même temps qu’il les sépare, et fait ainsi tourner toutes leurs
propriétés à l’avantage des Etres corporels.
Aussi dans la Nature, il y a, comme dans les corps particuliers, un Mercure [76] aérien qui
sépare le feu provenant de la partie terrestre, d’avec le fluide qui doit se répandre sur la Terre,
parce qu’avant que ce fluide y parvienne, le Mercure aérien le purifie, et le dispose à ne
communiquer à la Terre que des propriétés salutaires, ce qui produit la qualité bienfaisante de
la rosée, et sa supériorité sur le serein et sur le brouillard, qui ne sont que des fluides mal
épurés.
C’est donc en raison de cette propriété universelle, que le Mercure tient dans tous les corps,
le milieu entre les deux Principes opposés, le feu et l’eau, faisant en cela dans la formation et
la composition des corps, ce que la Cause active et intelligente fait dans tout ce qui existe,
lorsqu’elle maintient l’équilibre entre les deux lois d’action et de réaction qui constituent tout
l’Univers.
Tant que le Mercure occupe cette place, le bien-être de l’individu est assuré, parce que cet
élément tempère la communication du feu avec l’eau ; quand au contraire ces deux derniers
Principes peuvent surmonter ou rompre leur barrière, et qu’ils se joignent, c’est alors qu’ils se
combattent avec tout la force qui est dans leur nature, et qu’ils produisent les plus grands
désordres, et les plus grands dérangements dans l’individu dont ils formaient l’assemblage ;
parce que dans le choc de ces deux agents, il faut toujours que l’un des deux surmonte l’autre,
et détruise par là l’équilibre.
Du tonnerre
Le Tonnerre est pour nous l’image la plus parfaite de cette Vérité. On sait qu’il se forme
des exhalaisons salines et sulfureuses de la Terre, lesquelles étant tirées de leur séjour naturel
par l’action du Soleil, de même que poussées au dehors par le feu terrestre, s’élèvent dans les
airs, où le Mercure aérien s’en empare et les enveloppe à peu près comme le charbon
amalgame et enveloppe le soufre et le salpêtre dans la poudre artificielle.
Ici, ce Mercure aérien ne se place point entre les deux Principes qui forment l’exhalaison,
parce qu’il serait trop actif pour y séjourner, et qu’étant d’une classe supérieure à la leur, ils
ne peuvent pas ensemble constituer un corps. Mais il les enveloppe et les renferme par sa
tendance naturelle à la forme sphérique et circulaire, et par la propriété inhérente en lui, de
tout lier, de tout embrasser.
En même temps, il a une autre faculté très remarquable, c’est celle de se diviser d’une
manière incompréhensible, de façon qu’il n’y a pas jusqu’au plus petit globule de ces
exhalaisons sulfureuses et salines, qui n’en rencontre une quantité suffisante pour lui servir
d’enveloppe, et c’est l’amas de tous ces globules qui forme les nuages, ou le matras des
foudres.
Or, dans cette formation, nous ne pouvons nous dispenser de reconnaître nos deux agents
très parfaitement distincts, savoir, le sel et le soufre, et en outre l’image de l’agent supérieur,
ou ce Mercure aérien qui lie les deux autres. Nous voyons donc déjà clairement la nécessité de
toutes ces différentes substances, [77] pour coopérer à un assemblage quelconque, et c’est la
Matière seule qui nous la fait connaître.
Mais il ne suffit pas de trouver là les vrais signes de tous les Principes qui ont été établis sur
les lois universelles des Etres, il faut les trouver encore dans les différentes actions, et dans la
diversité des résultats qui proviennent des mélanges de ces substances élémentaires.
Ne considérons pour le moment les nuages où se forme la foudre, que comme l’union de
deux sortes de vapeurs, les unes terrestres, les autres aériennes ; or, très certainement si aucun
autre agent ne les échauffait, et ne les faisait fermenter, jamais nous n’y verrions d’explosion.
Il est donc de toute nécessité d’admettre encore une chaleur extérieure qui se communique
aux deux substances renfermées dans l’enveloppe mercurielle, et qui divise avec éclat tous les
globules salins et sulfureux, renfermés dans ces nuages ; cette chaleur extérieure est un
témoignage sensible de tous les Principes que nous avons posés précédemment, et dont nos
lecteurs feront aisément ici l’application.
Mais pour la leur rendre encore plus facile, il ne sera pas inutile d’examiner les différentes
propriétés du sel et du soufre dans l’explosion de la foudre, parce que nous pourrons par là
donner quelques idées sur les deux Lois principales de la Nature, d’autant que le sel et le
soufre sont les organes et les instruments de ces deux lois.
La chaleur extérieure agit, ainsi qu’on l’a vu, sur la masse des matières qui composent la
foudre ; elle en dissout l’enveloppe mercurielle, qui par sa nature est susceptible d’une
division considérable ; alors elle communique jusqu’aux deux substances intérieures, et
enflamme la partie sulfureuse, qui pousse et écarte avec force la partie saline, dont la jonction
avec elle était contraire à sa véritable loi, et formait une maladie dans la Nature.
Dans cette explosion, le Mercure se trouve si prodigieusement divisé, que tout ce qu’il
contenait rentre en liberté ; quant à lui, après avoir reçu cette entière dissolution, il tombe avec
le fluide sur la surface terrestre, et c’est pour cela que l’eau de pluie a plus de propriétés que
les autres eaux, parce qu’elle est plus chargée de Mercure, et que ce Mercure est infiniment
plus pur que le Mercure terrestre.
Toute la révolution s’opère donc sur les deux autres substances, c’est-à-dire, sur celles qui
dans la Nature corporelle sont les signes des deux Lois et des deux Principes incorporels.
Aussi c’est sur les différents mélanges de ces deux substances que sont appuyés tous les effets
que nous voyons produire au tonnerre.
On sait en effet, que le feu étant le Principe de toute action élémentaire, ramasse les
vapeurs terrestres et célestes, dont se forme la foudre ; c’est lui aussi qui [78] les fait
fermenter, et qui ensuite en opère la dissolution ; c’est donc au feu que l’on doit attribuer
l’origine, ainsi que l’explosion de la foudre.
Quant au bruit qui provient de l’explosion de la foudre, on ne peut l’attribuer qu’au choc de
la partie saline sur les colonnes d’air, parce que le feu par lui-même ne peut rendre aucun
bruit, ce que l’on voit aisément, quand il agit en Liberté ; et, quoique le feu soit le principe de
toute action élémentaire, aucune de ces actions ne serait sensible dans la Nature sans le sel ;
couleur, saveur, odeur, son, magnétisme, électricité, lumière, tout se montre et paraît par lui ;
c’est pour cela que nous ne pouvons douter qu’il ne soit aussi l’instrument du bruit du
tonnerre, d’autant que plus la foudre est chargée de parties salines, plus ses coups et ses éclats
sont violents.
Nous ne pouvons douter aussi que le sel n’influe sur la couleur des éclairs, qui est beaucoup
plus blanche quand il y domine, que lorsque c’est le soufre qui l’emporte.
Enfin, il est si vrai que le sel est l’instrument de tous les effets sensibles, que la foudre est
beaucoup plus dangereuse quand elle abonde en sels, parce que son explosion étant plus
violente à proportion, opère des chocs plus rudes et des ravages plus effrayants.
D’ailleurs, cette explosion par l’abondance du sel, se fait presque toujours dans la partie
inférieure du nuage, comme étant la plus grossière, la moins exposée à la chaleur, et par
conséquent, la plus susceptibles d’être congelée ; ce qui produit les grêles.
Au contraire, lorsque la foudre abonde en soufre, son bruit n’est pas aigu, ni brusque ; ses
éclairs sont de couleur rouge, et son explosion parvient rarement à communiquer jusqu’à nous
ses effets, parce qu’elle se fait alors communément par en haut, vu la faiblesse du nuage dans
cette partie, et la propriété naturelle au feu, qui est de monter.
Voilà pourquoi il est reçu que le tonnerre tombe à tous les coups, quoique cependant nous
n’en ayons pas toujours la preuve oculaire. Voilà pourquoi aussi la connaissance des matières
dont la foudre est chargée, doit apprendre sur quelles parties de la Terre elle peut tomber,
parce qu’elle tend toujours vers les matières qui lui sont analogues ; sans que cependant on
puisse déterminer pour cela, quel est le point fixe où elle tombera, parce qu’il faudrait
connaître entièrement sa direction, et que dans le choc et l’opposition de toutes ces matières
différentes, la direction change à tous les instants.
C’est donc là où nous voyons clairement l’effet de la double action de la Nature. Cependant
tous ces différents chocs, si confus en apparence, nous offrent, lorsqu’ils sont observés de
près, ainsi que toutes les autres actions corporelles, la [79] loi fixe d’une cause qui les dirige,
et c’est dans cette tendance des matières de la foudre, vers les matières analogues, que cette
cause nous manifeste principalement sa puissance et sa propriété.
En effet, si la direction de la foudre était vers une partie de la surface terrestre, d’où elle pût
perdre sa communication avec les colonnes aériennes chargées des mêmes matières, elle
finirait et s’éteindrait à l’endroit de sa chute, lorsque toute sa matière serait consumée. C’est
pour cette raison que la foudre ne se relève jamais, quand elle tombe dans des eaux profondes,
parce qu’alors la libre communication avec l’Air lui est interdite, et qu’elle ne trouve point là
de manières qui lui conviennent.
Mais, quand sa direction la conduit à des colonnes d’air, chargées de matières qui lui sont
analogues, elle les enfile et les suit, en augmentant plus ou moins ses forces, selon qu’elle
trouve plus ou moins à se nourrir. Ainsi elle peut, au moyen de toutes ces colonnes dont est
composé l’Atmosphère, parcourir très promptement différentes routes, et même les plus
opposées les unes aux autres ; ainsi elle doit se détourner, quand elle trouve des matières qui
lui sont contraires, ou un lieu dont l’Air n’aurait point d’issue, parce que cet Air étant
impénétrable, lui oppose une résistance invincible ;en un mot, elle ne doit s’arrêter que quand
elle ne rencontre plus de ces matières dont elle puisse s’alimenter ; et lorsqu’elle semble être
au moment de cesser son cours, si elle en rencontre de nouvelles, elle reprend des forces, et
produit de nouveaux effets.
Voilà ce qui rend sa marche si irrégulière en apparence, et généralement si
incompréhensible ; cependant, dans cette irrégularité même, on ne peut nier qu’il n’existe une
Loi, puisque tous les Principes qu’on a vus ci-devant, nous l’enseignent, et que tous les
résultats nous le prouvent ; il n’y a donc pas un seul moment où cette Nature soit livrée à ellemême,
et où elle puisse faire un pas, sans la cause préposée pour la gouverner.
Je n’ai plus qu’un mot à dire sur le sujet que je viens de traiter. L’on a cru communément
que celui qui verrait l’éclair n’aurait rien à craindre de la foudre. Voyons jusqu’à quel point il
faut ajouter foi à cette idée.
S’il n’y avait qu’une seule colonne dans l’Air et qu’une seule explosion de la foudre, il est
sûr que celui qui aurait vu l’éclair n’aurait rien à craindre du coup qui accompagne cet éclair,
parce que le Temps céleste est si prompt qu’il ne peut être aperçu sur la Terre.
Mais, comme les colonnes aériennes, chargées de matières analogues à la foudre, sont en
grand nombre, l’on peut avoir évité l’explosion de la première, et n’être pas à couvert de
l’explosion de la seconde, ni de toutes celles qui successi-[80]vement seront enflammées
après l’éclair aperçu, puisque la foudre peut prolonger son cours ; autant qu’elle rencontrera
de ces colonnes propres à l’alimenter.
Préservatifs contre le tonnerre
Alors, un homme qui aurait eu le temps de voir l’éclair, aurait tort de se croire en sûreté
pour cela, jusqu’à ce que la chaîne de toutes les explosions qui doivent se faire dans le coup
actuel, soit parcourue.
Cependant il n’est pas moins vrai que cette opinion a un fondement réel, et qu’il y a une
face sous laquelle on ne peut pas la contester. Car, de même qu’il n’y a point d’éclair sans
explosion, de même, et à plus forte raison, n’y a-t-il point d’explosion sans éclair ; or, dès que
l’intervalle entre l’un et l’autre, est presque nul, qu’un homme soit frappé à la première
explosion ou à. la dernière, il est constant qu’il ne pourra jamais avoir vu l’éclair de celle des
explosions dont le coup le frappe.
Ce sont-là ces observations naturelles, qui toutes frivoles qu’elles soient en elles-mêmes,
m’ont paru cependant les plus propres à peindre aux yeux de l’homme, l’universalité du
Principe auquel il doit s’attacher, s’il veut connaître ; j’ajouterai seulement qu’après tout ce
que j’ai exposé au Lecteur, il lui sera aisé de sentir quel est le moyen de se préserver du
tonnerre. Ce serait de rompre les colonnes d’air dans tous les sens, c’est-à-dire, celles qui sont
horizontales, comme celles qui sont perpendiculaires, et de chasser aux extrémités, la
direction de la foudre, parce qu’alors, en se tenant au centre, on ne peut pas craindre qu’elle
en approche.
Je n’en dirai pas la raison, ce serait m’écarter de mon devoir ; je la laisserai donc découvrir
à mes Lecteurs ; mais je les prierai de réfléchir sur ce qu’ils viennent de lire des différentes
propriétés et actions des Eléments, ainsi que des Lois qui les dirigent, lors même de la plus
grande confusion apparente ; ils en concluront sans doute, que quoiqu’ils ne puissent
apercevoir les causes et les agents dépositaires de ces Lois, il leur est impossible d’en nier
l’Existence. Poursuivons notre carrière, et prouvons par l’homme même la réalité des Causes
supérieures, ou distinctes du sensible.
Rapports des éléments à l’Homme
Les détails qui ont précédés, sur l’analogie des trois Eléments avec les trois différentes
parties du corps de l’homme, sont susceptibles par rapport à lui-même, d’explications d’un
ordre bien plus digne de lui, et qui doivent l’intéresser davantage en ce qu’elles sont
directement relatives à son Etre, et qu’elles lui montreront la différence de ses facultés
sensibles et de ses facultés intellectuelles, ou si l’on veut, de ses facultés passives et de ses
facultés actives.
Les ténèbres où les hommes sont généralement sur ces objets, n’ont pas peu contribué à
toutes les erreurs que nous leur avons vu faire sur leur propre nature, [81] et c’est pour n’avoir
pas aperçu les disparités les plus frappantes, qu’ils n’ont pas encore les premières notions de
leur Etre.
Erreurs principales
Car la vraie raison pour laquelle ils se sont crus semblables aux bêtes, c’est, n’en doutons
point, qu’ils n’ont pas discerné leurs diverses facultés. Ainsi, ayant confondu les facultés de la
Matière, avec celles de l’intelligence, ils n’ont reconnu dans l’homme qu’un seul Etre, et dès
lors, qu’un seul Principe et que la même Essence dans tout ce qui existe ; de façon que pour
eux l’homme, les bêtes, les pierres, toute la Nature ne présente que les mêmes Etres, distincts
seulement par leur organisation et par leurs formes.
Je ne répéterai pas ici ce qui a été dit au commencement de cet Ouvrage, sur la différence
des actions innées dans les Etres, de même que sur la différence de toute Matière et de son
Principe, d’où l’on a pu connaître très clairement, quelle a été l’Erreur de ceux qui ont
confondu toutes ces choses. Mais je commencerai par prier mes Lecteurs d’observer avec des
yeux attentifs, ce qui se passe dans les bêtes, auxquelles convient, aussi bien qu’à l’homme
animal, la division de la forme en trois parties distinctes, et de voir si chacune de ces trois
divisions ne pourrait pas nous indiquer réellement des facultés différentes, quoique
appartenantes au même Etre, et quoique ayant toutes les matériel pour objet et pour fin.
Du poids, du nombre et de la mesure
Qui ne sait, en effet, que tout est constitué par poids, par nombre et par mesure ? Or le
poids n’est pas le nombre, le nombre n’est pas la mesure, et la mesure n’est ni l’un ni l’autre,
et, qu’il me soit permis de le dire, le nombre est ce qui enfante l’action, la mesure est ce qui la
règle, et le poids est ce qui l’opère. Mais ces trois mots, quoique applicables universellement,
ne doivent pas sans doute, signifier la même chose, dans l’Animal et dans l’Homme
intellectuel ; néanmoins il faut que si les trois parties des corps animaux sont constituées par
ces trois Principes, nous en trouvions sur elles l’application.
Aussi, c’est par le moyen des organes de la tête, que l’Animal met en jeu le Principe de ses
actions ; ce qui fait qu’on doit appliquer le nombre à cette partie.
Le coeur, ou le sang, éprouve une sensation plus ou moins forte, en raison de la force plus
ou moins grande, et de la constitution de l’individu ; or, c’est l’étendue de cette sensation qui
détermine l’étendue de l’action dans le sensible ; c’est donc pour cela que la mesure peut
convenir à la seconde division du corps animal.
Enfin, les intestins opèrent cette même action, qui dans l’Animal, selon la Loi paisible de la
Nature, doit se borner à la digestion des aliments dans l’estomac, et à la fermentation des
semences reproductives dans les reins. C’est pour cette raison que le poids doit se rapporter à
cette troisième partie, qui avec les deux autres, constituent essentiellement tout Animal.
[82] Puisqu’il est certain que nous ne pouvons nous dispenser de sentir la nature différente de
ces trois sortes d’actions, nous devons reconnaître nécessairement une différence essentielle
entre les facultés qui les manifestent. Cependant nous ne pouvons nier que ces différentes
facultés ne résident dans le même Etre ; nous sommes donc obligés d’avouer, que quoique cet
Etre ne forme qu’un seul individu, il est évident néanmoins, que dans lui tout n’est pas égal,
que la faculté qui végète n’est pas celle qui le rend sensible ; que celle qui le rend sensible,
n’est pas celle qui lui fait opérer et exécuter ses actions en raison de sa sensibilité, et que
chacun de ses actes porte avec lui un caractère particulier.
Différentes actions dans l’Animal
Appliquons à l’homme la même observation, et nous pourrons alors le préserver de la
confusion horrible dans laquelle on prétend l’entraîner. Car, si l’on aperçoit que dans lui le
poids, le nombre et la mesure représentent des facultés non seulement différentes entre elles,
mais même encore infiniment supérieures à celles que ces trois Lois nous ont démontré dans
la Matière, nous pourrons en conclure légitimement que l’Etre qui sera doué de ces facultés,
sera très différent de l’Etre corporel, et alors on ne serait plus excusable de confondre l’un
avec l’autre.
On conviendra sûrement sans peine, que quant aux fonctions corporelles, les trois
distinctions que nous avons faites se peuvent appliquer aux corps de l’homme, comme à tout
autre Animal, parce qu’il est Animal en cette partie. Il peut, comme les Animaux, manifester
par le secours des organes de la tête, ses facultés et ses fonctions Animales. Il éprouve ;
comme eux, ses sensations dans le coeur, et comme eux il éprouve dans le ventre inférieur, les
effets auxquels les lois corporelles assujettissent tous les Animaux pour leur soutien et pour
leur reproduction.
Ainsi, dans ce sens, le poids, le nombre et la mesure lui appartiennent aussi essentiellement
et de la même manière, qu’à tout autre Animal.
Mais il n’est plus possible de douter que ces trois signes n’avaient dans l’homme des effets
dont toutes les propriétés de la Matière n’offrent pas la moindre trace.
Différentes actions dans l’Intellectuel
Car, premièrement, quoique nous soyons convenus que toutes les pensées de l’homme
actuel ne lui venaient que du dehors, on ne peut nier cependant que l’acte intérieur et le
sentiment de cette pensée, ne se passent au dedans et indépendamment des sens corporels. Or
c’est donc dans ces actes intérieurs que nous trouverons parfaitement l’expression de ces trois
signes, le poids, le nombre et la mesure, d’où proviennent ensuite tous les actes sensibles
auxquels l’homme se détermine en conséquence de sa Liberté.
Le premier de ces signes est le nombre, que nous appliquons à la pensée, comme le
Principe et le sujet sans lequel aucun des actes subséquents n’aurait lieu.
[83] Après cette pensée, nous trouvons dans l’homme une volonté bonne ou mauvaise, et qui
fait seule la règle de sa conduite et de sa conformité à la justice ; aussi rien ne nous paraît
mieux convenir à cette volonté que le second signe, ou la mesure.
En troisième lieu, de cette pensée et de cette volonté, il résulte un acte qui leur est
conforme, et c’est à cet acte pris comme résultat, que l’on doit appliquer le troisième signe ou
le poids ; cet acte néanmoins se passe dans l’intérieur, comme la pensée et la volonté ; il est
vrai qu’il enfante à son tour un acte sensible, qui doit faire répéter aux yeux du corps, l’ordre
et la marche de tout ce qui s’est passé dans l’intelligence ; mais comme la liaison de cet acte
intérieur à cet acte sensible qui en provient, est le vrai mystère de l’homme, je ne pourrais m’y
arrêter plus longtemps sans indiscrétion et sans danger ; et si j’en parle dans la suite, lorsque
je traiterai des langues, ce ne pourra jamais être qu’avec réserve.
Des deux natures de l’homme
Cela n’empêche pas qu’on ne reconnaisse avec moi dans l’homme intérieur ou intellectuel,
le poids, le nombre et la mesure, images des lois par lesquelles tout est constitué, et alors
quoique nous ayons aussi reconnu ces trois signes dans la Bête, nous nous garderons bien de
faire aucune comparaison entre elle et l’Homme, puisque dans la Bête, ils n’opèrent
uniquement et ne peuvent opérer que sur les sens, au lieu que dans l’Homme, ils opèrent sur
ses sens et sur son intelligence, mais d’une manière particulière à chacune de ces facultés, et
relativement au rang qu’elles occupent l’une par rapport à l’autre.
Si l’on persistait à nier ces deux facultés dans l’Homme, je ne demanderais à ceux qui les
contestent, que de jeter les yeux sur eux-mêmes, ils y verraient que les différentes parties de
leurs corps où elles se manifestent, sont un indice frappant de la différence de ces facultés.
Des deux natures universelles
Quand l’Homme veut considérer quelque objet de raisonnement, qu’il se propose la
solution de quelque difficulté, n’est-ce pas dans la tête que se fait tout le travail ?
Quand au contraire, il éprouve des sentiments de quelque nature qu’ils soient, et quel qu’en
soit l’objet, ou intellectuel, ou sensible, n’est-ce pas dans le coeur que se fait connaître tout le
mouvement, toute l’agitation, toutes les sensations de joie, de plaisir, de peine, de crainte,
d’amour, et toutes les affections dont nous sommes susceptibles ?
Ne sentons-nous pas aussi, combien les actes qui se passent dans chacune de ces parties,
sont opposés, et que s’ils n’étaient rapprochés par un lien supérieur, ils seraient par euxmêmes
irréconciliables ?
C’est donc là cette différence manifeste qui doit de nouveau convaincre l’homme qu’il y a
en lui plus d’une nature.
Or si l’homme, malgré son état de réprobation, trouve encore en lui une na-[84]ture
supérieure à sa nature sensible et corporelle, pourquoi n’en voudrait-il pas admettre une
semblable dans le sensible universel, mais également distincte et supérieure à l’Univers,
quoique préposée particulièrement pour le gouverner.
Siège de l’âme corporelle
C’est aussi là où nous apprendrons ce que nous devons penser d’une question qui inquiète
communément les hommes ; savoir, dans quelle partie du corps le Principe actif, ou l’âme, est
placé, et quel est le lieu qui lui est fixé pour être le siège de toutes ses opérations.
Dans les Etres corporels et sensibles, le Principe actif est dans le sang, qui, comme feu, est
la source de la vie corporelle ; alors d’après ce qui a été dit, en parlant des différentes facultés
des Etres, nous ne pouvons nier que son siège principal ne soit dans le coeur, d’où il étend son
action dans toutes les parties du corps.
Qu’on ne soit plus arrêté par la difficulté de ceux qui ont dit que si l’âme corporelle était
dans le sang, elle se diviserait, et s’échapperait en partie, lorsque l’animal perdrait du sang ;
car elle affaiblit seulement par là son action, en ce qu’elle perd les moyens de l’exercice ;
mais elle n’en souffre en elle même aucune altération, puisque étant simple, elle est
nécessairement indivisible.
Ce que nous appelons, la mort des corps, n’est donc autre chose que la fin totale de cette
action qui se trouve privée de ses véhicules secondaires, comme dans les épuisements ; ou
trop contrainte, comme dans les maladies d’humeurs ; ou enfin trop libre, et par là étant
interceptée ou interrompue, comme dans les blessures qui attaquent les parties
indispensablement nécessaires à la vie du corps.
Siège de l’âme intellectuelle
Quoique j’annonce que la vie, ou l’âme corporelle, réside dans le sang, néanmoins je dois
en passant, faire remarquer que le sang est insensible ; observation qui pourra faire connaître
aux hommes la différence qu’il y a entre les facultés de la Matière, et les facultés du Principe
de la Matière, et qui les empêchera de confondre deux Etres aussi distincts.
L’homme étant semblable aux animaux par la vie corporelle et sensible, tout ce que l’on
vient de voir sur le Principe actif animal, peut lui convenir quant à cette partie seulement.
Mais quant à son Principe intellectuel, comme il n’était point fait pour habiter la Matière,
c’est une des plus grandes méprises que les hommes aient faites, que de lui chercher son
berceau dans la Matière, et de vouloir lui assigner une demeure fixe, et un lien pris parmi des
assemblages corporels, comme si une portion de matière impure et périssable pouvoir servir
de barrière à un Etre de cette nature.
Il est bien plus évident qu’en qualité d’Etre immatériel, ce n’est qu’avec un Etre immatériel
qu’il peut avoir de la liaison et de l’affinité, et l’on conçoit qu’avec tout autre Etre la
communication serait impraticable.
Liaison de l’intellect au sensible
[85] Aussi c’est sur le Principe immatériel corporel de l’homme, et non sur aucune portion de
sa matière, que repose son Principe intellectuel : c’est là qu’il est lié pour un temps par la
main supérieure qui l’y a condamné ; mais par sa nature, il domine sur le Principe corporel,
comme le Principe corporel domine sur le corps, et nous n’en devons plus douter, en ce que
c’est dans la partie supérieure, ou dans la tête, que nous avons montré ci-devant qu’il
manifestait toutes ses facultés ; en un mot, il se sert de ce Principe pour l’exécution sensible
de ces mêmes facultés ; et tel eu le moyen de discerner clairement le siège et l’emploi des
deux différents Principes de l’homme.
Cependant, quoique par sa Nature et par sa place, le Principe corporel soit inférieur, c’est
par sa liaison avec lui que l’homme éprouve dans son Etre intellectuel tant de souffrances,
tant d’inquiétudes, tant de privations, et cette terrible obscurité qui lui fait enfanter tant
d’erreurs. C’est par cette liaison, qu’il est forcé de subir l’action des sens de ce aujourd’hui
absolument nécessaire, pour obtenir la jouissance des véritables affections qui sont faites pour
lui.
Mais, comme cette voie est variable et incertaine, et qu’elle ne rend pas toujours la lumière
dans toute sa clarté, l’homme n’en retire pas les avantages et les satisfactions dont sa nature le
rendrait susceptible.
Des difformités et des maladies
De là vient que les dérangements, soit naturels, soit accidentels, que le Principe sensible et
corporel peut éprouver, sont très nuisibles au Principe intellectuel, en ce qu’ils affaiblissent à
la fois, et l’instrument de ses actions, et l’organe de ses affections.
Ces faits ont paru si favorables aux Matérialistes, qu’ils ont cru pouvoir les donner comme
un appui solide à leur système, c’est-à-dire, qu’ayant fondé les facultés intellectuelles de
l’homme sur sa constitution corporelle, ils les ont fait dépendre absolument du bon ou du
mauvais état, où son corps pourrait être selon le cours variable de la Nature.
Mais après tout ce qu’on a vu sur la Liberté de l’homme, et sur la différence des deux Etres
qui le composent, ces objections n’ont plus aucune valeur ; l’homme n’est point tenu à la
jouissance entière de toutes les facultés qui pourraient appartenir à sa nature intellectuelle,
puisque, par leur origine même, tous les hommes n’en reçoivent pas la même mesure, et
puisque mille événements indépendants de leur volonté, peuvent déranger à tout instant, leur
constitution corporelle ; mais il est coupable lorsqu’il laisse dépérir par sa faute les facultés
qui lui sont accordées. Tous ne sont pas nés pour avoir le même Domaine ; mais tous
répondent de l’emploi de celui qui leur est échu.
Ainsi, quelque dérangement, quelque irrégularité qu’un homme éprouve [86] dans sa
constitution corporelle et dans ses facultés intellectuelles, ne le croyons pas pour cela à l’abri
de la Justice, parce que, quelque petit que soit le nombre et la valeur des facultés qui lui
restent, il en devra toujours compte, et il n’y a que l’homme dans la folie, de qui la vraie
Justice ne puisse rien exiger, parce qu’alors cette Justice le tient elle-même sous son fléau.
Ne croyons pas non plus avec nos adversaires que ces dérangements et ces irrégularités
corporelles, n’aient d’autre Principe que la Loi aveugle par laquelle ils prétendent expliquer la
Nature. Nous montrerons par la suite combien le conduite de l’homme, dans sa vie corporelle,
s’étend jusque sur sa postérité ; nous montrerons en outre dans son lieu, quelles sont les
immenses facultés du Principe ou de cette cause temporelle, attachée de toute nécessité à la
direction de l’Univers.
Ainsi, en réfléchissant sur la nature de cette cause temporelle universelle, qui non
seulement préside essentiellement aux corps, mais qui devrait même aussi être toujours la
boussole des actions des hommes, il sera facile de voir si rien dans cette région corporelle
peut arriver qui n’ait un motif et un but.
Nous croirons bien plutôt que toutes ces difformités, tous ces accidents auxquels nous
sommes exposés, tant dans notre Etre corporel, que dans notre Etre intellectuel, ont
incontestablement un principe ; mais que nous ne le connaissons pas toujours, parce qu’on le
cherche dans la Loi morte de la Matière, au lieu de le chercher dans les lois de la justice, dans
l’abus de notre volonté, ou dans les égarements de nos ancêtres.
Je laisse l’homme aveugle et léger, murmurer sur cette Justice, qui étend la punition des
égarements des pères sur leur postérité. Je ne lui apporterai point pour preuve cette Loi
physique, par laquelle une source impure communique son impureté à ses productions, parce
que cette Loi si connue, est fausse, abusive, lorsqu’on l’applique à ce qui n’est pas corps. Il
n’est pas corps. Il verrait encore moins que si cette Justice peut affliger les Enfants par les
Pères, elle peut aussi blanchir et laver les Pères par les Enfants ; ce qui devrait suffire pour
suspendre tous nos Jugements sur elle, tant que nous ne serons pas admis à son Conseil.
Ce coup d’oeil prudent, juste et salutaire, est une des récompenses de la Sagesse même ;
comment le donnerait-elle donc à ceux qui croient pouvoir se passer de sa lumière, et qui se
persuadent n’avoir pas besoin d’autre guide que leurs propres sens, et les notions grossières de
la multitude ?
Effets de l’amputation
La question que je viens de traiter sur le lieu que l’âme occupe dans le corps, me mène
naturellement à une autre tout aussi intéressante sur le Principe corporel, et qui occupe
également les Observateurs ; c’est de savoir pourquoi lorsqu’un homme est privé, par
accident, de l’un de ses membres, il éprouve pendant quelques temps des sensations qui lui
semblent être dans le membre dont il ne jouit plus.
Si l’âme ou le Principe corporel était divisible, comme il faudrait l’insérer des opinions des
Matérialistes, il est certain qu’après l’amputation d’un membre, jamais un homme ne pourrait
souffrir dans cette partie, parce que les portions du Principe corporel, qui auraient été séparées
en même temps que le membre amputé, ne conservant plus de liaison avec leur source
s’éteindraient d’elles-mêmes, et ne pourraient plus donner aucun témoignage de sensibilité.
C’est encore moins dans ce membre amputé que nous devons chercher le Principe de cette
sensibilité, puisqu’au contraire, dès l’instant de sa séparation, il n’est plus rien pour le corps
dont il est séparé.
C’est donc uniquement dans le Principe corporel lui-même, que nous pourrons trouver la
cause du fait dont il s’agit, et nous rappelant toutes les Vérités que nous avons établies, nous
dirons que dans l’assemblage de l’homme actuel, de même que son Principe corporel sert
d’instrument et d’organe aux facultés de son Etre intellectuel, de même son corps sert
d’organe et d’instrument aux facultés de son Principe corporel.
Nous avons vu que si ce Principe corporel éprouvait des dérangements dans les organes
principaux du corps, qui sont fondamentalement nécessaires à l’exercice des facultés
intellectuelles, il pouvait arriver que le Principe intellectuel en souffrît ; mais on ne croira pas,
je l’espère, que cette souffrance puisse aller jusqu’à altérer l’Essence de ce Principe
intellectuel, ni à le diviser d’aucune manière ; on sait que par sa nature d’Etre simple il
demeure toujours le même ; tout ce qu’on lui voit éprouver alors, c’est un dérangement dans
ses facultés, et cela, parce que l’organe qui devait lui servir à les exercer et à lui faire parvenir
la réaction intellectuelle extérieure dont il ne peut se passer, n’étant point dans son état de
perfection, l’action de ces facultés intellectuelles devient nulle, ou reflue sur l’Etre intellectuel
lui-même.
Dans le premier cas, c’est-à-dire, lorsque l’action des facultés devient nulle, l’Etre
intellectuel ne démontre que la privation ; ce qui est le commencement de l’imbécillité et de la
démence, mais il n’y a point de peine alors, aussi est-il reconnu que la folie ne fait point
souffrir.
Dans le second cas, c’est-à-dire, lorsque cette action reflue sur le Principe, il montre de la
confusion, du désordre, et un mal-être qui est une véritable souffrance intellectuelle, parce que
ce Principe, qui ne tend qu’à exercer son action, se trouve borné et resserré dans l’emploi de
ses facultés.
Il en est absolument de même pour la souffrance corporelle dans le cas de la privation d’un
membre. Le corps doit servir d’organe au Principe corporel qui [88] l’anime ; si ce corps
reçoit quelque mutilation considérable, il est certain que l’organe étant tronqué, le Principe
corporel ne peut plus faire exécuter ses facultés dans toute leur étendue, parce que l’action de
la faculté qui avait besoin du membre amputé pour avoir son effet, ne trouvant plus d’agent
qui corresponde avec elle, devient nulle, ou reflue sur elle-même ; c’est alors qu’elle
occasionne une confusion et des douleurs très sensibles dans le Principe corporel d’où elle est
émanée, d’autant que l’amputation d’un membre donne entrée à des actions extérieures et
destructives, qui repoussent avec encore plus de promptitude l’action du Principe corporel, et
la font retourner vers son centre.
Malgré cette souffrance, nous ne devons donc point admettre de démembrement dans le
Principe corporel, ni dans aucune sorte de Principes, et nous reconnaîtrons simplement que
tout Etre corporel ayant besoin d’organes pour faire exécuter son action, doit souffrir quand
ces organes sont dérangés, parce qu’alors ils ne peuvent pas rendre l’effet qui leur est propre.
Il n’est pas tout à fait inutile de remarquer que ceci ne peut avoir lieu que sur les quatre
membres extérieurs, ou sur les quatre correspondances du corps ; car des trois parties
principales qui composent le buste, aucune ne peut être supprimée sans que le corps ne
périsse.
Des trois actions temporelles
Reprenons en peu de mots les divers objets que je viens de traiter. J’ai fait voir par les
différentes propriétés des Eléments, plusieurs actions différentes dans la composition des
corps ; j’ai fait voir qu’outre les deux actions opposées et innées dans ces corps, il y avait une
Loi supérieure par laquelle elles étaient régies, même dans leurs plus grands chocs et dans
leur plus grande confusion ; j’ai fait voir ensuite que cette Loi supérieure se trouvait même
aujourd’hui dans l’homme, en qui elle était distincte du sensible, quoique étant attachée au
sensible ; nous ne pouvons donc plus nier qu’il n’y ait trois actions nécessairement employées
à la conduite des choses temporelles, en similitude des trois Eléments dont les corps sont
composés.
De ces trois actions ordonnées par la première Cause, pour diriger la formation des Etres
corporels, l’une est cette Cause temporelle, intelligente et active qui détermine l’action du
Principe inné dans les germes, par le moyen d’une action secondaire, ou d’une réaction sans
laquelle nous avons reconnu qu’il ne se ferait aucune reproduction ; et sans doute, tout ce que
l’on a vu, a fait sentir assez clairement l’existence et la nécessité de cette Cause intelligente,
dont l’action supérieure doit diriger les deux actions inférieures.
Source de l’ignorance
Comment se fait-il donc que les hommes l’aient méconnu, et qu’ils aient cru pouvoir
marcher sans elle dans la connaissance de la Nature ? On en voit maintenant la raison. C’est
qu’ils ont dénaturé les nombres qui constituent ces actions, [89] comme ils ont dénaturé ceux
qui constituent les Eléments ; car d’un côté, dans ce qui est trois, ils n’ont reconnu que deux :
de l’autre, ils ont cru voir quatre, dans ce qui n’est que trois ; c’est-à-dire, qu’en considérant
les deux actions passives des corps, ils ont perdu dé vue la Cause active et intelligente, en
sorte qu’ils ont assimilé et confondu l’action et les facultés de cette cause avec celles des deux
actions inférieures, comme ils ont assimilé la faculté passive des trois Eléments à la faculté
active de l’air, qui est un des plus forts Principes de leur réaction. Dès lors ces nombres étant
ainsi défigurés, les Observateurs n’ont plus aperçu le rapport qui se trouvait entre le ternaire
des Eléments et le ternaire des actions qui opèrent la corporisation universelle et particulière.
Ce rapport leur ayant échappé, et étant ainsi devenu nul pour eux, ils n’ont plus senti la
nécessité et la supériorité de cette action de la cause intelligente sur les deux actions
inférieures qui servent de base à toute production corporelle ; ils ont pris les unes pour les
autres, toutes ces causes et ses actions différentes, ou plutôt ils n’en ont fait qu’une.
Et comment auraient-ils pu se préserver de cette erreur, puisqu’ils avaient commencé par
confondre la Matière avec le Principe de la Matière, et que donnant à cette Matière toutes les
propriétés de son Principe, il ne leur en a pas coûté davantage de lui attribuer aussi toutes les
propriétés et les actions des Causes supérieures qui sont indispensablement nécessaires à son
existence.
Mais on doit voir à présent, que méconnaître la puissance et la nécessité d’une troisième
cause, c’est se priver du seul appui qui reste aux hommes pour expliquer la marche de la
Nature ; c’est lui donner d’autres Lois que celles qu’elle a reçues ; c’est lui attribuer ce qui
n’est pas en elle ; en un mot, c’est admettre, ce qui non seulement n’est pas vraisemblable,
mais ce qui est hors de toute possibilité.
Nécessité d’une troisième cause
Aussi, qui ignore ce que les hommes ont mis en place de cette Cause indispensable ? Qui
ne sait les puérils raisonnements qu’ils ont employés pour expliquer sans elle les Lois de la
Matière, et pour asseoir le système de l’Univers ? Aveugles sur l’origine des choses, sur
l’objet de la Création, sur sa durée, sur son action, toutes les explications qu’il en ont données,
sont le langage du doute et de l’incertitude, et toute leur doctrine est moins une Science
qu’une question continuelle.
Du hasard
Lorsque, par la seule force de leur raison, ils ont pu faire eux-mêmes, ces observations, et
apercevoir le besoin indispensable d’un Principe qui serve de guide à la Nature ; ou ils ont
cherché ce Principe dans l’Etre premier lui-même, et n’ont pas craint de le ravaler à nos yeux,
en ne séparant point son action de celles des choses sensibles ; ou ils s’en sont tenus à une
sentiment léger sur la nécessité d’un agent intermédiaire entre cet Etre premier et la Matière,
et ne se donnant pas le temps de considérer quelle pouvait être cette cause intermédiaire, ils
l’ont dési-[90]gnée confusément sous le nom de cause aveugle, fatalité, hasard et autres
expressions, qui étant destituées de vie et d’action, ne pouvaient jamais qu’augmenter les
ténèbres où l’homme est plongé aujourd’hui.
Ils n’ont pas vu qu’ils étaient eux-mêmes la source de toutes ces obscurités ; que ce hasard
enfin était engendré par la seule volonté de l’homme, et n’avait lieu que dans son ignorance :
car il ne peut nier que les lois qui constituent tous les Etres, devraient avoir des effets
invariables et une influence universelle ; mais quand il en dérange l’accomplissement dans les
classes soumises à son pouvoir, ou quand il s’aveugle lui-même, il ne voit plus ces lois
indestructibles, et dès lors il conclut qu’elles n’existent pas.
Cependant, ce ne sera jamais dans les actes et dans les oeuvres de la Cause première qu’il
pourrait admettre le hasard, puisque cette cause étant la source unique et intarissable de toutes
les lois et de toutes les perfections, il faut que l’ordre qui règne autour d’elle soit invariable
comme sa propre essence.
Ce ne serait pas plus dans les oeuvres de la Cause temporelle intelligente, que ce hasard
pourrait se concevoir, parce qu’étant chargée spécialement de l’oeuvre temporel de la Cause
première, il est impossible que cet oeuvre ne tende sans cesse à son but, et ne surmonte tous
les obstacles.
Ce ne peut donc être que dans les faits particuliers de la Nature corporelle, ainsi que dans
les actes de la volonté de l’homme que nous pouvons cesser de voir de la régularité, et des
résultats toujours infaillibles et toujours prévus. Mais si l’homme n’oubliait jamais combien
ces faits particuliers et sa volonté sont intimement liés, s’il avait toujours présent à la pensée
qu’il a été établi pour régner sur lui-même et sur la région sensible, il conviendrait qu’en
remplissant sa destination, non seulement il pourrait découvrir ces lois universelles qui
gouvernent les régions supérieures, et qu’il a si souvent méconnues ; mais même il sentirait
que le pouvoir de ces lois à jamais impérissables, s’étendrait jusque sur son Etre, ainsi que sur
les faits particuliers de sa région ténébreuse, c’est-à-dire, qu’il n’y aurait plus de hasard pour
lui, ni pour aucun des faits de la Nature.
Alors, quand il apercevrait du dérangement dans les actes particuliers de cette Nature, ou
quand il ignorerait les causes qui les font opérer, et les règles qui les dirigent, il ne pourrait
plus attribuer ce désordre et cette ignorance, qu’à sa négligence et à l’usage faux de sa volonté
qui n’aura pas employé tous ses droits, ou qui en aura fait valoir de criminels.
Mais pour acquérir l’intelligence de ces vérités, il faut avoir plus de confiance que n’en ont
les observateurs dans la grandeur de l’homme et dans la puissance de sa volonté, il faut croire
que s’il est au dessus des Etres qui l’envi-[91]ronnent, ses vices, comme ses vertus doivent
avoir un rapport et une influence nécessaire sur tout son Empire.
Convenons donc que l’ignorance et la volonté déréglée de l’homme, sont les seules causes
de ces doutes où nous le voyons flotter tous les jours. C’est ainsi qu’ayant laissé effacer en lui
l’idée d’un ordre et d’une loi qui embrasse tout, il leur a substitué la première chimère que lui
a présenté son imagination ; car dans son aveuglement même il cherche toujours un mobile à
la Nature ; c’est ainsi qu’il renouvelle sans cesse cette coupable erreur, par laquelle, après
avoir volontairement semé l’incertitude et le hasard autour de lui, il est assez injuste et assez
malheureux que de les imputer à son Principe.
Ceux mêmes qui n’ont pas nié que les choses corporelles ont eu un commencement, ne leur
ont pas donné d’autre cause que le hasard ;ne sachant pas qu’il y eût une raison première à
leur existence, ou ne présumant pas même qu’une cause hors d’elles, eût pu s’en occuper
assez pour la faire opérer et cependant, convaincus que cette existence avait commencé, ils
ont renfermé tout à la fois dans les seules propriétés des corps, la vertu active et innée en eux
qui les anime, et la Loi supérieure qui leur a ordonné de naître.
Ils ont suivi le même ordre dans l’explication qu’ils ont donnée de la Loi qui soutient
l’existence de ces mêmes Etres corporels ; et cela devait être ainsi. Après en avoir établi
l’origine sur une base imaginaire et fausse, il fallait bien que le reste de l’oeuvre y fût
conforme ; ainsi selon eux, les corps vivent par eux-mêmes, comme c’est par eux-mêmes
qu’ils sont nés.
Quant à ceux qui prétendent que la Matière et les Etres corporels ont toujours existé, leur
erreur est infiniment plus grossière et plus outrageante pour la Vérité. Ces deux Doctrines ont
également méconnu la Loi et la raison première des choses, mais l’une a seulement enseigné
qu’on pouvait se passer d’une cause active et intelligente pour expliquer leur origine, l’autre a
avili cette Cause, en lui égalant le Principe actif des Etres corporels, et en ne la croyant pas
supérieure, ni plus ancienne que la Matière.
Les Observateurs ne s’en sont pas tenus là ; car après avoir posé des Principes aussi obscurs
sur la marche et la nature des choses, après s’être renfermés dans un cercle aussi étroit, ils ne
sont vus comme forcés d’y ramener tous les phénomènes et tous les événements que nous
voyons arriver dans l’Univers. C’est, selon eux, un Etre sans intelligence et sans but, qui a
tout fait, et qui fait tout continuellement ; et comme il n’y a que deux causes qui soient les
instruments de ce qui s’opère, dès qu’ils ont trouvé ces deux causes dans les Etres corporels,
ils se sont crus dispensés d’en chercher une supérieure.
Il est heureux que la Nature ne se soumette point à la pensée des hommes ; [92] toute
aveugle qu’ils la supposent, elle les laisse raisonner, et elle agit. C’est même à la fois un
bonheur inappréciable pour eux, et le plus beau caractère de la grandeur de l’Etre physique et
temporel qui les gouverne, que la marche de cette Nature soit aussi ferme et aussi intrépide ;
car étant impénétrable aux systèmes des hommes, et leur en démontrant la faiblesse par sa
constance à suivre sa Loi, elle les forcera peut-être un jour d’avouer leurs erreurs, de quitter
les sentiers obscurs où ils se traînent, et de chercher la Vérité dans une source plus lumineuse.
De la troisième cause
Mais pour prévenir l’inquiétude de mes semblables, qui pourraient croire que cette Cause
active et intelligente dont je leur parle, est un Etre chimérique et imaginaire, je leur dirais
qu’il y a des hommes qui l’ont connue physiquement, et que tous la connaîtraient de même,
s’ils mettaient leur confiance en elle, et qu’ils prissent plus de soin d’épurer et de fortifier leur
volonté.
Je dois avertir cependant que je ne prends pas ce mot physique, dans l’acceptation vulgaire
qui n’attribue de réalité et d’existence qu’aux objets palpables aux sens matériels. Les
moindres réflexions sur tout ce qui est contenu dans cet Ouvrage, suffiront pour faire voir
combien on est éloigné de savoir le sens du mot physique, quand on l’applique aux
apparences matérielles.
Remarque sur les deux principes
Avant de passer à un autre sujet, je m’arrêterai un moment pour aplanir une difficulté qui
pourrait naître, quoique je l’aie déjà résolue en quelque sorte. J’ai annoncé, dans le
commencement de cet Ouvrage, l’existence de deux Principes opposés qui se combattent l’un
et l’autre, et quoique j’aie assez démontré l’infériorité du mauvais Principe à l’égard du
Principe bon, il se pourrait que d’après les observations qu’on vient de voir sur la nature
corporelle, on crût ces deux Principes nécessaires à l’existence l’un et l’autre, comme on a vu
que les deux causes inférieures renfermées dans les Etres corporels, étaient absolument
nécessaires pour leur faire opérer une production.
Pour éviter cette méprise, il suffira de se rappeler que j’ai annoncé que tout produit, tout
oeuvre, tout résultat dans la Nature corporelle, ainsi que dans tout autre classe, était toujours
inférieur à son Principe générateur. Cette infériorité assujettit la nature corporelle à ne
pouvant se reproduire, sans l’action de ces deux causes que nous avons reconnues en elle, et
qui annoncent sa faiblesse et sa dépendance.
Or, si cette création temporelle tire son origine du Principe supérieur et bon, comme nous
n’en pouvons pas douter, ce Principe doit montrer sa supériorité en tout, et l’un de ses
attributs principaux, c’est d’avoir absolument tout en lui excepté le mal, et de n’avoir besoin
que de lui-même et de ses propres facultés pour opérer toutes ses productions. Quel sera donc
alors l’état du mauvais principe, [93] si ce n’est de servir à manifester la grandeur et la
puissance du Principe bon, que tous les efforts de ce Principe mauvais ne pourront jamais
ébranler.
Ainsi il n’est plus possible de dire que le mauvais Principe ait été et soit universellement
nécessaire à l’existence et à la manifestation des facultés du bon Principe ; quoique comme
influant sur l’existence du temps, ce mauvais Principe soit nécessaire pour occasionner la
naissance de toutes les manifestations temporelles ; car comme il y a des manifestations qui
ne sont point dans le temps, et que le Principe mauvais ne peut sortir du temporel, il est bien
clair que le Principe bon agit sans lui ; ce que l’on verra plus en détail dans la suite.
Que les hommes apprennent donc ici à distinguer de nouveau, les Lois et les facultés du
Principe unique, universellement bon, et vivant par lui-même, d’avec celles de l’Etre inférieur
matériel qui ne tient rien de soi, et qui ne peut vivre que par des secours extérieurs.
Enchaînement des vérités
Je crois avoir fait entrevoir suffisamment à mes semblables, le peu de fondement des
opinions humaines sur tous les points dont je me suis occupé jusqu’à présent. Après les avoir
mis sur la voie pour leur apprendre à distinguer les corps d’avec le Principe inné dans ces
corps ; après avoir fixé leurs yeux sur la simplicité l’unité et l’immatérialité de ce Principe
indivisible, incommunicable, qui ne souffre aucun mélange, et qui demeure toujours le même
quoique la forme qu’il produit et dont il s’enveloppe soit soumise à une continuelle variation,
ils pourront reconnaître avec évidence que la Matière étant dans une dépendance
incontestable, et cependant agissant par des lois régulières, les deux causes inférieures qui
opèrent sa reproduction et tous les actes de son existence ne peuvent absolument se passer de
l’action d’une Cause supérieure et intelligente, qui les commande pour les faire agir, et qui les
dirige pour les faire agir avec succès.
Par conséquent ils avoueront que les deux causes inférieures doivent être soumises aux lois
de la Cause supérieure et intelligente, pour que les temps et l’uniformité soient observés dans
tous leurs actes ; pour que les résultats de toutes leurs différentes actions ne soient pas nuls,
informes, et incertains, et pour que nous puissions nous rendre raison de l’ordre qui y règne
universellement.
Ils n’auront pas de peine à convenir ensuite que cette Cause supérieure n’étant assujettie à
aucune des lois de la Matière, quoiqu’elle soit préposée pour la conduire, en doit être
entièrement distincte ; que le moyen de parvenir à la connaissance de l’une et de l’autre, est
de les prendre chacune dans sa classe ; d’en étudier les facultés particulières ; de les
rapprocher dans le même tableau, mais pour en démêler les différences et non pour les
confondre ; de faire cette distinction sur tous les autres Etres de la Nature, et sur ses moindres
parties, où les yeux du corps et de l’intelligence nous apprennent qu’il y a toujours deux Etres
ensemble, et que c’est la violence qui les a réunis ; mais cependant de ne jamais perdre de vue
que ce lien ne les unit l’un à l’autre que pour un temps ; et de ne pas regarder cette union
comme ayant toujours existé, et comme devant exister à jamais, puisqu’au contraire nous la
voyons cesser tous les jours.
Ce sont toutes ces observations qui rendront l’homme prudent et sage, et qui l’empêcheront
de s’abandonner en insensé dans des sentiers inconnus, d’où il ne peut se tirer qu’en
rétrogradant, ou en se livrant au désespoir, lorsqu’il sent qu’il est trop avancé et que le temps
lui manque. C’est là ce qui lui fera éviter l’écueil où la plupart des hommes sont entraînés,
lorsque étant seuls et dans les ténèbres, ils osent prononcer sur leur propre nature et sur celle
de la Vérité. Nous verrons dans ce qui va suivre, les fréquentes chutes, qui en ont été, et qui
en sont tous les jours les suites. Nous verrons que la plupart de leurs souffrances ont pris là
leur source, de même que c’est pour être déchus de leur premier état de splendeur, qu’ils sont
exposés aujourd’hui à s’enfoncer de plus en plus dans l’opprobre et dans la misère.
[95]
4
Tableau allégorique
QUELQUES hommes élevés dans l’ignorance et dans la paresse, étant parvenus à l’âge
mûr, entreprirent de parcourir un grand Royaume ; mais comme ils n’étaient conduits que par
une vaine curiosité, ils firent peu d’efforts pour connaître les vrais moyens par lesquels ce
pays était gouverné. Ils n’avaient ni assez de courage, ni assez de crédit pour s’introduire chez
les Grands de l’Etat, qui auraient pu leur découvrir les ressorts cachés du Gouvernement ;
ainsi ils se contentèrent d’errer de villes en villes, d’y promener leurs regards incertains dans
les places et les lieux publics, où voyant le peuple tumultueusement assemblé, et comme
abandonné à lui-même, ils ne prirent aucune idée de l’ordre et de la sagesse des lois qui
veillaient secrètement à la sûreté et au bonheur des habitants : ils crurent que tous les citoyens
également oisifs, y vivaient dans une entière indépendance.
En effet, ce qu’ils avaient aperçu, ne présentait ni règle, ni loi, à leur esprit peu éclairé ; en
sorte que ne consultant que leurs yeux, ils furent bien éloignés de connaître que des hommes
supérieurs par leur rang et par leurs pouvoirs y gouvernaient cette multitude qui s’agitait
confusément devant eux ; il se persuadèrent que n’y ayant point de Lois dans le pays qu’ils
parcouraient, il n’y avait point de chef ; ou que s’il y en avait un, il était sans autorité et sans
action.
Flattés de cette indépendance, et ne prévoyant aucune suite dangereuse à leurs actions, ils
les regardèrent bientôt comme arbitraires et indifférentes, et crurent pouvoir s’abandonner à
leurs caprices ; mais ils ne tardèrent pas à être les victimes de leur Erreur et de leurs
Jugements inconsidérés ; car les vigilants Administrateurs de l’Etat, instruits de leurs
désordres, les privèrent de la Liberté, et les resserrèrent si étroitement qu’ils languirent dans la
plus profonde obscurité, sans savoir si jamais la lumière leur serait rendue.
Imprudence des observateurs
Voilà exactement quelle a été la conduite et le sort de ceux qui ont osé par eux-mêmes
juger de l’Homme et de la Nature ; toujours occupés d’études inutiles et frivoles, leur vue
s’est rétrécie par l’habitude, et ne pouvant parcourir toute l’étendue de la carrière, ils se sont
arrêtés aux apparences des objets ; en sorte que bornant là leurs regards, ils ont ignoré, ou nié
tout ce qu’ils n’ont pu apercevoir. Ils n’ont vu dans les corps que leurs enveloppes, et ils les
ont transformées en Principes. Ils n’ont vu dans les Lois de ces corps que deux actions, ou
deux causes [96] inférieures, et ils se sont hâtés de rejeter la Cause supérieure active et
intelligente, dont ils avaient confondu les opérations avec celles des deux autres causes.
Ensuite, se croyant bien assurés de leurs conséquences, ils ont fait du tout un Etre matériel
hypothétique, sur lequel ils ont eu l’imprudence de mesurer tous les Etres de la Nature qu’ils
avaient entièrement défigurée ; et c’est d’après ce modèle, ainsi mutilé, qu’ils ont osé dessiner
l’Homme.
Et vraiment, on ne peut plus douter qu’ils n’aient fait à son égard, les mêmes méprises
qu’ils avaient faites auparavant sur toute la Nature. Non seulement ils n’ont pas mieux
distingué, dans son corps, que dans les autres Etres corporels, le Principe d’avec l’apparence
ou l’enveloppe et n’en ont pas mieux connu, ni suivi la marche et les Lois ; mais, après avoir
pris le change sur ce point, ils ont encore confondu cette enveloppe corporelle de l’homme
avec son Etre intellectuel et pensant, comme ils avaient confondu le Principe inné dans tous
les corps, avec la cause active et intelligente qui les dirige.
Ainsi, n’ayant pas démêlé d’abord la cause supérieure, d’avec les facultés innées dans
l’Etre corporel ; ayant ensuite confondu les facultés des deux différents Etres qui composent
l’homme d’aujourd’hui, il leur a été impossible d’y reconnaître l’action de cette même Cause
active et intelligente, qui en même temps qu’elle communique tous les pouvoirs à la Nature,
donne à l’homme par son intelligence, toutes les notions du bien qu’il a perdu. C’est pourtant
avec cette ignorance, que non seulement ils ont été assez téméraires pour prononcer sur
l’Essence et la Nature de l’homme, mais encore, qu’ils ont voulu expliquer tous les contrastes
qu’il présente, et établir la base de ses oeuvres.
Danger des erreurs sur l’Homme
Quand l’homme ne s’est trompé que sur la Nature élémentaire, nous avons vu que ses
Erreurs n’avaient que des légères suites ; car ses opinions ne pouvant influer sur la marche des
Etres, leurs Lois invariables s’exécutent sans cesse avec la même précision, quoique l’homme
en ait dénaturé et méconnu le Principe. Mais il n’en sera jamais ainsi de ses méprises sur luimême,
et elles lui seront toujours inévitablement funestes, parce qu’étant dépositaire de sa
propre Loi, il ne peut se méprendre sur elle, ni l’oublier, qu’il n’agisse directement contre luimême,
et qu’il ne se fasse un préjudice manifeste ; en un mot ; s’il est vrai qu’il soit heureux,
lorsqu’il reconnaît et suit les Lois de son Principe, ses maux et ses souffrances sont une
preuve évidente de ses Erreurs et des faux pas qui en ont été les suites.
Voyons donc ce qui résultera de cet Etre ainsi défiguré, et s’il pourra se soutenir, étant
privé de son principal appui ?
Il nous sera facile de présumer les conséquences de cet examen, si nous nous rappelons ce
que nous avons dit de l’état où serait la Nature, laissée à l’action passive des deux Etres
inférieurs, qui sont nécessaires dans toute reproduction [97] corporelle. Ces deux Etres, on le
sait, n’étant que passifs, ne peuvent jamais rien produire par eux-mêmes, si la cause active et
intelligente ne leur donne l’ordre et le pouvoir d’opérer ce qu’ils ont en eux.
Or, s’il était possible de supposer dans ces agents inférieurs une volonté, en leur laissant
toujours la même impuissance, il est évident que s’ils prétendaient mettre cette volonté en
action, sans le concours de la Cause active dont ils dépendent nécessairement, leurs oeuvres
seraient informes, et n’annonceraient qu’une confusion choquante.
Maintenant, ce que nous ne pourrions pas dire de ces agents inférieurs, qui sont dépourvus
de volonté, appliquons-le à l’homme qui en a une à lui, et apprenons à mieux découvrir
encore les malheureux effets des erreurs que nous nous sommes proposés de combattre.
L’homme est à présent composé de deux Etres, l’un sensible, l’autre intelligent. Nous
avons laissé entendre que dans son origine il n’était pas sujet à cet assemblage, et que
jouissant des prérogatives de l’Etre simple, il avait tout en lui, et n’avait besoin de rien pour se
soutenir, puisque tout était renfermé dans les dons précieux qu’il tenait de son principe.
Nous avons fait voir ensuite quelles étaient les conditions sévères et irrévocables
auxquelles la Justice avait attaché la réhabilitation de l’homme criminel par le faux usage de
sa volonté ; nous avons vu, dis-je, quels sont les écueils affreux et sans nombre, dont il est
sans cesse menacé, en habitant la région sensible qui est si contraire à sa véritable nature. En
même temps nous avons reconnu que le corps qu’il porte à présent, étant de la même classe
que les choses sensibles, forme en effet autour de lui un voile ténébreux, qui cache à sa vue la
vraie lumière, et qui est tout à la fois la source continuelle de ses illusions et l’instrument de
ses nouveaux crimes.
Dans son origine, l’homme avait donc pour Loi de régner sur la région sensible, comme il
le doit encore aujourd’hui, mais, comme il était alors doué d’une force incomparable, et qu’il
n’avait aucune entrave, tous les obstacles disparaissaient devant lui.
Aujourd’hui, il n’a presque plus les mêmes forces, ni la même Liberté, et cependant il est
infiniment plus près du danger, de façon que dans le combat qu’il a maintenant à soutenir, on
ne peut exprimer le désavantage auquel il est exposé.
Oui, telle est l’affreuse situation de l’homme actuel. Lorsque l’Arrêt foudroyant eut été
prononcé contre lui, il ne lui resta de tous les dons qu’il avait reçus, qu’une ombre de Liberté,
c’est-à-dire, une volonté presque toujours sans force et sans empire. Tout autre pouvoir lui fut
ôté, et sa réunion avec un Etre sensible le [98] réduisit à n’être plus qu’un assemblage de deux
causes inférieures ; en similitude de celles qui régissent tous les corps.
Je dis en similitude et non en égalité, parce que l’objet des deux natures de l’homme est
plus noble ; et leurs propriétés bien différentes ; mais, quant à l’âcre et à l’exercice de leurs
facultés, elles subissent l’une et l’autre absolument la même Loi, et les deux causes
inférieures qui composent, l’homme d’aujourd’hui, n’ont pas, pour ainsi dire, plus de force
par elles-mêmes, que les deux causes inférieures corporelles.
L’homme, il est vrai, en qualité d’Etre intellectuel, a toujours sur les Etres corporels
l’avantage de sentir un besoin qui leur est inconnu ; mais il ne peut pas mieux qu’eux s’en
procurer seul le soulagement : il ne peut pas mieux par lui-même vivifier ses facultés
intellectuelles, qu’ils n’ont pu animer leur Etre ; c’est-à-dire, qu’il ne peut pas mieux qu’eux
se passer de la cause active et intelligente, sans laquelle rien de ce qui est dans le temps ne
peut agir efficacement.
Quels fruits l’homme pourrait-il donc produire aujourd’hui, si dans l’impuissance que nous
lui connaissons, il croyait n’avoir d’autre Loi que sa propre volonté, et s’il entreprenait de
marcher sans être guidé par cette Cause active et intelligente dont il dépend malgré lui, et de
laquelle il doit tout attendre, ainsi que les Etres corporels parmi lesquels il est si tristement
confondu ?
Il est certain qu’alors ses propres oeuvres n’auraient aucune valeur, ni aucune force,
puisqu’elles seraient destituées du seul appui qui puisse les soutenir ; et les deux causes
inférieures dont il se trouve actuellement composé, se combattant sans cesse en lui, ne feraient
que l’agiter, et l’abîmer dans la plus fâcheuse incertitude.
Semblable aux deux lignes d’un angle quelconque, qui peuvent bien se mouvoir chacune en
sens contraire, s’écarter, se rapprocher, se confondre, et se placer l’une sur l’autre, mais qui ne
peuvent jamais produire aucune espèce de figure, si l’on n’y joint une troisième ligne ; car
cette troisième ligne est le moyen nécessaire qui fixe l’instabilité des deux premières, qui
détermine leur position, qui les distingue sensiblement l’une de l’autre, qui constitue enfin une
figure, et sans contredit la plus féconde de toutes les figures.
Voilà cependant quelles sont journellement les fausses tentatives de l’homme ; c’est de
travailler à une oeuvre impossible, c’est-à-dire, de vouloir former une figure avec deux lignes,
en se concentrant dans l’action des deux causes inférieures qui composent aujourd’hui sa
nature, et en s’efforçant continuellement d’exclure cette Cause supérieure, active et
intelligente, dont il ne peut absolument se passer. Ainsi, malgré l’évidence du besoin qu’il en
a, il va se jetant loin d’elle, d’illusions en illusions, sans pouvoir jamais trouver le point qui
doit le fixer, parce qu’il n’y [99] a point d’oeuvre parfaite sans le concours de ce troisième
Principe ; et si l’on en veut savoir la raison, c’est que dès l’instant qu’on est à trois, on est à
quatre.
Des diverses institutions
Réfléchissant alors sur l’incertitude affreuse où il se trouve, il est étonné du désordre qui
accompagne tous ses pas, et bientôt il nie l’Existence de ce Principe d’ordre et de paix qu’il a
méconnu par négligence ou par mauvaise foi.
Mais quelquefois aussi, entraîné par la force de la Vérité, il murmure contre ce même
Principe qu’il avait d’abord rejeté, et par là nous démontre lui-même la certitude de tout ce
que nous avons dit sur les variations et les inconséquences de toute Etre, dont les facultés ne
sont pas réunies et fixées par leur lien naturel.
Loin de croire que toutes les méprises de l’homme portent la moindre atteinte à cette Cause
dont il s’éloigne, nous devons être actuellement assez instruits sur sa nature, pour savoir qu’il
souffre seul de ses égarements ; puisqu’en qualité d’Etre libre, il est le seul qui puisse être
coupable ; nous devons savoir que lorsque cette Cause inaltérable dans ses facultés, comme
dans son Essence, étend ses rayons jusqu’à l’homme, ils le purifient et n’en sont point
souillés.
Nous allons donc poursuivre notre marche, et éclaircir les difficultés qui arrêtent les
Observateurs, quand ils veulent seuls et sans guide, jeter les yeux sur toutes les institutions de
la Terre, soit celles que les hommes ont établies eux-mêmes, soit celles à qui ils attribuent une
origine plus relevée. C’est bien là où ces hommes aveugles, ne sachant pas 'démêler ce qu’il y
a d’arbitraire, et ce qu’il y a de réel, ont fait de l’un et de l’autre un monstrueux assemblage,
capable d’obscurcir les notions les plus lumineuses. C’est aussi, n’en doutons point, un des
objets les plus intéressants pour l’homme, et dans lequel il lui importe essentiellement de ne
point faire de méprises, puisque c’est là où il doit apprendre .à régler les facultés qui le
composent.
Source des fausses observations
Examinons pourquoi, par les observations que les hommes ont faites sur les différentes
pratiques, usages, coutumes, lois, religions, cultes, qui ont dans tous les temps varié chez les
différentes Nations, ils ont été induits à penser qu’il n’y avait rien de vrai, et que tout étant
arbitraire et conventionnel parmi les hommes, ce serait une illusion d’admettre des devoirs à
remplir, et quelque ordre naturel et essentiel qui dût leur servir de flambeau.
S’il était vrai que tout fût conventionnel, comme ils le prétendent, ils auraient raison d’en
tirer cette conséquence, parce qu’alors, n’y ayant pour eux aucune distinction entre le bien et
le mal, tous leurs pas deviendront indifférents, et personne ne serait fondé à les rappeler à des
règles de conduite. Mais si la méprise vient de ce que les Observateurs n’ont pas démêlé dans
l’homme les deux facultés qui le constituent ; s’ils ont confondu dans lui l’intelligence et le
sensible, et qu’ils aient appliqué au premier toutes les variations et les disparités auxquel-
[100]les le second se trouve assujetti ; s’ils ont mis le complément à ces erreurs, en
confondant même la Cause active et intelligente avec les facultés particulières de l’homme,
pourrions-nous donner quelque croyance à une doctrine aussi peu approfondie, et aussi
fausse ?
Telle est cependant la marche qu’ils ont suivie; c’est-à-dire, qu’ils n’ont presque jamais
porté leur vue au-delà du sensible ; or, cette faculté sensible étant bornée, et privée du pouvoir
nécessaire pour se diriger elle-même, ne présentera jamais que des preuves réitérées de
variété, de dépendance et d’incertitude ; c’est donc par elle uniquement, et par elle remise à sa
propre Loi, que doivent s’introduire toutes les différences que nous pouvons remarquer icibas.
En effet, toutes les branches de l’ordre civil et politique qui réunit les différents Peuples,
ont-elles d’autre but que la Matière ? La partie morale même de tous leurs établissements
s’élève-t-elle au delà de cet ordre humain et visible ? Il n’y a pas jusqu’à leurs institutions les
plus vertueuses qu’ils n’aient réduites d’eux-mêmes à des règles sensibles, et à des Lois
extérieures, parce que dans toutes ces choses, les Instituteurs ayant marché seuls et sans guide,
c’est l’unique terme où ils aient pu porter leurs pas.
La faculté intellectuelle de l’homme n’est donc absolument pour rien dans de pareils faits,
et moins encore dans les observations dont ils ont été si souvent l’objet. Ainsi nous devons
bien nous garder d’adopter les jugements qui en sont provenus, avant d’avoir examiné
jusqu’où s’étendent leurs conséquences, et s’ils sont applicables à tout. Car sans cela, il nous
serait impossible de les admettre, puisqu’une Vérité doit être universelle.
De l’institution religieuse
Commençons par observer l’institution la plus respectée et la plus universellement
répandue chez tous les Peuples, celles qu’ils regardent avec raison comme ne devant pas être
l’ouvrage de leurs mains. Il est bien clair, par le zèle avec lequel toute la terre s’occupe de cet
objet sacré, que tous les hommes en ont en eux l’image et l’idée. Nous apercevons chez toutes
les Nations une uniformité entière sur le Principe fondamental de la Religion ; toutes
reconnaissent un Etre supérieur, toutes reconnaissent qu’il faut le prier, toutes le prient ;
toutes sentent la nécessité d’une forme à leur prière, toutes lui en ont donné une ; et jamais la
volonté de l’homme n’a pu anéantir cette vérité, ni en mettre d’autres à la place.
Des fausses religions
Cependant les soins que les différents Peuples se donnent pour honorer le premier Etre,
nous présentent, comme toutes les autres institutions, des différences et des changements
successifs et arbitraires, dans la pratique comme dans la théorie ; encore que parmi toutes les
Religions, on n’en connaît pas deux qui l’honorent de la même manière. Or, je le demande,
cette différence pourrait-elle avoir lieu, si les hommes avaient pris le même guide, et qu’ils
n’eussent pas [101] perdu de vue la seule lumière qui pouvait les éclairer, et les concilier ? Et
cette lumière est-elle autre chose que cette Cause active et supérieure qui devrait tenir
l’équilibre entre leurs facultés sensibles et intellectuelles, et sans laquelle il leur est impossible
de faire un seul pas avec justesse ?
C’est donc elle qui doit nourrir dans l’homme l’idée primitive d’un Etre unique et
universel, ainsi que la connaissance des Lois auxquelles cet Etre assujettit la conduite des
hommes envers lui, lorsqu’il leur permet de l’approcher. C’est donc en s’éloignant de cette
lumière, que l’homme demeure livré à ses propres facultés, et alors ces facultés même
s’affaiblissent, et s’effacent presque entièrement en lui ; l’obscurité les recouvre d’un voile si
épais, que sans le secours d’une main bienfaisante, il ne pourrait jamais s’en délivrer.
Et cependant, quoique l’homme soit alors abandonné à lui-même, il est toujours obligé de
voyager. C’est ce qui fait, qu’au milieu de cette terrible ignorance, étant toujours tourmenté de
l’idée et du besoin de cet Etre, dont il sent qu’il est séparé, il tourne vers lui des yeux
incertains, et l’honore selon sa pensée ; et quoiqu’il ne sache plus si l’hommage qu’il offre,
est vraiment celui que cet Etre exige, il préfère en rendre un, tel qu’il le conçoit, à la secrète
inquiétude et au regret de n’en point rendre du tout.
Tel est, en partie, le Principe qui a formé les fausses Religions, et qui a défiguré celle que
toute la Terre aurait dû suivre ; alors pourrons-nous être surpris de voir si peu d’uniformité
dans les usages pieux de l’homme et dans son culte ; de lui voir produire toutes ces
contradictions, toutes ces pratiques opposées, tous ces rites qui se combattent, et qui en effet,
ne présentent rien de vrai à la pensée. N’est-ce pas là où l’imagination de l’homme n’ayant
plus de frein, tout est l’ouvrage de son caprice et de son aveugle volonté ? N’est-ce pas là, par
conséquent, où tout doit paraître indifférent à la raison, puisqu’elle ne voit plus de rapports
entre le Culte, et l’Etre auquel les Instituteurs et leurs partisans veulent l’appliquer ?
Mais je demande si la plupart de ces différences, et même de ces contrariétés palpables,
tombent sur autre chose que sur ce qui est soumis aux yeux corporels de l’homme, c’est-àdire,
sur le sensible. Alors, que pourrait-on en conclure contre le Principe, dont elles ne
s’occupent même pas ? Ce Principe ne serait-il pas tout aussi inaltérable et aussi intact, quand
la pensée ténébreuse de l’homme introduirait des variétés jusque dans la théorie et dans les
dogmes ; puisque, tant que l’homme n’est pas éclairé de son seul flambeau, et soutenu de son
seul appui, il ne peut pas avoir plus de certitude de la pureté de sa doctrine, que de la justesse
de ses actions ; et enfin, de quelque nature que soient ses erreurs, pourront-elles jamais rien
contre la Vérité ?
Si l’erreur poursuit les Observateurs et les rend aveugles, c’est donc toujours [102] faute de
distinguer l’homme ainsi démembré, et qui n’emploie qu’une partie de lui-même, d’avec
l’homme qui se sert de toutes ses facultés ; c’est faute de distinguer la source défigurée d’où
l’homme tire ses productions informes, d’avec celle où il aurait dû puiser, qu’on nous
l’annonce comme incapable de rien connaître de fixe et d’assuré.
Vérités indépendantes de l’Homme
Voyons néanmoins jusqu’où le pouvoir particulier de l’homme peut s’étendre, lorsqu’il est
remis à lui-même, ne lui accordons que les droits qui lui appartiennent, et examinons s’il n’y a
rien au-delà de ce qu’il fait de ce qu’il connaît.
Premièrement, nous avons vu, que malgré tous leurs raisonnements sur la Nature, les
hommes étaient obligés de se soumettre à ses Lois ; nous avons assez fait connaître que les
Lois de cette Nature étaient fixes et invariables, quoique par une suite des deux actions qui
sont dans l’Univers, leur accomplissement fût souvent dérangé.
Voilà déjà une vérité sur laquelle tout l’arbitraire de l’homme n’a pas la moindre prise. Il
n’est plus temps de m’objecter ces sensations, ces impressions de toute espèce, que font les
différents corps sur nos sens, et qui varient dans chaque individu, d’où la multitude s’est crue
fondée à nier qu’il y eût quelque règle dans la Créature. Nous avons prévenu l’objection en
annonçant que la Nature ne pouvait agir que par relation.
Nous pourrions encore fortifier ce principe, en disant que cette Loi de relation n’est pas
plus soumise à l’arbitraire de l’homme que la Nature elle-même, et que nous ne sommes pas
les maîtres d’en changer en rien les effets ; car les détourner et les prévenir, ce n’est point du
tout les changer, c’est au contraire confirmer d’autant plus leur stabilité.
Nous savons donc déjà avec évidence, qu’il est dans la Nature corporelle, une Puissance
supérieure à l’homme, et qui l’assujettit à ses Lois ; nous ne pouvons plus douter de son
existence, quoique les soins que l’homme a pris pour connaître et expliquer cette Puissance,
lui aient si rarement fait obtenir des lumières et des succès satisfaisants.
Secondement, rappelons-nous comment nous avons démontré la faiblesse et l’infirmité de
la Nature, relativement aux Principes d’où elle a tiré son origine, et d’où elle tire
journellement sa subsistance et sa réaction, nous verrons alors que si l’homme est soumis à
cette Nature ; à plus forte raison le sera-t-il aux Principes supérieurs qui la dirigent et qui la
soutiennent ; et quoiqu’il ait aussi peu conçu leur puissance que celle de la Nature, sa propre
raison l’empêcherait d’en nier l’existence, quand son sentiment ne viendrait pas à l’appui.
Que produira donc tout ce qu’il pourra faire, imaginer, dire, instituer contre les Lois de ces
Principes supérieurs ? Loin qu’ils en soient le plus légèrement al-[102]térés, ils ne font que
montrer davantage leur force et leur puissance, en laissant l’homme qui s’en éloigne, livré à
ses propres doutes et aux incertitudes de son imagination, et en l’assujettissant à ramper tant
qu’il voudra les méconnaître.
Il ne faut rien de plus que ces observations pour prouver l’insuffisance de l’homme qui ne
prend que le sensible pour règle et pour guide ; car, si l’impuissance que nous remarquons
dans la Nature corporelle, nous empêche absolument de lui attribuer les faits qu’elle opère : si
l’homme par sa propre raison peut parvenir à sentir la nécessité indispensable du concours
d’une Cause active, sans laquelle les Etres corporels n’auraient aucune action visible, il n’a
donc besoin que de lui-même pour avouer l’existence de cette Cause active et intelligente, et
pour parvenir delà à la Cause première et unique, qui a produit hors d’elle toutes les causes
temporelles destinées à l’accomplissement de ses oeuvres, et à l’exécution de ses volontés.
J’ai annoncé, cette Cause active et intelligente comme ayant une action universelle, tant sur
la Nature corporelle que sur la Nature pensante. C’est, en effet, la première des causes
temporelles, et celle sans laquelle aucun des Etres existants dans le temps, ne peut subsister ;
elle agit sur eux par la Loi même de son essence, et par les droits que lui en donne sa
destination dans l’Univers. Aussi, soit que les Etres qui habitent cet Univers la conçoivent ou
non, il n’en est pas un seul qui n’en reçoive des secours, et puisqu’elle est active et
intelligente, il faut que les Etres pensants participent à ses faveurs, comme les Etres qui ne le
sont pas.
Voilà donc pourquoi j’ai dit que tous les Peuples de la terre avaient reconnu nécessairement
un Etre supérieur. Ils n’ont pas fait toutes les distinctions que je viens d’établir entre les
différentes causes ; ils n’ont pas distingué cette Cause active et intelligente, de la Cause
première qui est absolument séparée du sensible et du temps ; souvent même ils l’ont
confondue avec les causes inférieures de la Création, auxquelles ils ont quelque fois adressé
leurs hommages ; aussi n’ont-ils pas reçu de leur culte les secours qu’ils auraient pu en
attendre, si leur marche eût été plus éclairée. Mais ce sujet nous mènerait beaucoup trop loin.
Bornons-nous donc à faire observer que l’action de cette Cause active et intelligente, ayant
été universelle, l’homme a dû, par le sentiment et par la réflexion, parvenir à en reconnaître la
nécessité ; et de quelque manière qu’il l’ait envisagée, il n’a pu se tromper que sur la véritable
nature de cette Cause, mais jamais sur son existence.
L’homme s’étant fait cet aveu, n’a pu se dispenser de poursuivre sa marche ; son sentiment
et ses propres réflexions l’ont dirigé dans le second pas, comme ils l’avaient fait dans le
premier quoique se conduisant encore par lui-même dans ce [104] nouveau sentier, il n’ait pas
pu y trouver plus de certitude, ni des lumières plus évidentes.
Mais enfui, quelles qu’aient été ses découvertes ; après avoir reconnu une Cause supérieure
dans la Nature, après avoir même reconnu qu’elle était supérieure à sa pensée, il n’a pu
s’empêcher d’avouer qu’il devait y avoir des Lois par lesquelles elle agissait sur ce qui lui
était soumis, et que si les Etres qui devaient tout attendre d’elle ne remplissaient pas ces Lois,
ils ne pouvaient espérer aucune lumière, aucune vie, aucun soutien.
Il était entraîné à ces conséquences, par ses observations sur la marche de la Nature
corporelle même, à laquelle il est attaché ; il voyait, par exemple, que s’il en transgressait les
Lois, pour les temps et les procédés de la culture, la terre ne lui rendait que des productions
imparfaites et mal saines ; il voyait que s’il n’observait l’ordre des Saisons, et une précision
exacte dans toutes ses combinaisons, les résultats en étaient sans fruit et sans succès. C’est là
ce qui l’instruisait sensiblement que cette Nature corporelle était dirigée par des Lois, et que
ces Lois tenaient essentiellement à la Cause active et intelligente, dont tous les hommes
sentent la nécessité.
De la diversité des religions
Faisant ensuite la même réflexion par rapport à son Etre pensant, il a bien senti que ne
pouvant rien sans la Cause première, il était de son intérêt, de mettre tous ses soins à se la
rendre favorable ; il a conçu que puisque cette Cause pouvait veiller sur lui et s’intéresser à
son propre bien, elle devait avoir établi des moyens pour le préserver du mal ; que par
conséquent, les actes qui étaient avantageux aux hommes, devaient plaire à cette Cause, et que
ceux qui pouvaient leur nuire, n’étaient point conformes à sa Loi, qui est de rendre heureux
tous les Etres, qu’ainsi ils ne pouvaient mieux faire que d’agir toujours selon son désir et sa
volonté.
Mais l’homme ne pouvant seul approfondir, si le culte qu’il imaginait, avait un rapport
certain, tant avec lui-même, qu’avec l’Etre premier qu’il voulait honorer, chacun adoptait à
son gré les moyens qu’il croyait les plus propres à se le rendre favorable, et tous les Peuples,
qui ne se sont conduits que par eux-mêmes dans la recherche de cette institution, ont établi
celle que leur imagination, ou quelque circonstance particulière avaient fait naître dans leur
pensée.
Voilà la raison pour laquelle toutes les Nations de la terre ont été divisées, soit dans les
cérémonies de leur culte, soit dans l’idée et l’image qu’elles se sont formée de celui qui doit
être l’objet de ce culte. Voilà aussi pourquoi, malgré leur division sur les formalités de ce
même culte, elles sont toutes d’accord sur la nécessité d’en rendre un ; et cela, parce que
toutes ont connu l’existence d’un Etre supérieur, et que toutes ont senti le besoin et le désir de
l’avoir pour appui.
Du zèle sans lumière
[105] Si les hommes ainsi livrés à eux-mêmes, avaient pu apporter autant de vertu et de
bonne foi que de zèle, dans ces établissements, chacun d’eux eût suivi en paix le culte qu’il
aurait adopté, sans déprimer ceux où il aurait aperçu des différences. Mais comme le zèle sans
lumière ne mène que plus promptement à l’erreur, ils ont donné exclusivement la préférence à
leur ouvrage ; le même principe qui les avait fait marcher seuls pour s’établir un culte, les a
conduits à regarder ce culte comme le seul véritable ; ils ont cru en remplir encore mieux les
devoirs, en n’en laissant subsister aucun autre ; ils se sont fait un mérite auprès de leur idole,
de se combattre et de se persécuter mutuellement, parce que dans leurs vues ténébreuses, ils
avaient joint leur propre cause à la sienne, et il n’y a presque pas eu de Nation qui n’ait cru
honorer l’Etre supérieur, en proscrivant les cultes différents de celui qu’elle avait choisi.
C’est là, comme on le sait, une des principales causes des guerres, soit générales, soit
particulières, et des désordres que l’on voit tous les jours troubler les diverses classes qui
composent les Corps politiques, et même renverser les Empires les mieux affermis, quoiqu’il
y ait en eux une infinité d’autres causes de division assez connues et trop futiles pour que je
m’occupe d’en faire, ni l’énumération, ni l’examen dans cet Ouvrage.
Or, toutes ces erreurs et tous ces crimes que les hommes ont fait au nom de leur Religion,
viennent-ils d’une autre source que de ce qu’ils se sont mis à la place de la main éclairée qui
devait les conduire, et qu’ils ont cru être guidés par un Principe vrai, pendant qu’ils ne
l’étaient que par eux-mêmes.
Il faut donc conclure d’abord de ce qui vient de précéder, que tous les hommes, par
l’unique secours de leurs réflexions, et par la voix de leur sentiment intérieur, n’ont pu
s’empêcher de reconnaître l’existence d’un Etre supérieur quelconque, de même que la
nécessité d’un culte envers lui ; c’est une idée que l’homme ne peut effacer en lui-même,
quoiqu’elle s’obscurcisse si souvent dans le plus grand nombre.
Et certes, nous devons en être peu surpris, puisqu’il y en a qui ont laissé s’éteindre en eux
l’idée même de leur Etre, et en qui les facultés intérieures se sont tellement affaiblies, qu’ils
se sont crus mortels et périssables.
Du mobile de l’Homme
Mais il faut conclure également que si cette idée de l’existence d’un Etre supérieur et de la
nécessité d’un culte, est dans l’essence de l’homme, c’est aussi le dernier terme où il puisse
parvenir tout seul ici-bas : ce sont là les uniques fruits qui puissent provenir de sa faculté
sensible, et de sa faculté intellectuelle livrées à leurs propres efforts. Ce sentiment est un
germe fondamental dans l’homme ; mais si aucune puissance ne vient réactionner ce germe, il
ne peut rien manifester de solide, et à coup sûr ses productions n’auront aucune consistance,
de même [106] que les germes des Etres corporels demeureraient sans action et sans
production, si une Cause active et intelligente n’en dirigeait la réaction et généralement tous
les actes qui les concernent.
Nous nous persuaderons bien plus encore de la vérité de cette pensée, quand nous
réfléchirons sur la nature et les propriétés de la Cause intelligente et active ; elle est distincte
de la Cause première, elle en est le premier agent, elle ne donne point les germes aux Etres
corporels, mais elle les anime ; elle ne donne point les facultés intellectuelles et sensibles à
l’homme, mais elle les dirige et les éclaire. En un mot, étant la première, et la souveraine de
toutes les Causes temporelles, elle est chargée seule de les conduire, et il n’y en a pas une qui
puisse se passer de son secours, et qui ne lui soit assujettie.
Si c’est donc par elle exclusivement que les choses se manifestent, rien sans elle ne pourra
devenir sensible ; or, ne pouvant ici-bas connaître que par le sensible, comment y réussironsnous,
si cette même Cause active et intelligente n’agit pas elle-même avec nous, et n’opère
pas ce qu’elle seule peut opérer dans l’Univers ?
Nous voyons donc alors quelle est la nécessité absolue que les deux facultés de l’homme
soient toujours guidées et soutenues par cette Cause temporelle, universelle ; elle ne donnera
point à l’homme l’idée de l’Etre premier dont elle est la première Cause agissante, mais elle
fera connaître à l’homme les facultés de cet Etre premier, en les manifestant par des
productions sensibles ; elle ne donnera pas non plus à l’homme l’idée d’un culte envers cet
Etre premier, mais elle éclaircira ses idées sur cet objet, et en lui rendant sensibles les facultés
de cet Etre premier, elle lui rendra également sensibles les moyens sûr de l’honorer.
De l’unité dans le culte
C’est là que je vois cesser tous les doutes de l’homme, et toutes les variations qui en sont
les suites : cette Cause active et intelligente étant préposée pour actionner et diriger tout, ne
peut manquer de concilier tout, lorsque son pouvoir sera employé ; et le seul et unique moyen
que l’homme ait de ne se pas tromper, c’est de ne l’exclure d’aucun de ses actes, d’aucune de
ses institutions, d’aucuns de ses établissements, comme elle n’est exclue d’aucun des actes
réguliers de la Nature. Alors l’homme sera, sûr de connaître les vrais rapports de ce qu’il
cherche ; il n’y aura plus de disparité entre les Religions des Peuples, puisqu’ils auront tous la
même lumière, il n’y aura plus entre eux de difficultés sur les dogmes, ni sur le culte,
puisqu’il connaîtront la raison première des choses ; en un mot, tout sera d’accord, parce que
chacun marchera selon la véritable Loi.
Nous ne pouvons donc plus douter que la raison de toutes ces différences que les nations
nous offrent dans leurs dogmes et dans leur culte, ne vienne de ce que dans leurs institutions,
elles ne se sont pas appuyées de cette Cause active et intelligente qui seule devait les
conduire, et qui pouvait seule les réunir ; nous ne [107] pouvons plus douter, dis-je, que sa
Lumière ne soit le seul point de ralliement ; que hors d’elle il n’y ait d’autre espoir que
l’erreur et la souffrance, et que ce ne soit à elle à qui convienne essentiellement et par nature,
cette vérité invincible que hors le centre il n’y a rien de fixe.
On ne me soupçonnera pas, je l’espère, d’après cet exposé, de vouloir établir l’égalité et
l’indifférence entre les divers cultes qui sont en usage parmi les Peuples de la terre, et bien
moins encore de vouloir enseigner l’inutilité d’un culte. Au contraire, j’annonce qu’il n’y a
pas un Peuple qui n’en ait senti la nécessité, j’annonce encore que ce culte doit exister aussi
longtemps qu’il y aura des hommes sur la terre ; mais que tant qu’ils ne seront pas soutenus
par un appui qui leur soit commun, il est inévitable qu’ils soient divisés, et par conséquent, il
sera impossible qu’ils atteignent le but qu’ils se proposent. Ainsi, non seulement je maintiens
la nécessité d’un culte, mais je fais voir encore plus clairement la nécessité d’un seul culte,
puisque c’est un seul Chef, ou une seule Cause qui doit le diriger.
On ne doit pas non plus me demander actuellement, quel est celui de tous les cultes établis,
qui est le véritable culte ; le principe que je viens de poser doit servir de réponse à toutes les
questions sur cet objet. Le culte qui sera dirigé par cette Cause active et intelligente, sera
nécessairement juste et bon : le culte où elle ne présidera pas, sera certainement nul ou
mauvais : voilà la règle. C’est à ceux qui, parmi les différentes nations, sont chargés
d’instruire les hommes et de les conduire dans la carrière, à confronter leurs statuts et leur
marche avec la Loi que nous leur présentons ; notre but n’est pas de juger les cultes établis,
mais d’en mettre les Chefs et les Ministres en état de se juger eux-mêmes.
Incertitudes de l’Homme
Je dois m’attendre à une objection toute naturelle, relativement à cette Cause active et
intelligente que j’ai fait connaître comme Chef principal et unique de tout ce qui doit s’opérer
généralement dans l’Univers. Les hommes peuvent bien convenir de la nécessité de l’action
de cette Cause sur les Etres corporels ; ils ne peuvent pas même douter qu’elle n’ait lieu, par
la régularité et l’uniformité des résultats qui en proviennent : mais, me dira-t-on, quand même
ils en viendraient à convenir aussi de la nécessité de l’action de cette Cause, pour diriger toute
la conduite des hommes, quels moyens auraient-ils pour savoir quand elle y préside ou non ?
Car leurs dogmes et leurs établissements en ce genre, n’ayant pas la moindre uniformité, il
leur faut absolument une autre Loi que celle de l’opinion, pour s’assurer qu’ils sont dans le
vrai chemin.
C’est ici que l’homme montre sa faiblesse et son impuissance, et c’est en même temps par
là qu’il donne d’autant plus de force à ce que nous avons dit ; car, si l’homme pouvait par luimême
choisir et fixer son culte, le pouvoir de la [108] Cause active et intelligente, que je
reconnais comme indispensable, deviendrait alors superflu pour cet objet.
Règle de l’Homme
Si cependant cette Cause active et intelligente ne pouvait jamais être connue sensiblement
par l’homme, il ne pourrait jamais être sûr d’avoir trouvé la meilleure route, et de posséder le
véritable culte, puisque c’est cette Cause qui doit tout opérer, et tout manifester ; il faut donc
que l’homme puisse avoir la certitude dont nous parlons, et que ce ne soit pas l’homme qui la
lui donne ; il faut que cette Cause elle-même offre clairement à l’intelligence et aux yeux de
l’homme, les témoignages de son approbation ; il faut enfin, si l’homme peut être trompé par
les hommes, qu’il ait des moyens de ne pas se tromper lui-même, et qu’il ait sous la main des
ressources d’où il puisse attendre des secours évidents.
Les Principes que j’ai si souvent établis, nous prouvent assez la certitude de ce que
j’avance. N’avons-nous pas déjà reconnu plusieurs fois que l’homme était libre ? Comme tel,
n’est-il pas responsable des effets bons ou mauvais qui doivent résulter de son choix parmi les
pensées bonnes ou mauvaises qui lui parviennent ? En serait-il responsable, s’il n’avait en lui
la faculté de les démêler sans erreur ? Nous voyons donc que de tous les actes qu’il enfante, il
n’en est aucun qu’il ne soit tenu essentiellement de confronter avec sa règle, et que, tant qu’il
n’en verra pas la conformité avec cette règle, il ne sera absolument sûr de rien.
Or, quelle peut être cette règle, sinon l’aveu et l’adhésion de la Cause active et intelligente,
qui étant préposée pour diriger tous les Etres soumis au temps, doit visiblement mettre
l’équilibre, entre les différentes facultés de l’homme, comme elle le met parmi les différentes
actions des Etres corporels, ou de la Matière.
Car, si elle est préposée pour diriger les facultés de l’homme, à plus forte raison doit-elle en
diriger les actions ? Et, parmi ces actions, certes, la moins indifférente est celle par laquelle il
doit observer fidèlement les Lois qui peuvent lui concilier le Principe premier, et le
rapprocher de cet Etre auquel il sent universellement qu’il doit des hommages. Et, si la Cause
active et intelligente est le soutien infaillible qui doit étayer l’homme dans tous ses pas, si elle
est la lumière sûre qui doit diriger tous les actes de son Etre pensant, il est de toute nécessité
que ce guide universel vienne présider à l’institution du culte de l’homme, comme à toutes ses
autres actions, et qu’il y préside d’une manière qui mette sa voix et son témoignage à l’abri de
toute incertitude.
La question n’est pas encore résolue, je le sais ; et dire quelle est la nécessité que la Cause
active et intelligente fixe elle-même les Lois de nos hommages envers le premier Principe, ce
n’est pas prouver qu’elle le fasse. Mais, après avoir annoncé d’où l’homme devait tirer cette
preuve, on ne peut plus attendre d’autres indications de ma part. Je ne citerai pas même ma
propre et personnelle expérience, [109] quelque confiance que j’y doive apporter. Il y a eu un
temps où je n’aurais ajouté aucune foi à des vérités que je pourrais certifier aujourd’hui. Je
serais donc injuste et inconséquent de vouloir commander à la persuasion de mes Lecteurs ;
non, je ne crains pas de le répéter, je désire sincèrement qu’aucun d’eux ne me croie sur ma
parole, parce que, comme homme, je n’ai point de droits à la confiance de mes semblables ;
mais je serais au comble de ma joie, si chacun d’eux pouvait prendre une assez grande idée de
lui-même et de la Cause qui veille sur lui, pour espérer que par sa persévérance et ses efforts,
il lui serait possible de s’assurer de la vérité.
Des dogmes mystérieux
Je sais que par des vues sages et hors de la portée du vulgaire, les Chefs et les Ministres de
presque toutes les Religions en ont annoncé les dogmes avec prudence, et surtout avec une
réserve qu’on ne peut assez louer ; pénétrés sans doute de la sublimité de leurs fonctions, ils
ont senti combien la multitude devait en rester éloignée, et c’est sûrement pour cela, qu’étant
dépositaires de la clef de la Science, ils ont mieux aimé amener les Peuples à avoir pour elle
une vénération ténébreuse, que d’en exposer les secrets à la profanation.
S’il est vrai que ce soient là leurs motifs, je ne peux les blâmer. L’ombre et le silence sont
les asiles que la vérité préfère ; et ceux qui la possèdent, ne peuvent prendre trop de
précautions pour la conserver dans sa pureté ; mais ne puis-je leur représenter qu’ils auraient
dû craindre aussi de l’empêcher de se répandre, qu’ils sont préposés pour la faire fructifier,
pour veiller à sa défense, et non pour l’ensevelir ; enfin, que la renfermer avec trop de soin,
c’est peut-être lui faire manquer son but, qui est de s’étendre et de triompher ?
Je croirais donc qu’ils auraient agi très sagement, s’ils avaient approfondi davantage ce mot
Mystère, dont ils ont fait un rempart à leurs religions. Ils pouvaient bien étendre des voiles sur
les points importants, en annoncer le développement comme le prix du travail et de la
constance, et éprouver par là leurs prosélytes, en exerçant à la fois leur intelligence et leur
zèle ; mais ils ne devaient pas rendre ces découvertes si impraticables que l’Univers en fût
découragé ; ils ne devaient pas rendre inutiles les plus belles facultés de l’Etre pensant, qui
ayant pris naissance dans le séjour de la lumière, était déjà assez malheureux de ne plus
habiter auprès d’elle, sans qu’on lui ôtât encore l’espérance de l’apercevoir ici-bas ; en un
mot, j’aurais à leur place, annoncé un Mystère comme une vérité voilée, et non comme une
vérité impénétrable, et j’ai le bonheur d’avoir la preuve que cette définition aurait mieux valu.
Rien ne m’empêchera donc de persévérer dans les principes que je m’efforce de rappeler
aux hommes, et d’assurer à mes semblables que non seulement la Cause active et intelligente
doit nécessairement les diriger dans tous leurs actes, et [110] par conséquent dans ceux qui
ont rapport au culte, mais encore, qu’il est en leur pouvoir de s’en assurer par eux-mêmes, et
cela d’une manière qui ne leur laisse point de doutes.
En effet, il ne faut qu’observer la conduite des différentes Nations, pour apercevoir qu’elles
ont toutes regardé leur culte comme étant fondé sur la base que je viens d’établir. Ne sait-on
pas avec quelle ardeur elles ont défendu leurs cérémonies et leurs dogmes religieux ? Chacune
d’elle n’a-t-elle pas soutenu sa Religion, avec autant de zèle et d’intrépidité, que si elle eût eu
la certitude que la vérité même l’avait établie ?
Que dis-je, ce nom de vérité n’est-il pas le rempart de toutes les Sectes et de toutes les
Opinions ? N’a-t-on pas vu les Ministres mêmes des plus grandes abominations, s’envelopper
de ce nom sacré, sachant bien que par là ils en imposeraient plus sûrement aux peuples ?
Pourquoi donc cette marche serait-elle si universelle, si le Principe n’en était pas dans
l’homme ? Pourquoi, même dans ses faux pas, chercherait-il à s’appuyer d’un nom qui en
impose, s’il ne connaissait pas intérieurement que ce nom est puissant, et qu’il en a besoin ?
Et en même temps, pourquoi annoncerait-il que ses pas sont dirigés par la vérité, s’il ne
sentait pas qu’ils le peuvent être ?
Nous croyons ces observations suffisantes, pour convaincre nos Lecteurs de la nécessité et
de la possibilité du concours d’une Cause active et intelligente dans toutes les actions des
hommes, et principalement dans la connaissance et la pratique des Lois qui doivent diriger
leurs hommages envers le premier Etre, que nul d’entre eux ne peut avoir méconnu de bonne
foi.
De l’extérieur des religions
Ainsi, dès que par leur nature, la Loi leur est imposée de ne jamais marcher sans cet appui,
et que d’après tous les Principes qu’on vient de voir, il leur est possible de l’obtenir, il est
clair qu’ils erreront sans cesse, et seront exposés à toutes sortes de dangers, lorsqu’ils
voudront agir par eux-mêmes. Alors ils seront bien plus condamnables encore de s’annoncer
aux autres hommes, comme étant guidés par cette vraie lumière, quand ils n’en auront pas la
certitude.
Mais, quelles que soient à ce sujet leurs Erreurs ou leur mauvaise foi, quelques bizarreries
qu’ils puissent introduire dans leurs institutions religieuses, nous devons assez reconnaître à
présent comme je l’ai déjà dit, qu’on n’en peut pas conclure qu’il n’y ait ni règle, ni vérité
pour l’homme. Nous devons voir bien plutôt, que les méprises des hommes en ce genre, ne
peuvent tomber sur d’autres objets, que sur l’extérieur et le sensible de leurs Religions, et
qu’étant inférieurs et absolument subordonnés à l’Etre premier, toutes les opinions et toutes
les contradictions qu’ils pourront enfanter, ne lui porteront jamais la moindre atteinte.
De la morale
[111] C’est là la première conséquence que l’on doit insérer de tout ce qu’on vient de lire sur
la diversité des Religions et des cultes. Par là l’homme sage et accoutumé à percer
l’enveloppe des choses, ne doit plus se laisser séduire par la variété des établissements de
cette espèce, ni être ébranlé par les contradictions universelles des hommes sur cet objet. Il
doit voir actuellement quelle en est la source, et ne pas douter que si l’homme porte en lui
l’idée du premier Etre, il doit aussi avoir un moyen fixe et uniforme de lui témoigner qu’il le
commit et qu’il lui rend hommage, moyen qui doit être un et aussi inaltérable que cet Etre
même, quoique les hommes se méprennent chaque jour sur la nature de l’un et de l’autre.
C’est là en même temps où nous pouvons voir le peu de confiance que méritent ceux qui
prétendent prouver une religion par la Morale, et combien ils sont dignes du peu de succès
qu’ils ont ordinairement. Car la Morale, quoique étant un des premiers devoirs de l’homme
actuel, n’a pas toujours été enseignée par des Maîtres assez éclairés pour l’appliquer juste ;
elle a presque toujours été bornée au sensible corporel, et dès lors elle a dû varier selon les
lieux, et selon les différentes habitudes dans lesquelles l’homme aura fait consister sa vertu :
d’ailleurs cette Morale n’étant jamais que l’accessoire de la Religion, lors même qu’elle est le
plus perfectionnée, la vouloir employer pour preuve, c’est annoncer à la fois, et qu’on ne
connaît pas les véritables preuves, et qu’il y en a nécessairement qui portent ce titre.
De l’ancienneté de la religion
Je ne crois pas inutile, non plus, de faire observer que c’est par là que pêchent les Doctrines
modernes, qui réduisent toutes les Lois de l’homme à la Morale, et toute sa Religion à des
actes d’humanité, ou au soulagement des malheureux dans l’ordre matériel, c’est-à-dire, à
cette vertu si naturelle et si peu remarquable, dont mon siècle essaie d’étayer ses systèmes, et
qui concentrant l’homme dans des oeuvres purement passives, n’est plus qu’un voile à
l’ignorance, et perd tout son prix aux yeux du Sage. Cette vertu est sans doute au nombre de
nos obligations, et personne ne doit la négliger sous aucun prétexte ; mais on ne bornerait pas
exclusivement tous nos devoirs, à des actes temporels et sensibles, si on ne s’était pas
persuadé que les choses sensibles et l’homme sont du même rang et de la même nature.
Après le résultat que nous venons d’apercevoir, nous devons en attendre un second, qui
peut nous aider à combattre et à renverser une autre erreur, à laquelle les Observateurs se sont
laissés entraîner sur le même sujet, et qui tient naturellement à la même source.
En effet, si selon eux, la connaissance d’un Etre supérieur, objet d’un culte, ainsi que celle
de la nécessité de ce culte, n’étaient point innées dans l’homme, il s’ensuivrait que l’origine et
la naissance des institutions religieuses seraient [112] tout à fait indécises ; il serait alors
d’une difficulté insurmontable de savoir de quelle manière, ou dans quel temps, elles auraient
été imaginées, parce qu’alors les hommes n’ayant pour règle et pour Loi que les révolutions
continuelles de la Nature, ou les impulsions de leur caprice et de leur volonté, chaque instant
aurait pu être l’époque d’une nouvelle Religion, comme chaque instant aurait pu anéantir les
plus anciennes, et successivement détruire toutes celles qui sont en honneur sur la terre.
Dans cette supposition, il serait très certain que les institutions dont nous parlons, n’étant
plus que l’ouvrage de la faiblesse ou de l’intérêt, non seulement l’homme vrai pourrait les
mépriser, mais même il devrait employer ses efforts, pour en effacer jusqu’à la moindre trace
dans lui-même et dans tous ses semblables.
Mais, après avoir assuré tous nos principes, en les fondant, comme nous l’avons fait, sur la
nature de l’homme, après avoir reconnu l’universalité d’une base fondamentale à toutes les
Religions des peuples, on devrait être suffisamment persuadé que ce sentiment naît avec
l’homme, et dès lors toute difficulté devrait cesser sur l’origine de cette idée d’un Etre
supérieur et du culte qui lui est dû.
De l’affinité des êtres pensants
On ne verrait plus dans l’accord et la conformité des idées des Peuples sur ces deux points,
que les fruits naturels de ce germe indestructible, inné dans tous les hommes, et qui leur a
parlé dans tous les temps, quoique nous ne puissions nier les usages bizarres et faux qu’il en
ont presque toujours faits ; on ne peut dire autant des Lois uniformes qu’ils devraient tous
observer dans leur culte ; car, quoique par une funeste suite de leur Liberté, ils éloignent et
méconnaissent presque continuellement la Cause physique supérieure, préposée pour diriger
ce culte, ainsi que toutes leurs autres actions, on verrait bientôt qu’ils n’ont jamais été privés
de la faculté de la sentir et de l’entendre, puisque dès lors qu’ils sont liés au temps, cette
Cause active et intelligente, qui veille essentiellement sur le temps, n’a jamais pu les perdre de
vue, comme eux-mêmes auraient encore cet avantage à son égard, s’ils n’étaient les premiers
à la fuir et à l’abandonner.
Si nous voulons nous convaincre encore mieux des rapports qui se trouvent entre l’homme
et ces vérités lumineuses, dont nous l’annonçons comme dépositaire, nous n’avons qu’à
réfléchir sur la nature de la pensée ; nous verrons bientôt qu’étant simple, unique et immuable,
il ne peut y avoir qu’une seule espèce d’Etres qui en soient susceptibles, parce que rien n’est
commun parmi des Etres de différente nature ; nous verrons que si l’homme a en lui cette idée
primitive d’un Etre supérieur, et d’une Cause active et intelligente qui exécute ses volontés, il
doit être de la même Essence que cet Etre supérieur et que la Cause qui corres-[113]pond de
l’un à l’autre ; nous verrons, dis-je, que la pensée leur doit être commune, tandis que tous les
Etres qui ne pourront recevoir aucune communication de cette pensée, ni en donner le
moindre témoignage, seront exclus nécessairement de la classe de ceux dont nous parlons.
Et c’est bien par là que l’homme pourrait acquérir des lumières sur lui-même, en apprenant
à se distinguer de tous les Etres passifs et corporels qui l’environnent. Car, quelque effort
qu’il emploie pour se faire entendre de quelqu’un d’eux, sur les principes de la justice, sur la
connaissance d’un Etre supérieur et des autres objets qui sont du ressort de sa pensée, il
n’apercevra dans cet Etre corporel et sensible aucun signe, aucune démonstration qui lui
annonce qu’il en ait été entendu. Tout ce qu’il pourra obtenir, et non encore de tous les
animaux, c’est de leur faire concevoir et exécuter les actes de sa volonté, sans toutefois qu’ils
en comprennent la raison ; encore faudrait-il, pour la perfection de ce commerce, que
l’homme pût se rappeler leur langage naturel dont il a perdu la connaissance ; car les moyens
factices dont il se sert aujourd’hui pour y suppléer, ne sont que des preuves de son
impuissance, et ne servent qu’à lui montrer que la grandeur ne consiste pas dans l’industrie,
mais dans la force et dans l’autorité.
Lorsque l’homme au contraire, cessant de fixer les yeux sur les Etres sensibles et corporels,
les ramène sur son Etre propre, et que dans le dessein de le connaître, il fait usage avec soin
de sa faculté intellectuelle ; sa vue acquiert une étendue immense, il conçoit et touche, pour
ainsi dire, des rayons de lumière qu’il sent bien être hors de lui, mais dont il sent aussi toute
l’analogie avec lui-même ; des idées neuves descendent dans lui, mais il est surpris, tout en
les admirant, de ne les point trouver étrangères. Or, y verrait-il tant de rapports avec luimême,
si leur source et la sienne n’étaient pas semblables ? Se trouverait-il si à l’aise et si
satisfait, à la vue des lueurs de vérité qui se communiquent à lui, si leur Principe et le sien
n’avaient pas la même essence ?
C’est là ce qui nous fait reconnaître que la pensée de l’homme étant semblable à celle de
l’Etre premier, et à celle de la Cause active et intelligente, il doit y avoir eu entre eux une
correspondance parfaite dès le moment de l’existence de l’homme. Alors, si c’est vraiment sur
cette affinité nécessaire entre tout Etre pensant, que sont fondées toutes les Lois qui doivent
diriger l’homme, tant dans la connaissance de l’Etre supérieur, que dans celle du culte qu’il
doit lui rendre, nous pouvons voir à présent, avec évidence, quelle a dû être l’origine de la
Religion parmi les hommes, et si elle n’est pas aussi ancienne qu’eux-mêmes.
Différence entre les êtres immatériels
Cependant, la similitude que je viens de faire entrevoir entre tous les Etres qui sont doués
de la pensée, exige que je fasse remarquer en ce moment une dis-[114]tinction importante qui
échappe à la plus grande partie des hommes, ce qui les retient dans d’épaisses ténèbres, et les
expose aux méprises les moins excusables.
En effet, s’ils accordent la pensée à un Etre immatériel, tel que l’homme, et qu’on leur
avoue, comme je l’ai fait, que le Principe de la Matière est immatériel, ils voudront aussi que
ce Principe ait la pensée, et ne concevront pas que l’on puisse la lui refuser.
D’un autre côté, si je refuse la pensée au Principe immatériel de la Matière, ils ne sauront
plus s’ils ne doivent pas la refuser aussi au Principe immatériel de l’homme, parce qu’ils ne
voient dans ces deux différents Etres immatériels, qu’une même nature, et par conséquent,
que les mêmes propriétés. Mais c’est toujours la même erreur qui les abuse ; c’est toujours
pour ne vouloir pas démêler deux natures aussi distinctes, qu’ils se laissent aller aux plus
grands écarts sur cet objet. Rappelons–les donc aux premiers Principes sur lesquels nous nous
sommes déjà appuyés.
Tous les Etres immatériels proviennent médiatement ou immédiatement, de la même
source, et cependant ils ne sont pas égaux. Nous ne pouvons douter de cette inégalité des
Etres, puisque l’homme, qui est un Etre immatériel, reconnaît nécessairement au dessus de lui,
des Etres immatériels auxquels il doit des hommages et des soins assidus, comme étant dans
leur dépendance ; il reconnaît que quoiqu’il soit semblable à ces Etres immatériels, par sa
nature immatérielle et par sa pensée, cependant il est infiniment inférieur à eux, en ce qu’il
peut perdre l’usage de ses facultés et s’égarer, au lieu que les Etres qui le dominent sont à
couvert de ce funeste danger.
De même, le Principe de la Matière est immatériel et indestructible comme le Principe
immatériel de l’homme, mais ce qui met entre eux une distinction hors de tout rapport, c’est
que l’un a la pensée et que l’autre ne l’a point, et cela parce que, comme je viens de le dire,
l’Etre immatériel de l’homme provient immédiatement de la source des Etres, au lieu que
l’Etre immatériel de la Matière n’en provient que médiatement.
Différence entre les êtres pensants
Je ne crois pas faire d’indiscrétion en avouant que c’est un nombre qui les distingue, ce qui
sera expliqué ci-après. Je crois en même temps rendre un service essentiel à mes semblables,
en les engageant à croire à des Etres immatériels qui ne pensent point. Car plusieurs
Observateurs de mon temps ont cru n’être plus Matérialistes, dès qu’ils ont pu parvenir à
admettre et reconnaître comme moi, un Principe immatériel dans la Matière. Mais le
Matérialisme consistera-t-il uniquement à n’avoir pas une connaissance parfaite, ni une idée
juste de la Matière et de son Principe ; et le vrai Matérialiste n’est-il pas plutôt, et ne sera-t-il
pas [115] toujours celui qui mettra dans la même classe et au même rang, le Principe
immatériel de l’homme intellectuel, et le Principe immatériel de la Matière.
Je ne puis donc trop recommander de ne pas confondre les vraies notions que nous portons
en nous sur ces objets, et de croire à des Etres immatériels qui ne pensent point ; c’est une
distinction et une vérité qui doit résoudre toutes les difficultés qu’on a élevées sur cet objet.
Si cependant il restait encore des doutes sur la Pensée, que j’ai présentée comme devant
être commune et uniforme dans tous les Etres distincts de la Matière et du sensible, et que,
pour appuyer ces doutes, on objectât cette différence si remarquable parmi les facultés
intellectuelles des hommes, que chacun d’eux paraît n’être pas en ce genre ,partagé plus
également que dans les facultés corporelles et sensibles ; je conviendrais avec eux qui auraient
cette incertitude, qu’en effet, à juger d’après la différence universelle que l’on aperçoit dans
les facultés intellectuelles des hommes, il paraît difficile à croire qu’ils puissent tous avoir une
égale idée de leur Etre, ainsi que du culte auquel ils sont tenus envers lui.
Mais nous n’avons jamais prétendu que les idées de tous, fussent égales sur cet objet, il
nous suffit qu’elles soient semblables. Il n’est pas nécessaire, il n’est pas même possible que
tous les hommes sentent également leur Principe, mais il constant que tous le sentent, et qu’il
n’y en a aucun qui n’en ait une idée quelconque. Cet aveu est tout ce que nous souhaitons de
leur part, et c’est à la cause active et intelligente à faire le reste.
Ce ne sera point trop m’écarter de mon sujet, que de m’arrêter un instant sur la différence
naturelle que nous apercevons dans les facultés intellectuelles de l’homme, et il sera utile
d’apprendre à connaître ce qu’elles auraient été dans son origine première, s’il se fût maintenu
dans sa gloire, et ce qu’elles sont aujourd’hui qu’il en est descendu.
Quand même l’homme aurait conservé tous les avantages de son premier état, il est certain
que les facultés intellectuelles de chacun des hommes de sa postérité auraient annoncé des
différences, parce que ces facultés étant toutes le signe du Principe premier dont ils émanent,
et ce Principe étant toujours neuf, quoique toujours le même, les signes qui le représentent,
doivent manifester par eux-mêmes sa nouveauté continuelle, et faire connaître par là d’autant
plus sa fécondité. Mais, loin que ces différences eussent produit une imperfection, ni causé
des peines et des humiliations parmi les hommes, aucun d’eux ne s’en fut seulement aperçu ;
trop occupés à jouir, ils n’auraient pas eu le loisir de comparer, et quoique les mesures de
leurs facultés n’eussent pas été égales, elles auraient chacune satisfait abondamment ceux à
qui elles auraient été réparties.
Dans l’état actuel de l’homme, au contraire, outre ces mêmes inégalités ori-[116]ginelles
qui ont toujours lieu, il est sujet à celles qui proviennent des Lois de la région sensible qu’il
habite ; ce qui rend bien plus pénible encore l’exercice de ses facultés premières, et en
multiplie à l’infini les différences. Cependant, n’étant point condamné à la mort, ou à la
privation perpétuelle de ces mêmes facultés premières, la région élémentaire ne fait que lui
présenter un obstacle de plus, et il a toujours l’obligation indispensable de travailler à la
surmonter ; enfin aujourd’hui, comme dans son premier état, la mesure de ses dons serait
suffisante, s’il avait toujours la ferme résolution de les employer à son profit.
Mais qui ne sait que loin de tirer avantage de ces obstacles, et de les faire tourner à sa
gloire, l’homme les augmente encore par l’usage faux de sa volonté, par les générations
irrégulières, par l’ignorance où s’il s’enfonce tous les jours sur les choses qui lui conviennent,
ou qui lui sont contraires, ainsi que par une multitude d’autres causes qui occasionnent sans
cesse le dépérissement de ces mêmes facultés, et qui les dénaturent au point de les rendre
presque méconnaissables.
Aussi, dans cet état de dégradation où l’homme se laisse entraîner, il perd la véritable
notion des privilèges qui lui appartiennent, son coeur se vide, et ne connaissant plus ses vraies
jouissances, il se rabaisse, et ne s’estime plus que sur des différences conventionnelles, qui
n’existent que dans sa volonté déréglée, mais auxquelles il s’attache avec d’autant plus
d’ardeur, qu’ayant laissé échapper son seul appui, il n’a plus rien qui le soutienne.
Cependant, malgré ces différences originelles, multipliées encore, soit par les écueils de la
région sensible, soit par les vicieuses habitudes des hommes, pourrons-nous jamais dire que
l’homme ait changé de nature, pendant que nous avons vu que les Etres corporels mêmes ne
sauraient en changer, malgré la multitude des révolutions, auxquelles leur propre Loi et la
main de l’homme peuvent les assujettir ?
Tribut imposé à l’Homme
Or, s’il est de la nature et de l’essence des hommes d’avouer un Etre supérieur, et de sentir
qu’étant attachés à la région sensible, il doit y avoir un moyen sensible de lui faire parvenir
leurs hommages, il est certain que, malgré tous leurs égarements, la Loi ne saurait jamais
varier pour eux. Ils pourront rendre leur tâche plus longue et plus difficile, comme ils le font
en effet tous les jours par leur aveuglement et leur imprudence, mais ils ne se dispenseront
jamais de l’obligation de la remplir. Soit que l’un se trouve plus chargé que l’autre par sa
nature, soit qu’il le devienne par sa propre faute, il faudra néanmoins que le tribut de chacun
se paie, et ce tribut n’est autre chose, de la part de l’homme, que le sentiment, l’aveu et le
juste emploi des facultés qui le constituent.
Alors, quelque défiguré que soit l’homme, nous devons toujours trouver en lui sa Loi
première, puisque sa nature est toujours la même ; nous devons toujours le [117] trouver
semblable à l’Etre qui lui communique la pensée, puisque cette pensée ne peut correspondre
qu’entre des Etres de même nature ; nous devons, dis-je, le reconnaître comme
inséparablement lié à l’idée de son Principe, et à celle des devoirs qui l’attachent à lui,
puisque étant convenus que ces idées sont universelles parmi les hommes, nous n’avons pas
pu nier qu’elles ne naissent et qu’elles ne vivent perpétuellement avec eux.
Erreur sur l’origine de la religion
C’est pour cela que nous avons porté jusqu’à l’origine même de l’homme, l’époque de la
naissance de sa Religion.
Quel cas pouvons-nous faire alors des opinions imprudentes et insensées, qui ont fait naître
cette institution sacrée, de la crainte et de la timidité des hommes ? Comment de pareilles
faiblesses leur pourraient-elles donner une idée aussi sublime que celle d’un guide qui peut les
éclairer et les soutenir à tous leurs pas, si le germe n’en était pas dans leur sein ? Et, puisqu’ils
portent ce germe en eux-mêmes, pourquoi lui chercher une autre origine ?
Non, sans doute, on ne dira plus que les effrayantes révolutions de la Nature auront donné
naissance à cette idée dans l’homme. Tout au plus, auraient-elles été un des moyens propres à
ranimer dans lui les facultés précieuses qui s’y sont si souvent assoupies ; mais jamais elles ne
lui auront communiqué le germe de ces facultés, puisque ce n’est que par là qu’il est homme.
Bien moins encore, lui auraient-elles donné, toutes les lumières et toutes les connaissances
nécessaires à l’entier accomplissement des devoirs relatifs à sa Religion et à son culte,
puisqu’en même temps que l’homme sent que ces lumières lui manquent, il sent qu’il ne peut
les tenir que d’une Cause intelligente, qui étant au dessus de lui, est à plus forte raison audessus
de la Nature matérielle. Or, si l’homme, malgré sa misère et sa privation, est encore
par son essence au dessus de cette même Nature matérielle, quels sont donc les secours et les
lumières qu’il pourrait en attendre ?
On voit par là quels médiocres fruits toutes les révolutions de la Région élémentaire ont pu
produire dans l’homme, et combien il serait déraisonnable d’y chercher la source de ses vertus
et de sa grandeur.
Ce n’est pas, comme je viens de le dire, que les terribles événements auxquels la Nature
élémentaire est exposée, n’aient servi souvent à réveiller les facultés intellectuelles engourdies
dans l’homme, en le rappelant à la fois à l’idée de l’Etre premier, et à la nécessité de
l’honorer.
Je veux même que dans la fâcheuse situation où il s’est trouvé fréquemment, et qui a dû
devenir encore plus affreuse par l’ignorance à laquelle il s’est presque toujours abandonné, il
ait choisi parmi les objets épars autour de lui, ceux qui lui ont paru les plus puissants, et qu’il
leur ait adressé des voeux pour en obtenir des secours contre les malheurs qui le menaçaient ;
je veux qu’ayant ainsi fait choix [118] de ses Dieux, il leur ait encore rendu un culte sensible
et qu’il leur ait offert des sacrifices ; je veux que la même méprise ayant eu lieu diversement
en différentes parties de la Terre, selon que l’homme y aura été plus ou moins effrayé, ait été
là une des causes qui ont produit la variété qui se trouve entre toutes les Religions.
Que pourrait-on statuer d’après cela qui fût contraire au principe que je défends ? Ne voiton
pas quel a été le mobile de ces Institutions ; ne voit-on pas quel en est le frivole objet ? Ne
voit-on pas enfin que ceux mêmes qui les ont établies, ne pouvant se cacher l’infirmité de
leurs Idoles, ont cherché à les étayer en en multipliant le nombre, que souvent ils les ont
répudiées pour les remplacer ensuite à leur gré, et qu’ils ont montré la même inconstance dans
le choix des moyens qu’ils avaient employés pour se les rendre favorables. Or, si c’était une
lumière fixe qui les eût dirigés, ils seraient eux et leurs oeuvres à couvert de toutes ces
contradictions.
Il est donc évident que ceux qui ont observé de pareils faits, en ont porté beaucoup trop loin
les conséquences. De ce que la crainte et la superstition ont fait naître des institutions
Religieuses en différents lieux, ou, ce qui est encore plus vrai, ont introduit des variétés dans
les Religions déjà établies, il ne serait pas juste de conclure que telle a été la source de toutes
les Religions, et que c’est là où l’homme a puisé les principes et les notions qui lui sont
communes universellement avec ses semblables. Mais il n’est pas absolument impossible de
montrer encore plus clairement la cause de cette erreur, et de la mettre entièrement à
découvert.
N’ai-je pas annoncé l’homme comme étant un assemblage de facultés sensibles et de
facultés intellectuelles ? N’a-t-on pas dû concevoir par là que ses facultés sensibles lui étant
communes avec les bêtes, il devenait dès lors susceptible d’habitudes comme elles ; mais
aussi que ces habitudes, tenant toutes au sensible, ne pouvaient naître que par le secours des
causes et des moyens sensibles.
N’a-t-on pas dû concevoir, au contraire, que les facultés intellectuelles de l’homme étant
d’un ordre supérieur aux causes sensibles, ne pouvaient pas être commandées par ces causes
sensibles, et qu’il leur fallait, pour les mouvoir et les animer, la réaction d’une cause et d’un
agent d’un autre ordre, c’est-à-dire, qui fût de la même nature que l’Etre intellectuel de
l’homme.
C’est donc là que se trouve la solution du problème ; il fallait distinguer les oeuvres
sensibles de l’homme d’avec ses idées premières qui n’appartiennent qu’à son Etre
intellectuel ; il fallait voir que le climat, la température et tous les accidents plus ou moins
considérables de la Nature matérielle et sensible pouvait bien opérer sur les moeurs, les
habitudes et les actions extérieures de l’homme, [119] qu’ils pouvaient même par la liaison de
l’homme au sensible, opérer passivement sur ses facultés intellectuelles ; mais que le
concours de toutes les révolutions élémentaires quelconques ne lui donneraient jamais la
moindre idée d’une Cause supérieure, ni des points fondamentaux que nous avons découverts
en lui ; puisqu’en un mot toutes les causes que nous examinons dans ce moment, étant par
leur nature, dans l’ordre sensible, ne peuvent opérer activement que sur le sensible, et jamais
ainsi sur l’intellectuel.
Alors nous ne verrions dans tous ces fruits de la faiblesse et de la crainte de l’homme,
qu’un usage faux et une application insensée de ses facultés intellectuelles ; mais nous n’y
verrions jamais leur origine. Car si lors même que ces facultés intellectuelles agissent sur le
sensible, elles le font simplement mouvoir, et ne le créent pas, quoiqu’elles lui soient
supérieures ; à plus forte raison le sensible leur étant inférieur, elles en pourront être affectées,
lorsqu’il agira sur elles, mais elles n’en recevront jamais la naissance et la vie.
Germe intellectuel de l’Homme
Nous rentrons donc de nouveau dans notre principe, qui a été de placer l’existence de la
Religion au premier moment de l’existence de l’homme.
Si, après de semblables démonstrations, ceux qui ont avancé l’opinion contraire,
persistaient encore à la soutenir, et à vouloir que l’homme eût trouvé dans des causes
inférieures et sensibles, la source des notions et de toutes les lumières dont nous annonçons
qu’il porte le germe en lui-même ; nous n’aurions, pour renverser absolument leur système,
qu’une seule chose à leur demander : savoir, pourquoi, si selon eux, les révolutions de la
Nature matérielle ont donné aux hommes une Religion, les Bêtes n’ont-elles pas aussi la leur ;
car elles ont été présentes, comme les hommes, à toutes ces révolutions.
Cessons donc de nous arrêter à une pareille opinion, et attachons-nous plutôt à reconnaître
tout le prix du germe qui a été placé dans nous-mêmes ; attachons-nous à sentir que si ce
germe précieux doit nous rendre des fruits sans nombre, quand il aura reçu sa culture
naturelle ; il ne pourra aussi annoncer que la confusion et le désordre, quand il recevra des
cultures étrangères. Enfin, n’attribuons qu’à ces fausses cultures, les incertitudes que
l’homme a montrées dans tous les pas qu’il a faits sans son guide.
Première religion de l’Homme
Mais je pressens la curiosité de mes Lecteurs sur cette culture naturelle, sur les effets
invariables de la Cause active et intelligente que j’ai reconnue comme la lumière
indispensable de l’homme ; en un mot, sur cette Religion et ce culte unique, qui d’après les
principes que j’ai exposés, ramèneraient tous les cultes à la même loi.
Quoique j’aie annoncé que ce n’était point de la main de son semblable que [120] l’homme
devait attendre les preuves et les témoignages certains de ces vérités ; il peut au moins en
recevoir le tableau, et je me propose de le lui présenter.
Je ne lui cacherai cependant pas tous les efforts que je me fais à moi-même pour
l’entreprendre. Je ne jette point les yeux sur la science, que je ne sois couvert de honte, en
voyant tout ce que l’homme a perdu, et je voudrais que rien de moi ne sût ce que je sais, car je
ne trouve rien en moi qui en soit digne ; c’est pour cette raison que je ne puis jamais
m’exprimer sur ces objets que par des symboles.
La Religion de l’homme dans son premier état, était soumise à un culte, comme elle l’est
encore aujourd’hui, quoique la forme en fut différente ; la principale Loi de cet homme était
de porter continuellement sa vue depuis l’Orient jusqu’à l’Occident, et depuis le Nord
jusqu’au Midi ; c’est-à-dire, de déterminer les latitudes et les longitudes dans toutes les parties
de l’Univers.
C’est par là qu’il avait une connaissance parfaite de tout ce qui s’y passait, qu’il purgeait de
malfaiteurs tout son empire, qu’il assurait la route aux voyageurs bien intentionnés, et qu’il
établissait l’ordre et la paix dans tous les Etats soumis à sa domination ; par là aussi, il
manifestait pleinement la puissance et la gloire de la Cause première qui l’avait chargé de ces
sublimes fonctions, et c’était lui rendre les hommages les plus dignes d’elle, et les seuls
capables de l’honorer et de lui plaire ; car étant Une par essence, elle n’a jamais eu d’autre
objet que de faire régner son Unité, c’est-à-dire, de faire le bonheur de tous les Etres.
Cependant, si l’homme n’eût pas été secondé dans l’exercice de l’emploi immense qui lui
était confié, il n’aurait pu seul en embrasser toutes les parties : aussi avait-il autour de lui des
Ministres fidèles qui exécutaient ses ordres avec précision et célérité : il pensait, ses Ministres
lisaient ses volontés, et les écrivaient avec des caractères si nets et si expressifs qu’ils étaient à
couvert de toute équivoque.
La première Religion de l’homme étant invariable, il est, malgré sa chute, assujetti aux
mêmes devoirs ; mais comme il a changé de climat, il a fallu aussi qu’il changeât de Loi pour
se diriger dans l’exercice de sa Religion.
Seconde religion de l’Homme
Or, ce changement n’est autre chose que de s’être soumis à la nécessité d’employer des
moyens sensibles pour un culte qui ne devait jamais les connaître. Néanmoins comme ces
moyens se présentent naturellement à lui, il n’a que très peu de soins à donner pour les
chercher, mais beaucoup plus, il est vrai, pour les faire valoir et s’en servir avec succès.
Premièrement, il ne peut faire un pas sans rencontrer son Autel ; et cet Autel est toujours
garni de Lampes qui ne s’éteignent point, et qui subsisteront aussi longtemps que l’Autel
même.
[121] En second lieu, il porte toujours l’encens avec lui, en sorte qu’à tous les instants il peut
se livrer aux actes de sa Religion.
Mais avec tous ces avantages, il est effrayant de songer combien l’homme est encore
éloigné de son terme, combien il a de tentatives à faire avant de parvenir au point de pouvoir
remplir entièrement ses premiers devoirs ; et même encore quand il y serait parvenu, resteraitil
toujours dans une sujétion irrévocable et qui lui ferait sentir jusqu’à la fin la rigueur de sa
condamnation.
Cette sujétion est de ne pouvoir absolument rien de lui-même, et d’être toujours dans la
dépendance de cette Cause active et intelligente qui peut seule le remettre sur la voie quand il
s’égare ; qui peut seule l’y soutenir, et qui doit diriger aujourd’hui tous ses pas, en sorte que
sans elle non seulement il ne peut rien connaître, mais qu’il ne peut pas même tirer le moindre
fruit de ses connaissances et de ses propres facultés.
De la lecture et de l’écriture
En outre, ce n’est plus comme pendant sa gloire où il lisait jusqu’aux pensées les plus
intimes de ses Supérieurs et de ses Sujets, et où il pouvait, en conséquence, commercer avec
eux selon sa volonté. Mais dans l’horrible expiation à laquelle il s’est exposé, il ne peut se
flatter de rétablir ce commerce qu’il ne commence par apprendre à écrire ; heureux ensuite
s’il se trouve dans le cas d’apprendre à lire, car il y a bien des hommes, et même des plus
célèbres par leurs connaissances, qui passent leur vie sans avoir jamais lu.
Ce n’est pas que quelques-uns n’aient lu sans avoir jamais écrit ; mais ce sont là des
privilèges particuliers, et la Loi générale est de commencer par écrire ; au lieu que l’homme,
dans son premier état, pouvait à son gré s’occuper continuellement à la lecture. Or, comme
l’expiation de l’homme doit se passer dans le temps, c’est cette Loi du temps qui l’assujettit à
une gradation pénible et indispensable dans le recouvrement de ses droits et de ses
connaissances, tandis que dans sa première origine, rien ne se faisait attendre, et que chacune
de ses facultés répondant toujours à ses besoins, agissait sur le champ selon son désir.
Du Livre de l’Homme
Ces avantages inexprimables étaient attachés à la possession et à l’intelligence d’un Livre
sans prix, qui était au nombre des dons que l’homme avait reçus avec la naissance. Quoique
ce Livre ne contînt que dix feuilles, il renfermait toutes les lumières et toutes les Sciences de
ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera ; et le pouvoir de l’homme était si étendu alors,
qu’il avait la faculté de lire à la fois dans les dix feuilles du Livre et de l’embrasser d’un coup
d’oeil.
Lors de sa dégradation, le même Livre lui est bien resté, mais il a été privé de la faculté de
pouvoir y lire aussi facilement, et il ne peut plus en connaître toutes les feuilles que l’une
après l’autre. Cependant il ne sera jamais entièrement rétabli dans ses droits qu’il ne les ait
toutes étudiées ; car, quoique chacune de ces dix [122] feuilles contienne une connaissance
particulière et qui lui soit propre, elles sont néanmoins tellement liées, qu’il est impossible
d’en posséder une parfaitement, sans être parvenu à les connaître toutes ; et quoique j’aie dit
que l’homme ne pouvait plus les lire que successivement, aucun de ses pas ne serait assuré,
s’il ne les avait parcourues en entier, et principalement la quatrième, qui sert de point de
ralliement à toutes les autres.
C’est une vérité sur laquelle les hommes ont peu fixé leur attention, c’est cependant celle
qu’il leur était infiniment nécessaire d’observer et de connaître : car ils naissent tous le Livre à
la main ; et si l’étude et l’intelligence de ce Livre sont précisément la tâche qu’ils ont à
remplir, on peut juger de quel intérêt il est pour eux de n’y pas faire de méprise.
Mais leur négligence sur cet objet a été portée à un point extrême ; il n’en est presque pas
parmi eux qui aient remarqué cette union essentielle des dix feuilles du Livre, par laquelle
elles sont absolument inséparables. Les uns se sont arrêtés à la moitié de ce Livre, d’autres à
la troisième feuille, d’autres à la première ; ce qui a produit les Athées, les Matérialistes et les
Déistes ; quelques-uns en ont bien aperçu la liaison, mais ils n’ont pas saisi la distinction
importante qu’il y avait à faire entre chacune de ces feuilles, et les trouvant liées, ils les ont
crues égales et de la même nature.
Qu’en est-il arrivé ? C’est que se bornant à l’endroit du Livre qu’ils n’avaient pas eu le
courage de passer, et s’appuyant sur ce qu’ils ne parlaient cependant que d’après le Livre, ils
ont prétendu qu’ils le possédaient tout entier, et se croyant par là infaillibles dans leur
doctrine, ils ont fait tous leurs efforts pour le persuader. Mais ces véritables isolées, ne
recevant aucune nourriture, ont bientôt dépéri entre les mains de ceux qui les avaient ainsi
séparées, et il n’est plus resté à ces hommes imprudents qu’un vain fantôme de Science, qu’ils
ne pouvaient donner comme un corps solide, ni comme un Etre vrai, sans avoir recours à
l’imposture.
C’est de là précisément d’où sont sorties toutes les erreurs que nous aurons à examiner dans
la suite de ce Traité, ainsi que toutes celles que nous avons déjà relevées sur les deux
Principes opposés, sur la nature et les Lois des Etres corporels, sur les différentes facultés de
l’homme, sur les principes et l’origine de sa Religion et de son culte.
On verra ci-après sur quelle partie du Livre sont tombées principalement les méprises ;
mais, avant d’en venir là, nous compléterons l’idée qu’on doit avoir de ce Livre incomparable,
en donnant le détail des différentes Sciences et des différentes propriétés, dont chacune de ses
feuilles renfermait la connaissance.
La première traitait du Principe universel, ou du Centre, d’où émanent continuellement tous
les Centres.
[123] La seconde, de la Cause occasionnelle de l’Univers ; de la double Loi corporelle qui le
soutient ; de la double Loi intellectuelle, agissant dans le temps ; de la double nature de
l’homme, et généralement de tout ce qui est composé et formé de deux actions.
La troisième de la base des Corps ; de tous les résultats et des productions de tous les
Genres, et c’est là que se trouve le nombre des Etres immatériels qui ne pensent point.
La quatrième, de tout ce qui est actif ; du Principe de toutes les Langues, soit temporelles,
soit hors du temps ; de la Religion et du culte de l’homme, et c’est là que se trouve le nombre
des Etres immatériels qui pensent.
La cinquième, de l’Idolâtrie et de la putréfaction.
La sixième, des Lois de la formation du Monde temporel, et de la division naturelle du
Cercle par le rayon.
La septième, de la cause des Vents et des Marées ; de l’Échelle géographique de l’homme ;
de sa vraie Science et de la source de ses productions intellectuelles ou sensibles.
La huitième, du nombre temporel de celui qui est le seul appui, la seule force et le seul
espoir de l’homme, c’est-à-dire, de cet Etre réel et physique, qui a deux noms et quatre
nombres, en tant qu’il est à la fois actif et intelligent, et que son action s’étend sur les quatre
Mondes. Elle traitait aussi de la Justice et de tous les pouvoirs législatifs ; ce qui comprend les
droits des Souverains, et l’autorité des Généraux et des juges.
La neuvième, de la formation de l’homme corporel dans le sein de la femme, et de la
décomposition du triangle universel et particulier.
La dixième enfin était la voie et le complément des neuf précédentes. C’était sans doute la
plus essentielle, et celle sans laquelle toutes les autres ne seraient pas connues, parce qu’en les
disposant toutes dix en circonférence, selon leur ordre numérique, elle se trouve avoir le plus
d’affinité avec la première, dont tout émane ; et si l’on veut juger de son importance, que l’on
sache que c’est par elle que l’Auteur des choses est invincible, parce que c’est une barrière qui
le défend de toutes parts, et que nul Etre ne peut passer.
Ainsi, comme l’on voit renfermées dans cette énumération, toutes les connaissances où
l’homme peut aspirer, et les Lois qui lui sont imposées, il est clair qu’il ne possèdera jamais
aucune Science, ni qu’il ne pourra jamais remplir aucun de ses vrais devoirs, sans aller puiser
dans cette source ; nous savons aussi actuellement quelle est la main qui doit l’y conduire, et
que si par lui-même il ne saurait faire un pas vers cette source féconde, il peut être sûr d’y
parvenir, en oubliant sa [124] volonté, et laissant agir celle de la Cause active et intelligente
qui doit seule agir pour lui.
Félicitons-le donc de pouvoir encore trouver un tel appui dans sa misère ; que son coeur se
remplisse d’espérance, en voyant qu’il peut même aujourd’hui découvrir sans erreur, dans ce
précieux Livre, l’essence et les propriétés des Etres, la raison des choses, les Lois certaines et
invariables de sa Religion et du culte qu’il doit nécessairement rendre à l’Etre premier ; c’està-
dire, qu’étant à la fois intellectuel et sensible, et n’y ayant rien qui ne soit l’un ou l’autre, il
doit connaître les rapports de lui-même avec tout ce qui existe.
Car, si ce Livre n’a que dix feuilles, et que cependant il contienne tout, rien ne peut exister
sans appartenir par sa Nature à l’une des dix feuilles. Or, il n’y a pas un Etre qui n’indique luimême
quelle est sa classe et à laquelle des dix feuilles il appartient. Chaque Etre nous offre
donc par là les moyens de nous instruire de tout ce qui le concerne. Mais, pour se diriger dans
ces connaissances, il faut savoir distinguer les Lois vraies et simples qui constituent la nature
des Etres, d’avec celles que les hommes supposent et leur substituent tous les jours.
Erreurs sur le Livre de l’Homme
Venons à cette partie du Livre, dont j’ai annoncé que l’on avait le plus abusé. C’est cette
quatrième feuille qui a été reconnue comme ayant le plus de rapport avec l’homme, en ce que
c’est là où étaient écrits ses devoirs et les véritables Lois de son Etre pensant, de même que
les préceptes de sa Religion et de son culte.
En effet, en suivant avec exactitude, avec constance et avec une intention pure, tous les
points qui y étaient clairement énoncés, il pouvait obtenir des secours de la main même qui
l’avait puni, s’élever au dessus de cette Région corrompue, dans laquelle il est relégué par
condamnation, et retrouver des traces de cette ancienne autorité, en vertu de laquelle il
déterminait autrefois les latitudes et les longitudes pour le maintien de l’ordre universel.
Mais, comme c’est à cette quatrième feuille qu’étaient attachés de si puissantes ressources,
c’est aussi, comme nous l’avons dit, sur cette partie du Livre, que ses erreurs devaient être les
plus importantes ; et en effet si l’homme n’en eût point négligé les avantages, tout serait
encore heureux et en paix sur la Terre.
La première de ces erreurs a été de transposer sur cette quatrième feuille, et d’y substituer
la cinquième, ou celle qui traite de l’idolâtrie ; parce qu’alors l’homme défigurant les Lois de
sa Religion, ne pouvait en retirer les mêmes fruits, ni les mêmes secours que s’il eût persévéré
dans le vrai culte. Au contraire, ne recevant que les ténèbres pour récompense, il s’y
ensevelissait au point de ne plus même désirer la lumière.
Telle fut la marche de ce Principe, dont nous avons dit au commencement de cet Ouvrage,
qu’il s’était fait mauvais par sa propre volonté ; telle a été celle du [125] premier homme, et
telle a été celle de plusieurs de ses descendants, surtout parmi les Nations qui prennent leur
Orient au Sud de la Terre.
C’est là cette erreur ou ce crime, qui ne se pardonne point, et qui, au contraire, subit
indispensablement les punitions les plus rigoureuses ; mais la multitude des hommes est à
couvert de ces égarements ; car ce n’est qu’en marchant que l’on tombe, et le plus grand
nombre ne marche point ; cependant, comment avancer sans marcher ?
La seconde erreur est d’avoir pris une idée grossière des propriétés attachées à cette
quatrième feuille, et d’avoir cru pouvoir les appliquer à tout ; car, en les attribuant à des objets
auxquels elles ne pouvaient convenir, il était impossible de rien trouver.
Aussi, qui ne sait quel est le peu de succès de ceux qui fondent la Matière sur quatre
Eléments, qui n’osent refuser la pensée aux bêtes, qui s’efforcent de faire quadrer le calcul
Solaire avec le calcul Lunaire, qui cherchent la longitude sur la Terre et la quadrature du
cercle ; en un mot, qui tentent tous les jours une infinité de découvertes de cette nature, et
dans lesquelles ils n’ont jamais de résultats satisfaisants, comme nous continuerons à le faire
voir dans la suite de ce Traité ? Mais, cette erreur n’étant pas dirigée directement contre le
Principe universel, ceux qui la suivent, n’en sont punis que par l’ignorance, et elle ne
demande point d’expiration.
Il y en a une troisième, par laquelle, avec cette même ignorance, l’homme s’est cru très
légèrement en possession des avantages sacrés que cette quatrième feuille pourrait en effet lui
communiquer ; dans cette idée, il a répandu parmi ses semblables les notions incertaines qu’il
s’est faites de la Vérité, et a tourné sur lui les yeux des Peuples, qui ne devaient les porter que
vers le premier Etre, vers la Cause Physique active et intelligente, et vers ceux qui par leurs
travaux et leurs Vertus avaient obtenu le droit de la représenter sur la Terre.
Cette erreur, sans être aussi funeste que la première, est cependant infiniment plus
dangereuse que la seconde, parce qu’elle donne aux hommes une idée fausse et puérile de
l’Auteur des choses, et des sentiers qui mènent à lui ; parce qu’enfin chacun de ceux qui ont
eu l’imprudence et l’audace de s’annoncer ainsi, ont pour ainsi dire, établi autant de Systèmes,
autant de dogmes et autant de Religions. Or, ces établissements déjà peu solides par euxmêmes,
et par le vice de leur Institution, n’ont pu manquer d’éprouver encore des altérations,
de façon qu’étant obscurs et ténébreux, dès le moment de leur origine, ils ont par la longueur
des temps, découvert pleinement leur difformité.
Origine de la diversité des religions
Joignons donc les énormes abus qui ont été faits des connaissances renfermées dans la
quatrième feuille de ce Livre dont nous naissons tous dépositaires ; [126] joignons la
confusion qui en est provenue, à tout ce que nous avons observé sur l’ignorance, la crainte et
la faiblesse des hommes ; et laissant là les symboles, nous aurons l’explication et l’origine de
cette multitude de Religions et de cultes en usage parmi les nations.
Nous ne pourrons que les mépriser, sans doute, en apercevant cette variété qui les défigure,
et cette opposition mutuelle qui en découvre la fausseté ; mais lorsque nous ne perdrons pas
de vue que ces différences et ces bizarreries n’ont jamais pu tomber que sur le sensible,
lorsque nous nous rappellerons que l’homme par sa pensée, étant l’image et la similitude du
premier Etre pensant, apporte avec lui toutes ses Lois, nous reconnaîtrons alors que sa
Religion naît également avec lui-même ; que loin qu’elle ait été en lui une suite de l’exemple,
du caprice, de l’ignorance, et de la frayeur qu’ont pu lui inspirer les catastrophes de la Nature,
ce sont, au contraire, toutes ces causes qui l’ont si souvent défigurée, et ont amené l’homme
au point de se défier même du seul remède qu’il eût à ses maux. Nous reconnaîtrons bien
mieux encore qu’il est le seul qui souffre de ses variations et de ses faiblesses ; que la source
de son Existence et la voie qui lui est accordée pour y parvenir, n’en seront jamais moins
pures, et qu’il sera toujours sûr de trouver un point de réunion qui lui soit commun avec ses
semblables, quand il portera les yeux vers cette source, et vers la seule lumière qui doit l’y
conduire.
Telles sont les idées que nous devons avoir de la véritable Religion de l’homme, et de
toutes celles qui ont usurpé ce nom sur la terre. Maintenant cherchons la cause des erreurs que
les Observateurs ont faites dans la Politique ; car, après avoir considéré l’homme en luimême,
et relativement à son Principe, il paraît très important de le considérer dans ses
relations avec ses semblables.
[127]
5
Incertitude des politiques
EN envisageant l’homme sous les rapports politiques, il présentera deux points de vue
comme dans les observations précédentes : le premier, celui de ce qu’il pourrait et devrait être
dans l’état de société ; le second, celui de ce qu’il est dans ce même état. Or, c’est en étudiant
avec soin ce qu’il devrait être dans l’état de société, que nous apprendrons à mieux juger de ce
qu’il est aujourd’hui. Cette confrontation est sans aucun doute, le seul moyen de pouvoir
développer clairement les mystères qui voilent encore l’origine des sociétés, d’asseoir les
droits des Souverains, et de poser les règles d’administration par lesquelles les Empires
pourraient et devraient se soutenir et se gouverner.
Le plus grand embarras qu’aient éprouvé les Politiques qui ont le mieux cherché à suivre la
marche de la Nature, a été de concilier toutes les Institutions sociales avec les principes de
justice et d’égalité qu’ils aperçoivent en eux. Dès qu’on leur a fait voir que l’homme était
libre, ils l’ont cru fait pour l’indépendance, et dès lors ils ont jugé que tout assujettissement
était contraire à sa véritable essence.
Ainsi dans le vrai, selon eux, tout gouvernement serait un vice, et l’homme ne devrait avoir
d’autre chef que lui-même.
Cependant ce vice prétendu de la dépendance de l’homme et de l’autorité qui l’assujettit,
subsistant généralement sous leurs yeux, ils n’ont pu résister à la curiosité de lui chercher une
origine et une cause ; c’est là où leur imagination prenant la chose même pour le Principe,
s’est livrée à tous ses écarts, et où les Observateurs ont montré autant d’insuffisance que
lorsqu’ils ont voulu expliquer l’origine du mal.
Ils ont prétendu que l’adresse et la force avaient mis l’autorité dans les mains de ceux qui
commandaient aux hommes ; et que la Puissance souveraine n’était fondée que sur la
faiblesse de ceux qui s’étaient laissé subjuguer. De là, ce droit invalide n’ayant aucune
consistance, est, comme on le voit, sujet à vaciller, et à tomber successivement dans toutes les
mains qui auront la force et les talents nécessaires pour s’en emparer.
D’autres se sont plu à détailler les moyens violents ou adroits, qui, selon eux, ont présidé à
la naissance des Etats ; et en cela ils n’ont fait que présenter le même système plus étendu ;
tels sont les vains raisonnements de ceux qui ont donné [128] pour mobile de ces
établissements, les besoins et la férocité des premiers hommes, et ont dit que vivant en
chasseurs et dans les forêts, ces hommes effrénés faisaient des incursions sur ceux qui
s’étaient livrés à l’agriculture et aux soins des troupeaux, et cela dans la vue d’en détourner à
leur profit tous les avantages ; qu’ensuite pour se maintenir dans cet état d’autorité que la
violence avait formé, et qui devenait une véritable oppression, les usurpateurs furent forcés
d’établir des lois et des peines, et que c’est ainsi que le plus adroit, le plus hardi et le plus
ingénieux parvint à demeurer le maître, et à assurer son despotisme.
Mais on voit que ce ne put être là la première société, puisqu’on suppose déjà des
agriculteurs et des bergers. Cependant voilà quelle est à peu près la principale opinion de ceux
des Politiques qui ont décidé que jamais un Principe de justice et d’équité n’a pu faire la base
des Gouvernements, et c’est à cette conclusion qu’ils ont ramenés tous leurs systèmes, et les
observations dont ils les ont appuyés.
Quelques-uns ont cru remédier à cette injustice en établissant toute société sur le commun
accord et la volonté unanime des individus qui la composent, et qui ne pouvant chacun en
particulier, supporter les suites dangereuses de la liberté et de l’indépendance naturelle de
leurs semblables, se sont vus forcés de remettre entre les mains d’un seul ou d’un petit
nombre, les droits de leur état de nature, et de s’engager à concourir eux-mêmes par la
réunion de leurs forces, à maintenir l’autorité de ceux qu’ils avaient choisis pour chefs.
De l’association forcée
Alors cette cession étant volontaire, il n’y a plus d’injustice, disent-ils, dans l’autorité qui
en émane. Fixant ensuite par le même acte d’association les pouvoirs du Souverain, ainsi que
les privilèges des Sujets, voilà les Corps politiques tout formés, et il n’y aura plus de
différence entre eux que dans les moyens particuliers d’administration, qui peuvent varier
selon les temps et les occurrences.
Cette opinion est celle qui paraîtrait la plus judicieuse, et qui remplirait le mieux l’idée
naturelle qu’on veut nous donner de la justice des Gouvernements, où les personnes et les
biens sont sous la protection du Souverain, et où ce Souverain ne devant avoir pour but que le
bien commun, n’est occupé qu’à soutenir la Loi qui doit le procurer.
Dans l’association forcée, au contraire, on ne voit que l’image d’une atrocité révoltante, où
les Sujets sont autant de victimes, et où le Tyran rapporte à lui seul tous les avantages de la
société dont il s’est rendu maître. Je n’arrêterai donc pas ma vue plus longtemps sur cette
espèce de gouvernement, quoiqu’elle ne soit pas sans exemple ; mais n’y voyant aucune
trace de justice, ni de raison, elle ne peut se concilier avec aucun des vrais principes naturels
de l’homme ; autrement il faudrait dire qu’une bande de voleurs forme aussi un Corps
politique.
De l’association volontaire
[129] Il ne suffit pas cependant qu’on nous ait présenté l’idée d’une association volontaire ; il
ne suffit pas même qu’on puisse trouver dans la forme des Gouvernement qui en seraient
provenus, plus de régularité que dans tous ceux que la violence a pu faire naître ; il faut
encore examiner avec soin, si cette association volontaire est possible, et si cet édifice n’est
pas tout aussi imaginaire que celui de l’association forcée. Il faut examiner de plus si dans le
cas où cette convention serait possible, l’homme a pu légitimement prendre sur lui de la
former.
C’est d’après cet examen que les Politiques pourront juger de la validité des Droits qui ont
fondé les Sociétés ; et si nous les trouvons évidemment défectueux, on apercevra bientôt, en
découvrant par où ils pêchent, quels sont ceux qu’il faut nécessairement substituer.
Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour sentir combien l’association volontaire
de tout un Peuple est difficile à concevoir. Pour que les voix fussent unanimes, il faudrait que
la manière d’envisager les motifs et les conditions du nouvel engagement, le fût aussi ; c’est
ce qui n’a jamais eu et n’aura jamais lieu dans une Région et dans des choses qui n’ont que le
sensible pour base et pour objet, parce que l’on ne doit plus douter que tout est relatif dans le
sensible, et qu’en lui il n’y a rien de fixe.
Outre qu’il faudrait supprimer dans chacun des Membres, l’ambition d’être le Chef, ou
d’appartenir au Chef, il faudrait encore le concours d’une infinité d’opinions, qui ne s’est
jamais rencontré parmi les hommes, tant sur la forme la plus avantageuse du Gouvernement,
que sur l’intérêt général et particulier, et sur la multitude des objets qui doivent composer les
articles du Contrat.
De plus longues observations seraient donc inutiles, pour nous faire reconnaître qu’un Etat
social, formé librement de la part de tous les individus, est absolument hors de toute
vraisemblance, et pour avouer qu’il est impossible qu’il y en ait jamais eu de semblable.
Mais admettons-en la possibilité, supposons ce concours unanime de toutes les voix, et que
la forme, ainsi que les Lois qui appartiendront au Gouvernement dont il s’agit, aient été fixées
d’un commun accord ; il reste encore à demander si l’homme a le droit de prendre un pareil
engagement, et s’il serait raisonnable de se reposer sur ceux qu’il aurait formés.
Après la connaissance que l’on a dû acquérir de l’homme, par tout ce qu’on a vu à son
sujet, il est aisé de pressentir qu’un pareil droit ne put jamais lui être accordé, et que cet Acte
serait nul et superflu. Premièrement, rappelons-nous cette boussole invariable que nous avons
reconnue pour son guide, ayons toujours devant les yeux que tous les pas qu’il pourrait faire
sans elle, seraient incertains, [130] puisque sans elle l’homme n’a point de lumière, et qu’elle
est préposée par son Essence même à le conduire et à présider sur toutes ses actions.
Alors donc, si sans l’aveu de cette Cause qui veille sur lui, l’homme prenait un engagement
d’une aussi grande importance que celui de se soumettre à un autre homme, il devrait d’abord
douter que sa démarche fût conforme à sa propre Loi, et, par conséquent, qu’elle fût propre à
le rendre heureux ; ce qui suffirait pour l’arrêter, pour peu qu’il écoutât la prudence.
Réfléchissant ensuite avec plus de soin sur sa conduite, ne reconnaîtrait-il pas que non
seulement il s’est exposé à se tromper, mais même qu’il a attaqué directement tous les
principes de la Justice, en transférant à d’autres hommes des droits dont il ne peut pas
légitimement disposer, et qu’il sait résider essentiellement dans la main qui doit tout faire
pour lui ?
Secondement, cet engagement serait vague et déraisonnable, parce que, s’il est vrai que
cette Cause dont nous parlons, doive être universellement le guide de l’homme, et qu’elle en
ait tous les pouvoirs, il est absolument inutile de chercher à employer une autre main. A plus
forte raison, dirons-nous la même chose de l’homme, considéré à la manière des Politiques ;
c’est, selon eux, l’impuissance de l’homme et la difficulté qu’il éprouve à supporter l’état de
Nature, qui l’engage à se donner des Chefs et des Protecteurs. En effet, si cet homme avait la
force de se soutenir, il n’aurait pas besoin d’appuis étrangers ; mais enfin, s’il n’a plus cette
force, si c’est après l’avoir perdue qu’il veut en revêtir un autre homme, que lui donne-t-il
donc, et où trouver ce qui fait la matière du Contrat ?
L’association volontaire n’est donc pas réellement plus juste ni plus sensée, qu’elle n’est
praticable ; puisque par cet Acte, il faudrait que l’homme attachât à un autre homme un droit
dont lui-même n’a pas la propriété, celui de disposer de soi ; et puisque, s’il transfère un droit
qu’il n’a pas, il fait une convention absolument nulle, et que ni le Chef, ni les Sujets, ne
peuvent faire valoir, attendu qu’elle n’a pu les lier ni les uns ni les autres.
Ainsi, reprenant tout ce que nous venons de dire, si l’association forcée est évidemment une
atrocité, si l’association volontaire est impossible, et en même temps opposée à la Justice et à
la raison, où trouverons-nous donc les vrais Principes des Gouvernements ? Car, enfin, il est
des Etats qui les ont connus et qui les suivent.
C’est, comme je l’ai dit, à cette recherche que les Politiques consument tous leurs efforts, et
si ce que nous venons de voir est exactement tout ce qu’ils ont trouvé sur cette manière, nous
pouvons assurer avec raison qu’ils n’ont pas encore fait les premiers pas vers leur Science.
Fausse conclusion des politiques
Il y a bien en eux une voix secrète qui les porte à convenir, que quelle qu’ait [131] été la
cause de l’association d’un Corps politique, le Chef se trouve essentiellement dépositaire
d’une suprême autorité, et d’une puissance qui par elle-même doit lui subordonner tous ses
sujets ; ils reconnaissent, dis-je, dans les Souverains une force supérieure qui inspire
naturellement pour eux le respect et l’obéissance.
C’est aussi ce que je me fais gloire de professer hautement avec les Politiques ; mais,
comme ils n’ont pu démêler d’où cette supériorité devait provenir, ils ne s’en sont pas formés
une idée nette, et alors les applications qu’ils en ont voulu faire, ne leur ont offert que des
faussetés ou des contradictions.
Aussi la plupart d’entre eux, peu satisfaits de leurs découvertes, et ne trouvant aucun
moyen d’expliquer l’homme en société, ont recouru à leur première idée, et se sont réduits à
dire qu’il ne devrait pas être en société ; mais on verra très certainement que cette conjecture
n’est pas mieux fondée que celles qu’ils ont formées sur les moyens d’association, et qu’elle
est plutôt une preuve évidente de leur incertitude et de la précipitation de leurs jugements.
De la sociabilité de l’Homme
Il ne faut que jeter un moment les yeux sur l’homme, pour décider cette question. Sa vie
n’est-elle pas une chaîne de dépendances continuelles ? L’acte même de son entrée dans la vie
corporelle ne porte-t-il pas le caractère de l’assujettissement où il va être condamné pendant
son cours ? N’a-t-il pas besoin peur naître qu’une cause extérieure vienne féconder son germe,
et lui donner une réaction sans laquelle il ne vivrait pas ? Et n’est-ce pas là cette humiliante
sujétion qui lui est commune avec tous les Etres de la Nature ?
Dès qu’il a reçu le jour, cette dépendance devient encore plus sensible, en ce que les yeux
corporels des hommes en sont témoins. C’est alors que dans une impuissance absolue, et une
faiblesse vraiment honteuse, l’homme a besoin, pour ne pas mourir, que des Etres de son
espèce lui donnent des secours et des soins sans nombre, jusqu’à ce que parvenu à l’âge de
pouvoir se passer d’eux quant aux besoins de son corps, il soit rendu à lui-même, et jouisse de
tous les avantages et de toutes les forces de son Etre corporel.
Mais telle est la nature de l’homme et la sagesse de l’oeil qui veille sur lui, qu’avant de
parvenir à ce terme d’indépendance corporelle, il éprouve un besoin d’un autre genre, et qui le
lie encore plus étroitement à la main qui a soutenu son enfance ; c’est celui de son Etre
intellectuel, lequel commençant à sentir sa privation, s’agite et se livre aveuglément à tout ce
qui peut lui rendre le repos.
Dans cet âge, encore infirme, il s’adresse naturellement à tout ce qui l’entoure, et surtout à
ceux qui soulageant chaque jour ses besoins corporels, semblent devoir être de droit les
premiers dépositaires de sa confiance. C’est à eux qu’il demande à chaque pas la science de
lui-même, et ce n’est que d’eux, en effet, qu’ils devrait l’attendre ; car c’est à eux à le diriger,
à le soutenir, à l’éclairer, selon [132] son âge, à l’armer d’avance contre l’erreur et à le
préparer au combat ; en un mot, c’est à eux à faire sur son Etre intellectuel ce qu’ils ont fait
sur son corps dans un temps où il éprouvait les douleurs, sans avoir la force ni de les
supporter, ni de s’en garantir. Voilà, n’en doutons point, la vraie source de la société parmi les
hommes, et en même temps le tableau où l’homme peut apprendre quel est le premier de ses
devoirs quand il se fait Père.
Pourquoi ne trouverons-nous rien de semblable parmi les bêtes, c’est qu’elles ne sont pas
de nature à connaître de pareils besoins ; c’est que la bête, ne se dirigeant que par le sensible,
quand ce besoin ne lui parle plus, elle ne connaît plus rien ; c’est que l’affection corporelle,
étant la mesure de toutes ses facultés, lorsque cette affection est satisfaite, il n’y a plus pour
elle de sensibilité, ni de désir ; aussi n’y a-t-il point pour elle de lien social.
On ne doit pas me citer l’exemple de l’attachement de quelques Animaux, soit entre eux,
soit pour l’homme ; nous ne parlons ici que de la marche, et des mouvements naturels des
Etres ; et tous les exemples qu’on pourrait nous opposer seraient sûrement le fruit de
l’habitude, qui, comme nous l’avons dit ailleurs, peut convenir et se trouver dans la bête, en
qualité d’Etre sensible.
On ne doit pas me citer non plus ces peuplades de certains Animaux qui vivent et voyagent
ensemble, soit sur terre, soit dans l’eau, soit dans l’air ; ce n’est que le besoin particulier et
sensible qui les rassemble et il y a si peu de véritable attachement entre eux, que l’un peut
périr et disparaître sans que les autres s’en aperçoivent.
Nous voyons donc déjà par ces observations sur les premiers temps de notre existence
matérielle, que l’homme n’est pas né pour vivre isolé.
Nous voyons qu’après que sa dépendance corporelle a cessé, il lui reste un lien infiniment
plus fort, en ce qu’il est relatif à son Etre propre ; nous voyons, dis je, que par un intérêt
inséparable de son état actuel, il recherchera toujours ses semblables, et que s’ils ne le
trompaient jamais, ou qu’il ne fût pas déjà corrompu, il né penserait point à s’éloigner d’eux,
lors même que son corps n’aurait plus besoin de leurs secours.
C’est donc mal à propos qu’on a cherché la source de la sociabilité dans les seuls besoins
sensibles et dans ce moyen puissant par lequel la Nature rapproche l’homme des Etres de son
espèce, pour en opérer la reproduction ; car, comme c’est par là qu’il est semblable à la bête,
et que cependant la bête ne vit point en état de société, ce moyen ne suffirait pas pour établir
celle de l’homme. Aussi, je ne m’occupe que des facultés qui le distinguent, et par lesquelles
il est porté à lier avec ses semblables un commerce d’actions morales, d’où doit dériver toute
association pour être juste.
[133] Quand, dans un âge plus avancé, les facultés intellectuelles de l’homme commencent à
l’élever au-dessus de ce qu’il voit, et qu’il parvient à apercevoir quelques lueurs au milieu des
ténèbres où nous sommes plongés, c’est alors qu’un nouvel ordre de choses naît pour lui ; non
seulement tout l’intéresse, mais combien cet intérêt ne doit-il pas s’accroître pour ceux qui lui
auront fait goûter le bonheur d’être homme, de même que pour ceux à qui il pourrait le faire
goûter à son tour ?
A mesure qu’il marche dans la carrière de la vie, ce lien social se fortifie encore par
l’extension que reçoivent ses vues et ses pensées ; enfin, au déclin de ses jours, ses forces
venant à dégénérer, il retombe corporellement dans cet état de faiblesse qui avait accompagné
son enfance, il devient pour la seconde fois l’objet de la pitié des autres hommes, et rentre de
nouveau sous leur dépendance, jusqu’à ce que la Loi commune à tous les corps achève de
s’accomplir sur le sien et vienne en terminer le cours. Que faut-il de plus pour convenir que
l’homme n’était pas destiné à passer ses jours seul et sans aucun lien social ?
On voit aussi que dans cette simple société naturelle, il y a toujours des Etres qui donnent et
d’autres qui reçoivent ; qu’il y a toujours de la supériorité et de la dépendance, c’est-à-dire,
qu’il y a le vrai modèle de ce que doit être la société politique.
Source des erreurs politiques
C’est là cependant ce que ceux qui ont traité de ces objets n’avaient pas considéré,
lorsqu’ils ont dit que l’état de Société était contraire à la Nature, et que ne trouvant pas de
moyen de justifier cette Société, ni de la concilier avec leurs principes de Droit naturel, ils ont
pris la résolution de la proscrire.
Pour nous, qui sentons l’indispensable nécessité de la liaison et de la fréquentation mutuelle
des hommes, nous ne serons point arrêtés par la fausseté et l’injustice de quelques-uns des
liens qui les ont mis souvent en Corps social ; nous serons très persuadés même que les
hommes ne seraient pas nés, comme ils le sont, avec ces besoins réciproques, et avec ces
facultés qui leur promettent tant d’avantages, s’il n’y avait pas aussi des moyens légitimes de
les mettre en valeur, et d’en retirer tous les fruits dont elles sont susceptibles.
Or, l’usage de ces moyens, ne pouvant avoir lieu que dans le commerce mutuel des
individus, et ce commerce, vu l’état actuel de l’homme, étant sujet à des inconvénients sans
nombre, nous ne rejetterons pas pour cela les Corps politiques, nous ne ferons qu’indiquer une
base plus solide que celle qu’on leur a donnée jusqu’à ce jour, et des principes plus
satisfaisants.
Mais on doit voir actuellement que les ténèbres où les Politiques se sont enveloppés sur ce
point, ont la même source que ceux qui couvrent encore aujourd’hui les Observateurs de la
Nature ; c’est pour avoir, comme eux, confondu le principe [134] avec son enveloppe, la force
conventionnelle de l’homme avec sa véritable force, qu’ils ont tout obscurci et tout défiguré.
Du premier empire de l’Homme
De plus, nous avons vu le peu de fruits qu’ont produit toutes ces observations sur la Nature
par lesquelles on a voulu la séparer d’une Cause active et intelligente, dont le concours et le
pouvoir ont été démontrés d’une nécessité absolue.
Nous saurons donc que la marche des Politiques étant semblable, doit être également
infructueuse ; ils ont cherché dans l’homme isolé les principes des Gouvernements, et ils ne
les y ont pas plus trouvés, que les Observateurs n’ont trouvés dans la Matière la source de ses
effets et de tous ses résultats.
Ainsi, de même qu’une circonférence sans centre ne peut pas se concevoir, de même
aucune de ces Sciences ne peut marcher sans son appui ; c’est pourquoi tous ces systèmes ne
peuvent se soutenir, et tombent sans autre cause que celle de leur propre débilité.
Si par son origine première, l’homme était destiné à être chef et à commander, ainsi que
nous l’avons assez clairement établi, quelle idée devons-nous nous former de son Empire dans
ce premier état, et sur quels Etres appliquerons-nous son autorité ? Sera-ce sur ses égaux ?
Mais dans tout ce qui existe et dans tout ce que nous pouvons concevoir, rien ne nous donne
l’exemple d’une pareille Loi, tout nous dit au contraire qu’il ne saurait y avoir d’autorité que
sur des Etres inférieurs, et que ce mot d’autorité porte nécessairement avec lui-même l’idée de
la supériorité ?
Sans nous arrêter donc plus longtemps à examiner sur quels Etres s’étendaient alors les
droits de l’homme, il nous suffit de reconnaître que ce ne pouvait être sur ses semblables. Si
cet homme fût resté dans ce premier état, il est donc certain que jamais il n’aurait régné sur
des hommes, et que la Société politique n’aurait jamais existé pour lui, parce qu’il n’y aurait
point eu pour lui de liens sensibles, ni de privation intellectuelle, que son seul objet aurait été
d’exercer pleinement ses facultés, et non comme aujourd’hui d’en opérer péniblement la
réhabilitation.
Lorsque l’homme se trouva déchu de cette splendeur, et qu’il fut condamné à la
malheureuse condition où il est réduit à présent, ses premiers droits ne furent point abolis, ils
ne furent que suspendus, et il lui est toujours resté le pouvoir de travailler et de parvenir par
ses efforts à les remettre dans leur première valeur.
Il pourrait donc même aujourd’hui gouverner comme dans son origine, et cela, sans avoir
ses semblables pour sujets. Mais cet empire dont nous parlons, l’homme ne le peut
retrouver et en jouir que par les mêmes titres qui l’ont rendu maître autrefois, et ce n’est
absolument qu’en portant son ancien Sceptre, qu’il parviendra à reprendre avec fondement le
nom de Roi. Ce fut là sa condi-[135]tion première, et celle à laquelle il peut encore prétendre
par l’essence invariable de sa nature ; en un mot, telle est son ancienne autorité, dans laquelle,
nous le répétons, les droits d’un homme sur un autre homme n’étaient pas connus, parce qu’il
était hors de toute possibilité que ces droits existassent entre des Etres égaux, dans leur état de
gloire et de perfection.
Du nouvel empire de l’Homme
Or, dans l’état d’expiation que l’homme subit aujourd’hui, non seulement il est à portée de
retrouver les anciens pouvoirs dont tous les hommes auraient joui, sans que leurs sujets
fussent pris parmi leur espèce, mais il peut acquérir encore un autre droit dont il n’avait pas la
connaissance dans son premier état ; c’est celui d’exercer une véritable autorité sur d’autres
hommes ; et voici d’où ce pouvoir est provenu.
Dans cet état de réprobation où l’homme est condamné à ramper, et où il n’aperçoit que le
voile et l’ombre de la vraie lumière, il conserve plus ou moins le souvenir de sa gloire, il
nourrit plus ou moins le désir d’y remonter, le tout en raison de l’usage libre de ses facultés
intellectuelles, en raison des travaux qui lui sont préparés par la justice, et de l’emploi qu’il
doit avoir dans l’oeuvre.
Les uns se laissent subjuguer, et succombent aux écueils semés sans nombre dans ce
cloaque élémentaire, les autres ont le courage et le bonheur de les éviter.
On doit donc dire que celui qui s’en préservera le mieux, aura le moins laissé défigurer
l’idée de son Principe, et se sera le moins éloigné de son premier état. Or, si les autres
hommes n’ont pas fait les mêmes efforts, qu’ils n’aient pas les mêmes succès, ni les mêmes
dons, il est clair que celui qui aura tous ces avantages sur eux, doit leur être supérieur, et les
gouverner.
Du pouvoir souverain
Premièrement, il leur sera supérieur par le fait même, parce qu’il y aura entre eux et lui une
différence réelle fondée sur des facultés et des pouvoirs dont la valeur sera évidente ; il le sera
en outre par nécessité, parce que les autres hommes s’étant moins exercés, et n’ayant pas
recueilli les mêmes fruits, auront vraiment besoin de lui, comme étant dans l’indigence et
dans l’obscurcissement de leurs propres facultés.
S’il est un homme en qui cet obscurcissement aille jusqu’à la dépravation, celui qui se sera
préservé de l’un et de l’autre, devient son maître non seulement par le fait et par la nécessité,
mais encore par devoir. Il doit s’emparer de lui, et ne lui laisser aucune liberté dans ses
actions, tant pour satisfaire aux lois de son Principe, que pour la sûreté et l’exemple de la
Société, il doit enfin exercer sur lui tous les droits de l’esclavage et de la servitude ; droits
aussi justes et aussi réels dans ce cas-ci, qu’inexplicables et nuls dans toute autre circonstance.
Voilà donc quelle est la véritable origine de l’empire temporel de l’homme [136] sur ses
semblables, comme les liens de sa nature corporelle ont été l’origine de la première société.
Cet empire toutefois, loin de contraindre et de gêner la société naturelle, doit être regardé
comme en étant le plus ferme appui, et le moyen le plus sûr par lequel elle puisse se soutenir,
soit contre les crimes de ses membres, soit contre les attaques de tous ses ennemis.
Celui qui s’en trouve revêtu, ne pouvant être heureux qu’autant qu’il se soutient dans les
vertus qui le lui ont fait acquérir, cherche pour son propre intérêt à faire le bonheur de ses
sujets. Et qu’on ne croie pas que cette occupation doive être vaine et sans fruit ; car l’homme
dont nous offrons ici l’idée, ne peut être tel sans avoir en lui tous les moyens de se conduire
avec certitude, et sans que ses recherches ne lui rendent des résultats évidents.
De la dignité des rois
En effet, la lumière qui éclairait l’homme dans son premier état, étant une source
inépuisable de facultés et de vertus, plus il peut s’en rapprocher, plus il doit étendre son
empire sur les hommes qui s’en éloignent, et aussi plus il doit connaître ce qui peut maintenir
l’ordre parmi eux, et assurer la solidité de l’Etat.
Par le secours de cette lumière, il doit pouvoir embrasser, et soigner avec succès toutes les
parties du Gouvernement, connaître évidemment les vrais principes des lois et de la Justice,
les règles de la discipline militaire, les droits des particuliers et les siens, ainsi que cette
multitude de ressorts qui sont les mobiles de l’administration.
Il doit même pouvoir porter ses vues et étendre son autorité jusque sur ces parties de
l’administration, qui n’en font pas aujourd’hui l’objet principal dans la plupart des
Gouvernements, mais qui, dans celui dont nous parlons, en doivent être le plus ferme lien,
savoir, la Religion et la guérison des maladies. Enfin, il n’est pas jusqu’aux arts, soit
d’agrément, soit d’utilité, dont il ne puisse diriger la marche et indiquer le véritable goût. Car
le flambeau qu’il est assez heureux d’avoir à la main, répandant une lumière universelle, doit
l’éclairer sur tous ces objets, et lui en laisser voir la liaison.
Ce tableau, tout chimérique qu’il doit paraître, n’a cependant rien qui ne soit conforme à
l’idée que nous nous trouverons avoir des Rois, quand nous la voudrons approfondir.
En réfléchissant sur le respect que nous leur portons, ne verrons-nous pas que nous les
regardons comme devant être l’image et les représentants d’une main supérieure, et comme
tels susceptibles de plus de vertus, de force, de lumière et de sagesse que les autres hommes ?
N’est-ce pas avec une sorte de regret que nous les voyons exposés aux faiblesses de
l’humanité ? Et ne semblerions-nous pas [137] désirer qu’ils ne se fissent jamais connaître
que par des actes grands et sublimes comme la main qui est censée les avoir placés tous sur le
Trône ?
Que dis je, n’est-ce pas sous cette autorité sacrée qu’ils s’annoncent, et qu’ils font valoir
tous leurs droits ? Quoique nous n’ayons pas la certitude qu’ils agissent par elle, n’est-ce pas
de ce que nous en sentons la possibilité, que naît cette espèce d’effroi qui résulte de leur
puissance, et cette vénération qu’ils nous inspirent ?
Tout ceci nous indique donc que leur première origine est supérieure aux pouvoirs et à la
volonté des hommes, et doit nous confirmer dans l’idée que j’ai présentée, que leur source est
au-dessus de celles que la Politique leur a cherché.
De la science des rois
Quant à ces facultés et à ces vertus innombrables que nous avons montrées, comme devant
se trouver dans les Rois qui auraient retrouvé leur ancienne lumière, ce sont encore les Chefs
des Sociétés établies qui nous les annoncent, puisqu’ils agissent comme ayant la jouissance de
tout ce que nous sentons devoir être en eux.
Leur nom n’est-il pas le sceau de toutes les puissances qu’ils versent dans leur Empire ?
Généraux, Magistrats, Princes, tous les Ordres de l’Etat ne tiennent-ils pas d’eux leur autorité,
et lorsque cette même autorité se transmet de main en main jusqu’aux derniers rameaux de
l’arbre social, n’est-ce pas toujours en vertu de la première émanation ? Ne faut-il pas même
toujours leur attache pour l’exercice des talents utiles, et quelquefois pour celui des talents qui
ne sont qu’agréables ?
Dans tous ces cas, les Souverains nous donnent eux-mêmes un signe évident qu’ils sont
comme le centre et la source, d’où doivent sortir tous les privilèges et tous les pouvoirs qu’ils
communiquent ? Car l’acte même de cette communication, et les formalités qui
l’accompagnent, montrent toujours qu’ils sont, ou qu’ils peuvent être dirigés dans leur choix
par une lumière sûre, et qu’ils sont éclairés sur la capacité des sujets à qui ils confient
une partie de leurs droits. Et même ces précautions de leur part, ainsi que les décisions qui en
résultent, supposent non seulement leur capacité personnelle, mais encore elles en sont
comme autant de témoignages.
Car toutes les informations que les Souverains font prendre dans les différents cas qui se
présentent, et l’adhésion qu’ils apportent aux lumières et aux décisions de leurs différents
Tribunaux, ne doivent point être regardées comme des suites de leur ignorance sur les
différentes matières soumises à leur Législation. Ce n’est point qu’ils soient censés ne pouvoir
connaître tout par eux-mêmes, au contraire, on ne peut se dispenser de le supposer, puisque ce
sont eux-mêmes qui créent ces [138] juridictions. Mais c’est que faisant dans le temporel les
fonctions d’un Etre vrai et infini, ils sont chargés, comme lui, de l’action totale et infinie, et
sont, comme lui, dans la nécessité indispensable de ne pouvoir opérer les actions bornées et
particulières, que par leurs attributs et par les agents de leurs facultés.
De la légitimité des souverains
Si nous entrions dans le détail de tous les ressorts qui agissent et soutiennent les
Gouvernements politiques, nous en ferions la même application aux facultés des Chefs qui les
dirigent ; l’exercice de la Justice, tant civile que criminelle, quoique se faisant par d’autres
mains que les leurs, mais toujours par leur autorité, annoncerait assez clairement qu’ils
pourraient avoir les moyens de découvrir les droits et les fautes de leurs Sujets, et de fixer
avec certitude l’étendue et le soutien des uns, en même temps que la réparation des autres. Le
soin qu’ils prennent de veiller à la conservation des Lois du Gouvernement, à la pureté des
moeurs, au maintien des Dogmes et des pratiques de la Religion, à la perfection des Sciences
et des Arts, tout cela, dis je, nous rappellerait qu’il doit être en eux une lumière féconde qui
s’étend à tout, et par conséquent qui connaît tout.
Nous ne nous écartons donc point de la Vérité, en attribuant à l’homme revêtu de tous les
privilèges de son premier état, les avantages dont les Rois nous retracent si sensiblement
l’image, et nous pouvons dire avec raison qu’ils nous instruisent par-là, de ce que l’homme
pourrait et devrait être, même au milieu de la Région impure qu’il habite aujourd’hui.
Je ne me dissimule pas cependant, la multitude d’objections que doit faire naître ce point de
vue sous lequel je viens de présenter les Rois, et en général tous les Chefs des Sociétés.
Accoutumés, comme sont les hommes, à expliquer les choses par elles-mêmes, et non par leur
principe, il doit être nouveau pour eux d’apercevoir, à tous leurs droits et à toutes leurs
puissances, une source qui n’est plus à eux, mais qui néanmoins est si analogue avec eux.
Des gouvernements légitimes
Aussi étant peu faits à ces principes, ils commenceront par me demander quelle preuve les
Nations pourront avoir de la légitimité de leurs Chefs, et sur quoi elles pourront juger que
ceux qui en occupent la place ne les ont point abusées.
Je ne crains pas de me trop avancer, en disant que les témoignages en seront évidents, soit
pour les Chefs, soit pour les Sujets, qui auront su faire un juste et utile usage de leurs facultés
intellectuelles, et je renvoie pour cet article, à ce que j’ai dit précédemment sur les
témoignages d’une Religion vraie. La même réponse peut servir à l’objection présente, parce
que l’Institution sacrée et l’Institution politique ne devraient avoir que le même but, le même
guide et la même Loi : aussi devraient-elles toujours être dans la même main, et lorsqu’elles
se sont sé-[139]parées, elles ont perdu de vue l’une et l’autre, leur véritable esprit, qui
consiste dans une parfaite intelligence et dans l’union.
La seconde question qu’on pourra me faire, c’est de savoir, si en admettant la possibilité
d’un Gouvernement, tel que celui que je viens de représenter, on peut en trouver des exemples
sur la Terre.
Je ne serais pas cru, sans doute, si je voulais persuader que tous les Gouvernements établis
sont conformes au modèle qu’on vient de voir, parce qu’en effet le plus grand nombre en est
très éloigné : mais je prie mes semblables, d’être bien convaincus que les vrais Souverains,
ainsi que les légitimes Gouvernements, ne sont pas des Etres imaginaires, qu’il y en a eu de
tout temps, qu’il y en a actuellement, et qu’il y en aura toujours, parce que cela entre dans
l’Ordre universel, parce qu’enfin cela tient au Grand OEuvre, qui est autre chose que la Pierre
philosophale.
Une troisième difficulté, qui se présentera naturellement d’après les principes qui ont été
établis, c’est d’y avoir vu que tout homme par sa nature, peut espérer de retrouver la lumière
qu’il a perdue, et cependant que je reconnaisse des Souverains parmi les hommes ; car, si
chaque homme parvient au terme de sa réhabilitation, quels seront les Chefs ? Tous les
hommes ne seront-ils pas égaux, ne seront-ils pas tous des Rois ?
Cette difficulté ne peut plus subsister, après ce que j’ai dit sur les obstacles qui arrêtent si
souvent l’homme dans sa carrière, et qui, multipliés encore par ses imprudences et l’usage
faux de sa volonté, sont de sa part, si rarement et si inégalement surmontés.
De l’institution militaire
On pourrait même rappeler ici ce que j’ai dit sur les différences naturelles des facultés
intellectuelles des hommes, où l’on a pu remarquer, qu’en ne les comparant même que sous ce
point de vue, il resterait toujours une inégalité entre eux, mais inégalité qui ne leur serait point
pénible, et qui ne les humilierait pas, parce que leur grandeur serait réelle dans chacun d’eux,
et non pas relative, comme celle qui n’est que conventionnelle et arbitraire.
C’est ce qui nous est représenté en quelque sorte dans les lois de l’institution Militaire,
celui de tous les ouvrages des hommes qui nous peigne le plus fidèlement l’état premier, et
qui, comme tel, est le plus noble de tous leurs Etablissements, quoique n’ayant pas une base
plus vraie, ni plus solide que leurs autres oeuvres, il ne doive tenir aux yeux de l’homme
sensé, que le premier rang dans l’ordre des préjugés ; mais je le répète, il est si noble, il
engage à tant de vertus, qu’on oublie presque qu’il aurait besoin d’être vrai.
Ainsi, regardant cette institution, comme celle qui s’applique le mieux au Principe de
l’homme, nous remarquerons que tous les Membres qui composent un [140] corps militaire,
sont censés revêtus et doués chacun des facultés particulières qui sont propres à leur grade. Ils
sont censés, chacun dans leur classe, avoir atteint et rempli le but qui leur est assigné.
Cependant, quoique ces Membres soient tous inégaux, il n’y a point de difformité dans leur
assemblage, ni d’humiliation pour les individus, parce que le devoir de chacun est fixe, et que
là il n’est pas honteux d’être inférieur aux autres Membres du même Corps, mais seulement
d’être inférieur à son grade.
En même temps, ces corps Militaires, étant composés de Membres inégaux, ne peuvent
jamais demeurer un moment sans Chef, puisqu’il y aura toujours un de ces Membres qui sera
supérieur à l’autre.
Si ces Corps n’étaient pas l’ouvrage de la main de l’homme, les différences et la supériorité
de leurs Membres seraient fixes, et ce serait la qualité et le prix réel du sujet qui serviraient de
règle. Mais, lorsque le Législateur n’est pas conduit par sa vraie lumière, et que cependant il a
toujours à agir, il y supplée en établissant une valeur et un mérite plus faciles à connaître, et
qui n’ont besoin que du secours des yeux corporels pour être déterminés. C’est l’ancienneté,
qui, après la différence des Grades, fixe les droits dans les corps Militaires, et n’y eût-il que
deux Soldats dans un Poste, la Loi veut que le plus ancien commande l’autre.
De l’inégalité des hommes
Cette loi, toute factice qu’elle soit, n’est-elle pas un indice de la justesse du principe que
j’ai exposé, et en supposant tous les hommes en possession de leurs Privilèges, comme il n’y
aurait jamais une entière égalité entre eux, ne pourrait-on pas croire qu’ils auraient toujours
des Rois ?
Ce serait néanmoins la plus grande des absurdités, que de prendre cette comparaison à la
lettre ; les corps Militaires, n’étant que l’ouvrage de l’homme, ne peuvent avoir que des
différences conventionnelles, aussi là le supérieur et l’inférieur sont par leur nature de la
même espèce, et malgré ces distinctions si imposantes, tout s’y ressemble au fond, puisque ce
sont toujours des hommes dans la privation.
Mais dans l’Ordre naturel, si chaque homme parvenait au dernier degré de sa puissance,
chaque homme alors serait un Roi. Or, de même que les Rois de la Terre ne reconnaissent pas
les autres Rois pour leurs Maîtres, et que, par conséquent, ils ne sont points sujets les uns des
autres ; de même, dans le cas dont il s’agit, si tous les hommes étaient pleinement réhabilités
dans leurs droits, les Maîtres et les Sujets des hommes ne pourraient pas se trouver parmi des
hommes, et ils seraient tous Souverains dans leur Empire.
Mais, je le répète, ce n’est pas dans l’état actuel des choses, que les hommes parviendront
tous à ce degré de grandeur et de perfection, qui les rendrait indépendants les uns des autres ;
ainsi, depuis que cet état de réprobation subsiste, s’ils ont toujours eu des chefs pris [141]
parmi eux, il faut s’attendre qu’ils en auront toujours, et cela est même indispensable, jusqu’à
ce que ce temps de punition soit entièrement accompli.
C’est donc avec confiance que j’établis sur la réhabilitation d’un homme dans son Principe,
l’origine de son autorité sur ses semblables, celle de sa puissance, et de tous les titres de la
souveraineté politique.
Je ne crains pas même d’assurer que c’est le seul et unique moyen d’expliquer tous les
droits, et de concilier la multitude d’opinions différentes que les Politiques ont enfantées sur
cette matière ; parce que, pour reconnaître une supériorité dans un Etre, sur les Etres de la
même classe, ce n’est pas dans ce en quoi il leur ressemble qu’il faut la chercher, mais dans ce
en quoi il peut en être distingué.
Or, par leur nature actuelle, les hommes étant condamnés à la privation, se ressemblent tout
absolument par cet endroit, à quelques nuances près ; ce n’est donc qu’en s’efforçant de faire
disparaître cette privation, qu’ils peuvent espérer d’établir des différences réelles entre eux.
Du flambeau des gouvernements
Je crois aussi ne pas pouvoir offrir à mes semblables, un tableau aussi satisfaisant, que celui
de cette Société que nous avons vue établie précédemment sur les besoins corporels de
l’homme, et sur le désir qu’il a de connaître ; et lui donner un Chef tel que je viens de le
peindre, c’est compléter et confirmer l’idée naturelle que nous portons tous secrètement en
nous, de l’homme social et du principe des gouvernements.
En effet, nous n’y verrions régner qu’un ordre et une activité universelle, qui formeraient
un tissu de délices et de joie pour tous les Membres du Corps politique ; nous verrions que
leurs maux corporels mêmes eussent trouvé là des adoucissements ; parce que, selon que je
l’ai indiqué, la lumière qui eût dirigé l’association, en aurait embrassé et éclairé toutes les
parties. Alors, c’eût été au milieu des choses périssables, nous présenter l’image la plus
grande et l’idée la plus juste de la perfection ; c’eût été rappeler cet heureux âge qu’on a dit
n’exister que dans l’imagination des Poètes, parce que, nous en étant éloignés et n’en
connaissant plus la douceur, nous avons eu la faiblesse de croire que, puisqu’il avait passé
pour nous, il devait avoir cessé d’être.
En même temps, si telle est la Loi qui devrait lier et gouverner les hommes ; si c’est là le
seul flambeau qui puisse, sans injustice, les réunir en corps, il est donc certain, qu’en
l’abandonnant, ils ne peuvent s’attendre qu’à l’ignorance, et à toutes les misères inévitables
pour ceux qui errent dans l’obscurité.
De la soumission aux souverains
Alors, si par l’examen que l’on va voir des Gouvernements reçus, il se trouve dans eux des
difformités, on pourra conclure avec raison qu’elles ne subsistent que par l’éloignement de
cette même lumière, et parce que ceux qui ont fondé les Corps politiques n’en ont pas connu
les principes, ou que leurs successeurs en ont laissé altérer la pureté.
[142] Mais, avant d’entreprendre cet important examen, je dois tranquilliser les
Gouvernements ombrageux, qui pourraient s’alarmer de mes sentiments, et craindre, qu’en
dévoilant leur défectuosité, j’anéantisse le respect qui leur est dû ; et, quoique j’aie déjà
montré, dans quelques endroits du sujet qui m’occupe actuellement, ma vénération pour la
personne des Souverains, autant que pour leur caractère, il est convenable de réitérer ici cette
protestation, afin de bien persuader à tous ceux qui liront cet Ouvrage, que je ne respire que
l’ordre et la paix, que je fais à tous les Sujets un devoir indispensable de la soumission à leurs
Chefs, et que je condamne sans réserve toute insubordination et toute révolte, comme étant
diamétralement contraires aux principes que je me suis proposé d’établir.
On ne pourra se dispenser d’ajouter foi à cette authentique déclaration, lorsqu’on voudra se
rappeler ce que j’ai établi précédemment sur la Loi qui doit ici-bas diriger l’homme dans toute
sa conduite. N’ai-je pas montré que l’enchaînement de ses souffrances n’était qu’une suite du
faux usage de sa volonté ; que l’usage de cette volonté n’était devenu faux que quand
l’homme avait abandonné son guide, et que, par conséquent, s’il avait la même imprudence
aujourd’hui, il ne ferait par-là que perpétuer ses crimes et augmenter d’autant ses malheurs ?
Je condamne absolument la rébellion, dans le cas même où l’injustice du Chef et du
Gouvernement serait à son comble, et où ni l’un ni l’autre ne conserverait aucune trace des
pouvoirs qui les constituent ; parce que, toute inique, toute révoltante que pourrait être une
pareille Administration, j’ai fait voir que ce n’est point le Sujet qui a établi ses Lois politiques
et ses Chefs, ainsi ce n’est point à lui à les renverser.
Mais il faut en donner des raisons plus sensibles encore ; si le mal n’est que dans
l’Administration, et que le Chef se soit conservé dans cette force et ces droits incontestables
que nous lui supposons, comme étant le fruit de son travail et des exercices qu’il aura faits, il
aura en lui toutes les facultés nécessaires, pour démêler le vice du Gouvernement et pour y
remédier, sans que le Sujet soit dans le cas d’y porter la main.
Si le vice est en même temps, dans le Gouvernement et dans le Chef, mais que le Sujet ait
su s’en préserver, en remplissant cette obligation commune à tous les hommes de ne jamais
s’écarter de la Loi invariable qui doit les conduire, celui-ci saura se mettre à couvert des
vexations, sans employer la violence ; ou bien il saura reconnaître si ce n’est point d’une main
supérieure que part le fléau, alors il se gardera d’en murmurer, ni de s’opposer à la Justice.
Enfin, si le vice était à la fois dans le Chef, dans l’Administration et dans le Sujet, alors il
ne faudrait plus me demander ce qu’il y aurait à faire ; car ce ne [143] serait plus un
Gouvernement, ce serait un brigandage ; or, pour les brigandages, il n’y a pas de Lois.
Il serait même inutile d’annoncer aux hommes dans un pareil désordre, que plus ils s’y
livreront, plus ils s’attireront de souffrance et d’afflictions ; que l’intérêt de leur vrai bonheur
leur défendra toujours de repousser l’injustice par l’injustice, et que les maux les
poursuivront, tant qu’ils ne s’efforceront pas de plier leur pensée et leur volonté à leur règle
naturelle. Ces discours ne trouveraient aucun accès dans cette confusion tumultueuse ; car ils
sont le langage de la raison, et l’Etre livré à lui-même ne raisonne point.
Qu’on ne m’objecte pas, de nouveau, cette difficulté de savoir à quels signes chacun pourra
discerner si les choses sont ou non dans l’ordre, et quand on devra agir ou s’arrêter. J’ai assez
fait entendre que tout homme était né pour avoir la certitude de la légitimité de ses actions,
qu’elle est indispensable pour fixer la moralité de toute sa conduite, et qu’ainsi tant que cette
preuve lui manque, il s’expose s’il fait un pas.
D’après cela, l’on peut juger si je permets à l’homme la moindre imprudence, et à plus forte
raison le moindre acte de violence et d’autorité privée.
Je crois donc que cet aveu de ma part peut rassurer les Souverains sur les principes qui me
conduisent ; ils n’y verront jamais qu’un attachement inviolable pour leur personne, et que le
plus sublime respect pour le rang sacré qu’ils occupent ; ils y verront que même sil y avait
parmi eux des usurpateurs et des tyrans, leurs Sujets n’auraient aucun prétexte légitime, pour
leur porter la moindre atteinte.
Des obligations des rois
Si des Rois lisaient jamais cet écrit, ils ne se persuaderaient pas, je pense, que par cette
soumission que je leur voue, j’augmente en rien leurs pouvoirs, et que je les dispense de cette
obligation où ils sont comme hommes, d’assujettir leur marche à la règle commune qui
devrait nous diriger tous.
Au contraire, si ce n’est que par l’intime connaissance qu’ils sont censés avoir de cette
règle, et par leur fidélité à l’observer qu’ils ont dû porter le titre de Rois, leur rendre le droit
de s’en écarter, ce serait favoriser l’imposture, et insulter au nom même qui nous les fait
honorer.
Ainsi, si le sujet n’a pas le droit de venger une injustice de leur part, ils doivent savoir
qu’ils ont encore moins celui d’en commettre ; parce qu’en qualité d’hommes, le Souverain et
le Sujet ont la même Loi ; que l’Etat politique ne change rien à leur nature d’Etres pensants ;
qu’il n’est qu’une charge de plus pour tous les deux, et que l’un et l’autre ne peuvent et ne
doivent rien faire par eux-mêmes ?
J’ai pensé qu’il était à propos de faire cette formelle déclaration avant d’entrer dans
l’examen des Corps politiques, et je crois actuellement pouvoir suivre mon [144] dessein sans
inquiétude, parce que tout défectueux que paraîtraient les Gouvernements, je ne peux plus être
soupçonné de travailler à leur ruine ; puisqu’au contraire tout ce que j’aurais à ambitionner, ce
serait de leur faire goûter les seuls moyens qui soient évidemment propres à leur bonheur et à
leur perfection.
De l’instabilité des gouvernements
En premier lieu, ce qui doit faire présumer que la plupart des Gouvernements n’ont point eu
pour base le principe que j’ai établi ci-devant ; savoir, la réhabilitation des Souverains dans
leur lumière primitive, c’est que presque tous les Corps politiques qui ont existé sur la terre,
ont passé.
Cette simple observation ne nous permet guère d’être persuadés qu’ils eussent un
fondement réel, et que la Loi qui les avait constitués, fût la véritable ; car cette Loi dont je
parle ayant, par sa nature, une force vivante et invincible, tout ce qu’elle aurait lié devrait être
indissoluble, tant que ceux qui auraient été préposés pour en être les ministres, ne l’auraient
pas abandonnée.
Il faut donc, ou qu’elle ait été méconnue dans l’origine des Gouvernements dont il s’agit,
ou qu’elle ait été négligée dans les temps qui ont suivi leur institution, parce que sans cela ils
subsisteraient encore.
Et certainement, ceci ne répugne point à l’idée que nous portons tous en nous, de la stabilité
des effets d’une pareille loi ; selon les notions de vérité qui sont dans l’homme, ce qui est ne
passe point, et la durée est pour nous la preuve de la réalité des choses. Lors donc que les
hommes se sont accoutumés à regarder les Gouvernements comme passagers et sujets aux
vicissitudes, c’est qu’ils les ont mis au rang de toutes les institutions humaines, qui n’ayant
que leurs caprices, et leur imagination déréglée pour appui, peuvent vaciller dans leurs mains,
et être anéanties par un autre caprice.
Néanmoins, et par une contradiction intolérable, ils ont exigé notre respect pour ces sortes
d’établissements dont eux-mêmes reconnaissaient la caducité.
N’est-il pas certain alors que dans leur aveuglement même, le Principe leur parlait encore ;
et qu’ils sentaient que toutes vicieuses et toutes fragiles que fussent leurs Institutions sociales,
elles en représentaient une qui ne devait avoir aucun de ces défauts.
Ceci serait suffisant pour appuyer ce que j’ai avancé sur la Loi fixe qui doit présider à toute
Association ; mais, sans doute, malgré l’idée que nous avons tous d’une pareille Loi, on
hésitera toujours à y ajouter foi, parce qu’ayant vu disparaître tous les Empires, il devient
comme évident qu’ils né peuvent pas être durables, et on aura peine à croire qu’il y en ait qui
n’aient point passé.
Des gouvernements stables
C’est cependant une des vérités que je puisse le mieux affirmer, et je ne m’avance point
trop, en certifiant à mes semblables, qu’il y a des Gouvernements qui se soutiennent depuis
que l’homme est sur la terre, et qui subsisteront jusqu’à la fin [145] du temps ; et cela, par les
mêmes raisons qui m’ont fait dire qu’ici-bas il y avait toujours eu, et qu’il y aurait toujours
des Gouvernements légitimes.
Je n’ai donc point eu tort de faire entendre que si les Corps politiques qui ont disparu de
dessus la terre, avaient été fondés sur un Principe vrai, ils seraient encore en vigueur ; que
ceux qui subsistent aujourd’hui, passeront infailliblement, s’ils n’ont un pareil principe pour
base, et que s’ils s’en étaient écartés, le meilleur moyen qu’ils eussent de se soutenir, ce serait
de s’en rapprocher.
Par la durée dont j’annonce qu’un Gouvernement est susceptible, il est clair que je
n’entends parler que d’une durée temporelle, puisqu’ils ne sont établis que dans le temps.
Mais quoiqu’ils dussent finir avec les choses, ce serait toujours jouir de la plénitude de leur
action, que de la porter jusqu’à ce terme, et c’est là ce qu’ils pourraient espérer, s’ils savaient
s’appuyer de leur principe.
Je ne m’arrêterai point à citer pour preuve, cet orgueil avec lequel les Gouvernements
vantent leur ancienneté, ni les soins qu’ils se donnent pour reculer leur origine, je ne
rappellerai point non plus, les précautions qu’ils prennent pour leur conservation et pour leur
durée, ni tous ces établissements qu’ils forment sans cesse, dans des vues éloignées, et dont
les fruits ne peuvent être recueillis qu’après des siècles ; on voit que ce seraient là autant
d’indices secrets de la persuasion où ils sont qu’ils devraient être permanents.
Alors donc, je le répète, dès que nous voyons s’éteindre un Etat, nous pouvons présumer
sans crainte, que sa naissance n’a pas été légitime, où que les Souverains qui l’ont gouverné
successivement, n’ont pas tous cherché à se conduire par la lumière de ce flambeau naturel
que nous leur rappellerons comme devant être le guide de l’homme et le leur.
Par la raison contraire, il ne serait pas encore temps de prononcer sur les Gouvernements
actuels, si nous n’avions que ce seul motif pour diriger nos jugements, parce que, tant que
nous les verrions subsister, nous pourrions les supposer conformes au Principe qui devrait les
constituer tous, et ce ne serait que leur destruction qui nous découvrirait s’ils sont défectueux.
Mais il est d’autres points de vue sous lesquels nous avons encore à les considérer, et qui
peuvent nous aider à nous instruire de leurs défauts et de leurs irrégularités.
De la différence des gouvernements
Le second vice que nous ne pouvons nous dissimuler dans les Gouvernements admis, c’est
qu’ils sont différents les uns des autres : Or, si c’était un Principe vrai qui les eût formés, ce
Principe étant unique et toujours le même, se serait manifesté partout de la même manière, et
tous les Gouvernements qu’il aurait produit seraient semblables. Ainsi, dès qu’il y a de la
disparité entre eux, nous ne [146] pouvons plus admettre l’Unité de leur Principe, et très
certainement il doit y en avoir parmi eux qui soient illégalement établis.
Je ne m’arrête point à ces différences locales, qui étant amenées par les circonstances et par
le cours continuel des choses, doivent journellement se faire sentir dans l’administration.
Comme la marche de cette administration doit être réglée elle-même par le Principe constitutif
universel, loin que les différences qu’elle admettra, selon les temps et les lieux, le puissent
altérer, elles nous montreront bien plutôt sa sagesse et sa fécondité.
Je ne dois donc compter dans ce moment-ci que les différences fondamentales, qui tiennent
à la constitution de l’Etat.
De ce nombre sont les différentes formes de Gouvernement, dont je n’envisagerai que les
deux principales, parce que les autres y tiennent plus ou moins ; savoir, celle où la suprême
puissance est dans une seule main, et celle où elle est à la fois dans plusieurs.
Si de ces deux sortes de Gouvernements l’on suppose que l’une est conforme au Principe, il
est bien à présumer que l’autre y est opposée ; car l’une et l’autre étant si différentes, ne
peuvent pas raisonnablement avoir la même base, ni la même origine.
Je ne puis, par conséquent, admettre cette opinion généralement reçue, qui détermine la
forme d’un Gouvernement d’après sa situation, son étendue et d’autres considérations de cette
nature, par lesquelles on prétend fixer l’espèce de Législation la plus convenable à chaque
Peuple ou à chaque Contrée.
Selon cette règle, ce serait dans les Causes secondaires que se trouverait absolument la
raison constitutive d’un Etat, et c’est ce qui répugne entièrement à l’idée que j’ai déjà donnée
de cette Cause ou de ce Principe constitutif. Car, comme Principe, il doit dominer partout,
diriger tout. Etant lumineux, il peut, il est vrai, s’accommoder aux circonstances que je viens
de citer, mais il ne doit jamais plier devant elles au point de se dénaturer, et de produire des
effets contradictoires. En un mot, ce serait renouveler l’erreur que nous avons dévoilée en
parlant de la Religion ; c’est-à-dire, que ce serait chercher dans l’action et les Lois des choses
sensibles, la source d’un Principe vrai, pendant que ce sont elles qui l’éloignent et qui le
défigurent. Ainsi je persiste à soutenir que des deux formes de Gouvernements, dont je viens
de parler, il y en a nécessairement une qui doit être vicieuse.
Du gouvernement d’un seul
Si l’on me pressait absolument de me décider sur celle qui mérite la préférence, quoique
mon plan soit plutôt de poser les Principes, que de donner mon avis, je ne pourrais me
dispenser d’avouer que le gouvernement d’un seul est, [147] sans contredit, le plus naturel, le
plus simple et le plus analogue aux véritables Lois, que j’ai exposées précédemment comme
étant essentielles à l’homme.
C’est en effet, dans lui-même et dans le flambeau qui l’accompagne, que l’homme doit
puiser ses conseils et toutes ses lumières ; si cet homme est Roi, ses devoirs comme homme,
ne changent pas, ils ne font que s’étendre. Ainsi, dans ce rang élevé, ayant toujours la même
oeuvre à faire, il a aussi toujours les mêmes secours à espérer.
Ce n’est donc point dans les autres Membres de son Etat, qu’il doit chercher ses guides, et
s’il est homme, il saura se suffire à lui-même. Toutes les mains qui seront nécessairement
employées dans l’Administration, quoiqu’étant l’image du Chef, chacune dans leur classe,
n’auront pour objet que de le seconder, et nullement de l’instruire et de l’éclairer, puisque
nous avons reconnu en lui la source des immenses pouvoirs qui se répandent dans tout son
Empire.
Donc, si nous concevons qu’un homme puisse réunir en lui ces privilèges, il serait très
inutile qu’il y eût à la fois plusieurs hommes à la tête d’un Gouvernement, puisqu’un seul peut
alors la même chose que tous les autres.
Ainsi, quelques avantages qu’on voulût trouver dans le Gouvernement de plusieurs, je ne
pourrais regarder cette forme comme la plus parfaite, parce qu’il y aurait un défaut qui serait
la superfluité, et que dans l’idée que nous portons en nous d’un Gouvernement vrai, il ne doit
point s’y trouver de défauts.
Cependant, quoique je donne la préférence au Gouvernement d’un seul, je ne décide point
encore que tous ceux qui ont cette forme soient vrais, selon toute la régularité du principe. Car
enfin, même parmi les Gouvernements d’un seul, il se trouve encore des différences infinies.
Dans les uns, le Chef n’a presque aucune autorité ; dans les autres, il en a une absolue ;
dans d’autres, il tient le milieu entre la dépendance et le despotisme ; rien n’est fixe, rien n’est
stable en ce genre. C’est pour cela qu’il est très probable, que ce n’est pas encore par cette Loi
invariable, dont nous nous occupons, qu’ont été dirigés tous les Gouvernements où la
puissance est dans une seule main, et qu’ainsi nous ne devons pas les adopter tous.
De la rivalité des gouvernements
Mais le troisième, et en même temps le plus puissant motif, qui doit nous tenir en suspens
sur la légitimité de toutes les Institutions sociales de la Terre, tant celles où il n’y a qu’un
Chef, que celles qui en ont plusieurs, c’est qu’elles sont universellement ennemies les unes
des autres ; or, très certainement cette inimitié n’aurait pas lieu, si le même Principe eût
présidé à toutes ces Associations, et qu’il en dirigeât continuellement la marche. Car l’objet
de ce Principe étant l’ordre, tant en général, qu’en particulier, tous les établissements auxquels
il aurait présidé, n’auraient eu sans doute que ce même but ; et loin que ce but eût été de [148]
s’envahir les uns et les autres, il eût été, au contraire, de se soutenir mutuellement contre le
vice naturel et commun qui prépare sans cesse leur destruction.
Lors donc que je les vois employer réciproquement leurs forces les uns contre les autres, et
s’écarter si grossièrement de leur objet, je dois présumer, sans crainte, que dans le nombre de
ces Gouvernements, il ne se peut qu’il n’y en ait d’irréguliers et de vicieux.
Du droit de la guerre
Les Politiques, je le sais, emploient tous leurs efforts pour pallier cette difformité. Ils
considèrent les Instructions sociales comme formées à l’instar des ouvrages de la Nature ;
ensuite oubliant que surtout entre leurs mains, la copie ne peut jamais être égale à son modèle,
ils transportent et attribuent à ces Corps factices la même vie, la même faculté et les mêmes
pouvoirs que ceux dont les Etres corporels de la Nature sont revêtus, ils leur prêtent la même
activité, Ta même force, le même droit de se conserver, et par conséquent, celui de repousser
également les attaques, et de combattre leurs ennemis.
C’est par là qu’ils justifient la guerre entre les Nations, et la multitude des Lois établies
pour la sûreté, tant intérieure qu’extérieure des Etats.
Mais les Législateurs eux-mêmes ne peuvent pas se dissimuler la faiblesse et la défectuosité
des moyens qu’ils emploient pour le maintien de ces droits, et pour la conservation des Corps
politiques ; ils voient évidemment que si le Principe actif qu’ils supposent dans leur Ouvrage,
était vivant, il animerait sans violence, et conserverait sans détruire, ainsi que le Principe actif
des Corps naturels.
Des vrais ennemis de l’Homme
Or, dès qu’il arrive absolument tout le contraire, dès que les Lois quelconques des
Gouvernements n’ont de force que pour anéantir, et qu’elles ne créent rien, le Chef ne trouve
plus une véritable puissance dans l’instrument dont il se sert, et il ne peut se nier à lui-même,
que le Principe qui lui a fait composer sa Loi, ne l’ait trompé.
Alors, je demande quelle peut être cette erreur, si ce n’est de s’être abusé lui-même sur le
genre de combat qu’il avait à faire ; d’avoir eu la faiblesse de croire que ses ennemis étaient
des hommes, et formaient les Corps politiques ; qu’ainsi c’était contre ces Corps, qu’il devait
tourner toutes ses forces et toute sa vigilance. Or, comme cette idée est une des plus funestes
suites des ténèbres où l’homme est plongé, il n’est pas étonnant que les droits qu’elle a fait
établir soient également faux, et dès lors qu’ils ne puissent rien produire.
On ne doit point être surpris de me voir annoncer que l’homme ne peut avoir les hommes
pour ses véritables ennemis ; et que par la Loi de sa nature, il n’a vraiment rien à craindre de
leur part ; parce qu’en effet, comme on a reconnu qu’ils ne sauraient par eux-mêmes, devenir
Supérieurs les uns des autres, et qu’ils sont tous dans la même faiblesse et la même privation,
il est certain que dans cet état, [149] ils n’ont aucun avantage réel sur leur semblable ; et s’ils
essayaient de faire usage contre lui des avantages corporels qui seraient en eux, comme
l’adresse, l’agilité ou la force, celui qui serait l’objet de leurs attaques, parviendrait sans doute
à s’en préserver, en se laissant conduire par la Loi première et universelle, que j’ai présentée à
chaque instant dans cet Ouvrage, comme étant le guide indispensable de l’homme.
Si, au contraire, c’était en vertu des facultés de cette même loi, et par la puissance du
Principe qui l’a prescrite, que l’homme trouvât réellement des Supérieurs ; comme ceux qui
auraient ces pouvoirs ne les emploieraient que pour son propre bien et pour son vrai bonheur,
il est clair qu’il n’aurait rien à craindre de leur part, et qu’il aurait tort de les regarder comme
ses ennemis.
Des trois vices des gouvernements
C’est donc par faiblesse et par ignorance, que l’homme est timide avec ses semblables ;
c’est pour avoir mal saisi le but de son origine, et l’objet de sa destination sur la Terre ; et si,
comme nous l’avons observé, l’on voit, entre les différents Gouvernements, une jalouse et
avide inimitié, nous devons croire que cette erreur n’a pas eu une autre source, ni un autre
principe, et que par conséquent, la lumière qui a présidé à leur association n’a pas tous les
droits qu’elle aurait à notre confiance, si elle eût été aussi pure qu’elle aurait dû l’être.
Indépendamment des vices d’administration dont nous parlerons ensuite, nous observerons
donc ici trois vices essentiels, savoir, l’instabilité, la disparité et la haine, qui se montrent
clairement parmi les Gouvernements reçus, considérés en eux-mêmes et dans leurs rapports
respectifs ; sur cela seul, je serais en droit d’assurer que ces associations se sont formées par
la main de l’homme, et sans le secours de la Loi supérieure qui doit leur donner la sanction, et
que cette sanction ayant été négligée, les Gouvernements, qui ne peuvent tous se soutenir que
par elle, ont dégénéré de leur premier état.
Mais comme je me suis imposé la Loi de ne prononcer sur aucun, je ne porterai point
encore ici mon Jugement, d’autant que chacun de ces Gouvernements pourrait trouver des
objections à faire pour se défendre de l’inculpation. Si ceux qui se sont éteints ont été faux,
ceux qui subsistent peuvent ne pas l’être ; si parmi ceux-ci j’ai remarqué une différence
presque universelle, d’où j’ai conclu qu’il y en avait nécessairement de mauvais, je n’ai
condamné, et même encore en général, que le Gouvernement de plusieurs, ainsi les
Gouvernements d’un seul n’ont point été compris dans ce jugement.
De l’administration
Enfin, si je trouve même entre les Gouvernements d’un seul, une haine marquée, ou pour
parler plus décemment, une rivalité générale, chacun d’eux pourrait opposer qu’il est
dépositaire de ces droits réels qui devraient présider à toute [150] société, et alors qu’il est de
son devoir de se tenir en garde contre les autres Etats.
Ce sont toutes ces raisons réunies, qui m’empêcheront toujours de donner mon sentiment
sur aucun des Corps Politiques actuels ; mais, comme mon dessein est en même temps, de les
mettre tous dans le cas de pouvoir se juger eux-mêmes ; je vais leur offrir d’autres
observations qui les aideront à diriger leurs jugements sur ce qu’ils sont et sur ce qu’ils
devraient être.
C’est sur leur administration que je vais actuellement jeter la vue, parce que pour qu’un
Gouvernement soit conforme au Principe vrai, son administration doit se conduire par des
Lois certaines et dictées par la vraie Justice ; si au contraire, elle se trouve injuste et fausse, ce
sera aux Gouvernements qui l’emploient, à en tirer les conséquences sur la légitimité du
Principe et du mobile auxquels ils doivent leur naissance.
Du droit public
L’Administration des Corps politiques a deux choses principales à régler ; premièrement
les droits de l’Etat et de chacun des membres, ce qui fait l’objet du Droit public et de la
Justice civile ; secondement, elle a à veiller à la sûreté de la Société tant générale que
particulière, ce qui fait l’objet de la Guerre, de la Police et de la Justice criminelle. Chacune
de ces branches ayant des Lois pour se diriger, il ne faut pour nous assurer de leur justesse,
qu’examiner si ces Lois émanent directement du Principe vrai, ou si elles sont établies par
l’homme seul et privé de son guide. Commençons par le Droit public.
Je n’en examinerai qu’un seul article, parce qu’il suffira pour indiquer l’obscurité où cette
partie de l’Administration est encore plongée ; c’est celui des échanges que les Souverains
font souvent entre eux, de différentes parties de leurs Etats, selon leur convenance.
Des échanges et des usurpations
Je demande, en effet, si après qu’un Sujet a prêté, ou est censé avoir prêté serment de
fidélité à un Souverain, celui-ci a le droit de l’en délier, et cela même malgré tous les
avantages qui peuvent en résulter pour l’Etat. L’usage où sont les Souverains de ne pas
prendre l’aveu des Habitants des contrées qu’ils échangent, n’annonce-t-il pas que l’ancien
serment n’a pas été libre, et que le nouveau ne le sera pas davantage. Or, cette conduite peutelle
jamais être conforme aux idées que les Législateurs eux-mêmes veulent nous donner d’un
Gouvernement légitime ?
Dans celui dont j’ai annoncé la Vérité et l’Existence indestructible, ces échanges sont
également en usage, et ceux qui se pratiquent parmi les Gouvernements reçus, n’en sont que
l’image, parce que l’homme ne peut rien inventer ; mais les formalités en sont différentes, et
dictées par des motifs qui en rendent tous les actes équitables ; c’est-à-dire, que l’échange y
est libre et volontaire de part [151] et d’autre, qu’on n’y regarde pas les hommes comme
attachés au sol, et faisant partie du domaine ; en un mot, qu’on ne confond pas leur nature
avec celle des possessions temporelles.
De la loi civile
Je n’ose parler ici de ces illustres usurpations par lesquelles les différents Gouvernements
prétendent acquérir un droit de propriété sur des Nations paisibles et ignorées, ou même sur
des Contrées voisines et sans défense, par cela seul qu’ils manifestent contre elles leur force et
leur cupidité. Il est vrai que tout se faisant par réaction dans l’Univers, la Justice a souvent
laissé armer des Peuples pour la punition des Peuples criminels, mais en servant
réciproquement de Ministres à sa vengeance, ils n’ont fait qu’augmenter leurs propres crimes
et leur propre souillure, et ces horribles envahissements dont nous avons sous les yeux tant
d’affreux exemples, ont peut-être été moins funestes à ceux qui en ont été les victimes, qu’à
ceux qui les ont opérés. Venons à l’examen de la Loi civile.
Je suppose tous les droits de propriété établis, je suppose le partage de la terre fait
légitimement parmi les hommes, ainsi qu’il a eu lieu dans l’origine, par des moyens que
l’ignorance ferait regarder aujourd’hui comme imaginaires. Alors, quand l’avarice, la
mauvaise foi, l’incertitude même viendront à produire des contestations, qui pourra les
terminer ? Qui pourra assurer des droits menacés par l’injustice, et réhabiliter ceux qui
auraient dépéri ? Qui pourra suivre la filiation des héritages et des mutations depuis le premier
partage jusqu’au moment de la contestation ? Et cependant, comment remédier à tant de
difficultés, sans avoir la connaissance évidente de la légitimité de ces droits, et sans pouvoir à
coup sûr désigner le véritable propriétaire ? Comment juger sans avoir cette certitude, et
comment oser prononcer sans être sûr que l’on ne couronne pas une usurpation ?
De la prescription
Or, personne n’osera nier que cette incertitude ne soit comme universelle, d’où nous
conclurons hardiment que la Justice civile est souvent imprudente dans ses décisions.
Mais voici où elle est bien plus condamnable encore, et où elle montre à découvert sa
témérité ; c’est lorsque dans l’extrême embarras où elle se trouve fréquemment, de
reconnaître l’origine des différents droits et des différentes propriétés, elle fixe une borne à
ses recherches, en assignant un temps pendant lequel toute possession paisible devient
légitime, ce qu’elle appelle Prescription ; car je demande, dans le cas où la possession serait
mal acquise, s’il est un temps qui puisse effacer une injustice.
Il est donc évident que la Loi civile agit d’elle-même en ce moment, il est évident que c’est
elle qui crée la Justice, pendant qu’elle ne doit que l’exécuter, [152] et qu’elle répète par là
cette erreur universelle par laquelle l’homme confond toujours les choses avec leur Principe.
Il suffirait peut-être de me borner à ce seul exemple sur la Justice civile, quoiqu’elle pût
m’en offrir plusieurs autres qui déposeraient également contre elle, tels que ces variétés, ces
contradictions où elle est exposée à tous les pas, et qui l’obligent à se désavouer elle-même
dans mille occasions.
De l’adultère
J’ajouterai seulement qu’il est une circonstance où elle découvre tout à fait son imprudence
et son aveuglement, et où le principe de Justice qui devrait toujours diriger sa marche, est
blessé bien plus grièvement que lorsqu’elle porte des jugements hasardés sur de simples
possessions. C’est lorsque pour d’autres causes que pour l’adultère, elle prononce la
séparation des personnes liées par le mariage. En effet, l’adultère est le seul motif sur lequel
elle puisse légitimement désunir les époux, parce que c’est la seule contravention qui blesse
directement l’alliance, et que par cela seul elle est rompue, puisque c’était sur cette union sans
partage qu’elle était fondée. Ainsi lorsque la Loi civile se laisse guider par d’autres
considérations, elle annonce, sans aucun doute, qu’elle n’a pas la première idée d’un pareil
engagement.
Je ne peux donc me dispenser d’avouer combien la marche de la Loi civile est défectueuse,
tant dans ce qui regarde la personne des membres de la Société, que dans ce qui regarde tous
leurs droits de propriété ; ce qui m’empêche absolument de regarder cette Loi comme
conforme au Principe qui devrait avoir dirigé l’association, et me force à reconnaître ici la
main de l’homme au lieu de cette main supérieure et éclairée qui devrait tout faire en sa place.
Je m’en tiendrai là sur la première partie de l’Administration des Corps politiques, mais
avant de passer à la seconde, je crois à propos de dire un mot sur l’adultère que nous avons
annoncé comme étant la seule cause légitime de la dissolution des Mariages.
L’adultère est le crime du premier homme, quoiqu’avant qu’il le commît, il n’y eût point de
femmes. Depuis qu’il y en a, l’écueil qui le conduisit à son premier crime, subsiste toujours,
et en outre les hommes sont exposés à l’Adultère de la chair. De façon que ce dernier
Adultère ne peut avoir lieu sans être précédé du premier.
Ce que je dis deviendra sensible, si l’on conçoit que le premier Adultère ne s’est commis
que parce que l’homme s’est écarté de la Loi qui lui avait été prescrite, et qu’il en a suivi une
toute opposée ; or, l’Adultère corporel répète absolument la même chose, puisque le Mariage,
pouvant être dirigé par une Loi pure, ne doit pas être l’ouvrage de l’homme plus que ses
autres actions ; puisque cet homme ne devant pas avoir formé lui-même son lien, n’a pas en
lui le droit de [153] le pouvoir rompre ; puisqu’enfin se livrer à l’Adultère, c’est révoquer de
sa propre autorité la volonté de la Cause universelle temporelle, qui est censée avoir conclu
l’engagement, et en écouter une qu’elle n’a point approuvée. Ainsi, la volonté de l’homme
précédant toujours ses actions, il ne peut s’oublier dans ses actes corporels, sans s’être
auparavant oublié dans sa volonté, de façon qu’en se livrant aujourd’hui à l’Adultère de la
chair, au lieu d’un crime, il en commet deux.
Si celui qui lira ceci, est intelligent, il pourra bien démêler dans l’adultère de la chair,
quelques indices plus clairs que l’adultère commis par l’homme avant qu’il fût soumis à la
Loi des éléments. Mais autant je désire qu’on y parvienne, autant mes obligations
m’interdisent le moindre éclaircissement sur ce point ; et d’ailleurs pour mon propre bien,
j’aime mieux rougir du crime de l’homme, que d’en parler.
Tout ce que j’ai à dire, c’est que s’il est quelques hommes à qui l’adultère ait paru
indifférent, ce n’est sûrement qu’à ceux qui ont été assez aveugles pour être Matérialistes. Car
en effet, si l’homme n’avait que des sens, il n’y aurait point d’adultère pour lui, puisque la Loi
des sens n’étant pas fixe, mais relative, tout pour eux doit être égal. Mais, comme il a de plus
une faculté qui doit mesurer même les actions de ses sens, faculté qui se fait connaître jusque
dans le choix et la délicatesse dont il assaisonne ses plaisirs corrompus, on voit si l’homme
peut de bonne foi se persuader l’indifférence de pareils actes.
Ainsi, loin d’adopter cette opinion dépravée, j’emploierai tous mes efforts pour la
combattre. J’assurerai hautement que le premier adultère a été la cause de la privation et de
l’ignorance où l’homme est .encore plongé, et que c’est là ce qui a changé son état de lumière
et de splendeur en un état de ténèbres et d’ignominie.
Le second adultère, outre qu’il rend encore plus rigoureux le premier Arrêt, expose
l’homme temporellement à des désordres inexprimables, à des souffrances cruelles, et à des
malheurs dont il ignore souvent la principale source, et qu’il est bien éloigné de soupçonner si
près de lui ; ce qui n’empêche pas cependant qu’ils ne puissent avoir une multitude d’autres
causes.
C’est encore dans cet adultère corporel que l’homme pourrait aisément se former l’idée des
maux qu’il prépare aux fruits de ses crimes, en réfléchissant que cette Cause temporelle
universelle, ou cette volonté supérieure ne préside pas à des assemblages qu’elle n’a pas
approuvés, ni à plus forte raison à ceux qu’elle condamne ; que si sa présence est nécessaire à
tout ce qui existe temporellement, soit sensible, soit intellectuel, l’homme destitue sa postérité
de ce soutien, quand il l’engendre d’après une volonté illégitime ; et que par conséquent, il
expose [154] cette postérité à des pâtiments inouïs, et au dépérissement terrible de toutes les
facultés de son Etre.
Des espèces d’hommes irrégulières
Mais ce serait dans les divers adultères originels, que les hommes avides de Sciences
trouveraient l’explication de toutes ces peuplades abâtardies, de toutes ces Nations dont
l’espèce est si bizarrement construite, ainsi que de toutes ces générations monstrueuses, et mal
colorées dont la Terre est couverte, et à qui les Observateurs cherchent en vain une classe
dans l’ordre des Ouvrages réguliers de la Nature.
Qu’on ne m’objecte pas ces beautés arbitraires, fruit de l’habitude, qui sont admises dans
les diverses contrées : ce ne sont que les sens qui les jugent, et les sens s’accoutument à tout.
Il y a très certainement pour l’espèce humaine une régularité fixe et indépendante de la
convention et du caprice des Peuples ; car le corps de l’homme a été constitué par un nombre.
Il y a aussi une Loi pour sa couleur, et elle nous est assez clairement indiquée par
l’arrangement et l’ordre des Eléments dans la composition de tous les corps, où l’on voit
toujours le sel à la surface. C’est pour cela que les différences du climat et celles que la
manière de vivre opèrent souvent, tant sur la forme que sur la couleur du corps, ne détruisent
point le principe qui vient d’être établi ; car la régularité de la stature des hommes, ne consiste
pas dans l’égalité de leur grandeur réciproque, mais dans la juste proportion de toutes leurs
parties.
De la pudeur
De même, quoiqu’il y ait des nuances dans leur vraie couleur, cependant il y a un degré
qu’elles ne peuvent jamais passer, parce que les Eléments ne sauraient changer de place, sans
une action contraire à celle qui leur est naturelle.
Ainsi, attribuons sans crainte aux dérèglements des Ancêtres des Nations, tous ces signes
corporels, qui sont un indice frappant d’une souillure originelle ; attribuons à la même source,
l’abrutissement où des Peuples entiers sont tellement plongés qu’ils ont perdu tout sentiment
de pudeur et de honte, et que non seulement ils n’interdisent pas l’adultère, mais que même ils
sont si peu choqués des nudités, que pour quelques-uns d’entre eux, l’acte de la génération
corporelle est devenu une cérémonie publique et religieuse. Ceux qui d’après ces observations
ont jugé que le sentiment de la pudeur n’était point naturel aux hommes, n’ont pas fait
attention qu’ils prenaient leurs exemples parmi des Peuples abâtardis ; ils n’ont pas vu que
ceux qui montrent le moins de répugnance et de délicatesse à cet égard, sont aussi les plus
abandonnés à la vie des sens, et si peu avancés dans la jouissance et l’usage de leurs facultés
intellectuelles, qu’ils ne diffèrent presque plus des bêtes que par quelques vestiges de Lois qui
leur ont été transmises, et qu’ils conservent par habitude et par imitation.
Lorsque les Observateurs ont voulu, au contraire, prendre leurs exemples dans [155] les
sociétés policées, où le respect du lien conjugal et la pudeur ne sont presque jamais que l’effet
de l’éducation, ils se sont encore trompés dans leurs jugements, parce que ces Sociétés
n’éclairant pas l’homme sur les droits de sa véritable nature, y suppléent par des instructions
et des sentiments factices, que le temps, les lieux, le genre de vie, font disparaître ; aussi, en
ôtant de ces Sociétés policées, les dehors de décence reçue, ou une attache plus ou moins forte
aux principes de la première éducation, on n’y trouverait peut-être pas réellement plus de
pudeur que parmi les Nations les plus grossières ; mais cela ne prouvera jamais rien contre la
vraie Loi de l’homme, parce que dans ces deux exemples, les Peuples dont il est question en
sont également éloignés, les uns par défaut de culture et les autres par dépravation ; en sorte
qu’aucun d’eux ne sont dans leur état naturel.
Des deux lois naturelles
Pour résoudre la difficulté, il fallait donc remonter jusqu’à cet état naturel de l’homme ;
alors on aurait vu que la forme corporelle étant l’Etre le plus disproportionné avec l’homme
intellectuel, lui offrait le spectacle le plus humiliant ; et que s’il connaissait le Principe de
cette forme, il ne pourrait la considérer sans rougir, quoique cependant chacune des parties de
ce même corps ayant un but et un emploi différent, elles ne fussent pas toutes propres à lui
inspirer la même horreur. On y aurait vu, dis-je, que cet homme aurait frémi à la seule idée
d’adultère, en ce qu’elle lui aurait retracé le souvenir affreux et désespérant de ce premier
adultère, d’où sont découlés tous ses malheurs. Mais comment les Observateurs auraient-ils
considéré l’homme dans son Principe ? Ils ne lui en connaissaient aucun ; alors quelle
confiance pourrions-nous donc ajouter à leurs opinions ?
N’oublions donc jamais que toutes les difformités et tous les vices que les différentes
Nations montrent, soit dans leurs corps, soit dans leur Etre pensant, viennent de ce que leurs
Ancêtres n’avaient pas suivi leur Loi naturelle, ou qu’elles-mêmes s’en sont écartées : et que
les Matérialistes ne me croient pas à présent d’accord avec eux, en m’entendant parler ici
d’une Loi naturelle pour l’homme ; je veux, comme eux, qu’il suive sa Loi naturelle, mais
nous différons, en ce qu’ils veulent qu’il suive la Loi naturelle de la bête, et moi celle qui l’en
distingue, c’est-à-dire, celle qui éclaire et assure tous ses pas, celle, en un mot, qui tient au
flambeau même de la Vérité.
Des deux adultères
N’oublions pas, je le répète, que le second crime de l’homme ou l’adultère corporel, ne
prend sa source que dans le premier adultère, ou celui de la volonté, par lequel l’homme a
suivi dans son oeuvre une Loi corrompue, au lieu de la Loi pure qui lui était imposée. Car, si
l’homme peut commettre aujourd’hui l’adultère avec la femme, il peut encore plus, comme
dans l’origine, commettre un adultère sans la femme, c’est-à-dire, un adultère intellectuel
puisqu’après la [156] première cause temporelle, rien dans le temps n’est plus puissant que la
volonté de l’homme, et puisqu’elle a des pouvoirs, lors même qu’elle est impure et criminelle,
en similitude du Principe qui s’est fait mauvais.
Que l’on examine ensuite, si l’homme qui se trouverait être l’auteur de tous les désordres
que nous venons d’exposer, devrait jamais être heureux et en paix, et s’il pourrait se cacher à
lui-même qu’il doit encore plus de tributs à la Justice, que sa malheureuse postérité.
Ceux qui croiraient remédier à tous ces maux en rendant nuls les résultats de leurs crimes,
ne prétendront jamais de bonne foi, faire adopter cette opinion dépravée, et ils ne peuvent
douter, au contraire, que ce ne soit tourner contre eux le fléau tout entier, tandis que leur
postérité l’aurait pu partager avec eux. En outre, c’est donner à ce même fléau une extension
sans mesure, puisque par cet Acte criminel, joint aux adultères corporel et intellectuel, de
toutes les Lois qui forment l’Essence de l’homme, il n’y en a pas une qui ne soit violée.
Je ne pourrais sans indiscrétion m’étendre davantage sur cet objet : les Vérités profondes ne
conviennent pas à tous les yeux ; mais, quoique je n’expose pas aux hommes la Raison
première de toutes les Lois de la Sagesse, ils n’en sont pas moins tenus de les observer, parce
qu’elles sont sensibles, et que l’homme peut connaître tout ce qui est sensible. De plus,
quoiqu’il soit aussi reçu parmi eux que la Génération est un mystère, il n’en est pas moins vrai
qu’elle a dans l’homme une Loi et un ordre inconnus à la brute, et que les droits qui y sont
attachés sont les plus beaux témoignages de sa grandeur, comme aussi la source de sa
condamnation et de sa misère.
De l’administration criminelle
Laissons nos lecteurs méditer sur ce point, et passons à la seconde partie de
l’Administration sociale, savoir, celle qui veille à la sûreté extérieure et intérieure de l’Etat.
Nous avons vu que cette seconde partie ayant deux objets, avait aussi deux sortes de Lois
pour se diriger ; les premières chargées de veiller au-dehors, forment des Lois de la guerre, et
les droits politiques des Nations. Mais, comme j’ai fait voir que la manière d’être des Peuples,
et l’habitude où ils sont de se considérer respectivement comme ennemis, étaient fausses, je
ne peux pas avoir plus de confiance dans les Lois qu’ils se sont faites sur ces objets.
On sera facilement d’accord avec moi, si l’on examine ces incertitudes continuelles, où l’on
voit errer les Politiques qui veulent chercher parmi les choses humaines, une base à leurs
Établissements. Comme ils ne connaissent pour principe des Gouvernements que la force ou
la convention ; comme ils ne tendent qu’à se passer de leur unique point d’appui ; comme ils
veulent ouvrir, et que cependant ils s’obstinent à ne vouloir point se servir de la seule clef
avec laquelle [157] ils pourraient y parvenir, leurs recherches restent absolument sans fruits.
C’est pour cela que je ne m’étendrai pas au-delà de ce que j’ai déjà dit sur ce sujet.
Du droit de punir
Ce ne sera donc que sur la seconde espèce de Lois, ou sur celles qui s’occupent de la sûreté
intérieure de l’Etat, que se dirigeront mes observations, c’est-à-dire, sur cette partie de
l’Administration qui concerne la Police et les Lois criminelles ; je réunis même ces deux
branches sous un seul point de vue, parce que, malgré la différence des objets qu’elles
embrassent, elles ont chacune pour but le maintien de l’ordre, et la réparation des délits ; ce
qui leur donne à l’une et l’autre la même origine, et les fait également dériver du droit de
punir.
Mais dans l’examen que j’en vais faire, mon dessein sera toujours le même que dans tout le
cours de cet Ouvrage, et je continuerai de chercher dans tout, si les choses sont ou non
conformes à leur Principe, afin que chacun en tire les conséquences, et s’instruise par luimême,
plutôt que par mes propres Jugements.
J’examinerai donc ici dans quelle main le droit de punir doit principalement résider, et
ensuite de quelle manière celui qui en sera revêtu devra légitimement y procéder ; car, sans
tous ces éclaircissements, ce serait être étrangement téméraire que de prendre le glaive,
puisqu’il pourrait également tomber sur l’innocent et sur le coupable, et que quand même il
n’y aurait pas cet inconvénient à craindre, et qu’il fût possible que les coups ne tombassent
jamais que sur des criminels, il resterait encore incertain de savoir si celui qui frappe en a le
droit.
S’il est un Principe supérieur, unique et universellement bon, comme tous mes efforts ont
tendu jusqu’à présent à l’établir ; s’il est un Principe mauvais dont j’ai aussi démontré
l’existence, qui travaille sans cesse à s’opposer à l’action de ce Principe bon, il est comme
inévitable que dans cette classe intellectuelle, il n’y ait des crimes.
Or, la Justice étant un des attributs essentiels de ce Principe bon, les crimes ne peuvent
soutenir un seul instant sa présence, et la peine en est aussi prompte qu’indispensable ; c’est là
ce qui prouve la nécessité absolue de punir, dans ce Principe bon.
L’homme, dans sa première origine, éprouva physiquement cette Vérité, et il fut
solennellement revêtu de ce droit de punir ; c’est même là ce qui faisait sa ressemblance avec
son Principe ; et c’est aussi en vertu de cette ressemblance que sa Justice était exacte et sûre ;
que ses droits étaient réels, éclairés, et n’auraient jamais été altérés, s’il avait voulu les
conserver ; c’est alors, dis-je, qu’il avait véritablement le droit de vie et de mort sur les
malfaiteurs de son Empire.
Mais rappelons-nous bien que ce n’était point sur ses semblables qu’il aurait pu l’exercer,
parce que, dans la Région qu’il habitait alors, il ne peut y avoir de Sujets parmi des Etres
semblables.
Du droit de vie et de mort
[158] Lorsqu’en dégénérant de cet état glorieux, il a été précipité dans l’état de nature, d’où
résulte l’état de Société, et bientôt celui de corruption, il s’est trouvé dans un nouvel ordre de
choses, où il a eu à craindre et à punir de nouveaux crimes. Mais, de même qu’aucun homme
dans l’état actuel, ne peut avoir une juste autorité sur ses semblables, sans avoir par ses efforts
retrouvé les facultés qu’il a perdues ; de même, quelque soit cette autorité, elle ne peut faire
découvrir en lui le droit de punir corporellement ses semblables, ni le droit de vie et de mort
sur des hommes ; puisque ce droit de vie et de mort corporelle, il ne l’avait pas même pendant
sa gloire, sur les Sujets soumis à sa domination.
Il faudrait pour cela, que par sa chute, son empire se fût étendu, et qu’il eût acquis de
nouveaux Sujets. Mais, loin qu’il en ait augmenté le nombre, nous voyons au contraire, qu’il a
perdu l’autorité qu’il avait sur les anciens ; nous voyons même que la seule espèce de
supériorité qu’il puisse acquérir sur ses semblables, c’est celle de les redresser, quand ils
s’égarent ; de les arrêter, quand ils se livrent au crime, ou bien plutôt celle de les soutenir, en
les rapprochant, par son exemple et par ses vertus, de l’état dont ils n’ont plus la jouissance ;
et non celle de pouvoir par lui-même, exercer sur eux un empire que leur propre nature
désavoue.
Source du droit de punir
Ce serait donc en vain que nous chercherions aujourd’hui en lui, les titres d’un Législateur
et d’un Juge. Cependant, selon les Lois de la Vérité, rien ne doit rester impuni, et il est
inévitable que la Justice n’ait universellement son cours, avec l’exactitude la plus précise, tant
dans l’état sensible, que dans l’état intellectuel. Alors si l’homme par sa chute, loin d’acquérir
de nouveaux droits, s’est laissé dépouiller de ceux qu’il avait, il faut absolument trouver
ailleurs que dans lui, ceux dont il a besoin pour se conduire dans cet état social auquel il est à
présent lié.
Et, où pourrons-nous mieux les découvrir que dans cette même Cause temporelle et
physique qui a pris la place de l’homme, par ordre du premier Principe ? N’est-ce pas elle, en
effet, qui a été substituée au rang que l’homme a perdu par sa faute, n’est-ce pas elle dont la
destination et l’emploi ont été d’empêcher que l’ennemi ne demeurât maître de l’Empire dont
l’homme avait été chassé ? En un mot, n’est-ce pas elle qui est préposée pour servir de fanal à
l’homme, et pour l’éclairer dans tous ses pas ?
C’est donc par elle seule que doit s’opérer aujourd’hui, et l’oeuvre que l’homme avait à
faire anciennement, et celui qu’il s’est imposé lui-même, en venant habiter un lieu qui n’avait
pas été créé pour lui.
Voilà ce qui peut seul expliquer et justifier la marche des Lois criminelles de l’homme. La
société où il vit nécessairement et à laquelle il est destiné, fait naître [159] des crimes ; il n’a
en lui ni le droit, ni la force de les arrêter ; il faut donc absolument que quelqu’autre cause le
fasse pour lui, car les droits de la Justice sont irrévocables.
Cependant, cette Cause étant au-dessus des choses sensibles, quoiqu’elle les dirige et
qu’elle y préside ; et les punitions de l’homme en société devant être sensibles comme le sont
ses crimes, il faut qu’elle emploie des moyens sensibles pour manifester ses décisions, de
même que pour faire exécuter ses jugements.
C’est la voix de l’homme qu’elle emploie pour cette fonction, quand toutefois il s’en est
rendu digne ; c’est lui qu’elle charge d’annoncer la Justice à ses semblables, et de la leur faire
observer. Ainsi, loin que l’homme soit par son essence le dépositaire du glaive vengeur des
crimes, ses fonctions mêmes annoncent que ce droit de punir réside dans une autre main dont
il ne doit être que l’organe.
On voit aussi quels avantages infinis résulteraient pour le Juge qui aurait obtenu d’être
vraiment l’organe de cette Cause intelligente, temporelle, universelle ; il trouverait en elle une
lumière sûre qui lui ferait discerner sans erreur l’innocent d’avec le coupable ; par là il serait à
couvert des injustices, il serait sûr de mesurer les peines aux délits, et de ne pas se charger luimême
de crimes, en travaillant à réparer ceux des autres hommes.
Cet inestimable avantage, quelqu’inconnu qu’il soit parmi les hommes en général, n’offre
cependant rien qui doive étonner, ni qui surpasse tous ceux dont j’ai fait voir jusqu’à présent,
que l’homme était susceptible ; ils proviennent tous des facultés de cette Cause active et
intelligente, destinée à établir l’ordre dans l’Univers, parmi tous les Étres des deux natures ; et
si par son moyen, l’homme peut s’assurer de la nécessité, et de la vérité de sa Religion et de
son culte ; s’il peut acquérir des droits incontestables qui l’élèvent et qui l’établissent
légitimement au-dessus de ses semblables ; il peut sans doute espérer les même secours pour
l’Administration sûre de la Justice civile ou criminelle, dans la Société confiée à ses soins.
D’ailleurs, tout ce que j’ai avancé, se trouve figuré et indiqué par ce qui s’observe
vulgairement dans la Justice criminelle. Le juge n’est-il pas censé s’oublier lui-même, pour
devenir le simple agent et l’organe de la Loi ? Cette Loi, quoiqu’humaine, n’est-elle pas
sacrée pour lui ? Ne prend-il pas tous les moyens qu’il connaît pour éclairer sa conduite et ses
Jugements, et pour proportionner, autant que la Loi le permet, la punition au crime ; ou plutôt
n’est-ce pas le plus souvent cette Loi même qui en est la mesure ; et quand le Juge l’observe,
ne se persuade-t-il pas avoir agi selon la Justice ?
Des témoins
Ce serait donc l’homme lui-même qui nous instruirait de la réalité de ce Principe, quand
d’ailleurs nous n’en aurions pas la .persuasion la plus intime.
[160] Mais en même temps, il nous parait encore plus manifeste, que la Justice criminelle en
usage parmi les Nations, n’est en effet que la figure de celle qui appartient au Principe dont
nous parlons ; et que ne le prenant point pour appui, elle marche dans les ténèbres, comme
toutes les autres institutions humaines, d’où résulte dans ses effets une chaîne affreuse
d’iniquités, et de véritables assassinats.
En effet, cette obligation imposée au Juge de s’oublier lui-même et son propre témoignage,
pour n’écouter que la voix des témoins, annonce bien, à la vérité, qu’il y a des témoins qui ne
mentent pas, et que c’est leur déposition qui devrait le diriger. Mais aussi, comme ces témoins
ne doivent pas être susceptibles de corruption, il est bien évident que la Loi a tort de ne les
chercher que parmi des hommes, dont elle peut craindre et l’ignorance et la mauvaise foi,
parce qu’alors c’est s’exposer à prendre le mensonge pour preuve, et se rendre tout à fait
inexcusable, puisque ce n’est qu’envers un témoin sûr et vrai, que le Juge doit s’oublier luimême,
et se transformer en un simple instrument ; puisque enfin la Loi fausse sur laquelle il
croit pouvoir s’appuyer, ne se chargera jamais de ses erreurs, ni de ses crimes.
Du pouvoir humain
C’est donc pour cela qu’aux yeux du Juge même, le plus important de ses devoirs est de
chercher à démêler la vérité, dans la déposition des témoins ; or, comment pourra-t-il y réussir
sans le secours de cette lumière que je lui indique comme son seul guide en qualité d’homme,
et comme devant l’accompagner à tous les instants ?
N’est-ce donc pas déjà un vice énorme dans les Lois criminelles, que de n’avoir pas eu
cette lumière pour principe ; et ce défaut n’expose-t-il pas le Juge aux plus grands abus ? Mais
examinons ceux qui résulteront de la puissance même que la Loi humaine s’attribue ?
Lorsque les hommes ont dit que la Loi politique se chargeait de la vengeance des
Particuliers, à qui elle défendait alors de se faire justice par eux-mêmes, il est certain qu’ils lui
ont donné par-là des privilèges qui ne pourront jamais lui convenir tant qu’elle sera réduite à
elle-même.
Je conviens néanmoins que cette Loi politique, qui peut en quelque façon mesurer ses
coups, renferme une sorte d’avantage, en ce que sa vengeance ne sera pas toujours illimitée,
comme celle des individus pourrait l’être.
Mais premièrement, elle peut se tromper sur les coupables, et un homme ne se trompe pas
aussi facilement sur son propre adversaire.
Secondement, si cette vengeance particulière, quelque admissible qu’elle fût dans le cas où
l’homme ne serait doué que de la nature sensible, est cependant entièrement étrangère à sa
nature intellectuelle ; si cette nature intellectuelle non seulement n’a jamais eu le droit de
punir corporellement, mais même se trouve [161] aujourd’hui dépouillée de toute espèce
d’autorité, et ne peut en aucune façon exercer la Justice, jusqu’à ce qu’elle ait recouvré son
état d’origine, il est bien certain que la Loi politique qui ne sera pas guidée par une autre
lumière, commettra les mêmes injustices sous un autre nom.
Car, si un homme me nuit en quelque genre que ce soit, il est coupable selon les Lois de
toute Justice ; si de moi-même, je le frappe, que je répande son sang, ou que je le tue, je
manque comme lui, aux Lois de ma vraie nature, et à celles de la Cause intelligente et
physique qui doit me guider. Lors donc que la Loi politique toute seule, prendra ma place
pour la punition de mon ennemi, elle prendra la place d’un homme de sang.
En vain on m’objecterait à présent, que par la convention sociale, chaque Citoyen s’est
soumis, en cas de prévarication, aux peines portées par les différentes Lois criminelles ; car,
ainsi qu’on l’a vu, si les hommes n’ont pas pu légitimement établir les Corps politiques, par le
seul effet de leur convention un Citoyen ne pourra pas plus transmettre à ses Concitoyens le
droit de le punir ; puisque sa vraie nature ne le lui a pas donné, et puisque le contrat qu’il est
censé avoir fait avec eux, ne peut étendre l’essence qui constitue l’homme.
Dira-t-on que cet acte de vengeance politique, ne se considère plus comme étant opéré par
l’homme, mais par la Loi ? Je répondrai toujours que cette Loi politique, destituée de son
flambeau, n’est qu’une pure volonté humaine à qui, même l’unanimité des suffrages ne donne
pas un pouvoir de plus. Dès lors, si c’est un crime pour l’homme d’agir par violence, et de son
propre mouvement ; si c’est un crime pour lui de répandre le sang, la volonté réunie de tous
les hommes de la terre, ne pourrait jamais l’effacer.
Pour éviter cet écueil, les Politiques ont cru ne pouvoir mieux faire que d’envisager un
criminel comme traître, et comme tel, ennemi du Corps social ; alors le plaçant comme dans
un état de guerre, sa mort leur paraît légitime, parce que les Corps politiques étant formés,
selon eux, à l’image de l’homme, doivent aussi veiller comme lui, à leur propre conservation.
Ainsi, d’après ces principes, l’autorité souveraine a droit de disposer de toutes ses forces
contre les malfaiteurs qui menacent l’Etat, soit en lui-même, soit dans ses membres.
Mais premièrement, on verra sans peine le vice de cette comparaison, quand on observera
que dans un combat d’homme à homme, c’est vraiment l’homme qui se bat, au lieu que dans
la Guerre entre les Nations, on ne peut pas dire que ce sont les Gouvernements qui
combattent, attendu que ce ne sont que des Étres moraux, dont l’action Physique est
imaginaire.
Secondement, outre que j’ai fait voir que la Guerre entre les Nations ne s’occupait pas de
son véritable objet, son but même n’est pas de détruire des hommes, [162] mais bien plutôt de
les empêcher de nuire : jamais on n’y devrait tuer un ennemi que lorsqu’il est impossible de le
soumettre ; et parmi les Guerriers, il sera toujours plus glorieux de vaincre une Nation, que de
l’anéantir.
Or, certainement l’avantage d’un Royaume entier contre un coupable, est assez manifeste,
pour que le droit et la gloire de le tuer, disparaissent.
D’ailleurs, ce qui prouve que ce prétendu droit ne ressemble en rien au droit de la Guerre,
c’est que là la vie de chaque Soldat est en danger, et la mort de chaque ennemi est incertaine ;
au lieu qu’ici un appareil inique accompagne les exécutions. Cent hommes s’arment,
s’assemblent, et vont de sang-froid exterminer un de leurs semblables, à qui ils ne laissent pas
même l’usage de ses forces ; et l’on veut que le simple pouvoir humain soit légitime, lui
qu’on peut tromper tous les jours ; lui qui prononce si souvent des sentences injustes ; lui
enfin, qu’une volonté corrompue peut convertir en un instrument d’assassin.
Non, l’homme a sans doute en lui d’autres règles ; s’il sert quelquefois d’organe à la Loi
supérieure pour en prononcer les oracles, et pour disposer de la vie des hommes, c’est par un
droit respectable pour lui, et qui en même temps peut lui apprendre à diriger sa marche sur ta
justice et sur l’équité.
Veut-on mieux encore juger de son incompétence actuelle, il ne faut pour cela que réfléchir
sur ses anciens droits. Pendant sa gloire il avait pleinement le droit de vie et de mort
incorporelle, parce que jouissant alors de la vie même, il pouvait à son gré la communiquer à
ses sujets, ou la leur retirer, quand la prudence le lui faisait juger nécessaire ; et comme ce
n’était que par sa présence qu’ils pouvaient vivre, il avait aussi, seulement en se séparant
d’eux, le pouvoir de les faire mourir.
Aujourd’hui, il n’a plus que par étincelles cette vie première, et encore n’est-ce plus envers
ses anciens sujets, mais envers ses semblables qu’il peut parvenir à en faire usage.
Quant à ce droit de vie et de mort corporelle, qui fait l’objet de la question présente, nous
pouvons assurer qu’il appartient encore moins à l’homme considéré en lui-même et pris dans
son état actuel. Car, peut-il se dire jouissant et dispensateur de cette vie corporelle qui lui est
donnée, et qu’il partage avec toute son espèce ? Ses semblables ont-ils besoin de son secours
pour respirer et pour vivre corporellement ? Sa volonté, toutes ses forces même suffiront-elles
pour leur conserver l’existence, et n’est-il pas obligé à tout moment, de voir la Loi de nature
agir cruellement sur eux, sans qu’il puisse en arrêter le cours ?
De même, a-t-il en lui un pouvoir et une force inhérente qui puissent généralement leur ôter
la vie selon son gré ? Lorsque sa volonté corrompue le porte à y penser, quelle distance n’y at-
il pas entre cette pensée et le crime qui la doit [163] suivre ? Quels obstacles, quels
tremblements entre le projet et l’exécution ? Et ne voit-on pas que les soins qu’il prend pour
disposer ses attaques, ne répondent presque jamais pleinement à ses vues ?
Du droit d’exécution
Nous dirons donc avec vérité, que par les lois simples de son Etre corporel, l’homme doit
trouver partout de la résistance ; ce qui prouve que cet Etre corporel ne lui donne aucun droit.
Et en effet, n’avons-nous pas vu assez clairement que l’Etre corporel n’avait qu’une vie
secondaire, qui était dans la dépendance d’un autre Principe ; par conséquent, n’est-il pas
évident que tout Etre qui n’aurait rien de plus, serait également dépendant, et dès lors aurait la
même impuissance ?
Ce ne serait donc pas, je le répète, dans l’homme corporel, pris en lui-même, que nous
pourrions reconnaître ce droit essentiel de vie et de mort qui constate une véritable autorité, et
tout ceci ne servira qu’à confirmer ce qui a été établi sur la source, où l’homme doit
aujourd’hui puiser un pareil droit.
Ce sera encore moins dans lui que nous trouverons le droit d’exécution ; puisque, s’il
n’employait la violence et des forces étrangères, il serait rare qu’il pût venir à bout de faire
périr un malfaiteur, à moins d’avoir recours à la trahison ou à la ruse, et ces moyens seraient
bien éloignés d’annoncer un vrai pouvoir dans l’homme.
Cependant, l’exécution des Lois criminelles est absolument nécessaire pour que la Justice
ne soit pas inutile ; bien plus, je prétends qu’elle est inévitable. Ainsi, puisque ce droit ne peut
nous appartenir, il faudra encore le remettre, ainsi que le droit de juger, dans la main qui doit
nous servir de guide. C’est elle qui donnera une vraie force à l’arme naturelle de l’homme, et
qui le mettra dans le cas de faire exécuter les Décrets de la Justice, sans attirer sur lui des
condamnations.
Tels sont du moins les moyens que les vrais Législateurs ont mis en usage, quoiqu’ils ne
nous les fassent connaître que par des Symboles et des Allégories. Peut-être même
employèrent-ils la main de leurs semblables, pour opérer en apparence la punition des
criminels, pour frapper par des figures sensibles les yeux grossiers des Peuples qu’ils
gouvernaient ; et pour couvrir d’un voile les ressorts secrets qui dirigeaient l’exécution.
Je parle ainsi avec d’autant plus d’assurance, que l’on a vu ces Législateurs se servir du
même voile, dans le simple exposé de leurs Lois civiles et sociales. Quoiqu’elles fussent
l’ouvrage d’une main sûre et supérieure, ils se sont attachés à ne parler qu’aux sens, pour ne
point profaner leur science.
Mais, quant à leurs Lois criminelles, ils en ont peint le tableau sensible avec une extrême
sévérité ; pour faire sentir aux Peuples qui leur étaient soumis, toute [164] la rigueur de la
véritable Justice, et pour leur faire concevoir que le moindre des Actes réfractaires à la Loi, ne
pouvait demeurer impuni. C’est dans cette vue, que quelques-uns d’eux ont mis des punitions
jusque sur les bêtes.
Du rapport des peines aux crimes
Toutes ces observations nous apprennent de nouveau, que l’homme ne peut trouver dans
lui, ni le droit de condamner son semblable, ni celui d’en exécuter la condamnation.
Mais, quand ce droit serait réellement de l’essence des hommes qui gouvernent, ou qui sont
employés au maintien de la Justice criminelle dans les Gouvernements, ainsi qu’ils en sont
tous persuadés, il resterait toujours à décider une question bien plus difficile encore, ce serait
de savoir comment ils trouveront une règle sûre pour diriger leurs Jugements, et pour
appliquer les peines avec justesse, en les proportionnant exactement à l’étendue et à la nature
des crimes ; toutes choses sur lesquelles la Justice criminelle est aveugle, incertaine, et n’a
presque jamais pour guide que le préjugé régnant, le génie, ou la volonté du législateur.
Il est des gouvernements, qui, sentant leur profonde ignorance, ont eu la bonne foi d’en
convenir, et ont sollicité les conseils des hommes éclairés sur ces matières. Je loue leur zèle
d’avoir pris sur eux de faire de pareilles démarches ; mais je ne crains point de leur assurer
qu’en vain en espéreront-ils des lumières satisfaisantes, tant qu’ils n’iront les chercher que
dans l’opinion et l’intelligence de l’homme, et qu’ils ne se sentiront pas le courage, ni la
résolution d’aller eux-mêmes les puiser dans leur vraie source.
Car les plus célèbres des Politiques et des Jurisconsultes n’ont point encore éclairci cette
difficulté ; ils ont pris les Gouvernements tels qu’ils étaient ; ils ont admis, comme le
Vulgaire, que la base en était réelle, et que la science et le droit de punir étaient dans
l’homme ; ensuite ils se sont épuisés en recherches pour asseoir un édifice solide sur ce
fondement ; mais, comme on ne peut douter qu’ils ne bâtissent sur une supposition, il est clair
que les Gouvernements qui veulent s’instruire, doivent s’adresser à d’autres Maîtres.
Je ne décide donc point quelles sont les peines qui conviennent à chaque crime, je prétends,
au contraire, qu’il n’est pas possible à l’homme de jamais rien statuer d’absolument fixe sur
ces objets, parce que n’y ayant pas deux crimes égaux, si la même peine est prononcée, il en
résulte certainement une injustice.
Des codes criminels
Mais la simple raison de l’homme doit au moins lui enseigner à ne chercher la punition du
coupable, que dans l’objet et l’ordre qui ont été blessés, et à ne pas les prendre dans une autre
classe, laquelle n’ayant point de rapport avec le sujet du délit, se trouverait blessée à son tour,
sans que le délit en fût réparé.
Voilà pourquoi la Justice humaine est si faible et si horriblement défectueuse, en ce que
tantôt son pouvoir est nul, comme dans le suicide et dans les crimes [165] qui lui sont cachés ;
tantôt ce pouvoir n’agit qu’en violant l’analogie qui devrait la guider sans cesse, comme il
arrive dans toutes les peines corporelles, qu’elle prononce pour des crimes qui n’attaquent
point les personnes, et qui ne tombent que sur les possessions.
Lors même qu’elle paraît observer le plus cette analogie, et qu’elle semble à cet égard
conserver une sorte de lumière, cette Justice humaine est encore infiniment fautive, en ce
qu’elle n’a qu’un très petit nombre de punitions à infliger dans chaque classe, pendant que
dans chacune de ces classes, les crimes sont sans nombre et toujours différents.
Voilà aussi pourquoi les Lois criminelles écrites sont un des plus grands vices des Etats,
parce que ce sont des Lois mortes, et qui demeurent toujours les mêmes, tandis que le crime
croît et se renouvelle à tous les instants. Le talion en est presque entièrement banni, et en
effet, elles n’en peuvent presque jamais remplir humainement toutes les clauses, soit qu’elles
ne connaissent pas toujours toutes les circonstances des crimes, soit que quand même elles les
connaîtraient, elles ne soient pas assez fécondes par elles-mêmes, pour produire toujours le
véritable remède à des maux si multipliés.
Alors, que sont donc ces codes criminels, si nous n’y trouvons pas ce talion, la seule Loi
pénale qui soit juste, la seule qui puisse régler sûrement la marche de l’homme, et qui, par
conséquent, ne pouvant venir de lui, est nécessairement l’ouvrage d’une main puissante, dont
l’intelligence sait mesurer les peines, et les étendre ou les resserrer selon le besoin ?
Des tortures
Je ne m’arrête point à cet usage barbare, par lequel les Nations ne se contentent pas de
condamner un homme aveuglément, mais emploient encore sur lui les tortures pour. en
exprimer la Vérité. Rien n’annonce plus la faiblesse et l’obscurité où languit le Législateur,
puisque, s’il jouissait de ses véritables droits, il n’aurait pas besoin de ces moyens faux et
cruels, qui servent de guides à ses Jugements ; puisqu’en un mot la même lumière, qui
l’autoriserait à juger son semblable, à faire exécuter ses condamnations, et qui l’instruirait de
la nature des peines qu’il doit infliger, ne le laisserait pas non plus dans l’erreur sur le genre
des crimes, ni sur les noms des coupables et des complices.
Aveuglement des législateurs
Mais ce qui nous découvre clairement l’impuissance et l’aveuglement des Législateurs,
c’est de voir qu’ils n’infligent de peines capitales, qu’aux crimes qui tombent sur le sensible
et sur le temporel ; tandis qu’il s’en commet une multitude autour d’eux, qui tombent sur des
objets bien plus importants, et qui échappent tous les jours à leur vue. Je parle de ces idées
monstrueuses qui font de l’homme un Etre de Matière ; de ces Doctrines corrompues et
désespérantes qui lui ôtent jusqu’au sentiment de l’ordre et du bonheur ; en un mot, de ces
systèmes infects, [166] qui portant la putréfaction jusque dans son propre germe, l’étouffent
ou le rendent absolument pestilentiel, et font que le Souverain n’a plus à régner que sur de
viles machines, ou sur des brigands.
Des faux jugements
C’est assez s’étendre sur la défectuosité de l’Administration ; bornons-nous actuellement à
rappeler à ceux qui commandent et à ceux qui jugent, quelles sont les injustices auxquelles ils
s’exposent quand ils agissent dans l’incertitude et sans être assurés de la légitimité de leur
marche.
Le premier de ces inconvénients est de courir le risque de condamner un innocent. Or les
maux qui en résultent sont de nature à ne pouvoir jamais s’évaluer par l’homme, parce qu’ils
dépendent en grande partie du tort plus ou moins considérable, que doit en éprouver le
condamné, par rapport aux fruits qu’il aurait pu recueillir de ses facultés intellectuelles, s’il
fût resté plus longtemps sur la Terre ; et par rapport à l’impression décourageante que doit
faire sur lui un supplice infamant, cruel et inattendu ; comment le Juge pourrait-il donc jamais
estimer l’étendue de tous ces maux, s’il n’acquérait un jour le sentiment amer de ses
imprudences et de ses écarts ? Et cependant, comment pourrait-il satisfaire à la Justice, s’il
n’en subissait rigoureusement l’expiation ?
Le second inconvénient est celui d’infliger à un coupable, une autre peine que celle qui
était applicable à son crime. Dans ce cas, voici la chaîne des maux que le Juge imprudent
prépare, soit à sa victime, soit à lui-même.
Premièrement, le supplice auquel il la condamne, ne la dispense en rien de celui que la
vraie Justice lui a assigné. Bien plus, il ne fait que le rendre plus assuré, puisque, sans cette
condamnation précipitée, peut-être la vraie Justice eût-elle laissé au coupable le temps
d’expier sa faute par des remords, et que toute rigoureuse qu’elle est, elle eût réduit son tribut
à des repentirs.
Secondement, si le Jugement léger et aveugle de l’homme, ôte le temps du repentir au
criminel, l’atrocité de l’exécution lui en ôte la force, et l’expose à perdre dans le désespoir,
une vie précieuse, dont un usage plus juste et un sacrifice fait à temps, auraient pu effacer tous
ses crimes ; de façon que c’est lui faire encourir deux peines pour une, et dont la première,
loin de rien expier, peut au contraire, lui faire multiplier ses iniquités, et rendre par-là la
seconde peine plus inévitable.
Lors donc que le Juge voudra se considérer de près, il ne pourra se dispenser de s’imputer
la première de ces peines, qui ne diffère d’un assassinat que par la forme ; ensuite il sera
obligé de s’imputer aussi toutes les conséquences funestes, que nous venons de voir naître de
sa témérité et de son injustice. Qu’il réfléchisse alors sur sa situation, et qu’il voie s’il doit être
en paix avec lui-même.
Droits des vrais souverains
Quittons ces scènes d’horreur, et employons plutôt tous nos efforts à rappeler [167] les
Souverains et les Juges, à la connaissance de leur véritable Loi, et à la confiance dans cette
lumière destinée à être le flambeau de l’homme ; persuadons les que s’ils étaient purs, ils
feraient plus trembler les malfaiteurs, par leur présence et par leur nom, que par les gibets et
les échafauds. Persuadons-leur que ce serait le seul et unique moyen de dissiper tous ces
nuages que nous avons aperçus sur l’origine de leur Souveraineté, sur les causes de
l’Association des Etats politiques, et sur les Lois de l’Administration civile et criminelle de
leurs Gouvernements ; engageons-les enfui à jeter sans cesse les yeux sur le Principe que nous
leur avons offert comme la seule boussole de leur conduite, et la seule mesure de tous leurs
pouvoirs.
De la guérison des maladies
Pour augmenter l’idée que les Souverains en doivent prendre, montrons-leur à présent, que
ce même Principe dont ils devraient attendre tant de secours, pourrait aussi leur communiquer
ce don puissant que j’ai placé précédemment au nombre de leurs privilèges, celui de guérir les
maladies.
Si cette Cause universelle temporelle, préposée pour diriger l’homme et tous les Etres qui
habitent dans le temps, est à la fois active et intelligente, il est certain qu’il n’y a aucune partie
des sciences et des connaissances qu’elle n’embrasse ; cela suffit pour faire voir ce que
devrait en espérer celui qui serait dirigé par elle.
Ainsi ce n’est point être dans l’erreur, de dire qu’un Souverain qui aurait cette lumière pour
guide, connaîtrait les vrais Principes des Corps, ou ces trois Eléments fondamentaux, dont
nous avons traité au commencement de cet Ouvrage ; qu’il distinguerait dans quelle
proportion leur action se manifeste dans les différents Corps, selon l’âge, le sexe, le climat, et
autres considérations naturelles ; qu’il concevrait la propriété particulière de chacun de ces
Eléments, ainsi que le rapport qui doit toujours régner entre eux et que quand ce rapport serait
dérangé ou détruit, quand les Principes élémentaires tendraient à se surmonter les uns et les
autres, ou à se séparer, il verrait promptement et sans erreur, le moyen de rétablir l’ordre.
C’est pour cela, que la médecine se doit réduire à cette règle simple, unique, et par
conséquent universelle : rassembler ce qui est divisé et diviser ce qui est rassemblé. Mais à
quels désordres et à quelles profanations, cette règle puisée dans la nature même des choses,
n’est-elle pas exposée en passant par la main des hommes ; puisque le moindre degré de
différence dans les moyens qu’ils emploient, et dans l’action des remèdes, produit des effets si
contraires à ceux qu’ils devraient en attendre ; puisque le mélange de ces Principes
fondamentaux, qui sont réduits au nombre de trois, change cependant, et se multiplie de tant
de manières, que des yeux ordinaires ne pourraient jamais en suivre toutes les variétés [168] ;
et puisque, dans ces sortes de combinaisons, le même Principe parvient souvent à avoir des
propriétés différentes, selon l’espèce de réaction qu’il éprouve.
Trois éléments, trois maladies
Car tout en reconnaissant un feu universellement répandu, comme les deux autres
Eléments, cependant on sait que le feu intérieur crée, que le feu supérieur féconde, et que le
feu inférieur consume. On en peut dire autant des sels, l’intérieur excite la fermentation, le
supérieur conserve, et l’inférieur ronge. Le mercure même, quoique sa propriété générale soit
d’occuper un rang intermédiaire entre les deux Principes ennemis dont je viens de parler, et
par ce moyen d’établir la paix entre eux ; cependant ce mercure, dis-je, les rassemble dans
mille circonstances, et les renfermant dans le même cercle, il devient ainsi la source des plus
grands désordres élémentaires, et offre en même temps l’image du désordre universel.
Quels soins, quelles précautions ne faut-il donc pas pour démêler la nature et les effets de
ces différents principes, qui par leur mélange, se diversifient encore plus que par leurs
propriétés naturelles ? Mais malgré cette multitude infinie de différences qui peuvent
s’observer dans les révolutions des Etres corporels, un oeil éclairé tel que doit être celui d’un
Souverain, ne perdra jamais sa règle de vue ; il ramènera toujours ces différences à trois
espèces, en raison des trois principes fondamentaux d’où elles émanent, et par conséquent, il
ne reconnaîtra que trois maladies ; et même il saura que ces trois maladies doivent avoir des
signes aussi marqués et aussi distincts, que les trois principes fondamentaux le sont euxmêmes
dans leur action, et dans leur propriété primitive.
Ces trois espèces de maladies concernent chacune, une des substances principales dont le
corps animal est composé, c’est-à-dire, le sang, l’os et la chair, trois parties qui sont relatives
à l’un des trois Eléments dont elles proviennent. Ce sera donc par les mêmes Eléments
qu’elles pourront recevoir leur guérison : ainsi, la chair se guérira par le sel, le sang par le
soufre, et les os par le mercure ; le tout avec les préparations et les tempéraments
convenables.
Maladies de la peau
On sait, par exemple, que les Maladies de la chair et de la peau, proviennent de
l’épaississement et de la corruption des sécrétions salines dans les vaisseaux capillaires, où
elles peuvent être fixées par la trop vive et trop subite action de l’air, de même que par la trop
faible action du sang. Il est donc naturel d’opposer à ces liqueurs stagnantes et corrompues, un
sel qui les divise sans répercuter ; qui les corrode et les ronge dans leur foyer, sans les faire
rentrer dans la masse du sang, auquel elles communiqueraient leur propre putréfaction. Mais
quoique ce sel soit le plus commun de ceux que produit la Nature, il faut convenir cependant
qu’il est encore, pour ainsi dire, inconnu à la Médecine humaine, ce qui fait qu’elle est si peu
avancée dans la guérison de ces sortes de maladies.
Maladies des os et du sang
[169] Secondement, dans la maladie des os, le mercure doit être employé avec beaucoup de
modération, parce qu’il lie et resserre trop les deux autres principes qui soutiennent la vie de
tous les corps, et c’est par les entraves qu’il donne principalement au soufre, qu’il est le
destructeur de toute végétation, tant terrestre qu’animale. La prudence exigerait donc souvent,
que l’on laissât simplement agir le mercure inné dans le corps de l’homme, parce que l’action
de ce mercure se conciliant avec celle du sang, ne croit pas plus qu’elle, et la contient assez
pour qu’elle ne s’affaiblisse et ne s’évapore pas, mais non assez Pour l’étouffer et pour
l’éteindre .Aussi la Nature nous donne-t-elle à ce sujet la leçon la plus claire et la plus
instructive, en réparant les fractures des os par sa propre vertu, et sans le secours d’aucun
mercure étranger.
Quant aux maladies du sang, le .soufre doit. s’y employer avec infiniment plus de
ménagements encore, parce que les corps étant beaucoup plus volatils que fixes, augmenter
leur action sulfureuse et ignée, ce serait les exposer à se volatiliser encore plus. ; l’homme
vraiment instruit n’appliquerait donc jamais ce remède qu’avec la plus grande sobriété,
d’autant qu’il saurait que quand l’humide radical est altéré, l’humide grossier ne peut jamais
seul le réparer, et c’est pour cela qu’il y joindrait l’humide radical même, en l’allant puiser
dans la source, qui n’est pas toute entière dans la moelle des os.
De la pharmacie
Et, soit dit en passant, c’est là la raison de la fréquente insuffisance et du danger de la
Pharmacie qui recherchant avec tant d’empressement, les principes volatils des corps
médicinaux, néglige trop l’usage des principes fixes, dont le besoin est tellement universel,
qu’il serait exclusif, si l’homme était sage. Aussi, qui ne sait que cette Pharmacie détruit
plutôt qu’elle ne conserve ; qu’elle agite et brûle au lieu de ranimer, et que quand au contraire,
elle se propose de calmer, elle ne sait y procéder que par des absorbants et par des poisons ?
On voit donc à quoi se bornerait la Médecine entre les mains d’un homme qui se serait
rétabli dans les droits de son origine ; il donnerait lui-même une activité salutaire à tous les
remèdes, et rendrait par là des guérisons infaillibles, quand toutefois la Cause active, dont il
serait l’organe, n’aurait pas l’ordre d’en disposer autrement.
Il se serait bien gardé d’employer dans cette digne et utile Science, les calculs matériels de
la Mathématique humaine, qui n’opérant jamais que sur des résultats, sont nuls ou dangereux
dans la Médecine, dont l’objet est d’opérer sur les principes mêmes qui agissent dans les
corps.
Des privilèges des souverains
Par cette même raison, il ne se fût pas attaché à des formules, qui dans l’art de guérir, sont
la même chose que les Codes criminels dans l’administration des Etats ; puisque de toutes les
maladies, n’y en ayant jamais deux qui présentent [170] absolument les mêmes nuances, il est
impossible que le même remède ne nuise à l’une ou à l’autre.
Mais comme en qualité de souverain, cet homme aurait connu les vertus des Etres
corporels, il en aurait aussi connu le dérangement, et dès lors il eût été à l’abri de l’erreur sur
l’application du remède. Or, qu’on n’oublie pas que pour en venir là, l’homme ne doit pas
prendre la Matière pour le Principe de la Matière, car nous avons vu que c’était là la
principale cause de son ignorance.
Qu’on en croie pas non plus que ce pouvoir inestimable soit hors de la portée de l’homme ;
il entre au contraire, au nombre des Lois qui lui sont données, relativement à la tâche qu’il a à
remplir pendant son passage sur la terre, puisque si c’est par son enveloppe corporelle, que se
dirigent sur lui les attaques, il faut qu’il ne soit pas entièrement privé des moyens de les sentir
et de les repousser ; ainsi, dès que l’usage de ce privilège peut être commun à tous les
hommes, à plus forte raison devrait-il être particulièrement le propre des Souverains, dont la
véritable destination est, autant qu’ils le peuvent, de préserver leurs Sujets, des maux de toute
espèce et de les défendre dans le sensible, comme dans l’intellectuel.
Alors donc, si ce privilège ne leur est pas plus connu que tous leurs autres droits, c’est une
raison de plus pour eux de sentir, s’ils ont été mis à la tête des hommes par le Principe dont je
leur ai montré la puissance, et qui est absolument nécessaire pour la régularité de toutes leurs
démarches. C’est, dis-je, un moyen de plus que je leur offre pour se juger eux-mêmes.
Qu’ils joignent donc les observations que je viens de faire sur l’art de guérir, à toutes celles
que j’ai faites avec eux sur les vices de l’administration politique, civile et criminelle des
Etats ; sur les vices des Gouvernements mêmes, qui nous ont dévoilé ceux de leur
Association ; ainsi que sur la source où les chefs doivent puiser leurs différents droits ; ensuite
qu’ils décident s’ils reconnaissent en eux les traces de cette lumière qui est censée les avoir
constitués tous, et ne les pas quitter un instant ; car ce n’est que par là qu’ils pourront être
assurés de la légitimité de leur puissance, et de la justesse des institutions auxquelles ils
président.
Néanmoins, répétons en ce moment avec autant de fermeté que de franchise, qu’un Sujet
qui aperçoit toutes ces défectuosités dans un Etat, et qui voyant les Souverains eux-mêmes si
fort au-dessous de ce qu’ils devraient être, se croirait délié du moindre de ses devoirs envers
eux, et de la soumission à leurs décrets, dès lors s’écarterait sensiblement de sa Loi, et
marcherait directement contre tous les principes que nous établissons.
Que tout homme se persuade au contraire, que la Justice ne lui imputera jamais que ses
propres fautes ; qu’ainsi, un Sujet ne ferait qu’augmenter les désor-[171]dres, en prétendant
s’y opposer et les combattre, puisque ce serait marcher par la volonté de l’homme, et que la
volonté de l’homme ne mène qu’au crime.
Je croirai donc que malgré toutes les applications que les Souverains pourraient se faire à
eux-mêmes de tout ce que je trace à leurs yeux, ils ne devront jamais m’imputer d’avoir établi
des principes contraires à leur autorité, tandis que mon seul désir serait de les persuader qu’ils
en peuvent avoir une invincible et inébranlable.
Pour suivre l’enchaînement de nos Observations, nous allons passer à l’examen des erreurs
qui ont été faites sur les hautes Sciences, parce que les principes de ces Sciences tenant à la
même source que les Lois Politiques et Religieuses, leur connaissance doit également entrer
au nombre des droits de l’homme.
[172 ]
6
Des principes mathématiques
J’EXAMINERAI principalement ici la Science Mathématique, comme étant celle à laquelle
toutes les hautes Sciences sont liées, et comme tenant le premier rang parmi les objets du
raisonnement ou de la faculté intellectuelle de l’homme ; et d’abord, pour rassurer ceux que le
nom de Mathématiques pourrait arrêter, je les préviendrai que non seulement il n’est pas
nécessaire d’être avancé dans cette Science, pour me suivre dans les observations dont elle
sera le sujet, mais même qu’à peine est-il besoin pour cela, d’en avoir les plus légères notions,
et que la manière dont j’en traite, peut convenir à tous les Lecteurs.
Cette science nous offrira sans doute, des preuves encore plus frappantes des Principes qui
ont été avancés précédemment, de même que des erreurs auxquelles elle a donné lieu, lorsque
les hommes se sont livrés en aveugles aux jugements de leurs sens.
Et ceci doit paraître naturel, parce que les Principes mathématiques, sans être matériels,
étant cependant la vraie Loi du sensible, les Géomètres sont à la vérité toujours les maîtres
de raisonner de la nature de ces Principes à leur manière ; mais, quand ils viennent à
l’application des idées qu’ils s’en sont formées, il faut nécessairement qu’ils avouent leurs
méprises, parce qu’alors ce n’est plus eux qui mènent le Principe, mais c’est le Principe qui
les mène ainsi rien ne sera plus propre à faire discerner le vrai d’avec le faux, qu’un examen
exact de la marche qu’ils ont suivie, et des conséquences qui en résulteraient, si nous
l’adoptions.
Des axiomes
Je commencerai par faire observer que rien n’est démontré en Mathématique, s’il n’est
ramené à un axiome, parce qu’il n’y a que cela de vrai ; je prierai en même temps de
remarquer pour quelle raison les axiomes sont vrais c’est qu’ils sont indépendants du sensible
ou de la Matière, et qu’ils sont purement intellectuels ce qui peut déjà confirmer tout ce que
j’ai dit sur la route qu’il faut prendre pour arriver à la Vérité et en même temps rassurer les
Observateurs sur ce qui n’est pas soumis à leur vue corporelle.
Il est donc clair que si les Géomètres n’eussent pas perdu de vue les axiomes, ils ne se
seraient jamais égarés dans leurs raisonnements, puisque les axiomes sont attachés à l’Essence
même des Principes intellectuels, et par là reposent sur la certitude la plus évidente.
La production corporelle et sensible, qui s’est faite d’après ces Lois intellectuel-[173]les,
est sans
doute parfaitement régulière, prise dans sa classe, en ce qu’elle est exactement conforme à
l’ordre de ce Principe intellectuel, ou aux axiomes qui en dirigent partout l’existence et
l’exécution. Cependant, comme la perfection de cette production corporelle n’est que
dépendante, ou relative au Principe qui l’a engendrée, ce n’est pas dans cette production que
peut en résider la règle et la source.
Ce ne serait donc qu’en comparant continuellement cette production sensible avec les
axiomes, ou avec les Lois du Principe intellectuel, que l’on pourrait juger de sa régularité, ce
ne serait, dis-je, que par ce moyen qu’on parviendrait à en démontrer la justesse.
Mais, si cette règle est la seule vraie, si en même temps elle est purement intellectuelle,
comment les hommes peuvent-ils donc espérer d’y suppléer par une règle prise dans le
sensible ? Comment peuvent-ils se flatter de remplacer un Etre vrai, par un Etre conventionnel
et supposé ?
Comment douter cependant que ce ne soit là où tendent tous les efforts des Géomètres,
puisque nous verrons qu’après avoir établi les axiomes, qui sont les fondements de toutes les
Vérités qu’ils veulent nous apprendre, ils ne nous proposent pour nous enseigner à évaluer
l’étendue, qu’une mesure prise dans cette même étendue, ou des nombres arbitraires qui ont
toujours besoin eux-mêmes d’une mesure sensible pour se réaliser à nos yeux corporels.
Alors doit-on s’en tenir à une telle démonstration, et regarder de pareilles preuves comme
évidentes ? Puisque la mesure réside toujours dans le Principe où la production sensible a pris
naissance, cette production sensible et passive peut-elle se servir à elle-même de mesure et de
preuve ? Et y a-t-il d’autres Etres que ceux qui ne sont pas créés, ou les Etres vrais, qui
puissent se prouver par eux-mêmes ?
Loin de contester l’évidence des Principes intellectuels mathématiques, ou des axiomes,
nous devons déjà reconnaître la faible idée que les Géomètres en ont prise, et le peu d’usage
qu’ils en ont fait pour parvenir à la science de l’étendue et des autres propriétés de la Matière ;
nous devons dire que s’ils ne connaissent rien sur cet objet, c’est pour être tombés dans la
même méprise que les Observateurs ont faite sur tous les autres sujets que j’ai passés en
revue ; c’est-à-dire, qu’ils ont séparé l’étendue de son vrai Principe, ou plutôt qu’ils ont
cherché ce Principe en elle, qu’ils l’ont confondu avec elle, et qu’ils n’ont pas vu que c’étaient
deux choses distinctes, quoique indispensablement rassemblées pour constituer l’existence de
la Matière.
De l’étendue
Pour rendre ceci encore plus palpable, il est à propos de fixer nos idées sur la nature de
l’étendue. L’étendue est, ainsi que toutes les autres propriétés des corps, [174] une production
du Principe générateur de la Matière, selon les Lois et l’ordre qui sont prescrits à ce Principe
inférieur par le Principe supérieur qui le dirige. Dans ce sens, l’étendue n’étant plus qu’une
production secondaire, ne peut avoir les mêmes avantages que les Etres compris dans la classe
des productions premières ; ceux-ci ont en eux-mêmes leurs Lois fixes ; toutes leurs
propriétés sont invariables, parce qu’elles sont unies à leur Essence ; c’est là, en un mot, où le
poids, le nombre et la mesure, sont tellement réglés, qu’ils ne peuvent pas plus être altérés que
l’Etre même ne peut être détruit.
Mais, quant aux propriétés des Corps, ou des Etres secondaires, nous avons vu assez
amplement qu’il n’en devait pas être ainsi, puisque n’ayant absolument pour nos sens aucune
propriété fixe, ils ne sauraient jamais avoir de valeur à nos yeux, que par comparaison avec
les Etres de leur même classe.
De la mesure de l’étendue
Si cela est, l’étendue des Corps n’est donc pas déterminée pour nous avec plus de certitude,
que leurs autres propriétés. Lors donc que pour nous faire connaître la valeur de cette étendue,
on se servira d’une mesure qui sera prise dans cette même étendue, cette mesure que l’on
emploiera sera sujette au même inconvénient que l’objet que l’on voudra mesurer, c’est-àdire,
que son étendue ne sera pas plus sûrement déterminée ; de façon qu’il nous faudra
encore chercher la mesure de cette mesure ; car quelques moyens que nous voulions
employer, nous verrons clairement que ce ne sera jamais dans cette étendue où nous
découvrirons sa vraie demeure, et par conséquent, qu’il faudra toujours recourir au Principe
qui a engendré l’étendue, et toutes les propriétés de la Matière.
C’est donc là ce qui démontre complètement l’insuffisance de la marche des Géomètres,
lorsqu’ils prétendent fixer la vraie mesure des Etres corporels. Il est vrai, et j’en suis convenu,
qu’ils attachent des nombres à cette mesure étendue et sensible à laquelle ils ont recours. Mais
non seulement les nombres dont ils se servent ne sont eux-mêmes que relatifs et
conventionnels, non seulement l’homme est libre d’en varier les rapports et de s’établir telle
échelle qu’il jugera à propos, mais encore cette échelle, quelque utile qu’elle soit pour
mesurer en général toutes les étendues d’une espèce, ne conviendra point du tout pour
mesurer les étendues d’une autre espèce, et les hommes sont encore à trouver une base fixe,
invariable et universelle, à laquelle puissent se rapporter toutes les espèces d’étendues
quelconques.
Nature de la circonférence
Voilà d’où vient l’embarras que les Géomètres éprouvent, lorsqu’ils veulent mesurer des
courbes, parce que la mesure dont ils se servent ayant été faite pour la ligne droite, ne
s’accommode qu’à cette sorte de ligne, et offre des difficultés insurmontables, quand on veut
l’appliquer à la ligne circulaire, ainsi qu’à toute autre courbe qui en dérive.
[175] Je dis que cette mesure offre alors des difficultés insurmontables ; car, quoique les
Géomètres aient tranché le noeud, en nous donnant la ligne circulaire comme un assemblage
de lignes droites infiniment petites, ils auraient tort de croire avoir résolu la question par là,
puisque jamais une fausseté n’a pu rien résoudre.
Or, je ne puis me dispenser de regarder cette définition comme fausse, puisqu’elle combat
directement l’idée qu’eux-mêmes et la Nature nous donnent d’une circonférence, qui n’est
autre chose qu’une ligne dont tous les points sont également éloignés d’un centre commun ; et
je ne sais même comment les Géomètres peuvent raisonnablement se reposer sur deux
propositions aussi contradictoires ; car enfin, si la circonférence n’est qu’un assemblage de
lignes droites, quelque infiniment petites qu’on les suppose, jamais tous les points de cette
circonférence ne seront également éloignés du centre, puisque ces lignes droites elles-mêmes
seront composées de plusieurs points, parmi lesquels ceux des extrémités et ceux
intermédiaires ne seront sûrement pas à la même distance du centre ; alors le centre ne leur
sera plus commun, alors la circonférence ne sera plus une circonférence.
Des deux sortes de lignes
C’est donc vouloir réunir les contraires, c’est vouloir traiter comme n’ayant que la même
nature, deux choses qui sont d’une nature très opposée, c’est, je le répète, vouloir soumettre
au même nombre deux sortes d’Etres, qui étant différents l’un de l’autre, doivent sans doute
se calculer différemment.
Il faut donc l’avouer, c’est ici que les hommes nous montrent le plus clairement leur
penchant naturel à tout confondre, et à ne voir dans les Etres de classes différentes qu’une
uniformité trompeuse, par le moyen de laquelle ils tâchent d’assimiler les choses qui se
répugnent le plus. Car il est impossible de rien concevoir qui soit plus opposé, plus contraire
l’un à l’autre, en un mot, plus contradictoire que la ligne droite et la ligne circulaire.
Outre les preuves morales qui se trouvent, soit dans les rapports de la ligne droite avec la
régularité et la perfection de l’unité, soit dans ceux de la ligne circulaire avec l’impuissance et
la confusion attachées à la multiplicité dont cette ligne circulaire est l’image, je puis encore en
donner des raisons d’autant plus convaincantes, qu’elles seront prises dans les principes
intellectuels, les seuls que l’on doive admettre comme réels, et faisant Loi dans la recherche
de la nature des choses ; les seuls, dis-je, qui soient inébranlables comme les axiomes.
J’avertirai néanmoins que ces vérités ne seront pas claires pour le commun des hommes, et
bien moins encore pour ceux qui n’auront marché jusqu’à ce jour, que d’après de faux
principes que je combats ; le premier pas qu’il y aurait donc à faire pour me comprendre, ce
serait d’étudier les choses dans leur source [176] même, et non dans les notions que
l’imagination et les jugements précipités en ont données.
Mais je sais combien peu d’hommes sont capables d’en avoir le courage ; et quand je le
supposerais pour un grand nombre, je devrais supposer aussi, que peu d’entre eux
parviendraient à un plein succès, tant les premières sources de la Science ont été infectées
d’erreur et de poison.
Si j’ai fait pressentir que tout avait son nombre dans la Nature, si c’est par là que tous les
Etres quelconques sont aisés à distinguer les uns des autres, puisque toutes leurs propriétés ne
sauraient être que des résultats conformes aux Lois renfermées dans leur nombre ; il est
constant que la ligne droite et la ligne courbe étant de nature différente, ainsi que je l’ai déjà
indiqué, doivent avoir chacune leur nombre particulier, qui désigne leur différente nature, et
nous empêche de les égaler dans notre pensée, en les prenant indifféremment l’une pour
l’autre.
Quand on ne réfléchirait qu’un instant sur les fonctions et les propriétés de ces deux sortes
de lignes, cela suffirait pour qu’on dût se convaincre de la réalité de ce que je viens de dire.
Quel est l’objet de la ligne droite, n’est-ce pas de perpétuer à l’infini les productions du point
dont elle émane ? N’est-ce pas comme perpendiculaire, de régler la base et l’assiette de tous
les Etres, et de leur tracer à chacun leurs Lois ?
Au contraire, la ligne circulaire ne borne-t-elle pas à tous ses points, les productions de la
ligne droite ? Par conséquent, ne tend-elle pas continuellement à la détruire, et ne peut-elle
pas être regardée en quelque sorte comme son ennemie ? Alors, comment serait-il donc
possible que deux choses si opposées dans leur marche, et qui ont des propriétés si différentes,
ne fussent pas distinguées dans leur nombre, comme elles le sont dans leur action ?
Si l’on eût fait plutôt cette importante observation, on eût épargné des peines et des travaux
infinis, à tous ceux qui s’occupent de la Science Mathématique, en ce qu’on les eût empêché
de chercher, comme ils le font, une mesure commune à deux sortes de lignes qui n’auront
jamais rien de commun entre elles.
Nombre de chaque sorte de lignes
C’est donc après avoir reconnu cette différence essentielle, qui les distingue dans leur
figure, dans leur emploi et dans leurs propriétés, que je ne dois pas craindre d’affirmer que
leur nombre est également différent.
Si l’on me pressait de m’expliquer plus clairement, et d’indiquer quel est le nombre que
j’attribue à chacune de ces lignes en particulier j’avouerais, sans peine, que la ligne droite
porte le nombre quatre, et la ligne circulaire, le nombre neuf : et j’oserais assurer qu’il n’y a
pas d’autre moyen de parvenir à les connaître ; car l’étendue plus ou moins grande de ces
lignes, ne changera rien au nombre [177] que je leur attribue en particulier, et elles
conserveront toujours le même nombre chacune dans leur classe, à quelque étendue qu’on les
prolonge.
Je sais, je le répète, que ceci pourra bien n’être pas entendu, tant la Matière a fait de progrès
dans l’intelligence de mes semblables. Il en est donc, qui malgré la clarté de ma proposition,
pourraient en inférer faussement qu’une grande et une petite ligne ayant, selon moi, le même
nombre, doivent par conséquent être égales.
Mais, pour prévenir ce paradoxe, j’ajouterai qu’une grande, comme une petite ligne, ne sont
chacune que le résultat de leur Loi et de leur nombre ;et qu’ainsi quoique l’une et l’autre aient
toujours, dans la même classe, la même Loi et le même nombre, cette Loi et ce nombre
agissent toujours diversement dans chacune d’elles; c’est-à-dire, avec plus ou moins de force,
d’activité ou de durée ; d’où l’on voit que le résultat qui en proviendra, doit exprimer aux
yeux toutes ces différences sensibles, quoique le Principe qui varie son action, soit lui-même
invariable.
C’est là, n’en doutons pas, ce qui peut seul expliquer la différence universelle de tous les
Etres des deux natures, tant de ceux qui dans l’une ou l’autre, occupent des classes
différentes, que de ceux qui sont de la même classe et de la même espèce ; c’est là ce qui peut
faire comprendre comment tous les individus d’une même classe sont différents, quoiqu’ils
aient la même Loi, la même source et le même nombre.
C’est par là aussi que sont anéantis les nombres conventionnels et arbitraires, que les
Géomètres emploient dans leurs mesures sensibles et véritablement les inconvénients où cette
mesure les entraîne, nous en font voir clairement les défectuosités. Car, vouloir choisir la
mesure de l’étendue, dans l’étendue, c’est s’exposer à être obligé de tronquer cette mesure, ou
de la prolonger, lorsque l’étendue sur laquelle on l’a assise vient à recevoir des variations ; et
comme ces variations n’arrivent pas toujours juste sous des nombres multiples, ou sousmultiples
de la mesure donnée ; qu’elles peuvent tomber sur des parties de nombres qui ne
soient pas des entiers, par rapport au nombre principal, il faut nécessairement que la mesure
donnée subisse la même mutilation ; il faut enfin admettre ce que les calculateurs appellent
des fractions d’unité, comme si jamais un Etre simple, ou une unité pouvait se diviser.
Du calcul de l’infini
Si les Mathématiciens se fussent attachés à cette dernière réflexion, ils auraient pris une
plus juste idée d’un savant calcul qu’ils ont inventé : savoir, celui de l’infini. Ils auraient vu
qu’ils ne pouvaient jamais trouver l’infiniment grand dans la Matière qui est bornée à trois
Eléments, mais bien dans les nombres qui sont les puissances de tout ce qui existe, et qui
vraiment n’ont de bornes, ni dans notre [178] pensée, ni dans leur essence. Au contraire, ils
auraient reconnu qu’ils ne pouvaient trouver le calcul de l’infiniment petit que dans la
Matière, dont la division indéfinie des molécules se conçoit toujours possible, quoique nos
sens ne puissent pas toujours l’opérer ; mais ils n’eussent jamais cherché cette sorte d’infini
dans les nombres, puisque l’unité étant indivisible, elle est le premier terme des Etres, et
n’admet aucun nombre avant elle.
Des mesures conventionnelles
Rien n’est donc moins conforme au Principe vrai, que cette mesure conventionnelle que
l’homme s’est établie dans ses procédés géométriques, et par conséquent, rien n’est moins
propre à l’avancer dans les connaissances qui lui sont absolument nécessaires.
Le secours d’une telle mesure est, je le sais, de la plus grande utilité, dans les détails
matériels du commerce de la vie sociale et corporelle de l’homme ; aussi je ne prétends pas
qu’il soit blâmable de l’appliquer à cet emploi ; tout ce que je lui demanderais, ce serait de ne
pas avoir l’imprudence de la porter jusque dans ses recherches sur les Vérités naturelles, parce
que dans ce genre, elle ne peut que le tromper ; que les erreurs, mêmes les plus simples, sont
ici de la plus importante conséquence, et que toutes les Vérités étant liées, il n’y en a pas une
qui puisse recevoir la moindre atteinte, sans la communiquer à toutes les autres.
Les nombres quatre et neuf, que j’annonce comme appartenant essentiellement, l’un à la
ligne droite et l’autre à la ligne courbe, n’ont pas l’inconvénient qu’on vient de remarquer
dans la méthode arbitraire ; puisque ces nombres restent toujours intacts, quoique leur faculté
s’étende ou se resserre dans toutes les variations dont l’étendue est susceptible ; aussi, dans la
réalité des choses, n’y a-t-il jamais de fraction dans un Etre, et si nous nous rappelons ce qui a
été dit précédemment sur la nature des Principes des Etres corporels, nous verrons que
puisqu’ils sont indivisibles en qualité d’Etres simples, les nombres qui ne font que les
représenter et les rendre sensibles, doivent jouir de la même propriété.
Mais, je le répète encore, tout ceci est hors du sensible et de la Matière, ainsi, je ne me
flatte pas qu’un grand nombre m’entende. C’est pour cela que je m’attends qu’on reviendra
encore à la charge, et qu’on me demandera comment il sera possible d’évaluer les différentes
étendues du même ordre, si je donne sans exception à toutes les lignes droites, le nombre
quatre, et à toutes les lignes circulaires et courbes, le nombre neuf. On me demandera, dis-je,
à quel signe on pourra connaître fixement les différentes manières dont le même nombre agit
sur des étendues inégales, et comment il faudra s’y prendre pour déterminer avec justesse, une
étendue quelconque.
Il m’est inutile de chercher une autre réponse que celle que j’ai faite sur cet objet. Je dirai
donc que si celui qui me fait cette question n’a en vue de [179] connaître l’étendue que pour
son propre usage corporel, et pour ses besoins ou ses goûts sensibles, comme il n’y a rien en
ce genre qui ne soit relatif, les mesures conventionnelles et relatives sont suffisantes ; parce
que par le seul secours des sens, on peut porter la régularité jusqu’au point de rendre l’erreur
inappréciable aux sens.
Mais, s’il s’agit de connaître plus que cette valeur relative et d’approximation, si l’on
demande à trouver la valeur fixe et réelle de l’étendue ; comme cette valeur est en raison de
l’action de son nombre, et que le nombre n’est pas Matière, il est aisé de voir si c’est dans
l’étendue matérielle, qu’on peut trouver la règle que l’on désire, et si nous avons eu tort de
dire que la vraie mesure de l’étendue ne saurait être connue par les sens corporels : alors, si ce
n’est point dans les sens corporels que cette mesure se peut trouver, il ne faudra pas réfléchir
longtemps pour juger où elle doit être, puisque nous n’avons cessé de représenter qu’il n’y
avait dans tout ce qui existe, que du sensible et de l’intellectuel.
Nous voyons donc dès lors ce que les Géomètres ont à nous apprendre, et quelles sont les
erreurs dont ils bercent notre intelligence, en ne lui offrant que des mesures prises dans le
sensible, et par conséquent relatives, pendant qu’elle conçoit qu’il y en a de vraies et qu’elle
est faite pour les connaître.
De la vraie mesure
Nous voyons en même temps reparaître ici cette Vérité universelle qui fait l’objet de cet
Ouvrage, savoir, que c’est dans le Principe seul des choses, qu’il est possible d’en évaluer
juste propriétés, et que quelque difficulté qu’il y ait à savoir y lire, il est incontestable que ce
Principe réglant tout, mesurant tout, dès qu’on l’éloigne, on ne trouvera rien.
Je dois ajouter néanmoins, que quoiqu’il soit possible par le secours de ce Principe, de
parvenir à juger sûrement de la mesure de l’étendue, puisque c’est lui-même qui la dirige, ce
serait une vraie profanation de l’employer à des combinaisons matérielles, car il peut nous
faire découvrir des Vérités plus importantes que celles qui n’auraient de rapport qu’à la
Matière ; et les sens, comme nous l’avons dit, sont suffisants pour diriger l’homme dans les
choses sensibles. Nous voyons même que les Etres au-dessous de l’homme, n’ont pas d’autre
Loi, et que leurs sens suffisent à leurs besoins ; ainsi, pour cet objet purement relatif, la
Mathématique vraie et juste, en un mot, la Mathématique intellectuelle serait non seulement
superflue, mais même elle ne serait pas comprise.
Quelle plus grande inconséquence n’est-ce donc pas de vouloir assujettir et subordonner
cette Mathématique invariable et lumineuse, à celle des sens, qui est si bornée et si obscure ;
de vouloir que celle-ci tienne lieu de l’autre ; enfin, de vouloir que ce soit le sensible qui serve
de règle et de guide à l’intellectuel ?
Nous ne faisons là cependant que montrer de nouveau l’inconvénient auquel [180] les
Géomètres se sont exposés ; car, en cherchant à l’étendue une mesure sensible, et nous la
donnant comme réelle, ils n’ont pas vu qu’elle était variable comme l’étendue même, et que
loin de diriger la Matière, elle était elle-même dans la dépendance de cette Matière,
puisqu’elle en suivait nécessairement le cours et tous les résultats de relation.
Alors, dès que les nombres quatre et neuf, que j’ai avoué être la mesure des deux sortes de
lignes possibles, sont entièrement à couvert de cette sujétion ; je ne dois pas craindre d’errer,
en leur donnant toute ma confiance, et en les annonçant, ainsi que je l’ai fait, comme la vraie
mesure, chacun dans leur classe.
J’avouerai qu’il m’est dur de ne pouvoir exposer ces Vérités, sans sentir combien elles sont
humiliantes pour les Géomètres, puisque, par les efforts qu’ils font journellement pour
confondre ces deux mesures, ils nous obligent à dire que même les plus célèbres d’entre eux
ne savent pas encore la différence d’une ligne droite à une ligne courbe, ainsi qu’on le verra
ci-après plus en détail.
Du mouvement
Mais l’erreur que l’on vient d’apercevoir n’est pas la seule qu’ils aient faite sur l’étendue ;
non seulement c’est dans elle qu’ils ont cherché sa mesure, comme nous l’avons fait observer,
mais même ils y ont encore cherché la source du mouvement. N’osant jamais s’élever audessus
de cette ténébreuse matière qui les environne, ils ont cru pouvoir fixer un espace et une
borne au principe de ce mouvement, de façon que, selon ce système, il n’est plus possible,
hors de cette borne, de rien concevoir d’actif et qui se meuve.
S’ils ne se sont pas faits encore une idée plus juste du mouvement, n’est-ce pas toujours par
la même méprise qui leur fait confondre les choses les plus distinctes, n’est-ce pas parce
qu’ils ne cherchent que dans l’étendue, au lieu de chercher dans son Principe ?
Car cette étendue n’ayant que des propriétés relatives, ou des abstractions, il lui est
impossible de rien offrir de fixe, et d’assez stable pour que l’intelligence de l’homme s’y
repose d’une manière satisfaisante ; et vouloir trouver dans elle la source de son mouvement,
c’est répéter toutes ces tentatives insuffisantes qui ont été déjà renversées, et vouloir
soumettre le Principe à sa production, pendant que selon l’ordre naturel et vrai des choses
l’oeuvre fut toujours au-dessous de son Principe générateur.
C’est donc dans le Principe immatériel de tous les Etres, soit intellectuels, soit corporels,
que réside essentiellement la source du mouvement qui se trouve en chacun d’eux. C’est par
l’action de ce Principe, que se manifestent toutes leurs facultés, selon leur rang et leur emploi
personnel, c’est-à-dire, intellectuelles dans l’ordre intellectuel, et sensibles dans l’ordre
sensible.
Or, si la seule action du Principe des Etres corporels est le mouvement, si [181] c’est par là
seul qu’ils croissent, qu’ils se nourrissent ; enfin, qu’ils manifestent et rendent sensibles et
apparentes toutes leurs propriétés, et par conséquent l’étendue même, comment peut-on donc
faire dépendre ce mouvement de l’étendue ou de la Matière, puisqu’au contraire c’est
l’étendue ou la Matière, qui vient de lui ? Comment peut-on dire que ce mouvement
appartienne essentiellement à la Matière, pendant que c’est la Matière qui appartient
essentiellement au mouvement ?
Il est incontestable que la Matière n’existe que par le mouvement ; car nous voyons que
quand les corps sont privés de celui qui leur est accordé pour un temps, ils se dissolvent et
disparaissent insensiblement. Il est tout aussi certain par cette même observation, que le
mouvement qui donne la vie aux corps, ne leur appartient point en propre, puisque nous le
voyons cesser dans eux, avant qu’ils aient cessé d’être sensibles à nos yeux ; de même que
nous ne pouvons douter qu’ils ne soient absolument dans sa dépendance, puisque la cessation
de ce mouvement est le premier acte de leur destruction.
D’ailleurs, rappelons-nous cette Loi de réaction universelle à laquelle tous les Etres
corporels sont assujettis, et reconnaissons que si les Principes immatériels des Etres corporels,
sont eux-mêmes soumis à la réaction d’un autre Principe, à plus forte raison les résultats
sensibles de ces Principes, tels que l’étendue et autres, doivent nécessairement éprouver cette
sujétion.
Concluons donc, que si tout disparaît à mesure que le mouvement se retire, il est évident
que l’étendue n’existe que par le mouvement, ce qui est bien différent de dire que le
mouvement est à l’étendue et dans l’étendue.
Cependant, de cette assertion que c’est le mouvement qui fait l’étendue, on pourrait inférer
que le mouvement étant de l’Essence des Principes immatériels, que nous devons reconnaître
à présent comme indestructibles, il est impossible que ce mouvement n’existe pas toujours, et
par conséquent, que l’étendue ou la Matière ne soit éternelle ; ce qui nous replongerait dans
ces précipices ténébreux, dont j’ai pris tant de soin de préserver mes Lecteurs ; car je le sais,
on pourrait m’objecter qu’on ne peut pas concevoir de mouvement sans étendue.
Cette dernière proposition est vraie dans l’ordre sensible, où l’on ne peut concevoir de
mouvement qui ne produise l’étendue, ou qui ne se fasse dans l’étendue ; mais, quoique les
Principes qui enfantent le mouvement dans l’ordre sensible, soient immatériels, ce serait être
dans l’erreur que d’admettre leur action comme nécessaire et comme éternelle, puisque nous
avons vu qu’ils n’étaient que des Etres secondaires, n’ayant qu’une action particulière et non
pas infinie, et qu’ils étaient absolument dans la dépendance d’une Cause active et intelligente,
qui [182] leur communiquait cette action pour un temps, comme elle la leur retirait, selon
l’ordre et la Loi de la Cause première.
Des deux sortes de mouvements
Bien plus, c’est dans cet ordre sensible même, où nous pouvons trouver des preuves d’un
mouvement sans étendue ; quoique dans cette région sensible, il se fasse toujours dans
l’étendue. Pour cet effet, remarquons qu’en raison de cette double Loi universelle qui régit la
Nature corporelle, il se trouve deux sortes de mouvements dans tous les Corps.
Premièrement, celui de leur croissance, ou l’action même qui manifeste et soutient leur
Existence sensible.
En second lieu, celui de leur tendance vers la Terre, qui est leur Centre commun ; tendance
qui se fait connaître, tant dans la chute des Corps, que dans la pression que leur propre
pesanteur fait sur eux-mêmes, ou sur la surface terrestre.
Ces deux mouvements sont directement opposés l’un à l’autre. Aussi le second de ces
mouvements, ou la tendance des Corps vers leur Centre terrestre, quoiqu’il ne puisse se faire
que dans l’étendue, ne produit cependant pas d’étendue, comme le premier mouvement, ou
celui de la croissance et de l’existence de ces mêmes Corps.
Au contraire, l’un tend à détruire ce que l’autre produit ; puisque, si les Etres corporels
pouvaient se réunir dans leur Centre, ils seraient dès lors sans action, sans manifestation
sensible, en un mot sans mouvement, et par conséquent sans étendue ; puisqu’il est certain
que tous ces effets n’ont lieu que parce que les Etres qui les produisent sont séparés de leur
Centre.
Or, si de ces deux mouvements, dont l’un produit l’étendue, comme nous l’avons dit, il y
en a un qui la détruit, celui-là au moins ne devra pas se regarder comme appartenant à
l’étendue, quoiqu’il n’ait lieu que dans l’étendue ; ce serait donc là où l’on apprendrait à
résoudre cette objection, qu’on ne peut concevoir de mouvement sans étendue, et à ne plus
croire généralement que le mouvement soit de l’Essence de toutes les classes d’Etres
immatériels, puisque ceux de la classe sensible n’en sont dépositaires que pour un temps.
Du mouvement immatériel
Fortifions encore cette vérité, qu’il peut y avoir du mouvement sans étendue. N’avons-nous
pas admis qu’il ne saurait y avoir que des Etres sensibles et des Etres intellectuels ; si c’est la
classe de ces derniers qui régit l’autre, et qui lui fait donner ce mouvement producteur des
choses sensibles, c’est elle qui par Essence, doit être la véritable source du mouvement ;
comme telle, elle est d’un autre ordre que la classe des Principes immatériels corporels qui lui
sont subordonnés ; il doit donc y avoir dans cette classe, une action et des résultats qui soient
comme [183] elle, distincts et indépendants du sensible, c’est-à-dire, dans lesquels le sensible
ne soit pour rien.
Ainsi, puisque le sensible n’est pour rien dans toutes les actions qui appartiennent à la
Cause première, et dans tous les résultats immatériels qui en proviennent ; s’il ne fait qu’en
recevoir la vie passive qui le soutient pendant la durée du temps ; si enfin tous les effets
sensibles, pendant le temps actuel de leur existence même, sont absolument sans aucune
influence sur la classe purement intellectuelle, à plus forte raison cette classe a-t-elle pu agir
avant l’existence des choses sensibles, et peut agir après leur disparition, puisque le moment
où ces choses sensibles auront vécu, n’aura pas même dérangé d’un instant, l’action de la
Cause première.
Alors, quoique dans le sensible, le mouvement et l’étendue soient nécessairement liés l’un à
l’autre, cela n’empêche point que dans la classe supérieure, il ne doive y avoir éternellement
un mouvement ou une action, quand même rien de sensible ne serait existant, et dans ce sens
on peut dire avec certitude, que quoiqu’on ne puisse concevoir d’étendue sans mouvement, il
est cependant incontestable qu’on peut concevoir du mouvement sans étendue, puisque le
Principe du mouvement, soit sensible, soit intellectuel, est hors de l’étendue.
Réunissant ensuite toutes ces observations, on doit voir s’il est possible de jamais attribuer
avec raison aucun mouvement à l’étendue, comme en faisant l’Essence nécessaire, et si
l’homme ne s’égare pas, lorsqu’il en cherche là le principe et la connaissance.
Du nombre du mouvement
J’ai dit en général que le mouvement n’était autre chose que l’effet de l’action, ou plutôt
l’action même, puisqu’ils sont inséparables. J’ai reconnu en outre, que dans les choses
sensibles, il y avait deux sortes de mouvements ou d’actions opposées ; savoir, la croissance
et la décroissance, ou la force qui éloigne les corps de leur Centre, et leur propre Loi qui tend
à les en rapprocher. Mais, comme le dernier de ces mouvements ne fait que revenir sur les
traces de l’autre, dans le même temps, et selon la même Loi, dans l’ordre inverse, nous ne
craignons point d’errer, en les annonçant comme provenant tous les deux du même nombre ;
et le moindre des Géomètres sait que ce nombre est quatre.
Qui ne sait, en effet, que tous les mouvements et toutes les révolutions possibles des corps,
se font en Progression géométrique quaternaire, soit ascendante, soit descendante ? Qui ne sait
que ce nombre quatre est la Loi universelle du cours des Astres, celle de la Mécanique, de la
Pyrotechnie, celle, en un mot, de tout ce qui se meut dans la Région corporelle soit
naturellement soit par la main des hommes ?
Et véritablement, si la vie agit sans interruption, et que son action soit toujours [184]
nouvelle ; c’est-à-dire, si elle croît ou décroît sans cesse dans les Etres corporels et sujets à la
destruction, quelle autre Loi que celle de la Progression géométrique ascendante ou
descendante saurait convenir à la Nature ?
En effet, la Progression arithmétique en est entièrement bannie, parce qu’elle est stérile et
qu’elle ne peut embrasser que des faits bornés ou des résultats toujours égaux et toujours
uniformes. Aussi les hommes ne devraient-ils jamais l’appliquer qu’à des objets morts, à des
divisions fixes, ou à des assemblages immobiles ; et quand ils ont voulu l’employer pour
désigner les actions simples et vivantes de la Nature, comme celles de l’Air, celles qui
produisent la chaleur et le froid, et toutes les autres causes des révolutions de l’Atmosphère,
leurs résultats ou leurs divisions, ont été très vicieuses, en ce qu’elles ont donné à la
multitude, une idée fausse du Principe de vie ou d’action corporelle, dont la mesure n’étant
point sensible, ne peut, sans la plus grossière méprise, se tracer sur la Matière.
Nous n’induirons donc personne en erreur, en donnant la Progression géométrique
quaternaire, comme étant le principe de la vie des Etres, ou en assurant que le nombre' de
toute action est quatre, quelque inconnu que soit ce langage.
Du nombre de l’étendue
Mais ce que nous n’avons point encore fixé, c’est de savoir quel est le nombre de l’étendue.
Il faut donc le dire, c’est ce même nombre neuf qui a été appliqué ci-devant à la ligne
circulaire. Oui, la ligne circulaire et l’étendue ont un tel rapport, elles sont tellement
inséparables, qu’elles portent absolument le même nombre, qui est neuf.
Si elles ont le même nombre, elles ont nécessairement la même mesure et le même poids ;
car ces trois principes marchant toujours d’accord, l’un ne peut être déterminé, qu’il ne
détermine également les deux autres.
De la ligne circulaire
Effectivement, quelque nouveau que cela doive paraître, je ne puis me dispenser d’avouer
que l’étendue et la ligne circulaire ne sont qu’une même chose ; c’est-à-dire, qu’il n’y a
d’étendue que par la ligne circulaire, et réciproquement qu’il n’y a que la ligne circulaire qui
soit corporelle et sensible ; c’est-à-dire, enfin, que la Nature matérielle et étendue ne peut être
formée que de lignes qui ne sont pas droites, ou, ce qui est la même chose, qu’il n’y a pas une
seule ligne droite dans la Nature, comme on le verra ci-après.
Je n’ai qu’un mot à dire avant d’en venir là, qui est que si les Observateurs eussent examiné
ceci de plus près, ils auraient résolu depuis longtemps une question qui n’est pas encore
clairement décidée parmi eux, savoir, si la génération et la reproduction se font par des oeufs,
ou par des vers ou Animaux spermatiques ; ils auraient vu que rien n’étant sans enveloppe icibas,
et toute enveloppe, ou toute étendue, étant circulaire, tout est ver dans la Nature, parce
que tout est oeuf ; et réciproquement tout est oeuf, parce que tout est ver. Je reviens à mon
sujet.
[185] Il ne suffit pas, je le sais, d’avoir exclus de la Nature, la ligne droite, il faut exposer les
raisons qui m’y déterminent.
Premièrement, si nous suivons l’origine de toutes les choses sensibles et matérielles, nous
ne pourrons nier que le Principe des Etres corporels ne soit le Feu, mais que leur corporisation
ne vienne de l’Eau, et qu’ainsi les Corps ne commencent par le fluide.
En second lieu, nous ne pourrons nier aussi que ce fluide ne soit le principe qui opère la
dissolution des Corps, et qu’ensuite le Feu n’en opère la réintégration, puisqu’une des plus
belles Lois de la Vérité est que l’ordre direct et l’ordre inverse aient un cours uniforme en
sens contraire.
Mais tout fluide n’est qu’un assemblage de particules sphériques ; et c’est même la forme
sphérique de ces particules qui donne au fluide la propriété qu’il a de s’étendre et de circuler.
Alors, si les Corps prennent là leur naissance, il est donc constant qu’ils doivent conserver
dans leur état de perfection, la même forme qu’ils ont reçue à leur origine, comme ils la
représentent encore dans leur dissolution en particules fluides et sphériques et par cette raison
les Corps doivent se considérer comme un assemblage de ces mêmes globules sphériques,
mais qui ont pris de la consistance, en proportion de ce que leur Feu a plus ou moins desséché
la partie grossière de leur humide. A quelque degré que l’on porte cet assemblage de globules
sphériques, il est donc évident que le résultat sera toujours sphérique et circulaire comme son
principe.
Veut-on se convaincre matériellement de ce que j’avance ? Que l’on fixe avec attention les
corps dont les dimensions nous paraissent droites, observons les surfaces les plus unies ;
chacun sait qu’on n’y pourra découvrir qu’inégalités, qu’élévations et qu’enfoncements ;
chacun sait, dis-je, ou doit savoir que les surfaces des Corps, vues de près, n’offrent aux yeux
qu’une multitude de sillons.
Mais ces sillons eux-mêmes ne sont composés que de ces inégalités, et ceci à l’infini, et
tant que nos yeux ou les instruments dont nous les aidons pourront s’étendre, nous ne verrons
jamais, soit dans les surfaces des Corps, soit dans les sillons qu’elles nous présentent, qu’une
réunion de plusieurs particules sphériques qui ne se touchent que par un point de leur surface.
Qu’on examine donc alors s’il est possible d’y admettre de ligne droite.
De la ligne droite
Qu’on ne m’objecte pas cet intervalle qui existe entre deux points donnés, et entre lesquels
on peut supposer une ligne droite qui correspondent de l’un à l’autre.
Premièrement, ces deux points, ainsi séparés, ne sont plus censés faire corps ensemble.
Ainsi la ligne droite qu’on supposerait ente eux, serait purement dans la pensée, et ne pourrait
pas être conçue comme corporelle et sensible.
[186] Secondement, cet intervalle, qui les sépare, est lui-même rempli de particules
mercurielles aériennes, qui étant sphériques, comme celles des autres Corps, ne pourraient
jamais se toucher que par leur surface ; ainsi cet intervalle serait corps, et par cette raison sujet
aux mêmes inégalités que les Corps ; ce qui s’accorde entièrement avec ce qui a été dit
précédemment sur les principes de la Matière, qui, malgré leur union, ne sauraient jamais se
confondre.
N’y ayant donc aucune continuité dans les corps, tout y étant successif et interrompu, il est
impossible dans aucun sens d’y supposer et d’y reconnaître de lignes droites.
Outre les raisons que nous venons de voir, il en est d’autres qui viennent à l’appui, et qui
confirment l’évidence de ce Principe. Je me suis décidé à convenir que le nombre quatre était
le nombre de la ligne droite ; j’ai vu depuis, de concert avec tous les Observateurs, que le
nombre quatre était aussi celui qui dirigeait toute espèce de mouvement quelconque ; il y a
donc une grande analogie entre le principe du mouvement et la ligne droite, puisque nous leur
voyons porter le même nombre, puisque d’ailleurs nous avons reconnu que dans ce
mouvement résidait la source et l’action des choses corporelles et sensibles, et qu’en même
temps nous avons vu que la ligne droite était l’emblème de l’infinité et de la continuité des
productions du point dont elle émane.
Or j’ai assez démontré que le mouvement, quoique produisant les choses corporelles et
sensibles, ou l’étendue, ne saurait cependant jamais appartenir en propre à cette même
étendue, ni en dépendre ; alors donc, si la ligne droite a le même nombre que ce mouvement,
elle doit avoir la même Loi et la même propriété ; c’est-à-dire, que quoiqu’elle dirige les
choses corporelles et étendues, jamais elle ne pourra se mélanger avec elles, ni s’y confondre
et devenir sensible, puisque le principe ne peut se confondre avec sa production.
Ce sont toutes ces raisons réunies, qui doivent empêcher de jamais admettre de ligne droite
dans la Nature corporelle.
De la quadrature du cercle
Rappelons donc ici tous nos principes ; le nombre quatre est celui du mouvement, c’est
celui de la ligne droite, en un mot, c’est le nombre de tout ce qui n’est pas corporel et
sensible. Le nombre neuf est celui de l’étendue et de la ligne circulaire, qui constitue
universellement l’étendue, c’est-à-dire, qu’il est le nombre des corps et de toutes les parties
des corps ; car il faut absolument regarder la ligne circulaire comme la production nécessaire
du mouvement qui se fait dans le temps.
Ce sont là les deux seules et uniques Lois que nous puissions reconnaître, et avec elles nous
pouvons sans doute embrasser tout ce qui existe, puisqu’il n’y a rien qui ne soit, ou dans
l’étendue, ou hors de l’étendue, qui ne soit passif ou [187] actif, résultat ou Principe, passager
ou immuable, corporel ou incorporel, périssable ou indestructible.
Prenant donc ces deux Lois pour guides, nous reviendrons à la manière dont nous avons vu
que les Géomètres avaient considéré les deux seules sortes de lignes possibles, la droite et la
courbe ; et nous jugerons s’il est vrai que le cercle soit, comme ils le prétendent, un
assemblage de lignes droites, puisqu’au contraire, il n’y a pas de ligne droite, prise dans le
corporel, qui ne soit un assemblage de lignes courbes.
C’est pourtant, faute d’avoir discerné les différents nombres de ces deux différentes lignes,
que depuis son exil l’homme cherche à les concilier, ou ce qui est la même chose, tâche de
découvrir ce que l’on nomme la quadrature du cercle ; car, avant sa chute, connaissant la
nature des Etres, il ne se serait pas consumé en efforts inutiles, et ne se serait pas livré à la
recherche d’une découverte dont il eût évidemment connu l’impossibilité ; il n’eût été ni assez
aveugle, ni assez imprudent, pour vouloir rapprocher des principes aussi différents que ceux
de la ligne droite et de la ligne courbe ; en un mot, il ne fût jamais venu à sa pensée de croire
pouvoir changer la nature des Etres, et de faire en sorte que neuf valût quatre, ou que quatre
valût neuf ; ce qui est à la lettre l’objet de l’étude et de l’occupation des Géomètres.
Qu’on essaie en effet de concilier ces deux nombres, comment y parviendra-t-on ; comment
adapter neuf avec quatre, comment diviser neuf par quatre, ou, ce qui est la même chose,
partager neuf en quatre parties sans y admettre de fractions, qui, selon ce qu’on a vu, ne
peuvent se trouver dans les Principes naturels des choses, quoiqu’elles puissent s’opérer sur
leurs résultats, qui, ne sont que des assemblages ? Car, après avoir trouvé deux pour quotient,
ne nous resterait-il pas toujours une Unité, qu’il faudrait diviser également par ce même
nombre quatre ?
Nous voyons donc que cette quadrature est impraticable en figure, ou dans le corporel et le
sensible, et qu’elle ne saurait jamais avoir lieu qu’en nombre et immatériellement ; c’est-àdire,
en admettant le Centre qui est corporel et Quaternaire, comme on en sera convaincu dans
peu. Je laisse donc à penser à présent si cette quadrature est admissible, de la manière dont les
hommes s’en occupent ; si l’impossibilité n’en est pas évidemment démontrée, et si alors
nous devons être étonnés qu’on n’ait encore rien trouvé sur cet objet ; car, en fait de Vérité,
une approximation, ou rien, c’est la même chose.
De la longitude
Il en faut dire autant de la longitude, qu’un si grand nombre d’hommes cherche sur la
surface terrestre avec tant d’émulation ; et pour en juger, il sera suffisant d’observer la
différence qui existe entre la longitude et la latitude.
[188] La latitude est horizontale et va du Sud au Nord. Or, comme ce Sud n’est désigné par
aucun des points imaginaires, inventés par les Astronomes pour nous expliquer l’Univers,
mais très certainement par le Soleil, dont le Midi vertical varie, en s’élevant ou en s’abaissant
chaque jour par rapport au jour précédent, il suit que cette latitude est nécessairement
circulaire et variable, et comme telle, elle porte le nombre neuf d’après tous les principes qui
viennent d’être établis.
Au contraire, la longitude est perpendiculaire, et vient de l’Est qui est toujours au même
point d’élévation, quoique cet Est se montre chaque jour à différents points de l’horizon.
Ainsi la longitude étant fixe et toujours la même, est l’image réelle de la ligne droite, et par
conséquent porte le nombre quatre. Or nous venons de voir l’incompatibilité des deux
nombres quatre et neuf ; comment est-il donc possible de trouver le perpendiculaire dans
l’horizontal, comment assimiler le supérieur à l’inférieur, comment enfin découvrir l’Est sur
la surface terrestre, puisqu’il n’est pas dans sa Région ?
Quand j’ai dit que l’Est était fixe, on a bien vu que je ne parlais pas de celui que donne le
lever du Soleil, puisqu’il change tous les jours. D’ailleurs l’espèce de longitude, que le Soleil
donne de cette manière, n’est toujours qu’horizontale par rapport à nous, comme la latitude, et
par cela seul très défectueuse.
Mais je parle du véritable Est dont le lever du Soleil n’est que le signe indicatif, et qui se
manifeste visiblement et plus juste dans l’aplomb et la perpendiculaire ; de cet Est, qui par son
nombre quatre, peut seul embrasser tout l’espace, puisqu’en se joignant au nombre neuf ou
celui de l’étendue, c’est-à-dire, unissant l’actif au passif, il forme le nombre treize, qui est le
nombre de la Nature.
Il n’est donc pas plus possible de trouver cette longitude sur la Terre, que de concilier la
ligne droite avec la ligne courbe, et que de trouver la mesure de l’étendue et le mouvement
dans l’étendue ; nouvelle preuve de la vérité des principes que nous avons exposés.
Du calcul solaire et lunaire
Nous devons appliquer encore cette Loi à une autre observation, et dire que c’est par la
raison de cette même différence du nombre quatre au nombre neuf, qu’on n’a pu jusqu’à
présent et qu’on ne pourra jamais faire quadrer juste le calcul Lunaire avec le calcul Solaire.
Car la Lune est neuvaire, comme étant attachée à la Terre qui n’a que des courbes en latitude ;
le Soleil, au contraire, quoique désignant la latitude par le Sud, est néanmoins dans son Est
terrestre, ou dans le lieu de son lever, l’image du principe de la longitude, ou de la ligne
droite, et comme tel il est quaternaire. D’ailleurs il est clairement distinct de la région de la
Terre, à laquelle il communique la réaction à sa faculté végétative, nouvel indice de son
activité quaternaire ; en un mot, son quaternaire se manifeste sur la Lune même par les quatre
phases que nous apercevons sur elle, et qui se détermi-[189]nent par ses différentes positions
par rapport au Soleil dont elle reçoit la lumière.
Ainsi appliquant à cet exemple le principe qui nous occupe pour le présent, on verra
clairement pourquoi le calcul Solaire et le calcul Lunaire sont incompatibles, et que le vrai
moyen de parvenir à la connaissance des choses, est de commencer par ne pas les confondre,
mais de les suivre et de les examiner chacune selon le nombre et les Lois qui leur sont
propres.
Des systèmes astronomiques
Que ne m’est-il permis de m’étendre plus au long, sur ce nombre neuf que j’attribue à la
Lune, et par conséquent à la Terre dont elle est le Satellite ? Je montrerais par le nombre de
cette Terre, quel est son emploi et sa destination dans l’Univers ; cela pourrait même nous
donner des indices sur la véritable forme qu’elle porte, et répandre encore plus de jour sur le
système actuel qui ne l’admet pas comme immobile, mais, au contraire, comme parcourant un
très grand orbite.
Car les Astronomes se sont peut-être un peu trop pressés dans leurs jugements ; et avant de
donner toute leur confiance à leurs observations, ils auraient dû examiner lequel parmi les
Etres corporels doit agir le plus, ou de celui qui donne la réaction, ou de celui qui la reçoit ; si
le feu n’est pas le plus mobile des Eléments, et le sang plus agile que les corps dans lesquels il
circule ; ils auraient dû penser que la Terre, quoique n’occupant pas le centre des orbites des
Astres, pouvait cependant leur servir de Récipient, et dès lors devant recevoir et attendre leurs
influences, sans être forcée d’ajouter une seconde action corporelle, à l’action végétative qui
lui est propre, et dont ces Astres sont privés.
Enfin les plus simples expériences sur le Cône, leur auraient prouvé la vraie forme de la
Terre ; et nous pourrions leur offrir, dans la destination de cette même Terre, dans le rang
qu’elle occupe parmi les Etres créés, et dans les propriétés de la perpendiculaire ou de la ligne
droite, des difficultés insurmontables, et que leurs systèmes ne pourraient résoudre.
Il arriverait peut-être aussi que ces difficultés ne seraient pas senties, parce que
l’Astronomie s’est isolée comme toutes les Sciences où l’homme a mis la main, qu’elle a
considéré la Terre, ainsi que chacun des corps célestes, comme des Etres distincts, et sans
liaison les uns aux autres ; en un mot, parce que l’homme a agi là aussi inconsidérément que
dans tout le reste, c’est-à-dire, qu’il n’a point porté la vue sur le principe de l’existence de
tous ces corps, sur celui de leurs Lois et de leur destination, et que par cette raison il ne
connaît pas encore quel en est le premier objet.
De la Terre
Bien plus, c’est par un motif louable en apparence, qu’il a cherché à ravaler la Terre, en la
comparant à l’immensité et à la grandeur des Astres ; il a eu la faiblesse de croire que cette
Terre n’étant qu’un point dans l’Univers, méritait peu l’atten-[190]tion de la première Cause ;
qu’il serait contre la vraisemblance que cette Terre fût au contraire ce qu’il y a de plus
précieux dans la création, et que tout ce qui existe autour ou au-dessus d’elle, lui vînt apporter
son tribut ; comme si c’était sur une mesure sensible, que l’Auteur des choses dût évaluer ses
Ouvrages, et que leur prix ne fût pas plutôt dans la noblesse de leur emploi et dans leurs
propriétés, que dans la grandeur de l’espace et de l’étendue qu’ils occupent.
C’est peut-être cette fausse combinaison qui aura conduit l’homme à cette autre
combinaison plus fausse encore, par laquelle il affecte de ne se pas croire digne lui-même des
regards de son Auteur ; il a cru n’écouter que l’humilité, en refusant d’admettre que cette
Terre même, et tout ce que l’Univers contient n’étaient faits que pour lui ; il a feint de
craindre de trop écouter son orgueil, en se livrant à cette pensée.
Mais il n’a pas craint l’indolence et la lâcheté qui suivent nécessairement de cette feinte
modestie ; et si l’homme évite de se regarder aujourd’hui comme devant être le Roi de
l’Univers, c’est qu’il n’a pas le courage de travailler à en retrouver les Titres, que les devoirs
lui en paraissent trop fatigants, et qu’il craint moins de renoncer à son état et à tous ses droits,
que d’entreprendre de les remettre dans leur valeur. Cependant, s’il voulait un instant
s’observer lui-même, il verrait bientôt qu’il devrait mettre son humilité, à avouer qu’il est
avec raison au dessous de son rang, mais non à se croire d’une nature à n’avoir jamais pu
l’occuper, ni à ne pouvoir jamais y rentrer.
De la pluralité des mondes
Que ne puis-je donc, je le répète, me livrer à tout ce que j’aurais à dire sur ces matières ?
Que ne puis-je montrer les rapports qui se trouvent entre cette Terre et le corps de l’homme,
qui est formé de la même substance, puisqu’il en est provenu ? Si mon plan me le permettait,
je prendrais dans leur analogie incontestable, le témoignage de l’uniformité de leurs Lois, et
de leurs proportions, d’où il serait aisé de voir qu’ils ont l’un et l’autre le même but à remplir.
Ce serait même là, où l’on apprendrait pourquoi j’ai enseigné au commencement de cet
Ouvrage, que l’homme était si fort intéressé à maintenir son corps en bon état ; parce que s’il
est fait à l’image de la Terre, et que la Terre soit le fondement de la création corporelle, il ne
peut conserver sa ressemblance avec elle, qu’en résistant comme elle aux forces qui la
combattent continuellement. On y verrait aussi que cette Terre lui doit être respectable comme
sa mère, et qu’étant, après la Cause intelligente et l’homme, le plus puissant des Etres de la
Nature temporelle, elle est elle-même la preuve qu’il n’existe pas d’autres Mondes corporels
que celui qui nous est visible.
Car cette opinion de la pluralité des Mondes, est encore prise dans la même source de
toutes les erreurs humaines ; c’est pour vouloir tout séparer, tout dé-[191]membrer, que
l’homme suppose une multitude d’autres Univers, dont les Etoiles sont les Soleils, et qui n’ont
pas plus de correspondance entre eux, qu’avec le Monde que nous habitons ; comme si cette
existence à part était compatible avec l’idée que nous avons de l’Unité ; et comme si, en
qualité d’Etre intellectuel, dans le cas que ces Mondes supposés existassent, l’homme n’en
aurait pas la connaissance.
Alors, s’il peut et doit avoir la connaissance de tout ce qui existe, il faut nécessairement que
rien ne soit isolé, et que tout se tienne ; puisque c’est avec un seul et même principe que
l’homme embrasse tout et qu’il ne le pourrait avec ce seul et même principe, si tous les Etres
créés corporellement n’étaient pas semblables entre eux et de la même nature.
Oui, sans doute, il y a plusieurs Mondes, puisque le plus petit des Etres en est un, mais tous
tiennent à la même chaîne et comme l’homme a le droit de porter la main jusqu’au premier
anneau de cette chaîne, il ne saurait en approcher, qu’il ne touche à la fois tous les Mondes.
On verrait de plus dans le tableau des propriétés de la Terre, que pour le bien-être de
l’homme, soit sensible, soit intellectuel, elle est une source féconde et inépuisable ; qu’elle
rassemble toutes les proportions, tant numériques que de figure ; qu’elle est le premier point
d’appui que l’homme a rencontré dans sa chute, et qu’en cela il ne saurait trop en priser
l’importance, puisque sans elle il serait tombé beaucoup plus bas.
Du nombre neuvaire
Que serait-ce donc si j’osais parler du Principe qui l’anime, et en qui résident toutes les
facultés de végétation et autres vertus que je pourrais exposer ? C’est bien alors que les
hommes apprendraient à avoir de la vénération pour elle, qu’ils s’occuperaient davantage de
sa Culture et qu’ils la regarderaient comme l’entrée de la route qu’ils ont à parcourir pour
retourner au lieu qui leur a donné la naissance.
Mais je n’en ai peut-être déjà que trop dit sur ces objets, et si j’allais plus loin, je craindrais
d’usurper des droits qui ne m’appartiennent pas. Je reviens donc aux nombres quatre et neuf,
que j’ai annoncés comme étant propres, l’un à la ligne droite, et l’autre à la ligne courbe ;
comme étant aussi l’un le nombre du mouvement, ou de l’action, et l’autre celui de l’étendue ;
car il se pourrait que ces nombres parussent supposés et imaginaires.
Il est à propos que je fasse voir pour quelle raison je les emploie, et pourquoi je prétends
qu’ils conviennent chacun naturellement aux lignes auxquelles je les ai attribués ;
commençons par le nombre neuf, ou celui de la ligne circulaire et de l’étendue.
Sans doute, qu’il ne répugnera à personne de considérer une circonférence comme un zéro ;
car quelle figure peut plus que le zéro ressembler [192] à une circonférence ? Il répugnera
moins encore d’en regarder le centre comme une Unité, puisqu’il est impossible que pour une
circonférence, il y ait plus d’un centre ; tout le monde sait aussi qu’une Unité jointe à un zéro
donne dix, en cette sorte 10. Ainsi nous pouvons envisager le cercle entier, comme faisant dix
ou 10, c’est-à-dire le centre avec la circonférence.
Mais nous pouvons également regarder le cercle entier, comme un Etre corporel dont la
circonférence est la forme ou le corps, et dont le centre est le Principe immatériel. Or nous
avons vu avec assez de détail, qu’on ne devait jamais confondre ce Principe immatériel avec
la forme corporelle et étendue ; que quoique ce soit sur leur union qu’est fondée l’existence de
la Matière, cependant c’était une erreur impardonnable de les prendre pour le même Etre, et
que l’intelligence de l’homme pouvait toujours les séparer.
Alors, séparer ce Principe de sa forme corporelle, n’est-ce pas la même chose que de
séparer le centre de sa circonférence, et par conséquent la même chose que d’ôter l’unité 1 du
denaire 10. Mais, si on ôte une unité du dénaire 10, il est bien certain qu’il ne restera plus que
neuf en nombre ; cependant il nous restera en figure le zéro, 0, ou la ligne circulaire, ou enfin
la circonférence. Que l’on voie donc à présent, si le nombre neuf et la circonférence ne se
conviennent pas l’un à l’autre, et si nous avons eu tort de donner ce nombre neuf à toute
étendue, puisque nous avons prouvé que toute étendue était circulaire.
Que l’on voie aussi, d’après le rapport existant entre le zéro, qui est comme nul par luimême,
et le nombre neuf, ou celui de l’étendue, si l’on aurait dû blâmer si légèrement ceux
qui ont prétendu que la Matière n’était qu’apparente.
Je sais que la plupart des Géomètres, regardant le nombre des caractères d’Arithmétique,
comme dépendant de la convention de l’homme, prendront peu de confiance à la
démonstration présente ; je sais même qu’il en est parmi eux qui ont essayé de porter jusqu’à
vingt, le nombre de ces caractères, pour faciliter les opérations de calcul.
Mais, premièrement, si plusieurs Nations ont des caractères d’Arithmétique, qui ne
proviennent que de leur convention, les caractères Arabes doivent en être exceptés, parce
qu’ils sont fondés sur les Lois et la nature des choses sensibles, qui aussi bien que les choses
intellectuelles, ont des signes numériques qui leur sont propres.
Secondement, comme les Géomètres ignorent entièrement les Lois et les propriétés des
Nombres, ils n’ont pas vu qu’en les multipliant au-delà de dix, ils dénaturaient tout, et
voulaient donner aux Etres un Principe qui n’était pas simple, et qui n’offrait point d’Unité ;
ils n’ont pas vu que l’Unité étant universelle, la somme de tous les Nombres devait
principalement nous retracer son image, [193] afin que se montrant aussi réelle et aussi
inaltérable dans ses productions que dans son Essence, cette Unité eût à nos hommages des
droits invincibles, et que l’homme fût inexcusable, s’il venait à les méconnaître. Ils n’ont pas
vu, dis je, que le nombre dix était celui qui portait le plus parfaitement cette empreinte, et
qu’ainsi la volonté de l’homme ne pourrait jamais étendre au delà de dix, les signes des
nombres ou des Lois de l’Unité.
Aussi l’expérience a pleinement confirmé ce principe, et les moyens qu’on avait pris pour
le combattre, sont demeurés sans aucun succès. Je ne puis donc entreprendre sa défense, et
attribuant le nombre un ou l’Unité, au centre, attribuer le nombre neuf à la circonférence ou à
l’étendue.
De la division du cercle
Je ne rappellerai point ici ce que j’ai dit de l’union des trois Eléments fondamentaux, qui se
trouvent toujours tous les trois ensemble dans chacune des trois parties des corps ; par où l’on
trouvera facilement un rapport certain du Nombre neuf à la Matière, ou à l’étendue circulaire ;
je ne dirai rien non plus de la formation du cube, soit algébrique, soit arithmétique, qui,
lorsque les facteurs n’ont que deux termes, ne peut avoir lieu que par neuf opérations, puisque
parmi les dix, qu’on y devrait compter à la rigueur, la seconde et la troisième ne sont qu’une
répétition l’une de l’autre, et dès lors doivent se considérer comme ne faisant qu’un.
Mais j’appuierai le principe que j’ai établi, de quelques observations sur la mesure et la
division du cercle ; car il est faux de dire que ce sont les Géomètres qui l’ont divisé en trois
cent soixante degrés, comme étant la division la plus commode, et celle qui se prêtait le plus
facilement à toutes les opérations du calcul.
Cette division du cercle en trois cent soixante degrés, n’est point du tout arbitraire ; c’est la
Nature même qui nous la donne, puisque le cercle n’est composé que de triangles, et qu’il y a
six de ces triangles équilatéraux, dans toute l’étendue de ce même cercle.
Qu’on suive donc, si l’on a des yeux, l’ordre naturel de ces nombres, qu’on y joigne le
produit qui est la circonférence ou le zéro, et qu’on voie si ce sont les hommes qui ont établi
ces divisions.
Faut-il exposer moi-même l’ordre naturel de ces nombres ? Toute production quelconque
est ternaire, trois. Il y a six de ces productions parfaites dans un cercle, ou six triangles
équilatéraux, six. Enfin la circonférence elle-même complète l’oeuvre, et donne neuf ou zéro,
0. Si l’on veut donc réduire en chiffres tous ces Nombres, nous aurons premièrement 3,
secondement 6, et enfin 0, lesquels réunis donneront 360.
Qu’on fasse ensuite telles multiplications qu’on voudra, sur les Nombres que [194] nous
venons de reconnaître comme constituant le cercle ; alors, comme tous les résultats en seront
neuvaires, on ne doutera plus de l’universalité du nombre neuf dans la Matière.
On ne doutera pas non plus de l’impuissance de ce nombre, quand on réfléchira qu’avec
quelque nombre qu’on le joigne, il n’en altère jamais la nature ; ce qui, pour ceux qui en
auront la clef, sera une preuve frappante de ce que nous avons dit, que la forme ou
l’enveloppe pouvait varier, sans que son Principe immatériel cessât d’être immuable et
indestructible.
Du cercle artificiel
C’est par ces observations simples et naturelles, que l’on peut parvenir à apercevoir
l’évidence du principe que j’expose. C’est-là en même temps, un des moyens qui peuvent
indiquer aux hommes, comment on doit procéder pour lire dans la nature des Etres ; car toutes
leurs Lois sont écrites sur leur enveloppe, dans leur marche, et dans les différentes révolutions
où leur cours les assujettit.
Par exemple, c’est pour n’avoir pas distingué la circonférence naturelle d’avec la
circonférence artificielle, qu’est venue l’erreur que j’ai relevée plus haut sur la manière dont
on avait considéré la circonférence jusqu’à présent, c’est-à-dire, comme un assemblage d’une
infinité de points réunis par des lignes droites. Il est vrai que la circonférence que l’homme
décrit à l’aide du compas, ne peut se former que successivement ; et dans ce sens on peut la
regarder comme l’assemblage de plusieurs points, qui n’étant marqués que l’un après l’autre,
ne sont pas censés avoir entre eux d’adhérence ou de continuité ; ce qui fait que l’imagination
y a supposé des lignes droites pour les rassembler.
Du cercle naturel
Mais outre que j’ai fait voir en son lieu, que même dans ces cas-là, la ligne de réunion que
l’on admettrait ne serait pas droite, puisque sensiblement il n’y en a point qui le soit, il ne faut
qu’examiner la formation du cercle naturel, pour reconnaître la fausseté des définitions qu’on
nous donne généralement de la ligne circulaire.
Le cercle naturel croît à la fois, dans tous les sens ; il occupe et remplit toutes les parties de
sa circonférence, car ce n’est que dans l’ordre sensible et par les yeux de notre Matière, que
nous apercevons des inégalités nécessaires dans les formes corporelles, parce qu’elles ne sont
que des assemblages ; au lieu que par les yeux de notre faculté intellectuelle, nous voyons
partout la même force et la même puissance, et nous n’apercevons plus ces inégalités, parce
que nous sentons que l’action du Principe doit être pleine et uniforme ; sans cela il serait luimême
exposé : et soit dit en passant, c’est là ce qui fait tomber toutes ces disputes
scholastiques et puériles sur le vide ; les yeux bornés du corps de l’homme doivent en trouver
à tous les pas, parce qu’ils ne peuvent lire que dans l’étendue ; sa pensée n’en conçoit nulle
part, parce qu’elle lit dans le Principe, qu’elle voit que ce [195] Principe agit partout, qu’il
remplit nécessairement tout, puisque la résistance doit être universelle comme la pression.
On ne peut donc comparer en rien le cercle naturel avec le cercle artificiel, puisque le cercle
naturel se crée tout ensemble, par la seule explosion de son centre ; au lieu que le cercle
artificiel ne commence que par la fin qui est le triangle ; car tout le monde sait, ou doit savoir,
que le compas dont on tient une des pointes immobile, ne peut faire avec l’autre un seul pas,
sans présenter un triangle.
Du nombre quaternaire
Venons actuellement aux raisons pour lesquelles le Nombre quatre est celui de la ligne
droite.
Je dirai avant tout, que je n’emploie pas ici ce mot de ligne droite, dans le sens qu’il a,
selon le langage reçu, par lequel on exprime cette étendue qui paraît avoir à nos yeux le même
alignement ; et en effet, ayant démontré qu’il n’y avait point de ligne droite dans la Nature
sensible, je ne pourrais adopter l’opinion vulgaire à cet égard, sans tenir une marche
contradictoire avec tout ce que j’ai établi. Je regarderai donc seulement la ligne droite comme
Principe, et comme telle, étant distinguée de l’étendue.
N’avons-nous pas vu que le cercle naturel croissait en même temps dans tous les sens, et
que le centre jetait à la fois hors de lui-même la multitude innombrable et intarissable de ses
rayons ? Chacun de ces rayons n’est-il pas regardé comme une ligne droite dans le sens
matériel ? Et véritablement, par sa rectitude apparente et par la faculté qu’il a de pouvoir se
prolonger à l’infini, il est l’image réelle du Principe Générateur, qui produit sans cesse hors de
lui, et qui ne s’écarte jamais de sa Loi.
Nous avons vu en outre, que le cercle n’était lui-même qu’un assemblage de triangles,
puisque nous n’avons reconnu partout que trois principes dans les corps, et que le cercle est
corps. Or, si ce rayon, si cette ligne droite en apparence, si enfin l’action de ce Principe
générateur ne peut se manifester que par une production ternaire, nous n’aurions qu’à réunir le
nombre de l’unité du centre, ou de ce Principe générateur, au nombre ternaire de sa
production, avec laquelle il est lié pendant l’existence de l’Etre corporel, et nous aurions déjà
un indice du quaternaire que nous cherchons dans la ligne droite, selon l’idée que nous en
avons donnée.
Mais pour qu’on ne croie pas que nous confondons actuellement ce que nous avons
distingué avec tant de soin, savoir, le centre qui est immatériel, avec la production, ou le
triangle qui est matériel et sensible, il faut qu’on se rappelle ce qui a été dit sur les Principes
de la Matière. J’ai fait voir assez clairement que quoiqu’ils produisent la Matière, ils sont
cependant immatériels eux-mêmes ; alors, pris comme tels, il est facile de concevoir une
liaison intime du centre, ou [196] du Principe générateur, avec les Principes secondaires ; et
comme les trois côtés du triangle, ainsi que les trois dimensions des formes, nous ont indiqué
sensiblement, que ces Principes secondaires ne sont qu’au nombre de trois, leur union avec le
centre nous offre l’idée la plus parfaite de notre quaternaire immatériel.
De plus, comme cette manifestation quaternaire n’a lieu que par l’émanation du rayon hors
de son centre ; que ce rayon, qui se prolonge toujours en ligne droite, est l’organe et l’action
du Principe central ; que la ligne courbe, au contraire, ne produit rien ; et qu’elle borne
toujours l’action et la production de la ligne droite ou du rayon ; nous ne pouvons résister à
cette évidence ; et nous appliquons sans crainte le nombre quatre à la ligne droite ou au rayon
qui la représente, puisque c’est la ligne droite et le rayon seul qui peuvent nous donner la
connaissance de ce Nombre.
Voilà la route par laquelle l’homme peut parvenir à distinguer la forme et l’enveloppe
corporelle des Etres, d’avec leurs Principes immatériels, et par-là se faire une idée assez juste
de leurs différents nombres, pour éviter la confusion et marcher avec assurance dans le sentier
des observations ; voilà, dis-je, le moyen de trouver cette Quadrature dont nous avons parlé, et
qui ne se pourra jamais découvrir que par le nombre du centre.
Il est si vrai, en effet, que cette ligne droite, ou ce Quaternaire, est la source et l’organe de
tout ce qui est corporel et sensible, que c’est au nombre quatre et au carré, que la Géométrie
ramène tout ce qu’elle veut mesurer ; car elle ne considère tous les triangles qu’elle établit
dans cette vue, que comme division et moitié de ce même carré ; or ce carré n’est-il pas formé
par quatre lignes, et par quatre lignes qui sont regardées comme droites, ou semblables au
rayon, et par conséquent quaternaires comme lui ?
Faut-il donc quelque chose de plus, pour démontrer que par leur procédé même, les
Géomètres prouvent ce que je leur avance ? C’est-à-dire, que le Nombre qui produit les Etres,
est le même qui leur sert de mesure ; et ainsi, que la vraie mesure des Etres ne peut se trouver
que dans leur Principe, et non pas dans leur enveloppe et dans l’étendue ; puisqu’au contraire,
tout ce qui est enveloppe, tout ce qui est étendue, ne peut s’évaluer avec précision qu’en se
rapprochant du centre, et de ce Nombre Quaternaire, que nous nommons le Principe
Générateur.
On ne songera pas, je l’espère, à m’objecter que toutes les figures, nommées rectilignes en
Géométrie, étant bornées par des lignes censées droites, portent également le Quaternaire, et
qu’ainsi je ne devrais pas me borner au carré, pour indiquer la mesure quaternaire ; ce qui
semblerait contredire la simplicité et l’unité du principe annoncé.
Quand le fait ne serait pas pour moi, quand il serait faux que les Géomètres, [197] ainsi que
je viens de le dire, ramenassent au carré, tout ce qu’ils veulent mesurer, il suffirait, de ce que
nous venons de dire sur ce quaternaire immatériel, pour convenir que toutes les choses
sensibles provenant de lui, doivent conserver sensiblement sur elles la marque de cette origine
quaternaire ; or ce quaternaire étant absolument le seul Principe Générateur des choses
sensibles, étant le seul Nombre à qui cette propriété de production soit essentielle, il est
également indispensable qu’il n’y ait parmi les choses sensibles qu’une seule figure qui nous
l’indique, et cette figure, on l’a dit, c’est le carré.
De la racine carrée
Et comment cette vérité ne se montrerait-elle pas pour nous parmi les choses sensibles,
puisque nous la trouvons indiquée clairement et d’une manière incontestable, dans la Loi
numérique, c’est-à-dire, dans ce que l’homme possède ici-bas de plus intellectuel et de plus
sûr ? Comment, dis je, pourrions-nous trouver plus d’une mesure quaternaire, ou ce qui est la
même chose, plus d’un carré, dans les Figures sensibles et corporelles qui font l’objet de la
Géométrie, puisque dans cette Loi numérique, ou de calcul, dont nous venons de parler, il est
impossible de trouver plus d’un nombre carré ?
Je sais que ceci doit étonner, et quelque incontestable que soit cette proposition, elle
paraîtra nouvelle sans doute ; car il est généralement reçu qu’un carré numérique est le produit
d’un Nombre quelconque, multiplié par lui-même, et l’on ne met pas même en question que
tous les Nombres n’aient cette propriété.
Mais, puisque l’analogie que nous avons découverte dans toutes les classes entre les
Principes et leurs productions, ne suffit pas encore pour dessiller les yeux sur ce point ;
puisque, malgré l’unité du carré parmi toutes les figures sensibles que l’homme peut tracer,
les Géomètres se sont persuadés qu’il peut y avoir plus d’un carré numérique ; je vais entrer
dans d’autres détails qui confirmeront la vérité de ce que je viens d’avancer.
Le carré en figure est très certainement le quadruple de sa base ; et s’il n’est que l’image
sensible du carré intellectuel et numérique, d’où il provient, il faut absolument que ce carré
numérique et intellectuel soit le type et le modèle de l’autre ; c’est-à-dire, que de même que le
carré en figure est le quadruple de sa base, de même le carré numérique et
intellectuel doit être le quadruple de sa racine.
Or je puis certifier à tous les hommes, et ils le peuvent connaître comme moi, qu’il n’y a
qu’un seul Nombre qui soit le quadruple de sa racine. Je me dispenserai même, autant que je
le pourrai, de le leur indiquer positivement, soit parce qu’il est trop facile à trouver, soit parce
que ce sont des Vérités que je n’expose qu’à regret.
Mais, me dira-t-on, si je n’admets qu’un seul carré numérique, comment fau-[198]dra-t-il
donc considérer les produits de tous les autres nombres multipliés par eux-mêmes ? Car enfin,
s’il n’y a qu’un seul carré numérique, il ne peut aussi y avoir qu’une seule racine carrée parmi
tous les nombres ; et cependant il n’est pas un seul nombre qui ne puisse se multiplier par luimême
: alors, tous les nombres pouvant se multiplier par eux-mêmes, que seront-ils donc, s’ils
rie sont pas des racines carrées ?
Je conviens que tout nombre quelconque peut se multiplier par lui-même, et par conséquent
qu’il n’en est point qui ne puisse se regarder comme racine ; je fais de plus avec le moindre
des calculateurs qu’il n’est pas de racine qui ne soit moyenne proportionnelle entre son
produit et l’unité ; mais pour que tous ces nombres fussent des racines carrées, il faudrait
qu’ils fussent tous en rapport de quatre avec l’unité ; or parmi cette multitude de différentes
racines dont la quantité ne peut jamais être fixée, attendu que les nombres sont sans bornes, il
n’y a absolument qu’un seul nombre ou qu’une seule racine, qui soit dans ce rapport de quatre
avec l’unité ; il est donc clair que le Nombre qui se trouve avoir ce rapport, est le seul qui
mérite essentiellement le nom de racine carrée ; et toutes les autres racines se trouvant avoir
des rapports différents avec l’unité, pourront prendre des noms tirés de ces différents rapports,
mais elles ne devront jamais prendre le nom de racines carrées, puisque leur rapport avec
l’unité ne sera jamais quaternaire.
Par la même raison, quoique toutes les racines étant multipliées par elles-mêmes, rendent
un produit ; cependant puisque toute racine est moyenne proportionnelle entre son produit et
l’unité, il faut de toute nécessité que ce produit lui-même soit à sa racine ce que sa racine est à
l’unité ; alors s’il n’est qu’une seule racine qui soit dans le rapport de quatre avec l’unité, ou
qui fait carrée, il est incontestable qu’il ne peut y avoir non plus qu’un seul produit qui soit
dans le rapport de quatre avec sa racine, et par conséquent qu’il ne peut y avoir qu’un seul
carré.
Tous les autres produits n’étant point dans ce rapport quaternaire avec leur racine, ne
devront donc pas se considérer comme des carrés, mais ils porteront les noms de leurs
différents rapports avec leur racine, comme les racines qui ne sont pas carrées, portent les
noms de leurs différents rapports avec l’unité.
En un mot, s’il était vrai que toutes les racines fussent des racines carrées, toutes les racines
en raison double, donneraient certainement des carrés qui feraient doubles les uns des autres,
et l’on sait qu’en nombre cela est absolument impossible ; voilà pourquoi nous n’admettons
qu’un seul carré, et qu’une seule racine carrée. C’est donc pour n’avoir pas pris une idée assez
juste d’une racine [199] carrée, que les Géomètres en ont attribué les propriétés à tous les
nombres, tandis qu’elles ne convenaient exactement qu’à un seul nombre.
Il faut remarquer néanmoins que la différence qui se trouve entre cette seule Racine carrée
et toutes les autres racines, de même qu’entre le seul produit carré admissible et tous les autres
produits numériques, ne provient que de la qualité des facteurs, d’où elle se répand sur les
résultats qui en proviennent. Dans le fait, c’est toujours le quaternaire qui dirige toutes ces
opérations quelconques ; ou, pour parler plus clairement, dans toute espèce de multiplication,
nous trouverons toujours, premièrement l’unité ; secondement le premier facteur ;
troisièmement le second facteur, et enfin le résultat, ou le produit qui provient de l’action
mutuelle des deux facteurs.
Et quand je dis, dans toute espèce de multiplication, c’est que ceci se trouve vrai, non
seulement dans tous les produits auxquels nous connaissons deux Racines ou deux facteurs,
comme dans la multiplication de deux différents nombres l’un par l’autre ; mais aussi dans
tous les produits où nous ne connaissons qu’une seule racine, parce que cette racine se
multipliant par elle-même, nous offre toujours distinctement nos deux facteurs.
C’est donc là ce qui nous représente avec une nouvelle évidence, le pouvoir réel de ce
nombre quatre, Principe de toute production, et générateur universel, de même que les vertus
de cette ligne droite qui en est l’image et l’action.
C’est là aussi où nous trouvons une nouvelle preuve de la distinction des choses sensibles et
des choses intellectuelles, ainsi que de tout ce qui a été dit sur leur différent nombre, puisque
dans toutes les multiplications numériques, nous connaissons sensiblement trois choses,
savoir les deux facteurs et le produit, au lieu que nous ne connaissons qu’intellectuellement
l’unité à laquelle elles ont rapport, et que cette unité n’entre jamais dans l’opération des
choses composées.
Nous voyons donc alors pourquoi nous avons reconnu ce quaternaire comme étant à la fois
le Principe et la mesure fixe de tous les Etres, et pourquoi tout produit quelconque, soit
l’étendue, soit toutes les différentes propriétés de cette étendue, sont engendrées et dirigées
par ce quaternaire.
Des décimales
Les Géomètres eux-mêmes nous confirment tous les avantages qui ont été attribués
jusqu’ici au quaternaire, et cela par les divisions qu’ils emploient sur le rayon pour évaluer
son rapport avec la circonférence ? Ils ont soin de le diviser dans le plus grand nombre de
parties qu’il leur est possible, afin de rendre l’approximation moins défectueuse. Mais dans
toutes les divisions qu’ils mettent en usage, il est important d’observer qu’ils emplient
toujours les décimales. Or, par [200] un calcul que nous n’exposerons pas ici, quoiqu’il soit
assez connu, on ne peut nier qu’une décimale, et le quaternaire n’aient des rapports
incontestables, puisqu’ils ont tous deux le privilège de correspondre et d’appartenir à l’unité.
En se servant des décimales, les Géomètres marchent donc encore par le quaternaire.
Je sais qu’à la rigueur on pourrait diviser le rayon par d’autres Nombres que par les
décimales ; je sais même que ces décimales ne rendent jamais des résultats justes, comme la
division du cercle en trois cent soixante degrés, d’où l’on pourrait inférer que ni les décimales,
ni le quaternaire avec lequel elles sont unies d’une manière inséparable, ne sont pas la vraie
mesure.
Mais il faut observer que la division du cercle en trois cent soixante degrés, est
parfaitement exacte, parce qu’elle tombe sur le vrai nombre de toutes les formes ; au lieu que
la division décimale exprimant le nombre du Principe immatériel de ces mêmes formes, ne
peut se trouver juste en nature sensible, sur le rayon corporel, ni sur aucune espèce de
Matière.
Cela n’empêche pas que de toutes les divisions que l’homme pouvait choisir, les décimales
ne soient celle qui l’approche le plus du point qu’il désire ; on peut dire même qu’en cela,
comme dans bien d’autres circonstances, il a été conduit sans le savoir, par la loi et le Principe
des choses ; que son choix est une suite de la lumière naturelle qui est en lui, et qui tend
toujours à l’amener au Vrai, et que le moyen qu’il a pris, tout nul et tout inutile qu’il soit pour
lui, en ce qu’il veut le faire cadrer avec l’étendue et avec la Matière, est néanmoins le meilleur
qu’il avait à prendre en ce genre.
Du carré intellectuel
Ainsi, malgré le peu de succès que l’homme a retiré de ses efforts, on sera toujours obligé
de convenir que la division qu’il a faite du rayon en parties décimales, confirme ce que j’ai dit
sur l’universalité de la mesure quaternaire.
Quelque réserve que je me sois promis, après tout ce que j’ai dévoilé touchant le nombre
quatre et touchant la racine carrée, il n’est aucun de mes lecteurs qui ne jugent que l’un et
l’autre ne soient les mêmes ; ainsi il ne serait plus temps de le dissimuler ; et même m’étant
avancé jusque-là, je me trouve comme engagé à leur avouer qu’en vain chercheraient-ils la
source des sciences et des lumières ailleurs que dans cette Racine carrée, et dans le carré
unique qui en résulte.
Et véritablement s’il est possible à ceux qui liront cet écrit, de saisir par eux-mêmes la
liaison de tout ce que j’expose à leurs yeux, et de prendre une idée convenable du carré
numérique et intellectuel que je leur présente, je suis en quelque sorte obligé de convenir de la
vérité et de ne plus leur refuser un aveu qu’ils m’arrachent.
Je vais donc présenter préalablement, autant que la prudence et la discrétion me le
permettront, quelques-unes des propriétés de ce quaternaire, et pour me [201] rendre plus
intelligible, je le considérerai comme le carré sensible et corporel qui en est la figure et la
production, c’est-à-dire comme ayant quatre côtés visibles et distincts.
En examinant chacun de ces quatre côtés séparément, on pourra se convaincre que le carré
dont il s’agit, est vraiment la seule route qui puisse mener l’homme à l’intelligence de tout ce
qui est contenu dans l’Univers, de même que c’est le seul appui qui doive le soutenir contre
toutes les tempêtes qu’il est obligé d’essuyer pendant son voyage dans le temps.
Mais pour mieux sentir les avantages infinis attachés à ce carré, rappelons-nous ce qui en a
été dit en le comparant avec la circonférence ; nous y apprendrons que la circonférence est
faite pour borner et s’opposer à l’action du centre ou du carré, et qu’ils réagissent
mutuellement l’un sur l’autre, que par conséquent elle arrête les rayons de la lumière, au lieu
que le carré étant par lui-même le Principe de cette lumière, son véritable objet est d’éclairer ;
en un mot, que la circonférence retient l’homme dans des liens et dans une prison, tandis que
le carré lui est donné pour s’en délivrer.
Effets de la circonférence
C’est en effet l’infériorité de cette circonférence qui fait tous les malheurs de l’homme
parce qu’il ne peut en parcourir tous les points que successivement, ce qui lui fait sentir dans
toute l’étendue la peine du temps pour laquelle il n’était pas fait ; au lieu que le carré comme
correspondant avec l’unité, ne l’assujettit point à cette Loi, puisqu’à l’image de son Principe,
son action est entière et sans interruption.
Il faut cependant avouer que la Justice même a favorisé l’homme jusque dans les punitions
qu’elle lui a infligées, et que cette circonférence qui lui a été donnée pour le borner et lui faire
expier ses premiers égarements, ne le laisse pas sans espoir et sans consolation ; car au moyen
de cette circonférence, l’homme peut parcourir tout l’Univers et revenir au point d’où il est
parti, sans être obligé de se retourner, c’est-à-dire, sans perdre de vue le centre. C’est même là
pour lui l’exercice le plus utile et le plus salutaire, comme on voit que lorsqu’on veut aimanter
une lame de fer, il faut après chaque frottement, la ramener à l’aimant en lui faisant faire un
circuit, sans cela elle perdrait la vertu qu’elle vient de recevoir.
Supériorité du carré
Néanmoins, malgré cette propriété de la circonférence, il n’y a nulle comparaison à en faire
avec le carré, puisque celui-ci instruit l’homme directement des vertus du centre, et que sans
quitter sa place, cet homme peut par ce moyen atteindre et embrasser les mêmes choses que
par le secours de la circonférence, il ne saurait connaître sans en parcourir tous les points.
Enfin celui qui est tombé dans la circonférence, tourne autour du centre, parce qu’il s’est
écarté de l’action de ce centre ou du rayon qui est droit et il tourne [201] toujours, parce que
l’action bonne est universelle, et qu’il la trouve partout sur son chemin et en opposition ; au
lieu que celui qui tient au centre, ou au carré qui en est l’image et le nombre, est toujours fixe
et toujours le même.
Il est inutile, sans doute, de pousser plus loin cette comparaison allégorique, parce que je ne
doute pas, que dans ce que je viens de dire, des yeux intelligents ne fassent bien des
découvertes.
Ce n’est donc pas sans raison que j’ai pu annoncer ce carré, comme étant supérieur à tout,
puisque n’y ayant absolument que deux sortes de lignes, la droite et la courbe ; tout ce qui ne
tient pas à la Ligne droite, ou au carré, est nécessairement circulaire et dès lors temporel et
périssable.
C’est donc en vertu de cette supériorité universelle, que j’ai dû faire pressentir à l’homme
les avantages infinis qu’il pourrait trouver dans ce carré, ou ce nombre quaternaire, sur lequel
je me suis proposé de donner quelques détails préliminaires à mes Lecteurs.
Mesure de la circonférence
Nous les prions de se souvenir que le carré généralement connu, n’est que l’image et la
figure du carré numérique et intellectuel ; ils concevront sans doute aussi, que nous ne nous
proposons de leur parler que du carré numérique intellectuel qui agit sur le temps et qui dirige
le temps ; et que celui-là même est la preuve qu’il existe un autre carré hors du temps, mais
dont la connaissance entière nous est interdite, jusqu’à ce que nous soyons nous-mêmes hors
de la prison temporelle ; et c’est pour cela que je n’ai pas dû parler des termes de la
Progression quaternaire, qui s’élèvent au-dessus des Causes agissant dans le temps.
D’après cela, pour faire concevoir comment ce carré contient tout, et mène à la
connaissance de tout, observons qu’en Mathématique ce sont les quatre angles droits qui
mesurent toute la circonférence ; et comme ces quatre angles désignent chacun une Région
particulière, il est clair que le carré embrasse l’Est, l’Ouest, le Nord et le Sud ; or, si dans tout
ce qui existe, soit sensible, soit intellectuel, nous ne saurions jamais trouver que ces quatre
Régions, que pourrons-nous donc concevoir au-delà ? Et quand nous les aurons parcourues
dans une Classe, ne devrons-nous pas nous regarder comme certains qu’il ne nous restera plus
rien de cette Classe, à connaître ?
De la mesure du temps
C’est pourquoi celui qui aurait observé avec soin et avec persévérance les quatre points
Cardinaux de la Création corporelle, n’aurait plus rien à apprendre en Astronomie, et il
pourrait se flatter de posséder à fond le Système de l’Univers, ainsi que le véritable
arrangement des corps Célestes ; c’est-à-dire, qu’il aurait la connaissance de la propriété des
Étoiles fixes, de l’Anneau de Saturne, des Temps et des Saisons convenables à l’Agriculture,
et des deux Causes que peuvent avoir les éclipses ; car c’est pour n’avoir jamais voulu
reconnaître qu’une Loi matérielle [203] et visible dans ces éclipses, que les Observateurs ont
nié celles qui sont provenues d’une autre source, et dans un temps différent du temps indiqué
par l’ordre sensible.
Quant à l’ordre des mouvements des Astres, l’homme pourrait également en avoir une
connaissance certaine, par un examen réfléchi des quatre divisions qui complètent leur cours
temporel ; car le Temps est celle des mesures sensibles qui est la moins sujette à erreur, et
c’est pour cette raison que le Temps étant la vraie mesure du cours des Astres, on sent qu’il
m’est plus aisé d’estimer juste leurs retours périodiques par le calcul du Temps, que d’évaluer
avec précision la longueur de mon bras, par les mesures conventionnelles prises dans
l’étendue ; puisque celles-ci n’ont point de base fixe, ni déterminée par la Nature sensible ;
c’est pour cela qu’une multitude de Nations mesurent l’espace même et les distances
itinéraires, par la durée ou par le temps.
Des révolutions de la Nature
Par se secours de ce même carré, l’homme parviendrait à se délivrer des ténèbres épaisses
qui couvrent encore tous les yeux sur l’ancienneté, l’origine et la formation des choses ; il
pourrait même éclaircir toutes les disputes relatives à la naissance de notre Globe, et à toutes
les révolutions qui sont écrites sur sa surface, et dont les traces peuvent aussi bien représenter
les suites et les effets de la première explosion, que ceux des révolutions postérieures et
successives, que l’Univers éprouve continuellement depuis son origine.
Et en effet, ces révolutions se sont toujours produites par les forces Physiques, quoiqu’elles
aient été permises par la Cause première, et exécutées sous les yeux de la Cause temporelle
supérieure, par la continuelle contraction du mauvais Principe, à qui d’immenses pouvoirs ont
souvent été accordés sur le sensible pour la purification de l’intellectuel ; car, s’il le faut dire,
cette purification de l’intellectuel est la seule voie qui mène au vrai grand oeuvre, ou au
rétablissement de l’Unité ; or, comment cette purification peut-elle avoir lieu, sans son
contraire ou sans sa réaction, puisqu’elle doit se faire dans le temps, et que dans le temps
aucune action ne peut avoir lieu sans le secours d’une réaction.
Ce qui éclairerait l’homme là-dessus, c’est qu’on observant les quatre Régions dont nous
parlons, il verrait qu’il y en a une qui dirige, une qui reçoit, et deux qui réagissent ; de là il
verrait que les désastres dont la Terre offre universellement les vestiges, appartiennent
nécessairement à l’action de deux Régions actives opposées, savoir, de celle où règne le Feu,
et de celle ou règne l’Eau. Alors il n’attribuerait plus les effets dont ses yeux sont témoins
tous les jours, à l’Elément seul qui paraît les produire, parce qu’il reconnaîtrait que ces
révolutions sont le résultat du combat continuel de ces deux ennemis, dans lequel l’avantage
demeure tantôt à l’un et tantôt à l’autre, mais aussi dans lequel l’un des deux [204] ne peut
être vainqueur, sans que le lieu de la Terre où s’est passé le combat n’en souffre à proportion,
et n’en reçoive des altérations et des changements.
Voilà pourquoi rien de ce que nous voyons sur la Terre ne doit nous étonner, parce que,
quand même les révolutions journalières, que nous ne pouvons nier, n’auraient pas lieu, ces
deux Eléments ont néanmoins commencé d’agir en opposition, dès le moment de l’origine des
choses temporelles.
Voilà pourquoi aussi nous devons être sûrs que chaque instant produit des révolutions
nouvelles, parce que l’action de ces deux Eléments l’un sur l’autre, est et sera continuelle
jusqu’à la dissolution générale. Ainsi tous ces prodiges qui surprennent si fort les Naturalistes,
disparaissent ; toutes ces irrégularités, toutes ces dévastations qui s’opèrent sous nos yeux, de
même que celles dont les restes et les débris annoncent l’ancienneté, ne sont plus difficiles à
expliquer, et se concilient parfaitement avec tout ce que l’on a vu sur les Principes innés des
Etres, sur leurs actions différentes et opposées les unes aux autres, enfin sur les suites funestes
de la contraction universelle.
Mais tous ces Phénomènes paraîtront bien moins étonnants encore, quand nous nous
rappellerons que ces deux Eléments opposés, ou ces deux agents, ou cette double Loi
universelle dans la Matière, sont toujours dans la dépendance de la Cause active et intelligente
qui en fait le centre et le lien, et qui peut à son gré actionner l’un ou l’autre des divers Agents
qui lui sont soumis, et même les livrer à une action inférieure et mauvaise.
Nous avons donc un moyen de plus de savoir d’où ont pu provenir, dans les grandes
révolutions, ces excès prodigieux de l’Eau sur le Feu, ou du Feu sur l’Eau ; car il faut
simplement songer à la Cause active et intelligente, et reconnaître que, lorsque les Principes
de ces Eléments ne sont plus dans leurs bornes naturelles, c’est qu’elle abandonne, ou qu’elle
actionne l’un plus que l’autre par sa propre vertu, pour l’accomplissement des Décrets et de la
Justice de la Cause première, et pour laisser agir, ou pour arrêter la trop grande contraction du
Principe mauvais qui lui est opposé.
On voit donc par là que pour savoir les raisons de la marche que cette Cause tient dans
l’Univers, c’est dans sa Nature intelligente et dans tout ce qui lui ressemble qu’il faut les
chercher ; car, comme elle est à la fois active et intelligente, c’est son activité qui fait produire
les effets sensibles, en communiquant ses diverses actions et réactions à tous les Etres
temporels ; mais c’est sa faculté intelligente seule qui peut en donner l’explication, attendu
que c’est à ce seul titre qu’elle est admise au Conseil ; ainsi il n’y aura jamais aucun résultat
satisfaisant pour ceux qui ne chercheront cette explication que dans la Matière.
Que l’on applique ceci à tout ce qui a été dit sur la manière de chercher en [205] tout la
vérité des choses, et l’on verra si les principes qui nous conduisent ne sont pas universels.
Cours temporel des êtres
Outre les lumières que la connaissance du carré peut donner, sur la constitution des Etres
corporels, sur l’harmonie établie entre eux, de même que sur les causes de leur destruction ; il
embrasse encore les quatre degrés distincts auxquels leur cours particulier les assujettit, et qui
nous sont clairement désignés par les quatre Saisons ; car, qui ne sait les différentes propriétés
attachées à chacune de ces Saisons ? Qui ne sait que tous les Etres corporels, ne pouvant
recevoir la naissance que par la réunion de deux actions inférieures, il faut premièrement et
avant tout, que ces deux actions se conviennent et s’accordent mutuellement ; ce que l’on peut
appeler l’Adoption.
Or, c’est à l’Automne que cet acte d’adoption est attribué, parce qu’alors les Etres, par la
Loi de leur Principe immatériel, jettent hors d’eux les germes qui doivent servir à leur
reproduction ; et cette Loi ne commence d’agir que quand ces germes se trouvent placés dans
leur matrice naturelle. C’est là le premier degré de leur cours, degré sur lequel la réflexion et
l’intelligence découvriront facilement une infinité de choses que je ne dois pas dire.
Quand les germes sont ainsi adoptés par leur matrice, les deux actions concourant
ensemble, forment ce que nous devons appeler la conception, qui selon la Loi de cette même
nature corporelle, est indispensable pour la génération des Etres de matière. Ce second degré
de leur cours se passe pendant l’Hiver, dont l’influence ménageant leur force en les tenant
dans le repos, et ramassant tout leur feu dans le même foyer, opère sur eux une réaction
violente qui leur fait faire effort, et les rend plus propres à se lier et à se communiquer
réciproquement leurs vertus.
Le troisième degré de leur cours a lieu pendant le Printemps, et nous pouvons regarder cet
acte comme celui de la végétation ou de la corporisation ; premièrement parce qu’il est le
troisième, et que nous avons assez montré que le nombre trois était consacré à tout résultat
soit corporel, soit incorporel ; en second lieu, parce que les influences salines de l’hiver
venant à cesser après avoir rempli leur Loi, qui était de réactionner non seulement les
Principes des germes générateurs, mais même ceux de leurs productions, les uns et les autres
font usage de leur faculté et de leur propriété naturelle en manifestant au-dehors tout ce qu’ils
ont en eux. Aussi, c’est dans cette saison du Printemps que commencent à paraître les fruits
de cette propriété végétative, et que nous les voyons sortir du sein où ils ont pris la naissance.
Enfin l’Eté complète tout l’ouvrage ; c’est alors que toutes ces productions, sortant de la
matrice où elles avaient été formées, reçoivent pleinement l’action [206] du Soleil qui les
porte à leur maturité, et c’est là le quatrième degré du cours de tous les Etres corporels
terrestres.
On sent cependant qu’il faut en excepter la pluplart des animaux, qui malgré qu’ils soient
assujettis aux quatre degrés que je viens de reconnaître dans le cours particulier de tous les
Etres corporels, ne suivent pas néanmoins toujours pour leur génération et leur croissance, la
Loi et la durée ordinaire des saisons ; et cette exception ne doit pas étonner à leur égard, parce
que n’étant pas inhérents à la Terre, quoiqu’ils viennent d’elle, il est certain que leur Loi ne
doit pas être semblable à celle des Etres de végétation attachés à cette même Terre.
Epoque de l’univers
Il ne faudrait pas non plus rejeter le Principe de l’universalité quaternaire, parce qu’on
verrait que même parmi les Etres de végétation, les uns n’attendent pas la révolution entière
des quatre saisons pour compléter leur cours, et que d’autres ne parviennent à ce complément
qu’après plusieurs révolutions Solaires annuelles. Cette différence vient de ce que les uns ont
besoin d’une moindre réaction, et les autres d’une plus considérable pour agir et pour opérer
leur oeuvre particulière. Mais ces quatre degrés ou ces quatre actes que je viens de remarquer,
ne leur conviennent pas moins, et s’accomplissent toujours avec une parfaite exactitude dans
les Etres les plus précoces, comme dans ceux qui sont les plus tardifs, parce que selon ce
qu’on a vu sur le nombre quatre par rapport à l’étendue, il est celui qui mesure tout, et qui
porte son action partout, quoiqu’il ne porte pas partout une action égale, et qu’il la
proportionne universellement à la différente nature des Etres.
Ce que l’on vient de voir sur les propriétés attachées aux quatre saisons, ne répandrait-il pas
quelque lumière sur l’époque où l’Univers a pu prendre naissance. Il est vrai que ceci ne peut
regarder que ceux qui accordent une origine à l’Univers, car pour ceux qui ont été ou assez
aveugles ou d’assez mauvaise foi, pour ne pas lui en reconnaître une, cette recherche devient
superflue. Cependant, persuadé que ceux-là mêmes auraient profité de ce que je leur dirais à
ce sujet, je vais, autant qu’il me sera permis, lever un coin du voile devant leurs yeux.
Si, dans l’origine du monde, on considère seulement le premier instant de l’apparence de sa
corporisation, il est certain qu’en se guidant selon l’ordre des saisons, on serait tenté de
l’attribuer au Printemps, parce qu’effectivement c’est le moment de la végétation.
Mais si l’on portait la vue un peu plus haut, et qu’on examinât tous les actes qui ont dû
précéder cette corporisation visible, il faudrait nécessairement placer l’origine du germe du
monde à une autre saison que celle du Printemps. Car l’on serait obligé de convenir que la
marche actuelle de la Nature universelle, étant la même qu’au moment de sa naissance,
l’adoption de ses Principes constitutifs a [207] dû se faire alors pour elle, dans les mêmes
circonstances et dans le même temps où nous voyons que se fait aujourd’hui l’adoption des
Principes particuliers qui perpétuent son cours et son existence ; c’est-à-dire, que cette
adoption primitive a dû commencer dans l’Automne.
C’est, en effet, lorsque les Etres perdent la chaleur du Soleil, c’est lorsque cet Astre se
retire d’eux, qu’ils se rapprochent et se recherchent, pour suppléer à son absence en se
communiquant leur propre chaleur ; et c’est là, comme on l’a vu, le premier acte de ce qui
doit se passer corporellement parmi les Etres particuliers de la Nature. Il doit donc en être de
même pour l’universel ; c’est lorsque le Soleil a cessé d’être sensible à ceux qu’il avait
échauffés jusque-là, que les choses corporelles ont fait le premier pas vers l’existence, et que
la Nature a commencé.
Par la même analogie on pourrait présumer dans quelle saison cette Nature doit se
décomposer et cesser d’exister ; c’est-à-dire, qu’en suivant la Loi de son cours actuel, on
devrait croire que c’est dans l’Eté, que cet Univers acquerra le complément des quatre actes
de son cours universel, que ce complément étant arrivé, il terminera là sa carrière, et que se
détachant de la branche, à l’image des fruits, il cessera d’être, et disparaîtra totalement
pendant que l’arbre auquel il était attaché, demeurera stable à jamais.
Ce que je viens de dire a pour base une Loi généralement reconnue qui est que les choses
finissent toujours par où elles ont commencé. Cependant je le répète, quoique les quatre actes
du cours temporel s’accomplissent dans chacun des Etres, il n’en est pas cependant en qui
cette Loi ne s’opère dans des temps différents.
Alors, si ce cours varie du végétal à l’animal, si même dans chacune de ces deux classes, il
s’opère si diversement, tant sur les différentes espèces que sur les différents individus, à plus
forte raison doit-il être plus difficile d’en fixer les Lois et la durée en jugeant du particulier à
l’universel. Ainsi, rien n’est plus loin de ma pensée que de vouloir déterminer une saison
temporelle pour ces grandes époques. Et dans le vrai, ces questions sont entièrement
superflues pour l’homme, d’autant que par le flambeau qu’il porte en lui-même, il peut
acquérir sur ces objets des lumières plus utiles, plus sûres et plus importantes que celles qui ne
tombent que sur les périodes des Etres passagers.
Je prie également qu’on ne me taxe pas de contradiction ou d’inadvertance, si l’on m’a
entendu parler du Soleil avant l’existence des choses corporelles, je n’oublie pas que le Soleil
que nous voyons, a pris naissance comme tous les corps, et avec tous les corps, mais je sais
aussi qu’il y a un autre Soleil très physique dont celui-ci n’est que la figure, et sous les yeux
duquel tous les actes de la naissance et de la formation de la Nature se sont opérés, comme la
révolution journalière [208] et annuelle des Etres particuliers s’opère à l’aspect et par les Lois
de notre Soleil corporel et sensible.
Ainsi, pour l’intérêt de ceux qui liront ceci, je les exhorte à être assez réservés pour ne pas
me juger avant de m’avoir compris ; et s’ils veulent me comprendre, il faut qu’ils portent
souvent leur vue plus loin que ce que je dis ; car, soit par devoir, soit par prudence, j’ai laissé
beaucoup à désirer.
Des côtés du carré
Après avoir montré en général plusieurs des propriétés du carré, que j’annonce toujours
comme seul et unique, j’exposerai brièvement quelques-unes de celles qui sont attachées à
chacun de ses côtés, me réservant de traiter de cet emblème universel d’une manière un peu
plus étendue, dans la division qui suivra celle-ci.
Le premier de ces côtés, comme base, fondement, ou racine des trois autres côtés, est
l’image de l’Etre premier, unique, universel, qui s’est manifesté dans le temps, et dans toutes
les productions sensibles, mais qui étant sa cause à lui-même et la source de tout Principe, a sa
demeure à part du sensible et du temps ; et pour reconnaître ce que j’ai déjà dit plusieurs fois ;
savoir, combien les productions sensibles, quoique venant de lui, sont peu nécessaires à son
existence, il ne faut qu’observer quel est le nombre qui lui convient, il n’y a personne qui ne
sache que c’est l’Unité.
Quelque opération que l’on fasse sur ce nombre pris en lui-même ; c’est-à-dire, qu’on le
multiplie, qu’on l’élève à telle puissance que l’imagination pourra concevoir ; que l’on
cherche successivement la racine de toutes ces puissances, ce sera toujours ce même nombre
d’unité qui demeurera partout pour résultat, de façon que ce nombre un étant à la fois sa
racine, son carré et toutes ses puissances, existe nécessairement par lui et indépendamment de
tout autre Etre.
Je ne parle point de la division, parce que cette opération de calcul ne peut avoir lieu que
sur des assemblages, et jamais sur un nombre simple comme l’unité, ce qui confirme ce que
j’ai dit sur la nullité des fractions.
Je ne parle point non plus de l’opération de l’addition, parce qu’il est clair qu’elle ne peut
également avoir lieu que dans les choses composées, et qu’un Etre qui a tout en soi ne peut
recevoir la jonction d’aucun autre Etre, ce qui sert de preuve à tout ce qui a été dit ci-devant
sur la Matière, où rien de ce qui est employé à la croissance et à la nutrition des Etres
corporels, ne se mêle avec leurs Principes.
Mais je parle de la multiplication, ou élévation de puissances, ainsi que de l’extraction des
racines, parce que l’une est l’image de la propriété productrice, innée dans tout Etre simple, et
l’autre celle de la correspondance de tout Etre [209] simple avec ses productions, puisque
c’est par cette correspondance que s’opère la réintégration.
C’est là ce qui doit nous aider à nous confirmer que ce premier côté du carré, ce nombre
Un, ou la Cause première de laquelle il est le caractéristique, produit tout par elle, ne reçoit
rien que d’elle, ou qui ne soit à elle.
Le second côté est celui qui appartient à cette Cause active et intelligente que j’ai présentée
dans le cours de cet Ouvrage, comme tenant le premier rang parmi les causes temporelles, et
qui, par sa faculté active, dirige le cours de la Nature et des Etres corporels, de même que par
sa faculté intelligente, elle dirige tous les pas de l’homme qui lui est semblable en qualité
d’Etre intellectuel.
Nous attribuons à cette Cause le second côté du carré, parce que de même que ce second
côté est le plus voisin de la racine ; de même la Cause active et intelligente paraît
immédiatement après l’Etre premier qui existe lors des choses temporelles. Alors, si nous la
mettons en parallèle avec le second côté du carré, nous devons donc aussi lui donner un
double nombre ; et nous voyons que nous ne saurions appliquer ce double nombre à aucun
Etre avec plus de justesse qu’à cette Cause, puisqu’elle nous l’indique elle-même, tant par son
rang secondaire, que par la double propriété dont elle est en possession.
Et dans le fait, il est si vrai que cette Cause active et intelligente est le premier agent de tout
ce qui est temporel et sensible, qu’ici rien n’aurait jamais existé sans son secours, et pour ainsi
dire, sans avoir commencé par elle.
Le carré lui-même ne nous en offre-t-il pas la preuve ? Le second de ses côtés, que nous
examinons pour le moment, n’est-il pas le premier degré et le premier pas vers la
manifestation des puissances de sa racine ? En un mot, n’est-il pas l’image de cette ligne
droite, qui est la première production du point, et sans laquelle il n’y aurait jamais eu ni
surface ni solide ?
Nous trouvons donc déjà dans le carré, deux points des plus importants pour l’homme,
savoir, la connaissance de la Cause première universelle, et celle de la Cause seconde qui la
représente dans les choses sensibles, et qui est son premier Agent temporel.
Je me suis assez étendu, en son lieu, sur les attributs immenses qui appartiennent à cette
Cause seconde, active et intelligente, pour pouvoir me dispenser de les rappeler ici ; et si l’on
veut avoir d’elle l’idée qui lui convient, il suffira de ne jamais oublier qu’elle est l’image de la
Cause première, et chargée de tous ses pouvoirs pour tout ce qui se passe dans le Temps ;
c’est ce qu’on pourra concevoir de plus vrai à son sujet ; c’est en même temps ce qui
apprendra à l’homme, si après elle il est aucun Etre dans le Temps, en qui il puisse mieux
placer sa confiance.
Le troisième côté du carré est celui qui désigne tous les résultats quelconques, [210] c’està-
dire, tant ceux qui sont corporels et sensibles, que ceux qui sont immatériels et hors du
Temps ; car, de même qu’il y a un. Carré affecté au Temps, et un Carré indépendant du
Temps, de même il y a des résultats attachés à l’un et à l’autre de ces deux Carrés, parce que
chacun d’eux a le pouvoir de manifester des productions ; et comme les productions qui se
manifestent dans l’une et l’autre Classe, sont toujours au nombre de trois c’est pour cela que
nous les appliquons au troisième côté du carré.
Ceci s’accorde parfaitement avec ce que l’on a vu sur les productions corporelles, qui
toutes sont l’assemblage de trois Eléments ; tout ce qu’il y a à observer, c’est la distinction
considérable, qui malgré la similitude du Nombre, se trouve entre les productions temporelles
et celles qui ne le sont pas ; celles-ci provenant directement de la Cause première, sont des
Etres simples comme elle, et ont par conséquent une existence absolue que rien ne peut
anéantir ; les autres n’étant enfantés que par une Cause secondaire, ne peuvent avoir les
mêmes privilèges que les premières, mais doivent nécessairement se ressentir de l’infériorité
de leur Principe ; aussi leur existence n’est-elle que passagère, et elles ne subsistent pas par
elles-mêmes, comme les Etres qui ont de la réalité.
C’est là ce que le troisième côté du carré nous fait connaître évidemment ; car, si le second
nous a donné la ligne, le troisième nous donnera la surface, et puisque le nombre trois est en
même temps le nombre de la surface et le nombre des Corps, il est donc clair que les Corps ne
sont composés que de surfaces, c’est-à-dire, de substances qui ne sont que l’enveloppe ou
l’apparence extérieure de l’Etre, mais auxquelles n’appartiennent, ni la solidité, ni la vie.
Et en effet, la dernière opération, indiquée par la Géométrie humaine, pour composer le
solide, n’est que la répétition de celles qui ont précédé, c’est-à-dire, de celles qui ont formé la
ligne et la surface ; car la profondeur que cette troisième et dernière opération engendre, n’est
autre chose que la direction verticale de plusieurs lignes réunies, et toute la différence qui s’y
trouve, c’est que dans les opérations précédentes la direction des lignes n’était
qu’horizontale ; ainsi cette profondeur est toujours le produit de la ligne, et comme telle, elle
ne peut être autre chose qu’un assemblage de surfaces.
Veut-on, puisque l’occasion s’en présente, apprendre encore à évaluer plus juste ce que
sont les Corps ? Pour cet effet, on n’a qu’à suivre l’ordre inverse de celui de leur formation.
Les solides se trouveront composés de surfaces, les surfaces de lignes, les lignes de points,
c’est-à-dire, de Principes qui n’ont ni longueur, ni largeur, ni profondeur ; en un mot, qui
n’ont aucune des dimensions de la Matière, ainsi que je l’ai amplement exposé lorsque j’ai eu
lieu d’en parler.
[211] Qu’on ramène donc ainsi les Corps à leur source et à leur Essence primitive, et qu’on
voie par-là l’idée que l’on doit avoir de la Matière.
Enfin, le quatrième côté du carré, comme répétant le Nombre quaternaire, par lequel tout a
pris son origine, nous offre le Nombre de tout ce qui est Centre ou Principe, dans quelque
classe que ce soit ; mais, comme nous avons assez parlé du Principe universel qui est hors du
Temps, et que ce carré dont nous traitons actuellement, a simplement le temporel pour objet,
on ne doit entendre par son quatrième côté, que les différents Principes agissants dans la
classe temporelle, c’est-à-dire, tant ceux qui jouissent des facultés intellectuelles, que ceux qui
sont bornés aux facultés sensibles et corporelles ; et même, quant aux Principes immatériels
des Etres corporels, sur lesquels nous nous sommes étendus aussi longuement qu’il nous a été
permis de le faire, nous ne rappellerons ici ni leurs différentes propriétés, ni leur action innée,
ni la nécessité d’une seconde action pour faire opérer la première, ni en un mot, toutes ces
observations qui ont été faites sur les Lois et le cours de la Nature matérielle.
Nous nous contenterons de faire remarquer, que le rapport qui peut se trouver entre ces
Principes corporels et le quatrième côté du carré, est une nouvelle preuve qu’en qualité de
quaternaires ou de centres, ils sont des Etres simples, distincts de la Matière et dès lors
indestructibles, quoique leurs productions sensibles, qui ne sont que des assemblages, soient
sujettes par leur nature à se décomposer.
C’est donc seulement sur les Principes immatériels intellectuels, que nous devons
actuellement fixer notre attention, et parmi ces Principes, il n’en est aucun sur qui nous
puissions attacher notre vue plus à propos que sur l’homme en ce moment ; puisque c’est lui
qui a été le principal objet de cet écrit ; puisque c’est en lui que devraient résider
essentiellement toutes les vertus renfermées dans cet important Carré dont nous nous
occupons ; puisque enfin, ce Carré n’a jamais été tracé que pour l’homme, et qu’il est la
véritable source des sciences et des lumières dont cet homme a été malheureusement
dépouillé.
Ce serait donc en contemplant avec soin le quatrième côté de ce carré, que l’homme
apprendrait véritablement à en évaluer le prix et les avantages. Ce serait là en même temps où
il verrait à découvert les Erreurs, par lesquelles les hommes ont obscurci le fondement et
l’objet même des Mathématiques ; combien ils se trompent, quand ils subsistent aux Lois
simples de cette sublime Science, leurs décisions fautives et incertaines, et combien ils se
nuisent à eux-mêmes, quand ils la bornent à l’examen des Faits matériels de la Nature, tandis
qu’en en faisant un autre usage, ils en pourraient retirer des fruits si précieux.
Mais on sait que l’homme ne peut plus aujourd’hui observer ce carré sous le même point de
vue qu’il le faisait autrefois, et que parmi les quatre différentes [212] classes qui y sont
contenues, il n’occupe plus que la plus médiocre et la plus obscure, au lieu que dans son
origine il occupait la première et la plus lumineuse.
C’était alors que puisant les connaissances dans leur source même, et se rapprochant, sans
fatigue et sans travail, du Principe qui lui avait donné l’être, il jouissait d’une paix et d’une
félicité sans bornes, parce qu’il était dans son Elément. C’est par ce même moyen qu’il
pouvait avec avantage et avec sûreté diriger sa marche dans toute la Nature, parce qu’ayant
empire sur les trois classes inférieures du carré temporal, il pouvait les diriger, à son gré, sans
être épouvanté ni arrêté par aucun obstacle ; c’est, dis-je, par les propriétés attachées à cette
place éminente, qu’il avait une notion certaine de tous les Etres qui composent cette Nature
corporelle, et pour lors il n’était pas exposé au danger de confondre sa propre Essence avec la
leur.
Du carré temporel
Au contraire, relégué aujourd’hui à la dernière des classes du Carré temporel, il se trouve à
l’extrémité de cette même Nature corporelle qui lui était soumise autrefois, et dont il n’aurait
jamais dû éprouver ni la résistance, ni la rigueur. Il n’a plus cet avantage inappréciable, dont il
jouissait dans toute son étendue, lorsque placé entre le Carré temporel et celui qui est hors du
Temps, il pouvait à la fois lire dans l’un et dans l’autre. Au lieu de cette lumière dont il aurait
pu ne jamais se séparer, il n’aperçoit plus autour de lui qu’une affreuse obscurité, qui l’expose
à toutes les souffrances auxquelles il est sujet dans son corps, et à toutes les méprises
auxquelles il est entraîné dans sa pensée, par le faux usage de sa volonté et par l’abus de
toutes ses facultés intellectuelles.
Il n’est donc que trop vrai qu’il est impossible à l’homme d’atteindre aujourd’hui sans
secours les connaissances renfermées dans le Carré dont nous traitons, puisqu’il ne se
présente plus à lui sous la face qui peut seule le lui rendre intelligible.
Ressources de l’Homme
Mais, je l’ai promis, je ne veux pas décourager l’homme ; je voudrais, au contraire, allumer
en lui une espérance qui ne s’éteignit jamais ; je voudrais verser des consolations sur sa
misère, en l’engageant à la comparer avec les moyens qu’il a près de lui pour s’en délivrer.
Je vais donc actuellement fixer sa vue sur un attribut incorruptible qu’il possédait
pleinement dans son origine, et dont la jouissance non seulement ne lui est pas totalement
interdite aujourd’hui, mais qui est même un droit auquel il peut prétendre, et qui lui offre la
seule voie et le seul moyen de retrouver cette place importante dont nous venons de parler.
Rien ne paraîtra moins imaginaire que ce que j’avance, quand on réfléchira que même dans
sa privation, l’homme possède encore les facultés du désir et de la volonté ; qu’ainsi ayant des
facultés, il lui faut des attributs pour les manifes-[213]ter, puisque la Cause première ellemême
est soumise, ainsi que tout ce qui tient à son Essence, à la nécessité de ne pouvoir rien
manifester sans le secours de ses attributs.
Il est vrai que les facultés de ce Principe premier étant aussi infinies que les Nombres, les
attributs qui leur répondent doivent être également sans limites ; car non seulement ce
Principe premier manifeste des productions hors du temps, pour lesquelles il emploie des
attributs inhérents en lui, et qui ne sont distincts entre eux que par leurs différentes propriétés ;
mais il manifeste encore des productions dans le temps, et pour lesquelles, outre le secours de
ces attributs inséparables d’avec lui-même, il lui a fallu de plus des attributs hors de lui,
venant de lui, agissant par lui, et qui ne fussent pas lui ; ce qui constitue la Loi des Etres
temporels, et explique la double action de l’Univers.
Mais, quoique les manifestations que l’homme a à faire ne soient nullement comparables à
celles de la Cause première, on ne peut néanmoins lui contester les facultés que nous venons
de reconnaître en lui, ainsi que le besoin indispensable d’attributs analogues à ces facultés,
pour pouvoir les mettre en valeur ; et puisque ces attributs sont les mêmes que ceux par
lesquels il a prouvé autrefois sa grandeur, nous verrons qu’il en devrait attendre aujourd’hui
les mêmes secours, s’il avait une volonté constante d’en faire usage, et qu’il leur donnât toute
sa confiance.
[214]
7
Attributs de l’Homme
CES attributs au-dessus de tout prix, et dans lesquels se trouve la seule ressource de
l’homme, sont renfermés dans la connaissance des langues, c’est-à-dire, dans cette faculté
commune à toute l’espèce humaine de communiquer ses pensées ; faculté que toutes les
Nations ont en effet cultivée, mais d’une manière peu profitable pour elles, parce qu’elles ne
l’ont pas appliquée à son véritable objet.
Nous voyons évidemment que les avantages attachés à la faculté de parler, sont les droits
réels de l’homme, puisque par leur moyen il commerce avec ses semblables, et qu’il leur rend
sensibles toutes ses pensées et toutes ses affections. C’est même là ce qui seul peut vraiment
répondre à ses désirs sur cet objet ; car tous les signes qu’on a employés pour suppléer à la
parole dans ceux qui en sont privés, soit par nature, soit par accident, ne remplissent ce but
que très imparfaitement.
Des langues factices
Cela se borne chez eux ordinairement à des négations et à des affirmations, toutes choses
qui ne sont que la suite d’une question ; et si l’on ne les interroge, ils ne peuvent d’eux-mêmes
nous faire concevoir une pensée, à moins, ce qui revient au même, que l’objet n’en soit sous
leurs yeux, et que par le tact ou autres signes démonstratifs, ils ne nous fassent comprendre
l’application qu’ils en veulent faire.
Ceux qui ont poussé l’industrie plus loin, ne peuvent être entendus que des Maîtres qui les
ont enseignés, ou de toute autre personne qui serait instruite de la convention ; mais alors,
quoique ce soit bien là une espèce de langage, cependant nous ne pouvons jamais dire que ce
soit une véritable Langue, puisque premièrement elle n’est pas commune à tous les hommes,
et en second lieu, qu’elle pêche fortement par l’expression, en ce qu’elle est privée des
avantages inappréciables qui se trouvent dans la prononciation.
Ce ne sera donc jamais là, ni dans aucune des Langues factices, que se trouveront les vrais
attributs de l’homme, parce que tout y étant conventionnel et arbitraire, et variant sans cesse,
n’annonce pas une véritable propriété.
De l’unité des langues
D’après cet exposé, nous pouvons déjà concevoir quelle doit être la nature des Langues ;
car j’ai dit qu’elles doivent être communes à tous les hommes ; or, comment peuvent-elles
être communes à tous les hommes, si elles n’ont pas toutes les mêmes signes ; ce qui est dire
proprement qu’il ne doit y avoir qu’une Langue.
[215] Je ne donnerai point pour preuve de ce que j’avance ici, cette avidité avec laquelle les
hommes cherchent à acquérir la pluralité des Langues, et cette sorte d’admiration que nous
avons pour ceux qui en connaissent un grand nombre, quoique cette avidité et cette
admiration, toutes fausses qu’elles soient, offrent un indice de notre tendance vers
l’universalité ou vers l’Unité.
Je ne dirai pas non plus avec quelle prédilection les Nations différentes regardent leur
Langue particulière, et combien chaque Peuple est jaloux de la sienne.
Bien moins encore parlerai-je de l’usage établi entre quelques Souverains de ne s’écrire que
dans une Langue morte, et commune entre eux pour les correspondances d’apparat, parce que
non seulement cet usage n’est pas général, mais encore qu’il tient à un motif trop frivole, pour
pouvoir être de quelque poids dans la matière que je traite.
C’est donc dans l’homme même qu’il faut trouver la raison et la preuve qu’il est fait pour
n’avoir qu’une Langue, et dès lors on pourra reconnaître par quelle Erreur on est venu à nier
cette Vérité, et à dire que les Langues n’étant que l’effet de l’habitude et de la convention, il
est inévitable qu’elles ne varient comme toutes les choses de la Terre ; ce qui a fait croire aux
Observateurs qu’il peut y en avoir à la fois plusieurs, également vraies, quoique différentes les
unes des autres.
De la langue intellectuelle
Pour marcher avec quelque certitude dans cette carrière, je les engagerai à considérer s’ils
ne reconnaissent pas en eux deux sortes de Langues ; l’une sensible, démonstrative, et par le
moyen de laquelle ils communiquent avec leurs semblables ; l’autre, intérieure, muette, et qui
cependant précède toujours celle qu’ils manifestent au-dehors, et en est vraiment comme la
mère.
Je leur demanderai ensuite d’examiner la nature de cette Langue intérieure et secrète ; de
voir si elle est autre chose que la voix et l’expression d’un Principe extérieur à eux, mais qui
grave en eux sa pensée, et qui réalise ce qui se passe en lui.
Or, d’après la connaissance que nous avons prise de ce Principe, on peut savoir que tous les
hommes devant être dirigés par lui, il ne devrait se trouver dans tous qu’une marche uniforme,
que le même but et la même Loi, malgré la variété innombrable des pensées bonnes qui
peuvent leur être communiquées par cette voie.
Mais, puisque cette marche devrait être si uniforme, puisque cette expression secrète
devrait être la même partout, il est certain que les hommes, qui n’auraient pas laissé dénaturer
en eux les traces de cette Langue intérieure, l’entendraient tous très parfaitement car ils y
trouveraient partout une conformité avec ce qu’ils sentent en eux, ils y verraient la similitude
et la représentation de leurs idées mêmes, ils y apprendraient que hors celles qui leur viennent
du Principe [216] du mal, il n’y en a point qui leur soient étrangères enfin, ils se
convaincraient d’une manière frappante de la parité universelle de l’Etre intellectuel qui les
constitue.
C’est là où ils reconnaîtraient clairement que la vraie Langue intellectuelle de l’homme
étant partout la même, est essentiellement une qu’elle ne pourra jamais varier, et qu’il ne peut
en exister deux, sans que l’une ne soit combattue et détruite par l’autre.
Alors, ainsi que nous l’avons vu, dès que la langue extérieure et sensible n’est que le
produit de la langue intérieure et secrète ; si cette langue secrète était toujours conforme au
Principe qui doit ta diriger ; qu’elle fût toujours une et toujours la même, elle produirait
universellement la même expression sensible et extérieure ; par conséquent, quoique nous
soyons obligés d’employer aujourd’hui des organes matériels, nous aurions encore une langue
commune, et qui serait intelligible à tous les hommes.
De la langue sensible
Quand est-ce donc que les langues sensibles ont pu varier parmi eux. Quand est-ce qu’ils
ont aperçu de la disparité dans la manière dont ils se communiquaient leurs idées ? N’est-ce
pas lorsque cette expression secrète et intérieure a commencé à varier elle-même, n’est-ce pas
lorsque le langage intellectuel de l’homme s’est obscurci, et n’a plus été l’ouvrage d’une main
pure; alors n’ayant plus sa lumière près de lui, il a reçu sans examen la première idée qui s’est
offerte à son Etre intellectuel, et n’a plus senti la liaison, ni la correspondance de ce qu’il
recevait, avec le Principe vrai dont il devait tout obtenir. Alors enfin, remis à lui-même, sa
volonté et son imagination ont été ses seules ressources ; et il a suivi par besoin comme par
ignorance toutes les productions que ces faux guides lui ont présentées.
C’est par là que l’expression sensible à été totalement altérée, parce que l’homme ne voyant
plus les choses dans leur nature, leur a donné des noms qui venaient de lui, et qui n’étant plus
analogues à ces mêmes choses, ne pouvaient plus les désigner, comme leurs noms naturels le
faisaient sans équivoque.
Que quelques hommes seulement aient suivi cette route erronée, et si peu susceptible
d’uniformité, alors chacun aura sûrement donné aux mêmes choses des noms différents, ce
qui répété par un grand nombre, et perpétué de plus en plus dans la succession des temps,
doit, à la vérité, nous offrir le spectacle le plus variable et le plus bizarre. Ne doutons pas que
ce ne soit là l’origine de la différence et de la division des langues, et d’après tout ce que j’en
ai dit, quand je n’en aurais pas d’autres preuves, ceci serait plus que suffisant pour nous
convaincre que les hommes sont prodigieusement éloignés de leur Principe. Car, je le répète,
s’ils étaient tous guidés par ce Principe, leur langue intellectuelle serait la même [217] et par
conséquent, leurs langues sensibles et extérieures n’auraient que les mêmes signes et les
mêmes idiomes.
On ne me contestera pas, je l’espère, ce que je viens de dire, sur les noms naturels et
significatifs des Etres : quoique dans les différentes langues en usage sur la terre, les noms ne
nous offrent rien d’uniforme, cependant nous sommes obligés de croire qu’elles devraient
n’employer que des noms qui indiquassent universellement et clairement les choses ; par cette
raison ces langues si différentes les unes des autres ne sauraient raisonnablement passer pour
de véritables langues ; et d’ailleurs chacune de ces langues considérée en elle-même, toute
fausse qu’elle soit, nous offrira clairement la preuve de ce que j’avance.
Les mots que chacune de ces langues emploie, quoique étant conventionnels, ne seront-ils
pas pour tous ceux qui seront instruits de cette convention, un signe certain des Etres qu’ils
représentent ? Ne voyons-nous pas même le penchant naturel que nous avons tous pour
exprimer les choses par les signes ou les mots qui nous paraissent le plus analogues ? Et ne
goûtons-nous pas un plaisir secret mêlé d’admiration, quand on nous offre des signes, des
expressions et des figures qui nous rapprochent le plus de la Nature des objets qu’on veut
nous présenter, et qui nous les font le mieux concevoir ?
Que faisons-nous donc en ceci que répéter la marche de la Vérité même, qui a établi une
langue commune entre toutes ses productions, et qui leur ayant donné à chacune un nom
propre et lié à leur essence, les a mis à couvert de toute équivoque entre elles ? N’en
préserverait-elle pas par le même moyen les hommes, qui ayant tous pour tâche de rétablir
leur liaison avec ses ouvrages, auraient su travailler et parvenir à en connaître les véritables
noms ?
De l’origine des langues
Nous ne pouvons donc nier que dans notre difformité même et dans notre privation, nous
ne nous tracions des emblèmes expressifs de la Loi des Etres, et que l’usage faux que nous
faisons du langage ne nous annonce l’emploi plus juste et plus satisfaisant que nous en
pourrions faire, sans sortir pour cela de la Nature, et seulement en n’oubliant pas la source où
ce langage devrait prendre son origine.
Il est donc vrai que si les Observateurs eussent remonté jusqu’à cette expression secrète et
intérieure que le Principe intellectuel fait dans nous, avant de se manifester au-dehors, c’eût
été là qu’ils auraient trouvé l’origine de la langue sensible, comme étant le vrai Principe, et
non pas dans les Causes fragiles et impuissantes qui se bornent à opérer leur Loi particulière,
et qui ne peuvent rien produire de plus. Ils n’eussent pas cherché à expliquer par de simples
Lois de Matière, des faits d’un ordre supérieur, qui ont subsisté avent le temps, qui
subsisteront après le temps et sans interruption, indépendamment de la Matière. Ce n’est plus
l’or-[218]ganisation, ce n’est plus une découverte des premiers hommes qui passant d’âge en
âge, s’est perpétuée jusqu’à nos jours parmi l’espèce humaine, par le moyen de l’exemple et
de l’instruction ; mais, ainsi que nous le verrons, c’est le véritable attribut de l’homme, et
quoiqu’il en ait été dépouillé depuis qu’il s’est élevé contre sa Loi, il lui en est resté des
vestiges qui pourraient le ramener jusqu’à sa source, s’il avait le courage de les suivre pas à
pas et de s’y attacher fortement.
Expériences sur des enfants
Je sais que parmi mes semblables ce point est un des plus contestés ; que non seulement ils
sont incertains quelle a pu être la première langue des hommes, mais même qu’à force de
varier là-dessus, ils ont pu venir à croire que l’homme n’en avait point la source en lui, et cela,
parce qu’ils ne le voient pas parler naturellement, quand il est abandonné à lui-même dès son
enfance.
Mais ne verront-ils jamais en quoi pêche leur observation ? Ne savent-ils pas que dans
l’état de privation où l’homme se trouve aujourd’hui, il est condamné à ne rien opérer, même
par ses facultés intellectuelles, sans le secours d’une réaction extérieure, qui les mette en jeu
et en action ; et qu’ainsi, priver l’homme de cette Loi, c’est absolument lui ôter toutes les
ressources que la Justice lui avait accordées, et le mettre dans le cas de laisser étouffer ses
facultés, sans qu’elles produisent le moindre fruit.
Cependant on ne peut nier que ce ne soit là la marche des Observateurs, par ces expériences
réitérées qu’ils ont faits sur des enfants pour découvrir, en s’abstenant de parler devant eux,
quelle serait leur langue naturelle. Quand ils ont vu ensuite que ces enfants ne faisaient aucun
usage de la parole, ou qu’ils ne rendait que des sons confus, ils ont interprété le tout à leur gré,
et ont bâti des opinions sur des faits qu’ils avaient arrangés eux-mêmes. Mais n’est-il pas
évident que la Nature sensible et la Loi intellectuelle appellent également l’homme à vivre en
société ? Or, pourquoi l’homme se trouve-t-il ainsi placé au milieu de ses semblables qui sont
censés avoir fait leur réhabilitation, si ce n’est pour y recevoir tous les secours dont il a
besoin, pour ranimer à sont tour ses facultés ensevelies, et pouvoir les exercer à son profit ?
C’est donc agir directement contre ces deux Lois et contre l’homme, que de le priver des
secours qu’il devait en attendre ; c’est être peu sensé que de le juger, après lui avoir ôté tous
les moyens d’acquérir l’usage des facultés qu’on lui conteste, et dont on cherche à le croire
incapable. Il vaudrait autant placer un germe sur une pierre, et nier ensuite que ce germe dût
porter des fruits.
Mais, sans aller plus loin, s’il est évident que quand l’homme est privé des secours qui lui
sont indispensablement nécessaires, il ne peut produire aucune langue fixe, et que cependant il
y a des langues parmi les hommes ; où pourra-t-on donc trouver l’origine de ce langage
universel, et ne faudra-t-il pas convenir [219] que celui qui a pu l’enseigner le premier, a dû le
recevoir d’ailleurs que de la main des hommes ?
Du langage des êtres sensibles
Il y a, je le sais, une espèce de langage naturel et uniforme, que les Observateurs
s’accordent assez généralement à reconnaître dans l’homme, c’est celui par lequel il désigne
ses affections de plaisir et de douleur ; ce qui annonce en lui une sorte de sons appropriés à cet
usage.
Mais il est bien clair que ce langage, si c’en est un, n’a que les sensations corporelles pour
guide et pour objet ; et la preuve la plus convaincante que nous en ayons, c’est qu’il se trouve
également dans les bêtes, dont la plupart manifestent au-dehors leurs sensations par des
mouvements et même par des sons caractérisés.
Toutefois cette espèce de langage doit peu nous étonner dans l’animal, si nous nous
rappelions les principes établis ci-dessus. Le Principe corporel de l’animal n’est-il pas
immatériel, puisqu’il ne peut y avoir aucun Principe qui ne le soit ? Comme tel, ne doit-il pas
avoir des facultés, et s’il a des facultés, ne doit-il pas avoir des moyens de les manifester ?
Mais aussi, les moyens dont chaque Etre en particulier peut avoir l’usage, doivent toujours
être en raison de ses facultés ; car, s’il n’y avait pas là une mesure comme dans tout le reste,
ce serait une irrégularité, et dans les Lois des Etres nous ne saurions jamais en admettre.
C’est donc par cette mesure que l’on doit évaluer l’espèce de langage par lequel les bêtes
démontrent leurs facultés ; puisque étant bornées à sentir, il ne leur a fallu que les moyens de
faire connaître qu’elles sentaient, et elles les ont. Les Etres qui n’ont d’autres facultés que
celles de la végétation, démontrent aussi clairement cette faculté de végétation par le fait
même, mais ils ne démontrent que cela.
Ainsi, quoique la bête ait des sensations, et qu’elle les exprime ; quoique dans l’état actuel
des choses ces sensations soient de deux sortes, l’une bonne et l’autre mauvaise, et que la bête
les désigne toutes deux en montrant quand elle a de la joie, ou quand elle souffre, on ne peut
se dispenser de borner à ce seul objet son langage et tous les signes démonstratifs qui en font
partie ; et jamais on en pourra regarder cette manière de s’exprimer comme une vraie langue,
puisqu’une langue a pour but d’exprimer les pensées, que les pensées sont le propre des
Principes intellectuels, et que j’ai assez clairement démontré que le Principe de la bête n’est
point intellectuel, quoiqu’il soit immatériel.
Si nous sommes fondés à ne point regarder comme une langue réelle les démonstrations par
lesquelles la bête fait connaître ses sensations ; alors, quoique l’homme, comme animal, ait
aussi ces sensations et les moyens de les manifester, [220] nous n’admettrons jamais la
moindre comparaison, entre ce langage borné et obscur, et celui dont la Nature intellectuelle
des hommes les rend susceptibles.
Rapport du langage aux facultés
Ce serait sans doute une étude intéressante et instructive, que d’observer dans toute la
Nature, cette mesure qui se trouve entre les facultés des Etres et les moyens qui leur ont été
accordés pour les exprimer. Nous y verrions, qu’à proportion qu’ils sont éloignés par leur
nature, du premier anneau de la chaîne, leurs facultés sont moins étendues. Nous verrions en
même temps que les moyens qu’ils ont de les faire connaître, suivent avec exactitude cette
progression, et dans ce sens nous pourrions accorder une sorte de langage jusqu’aux moindres
des Etres créés, puisque ce langage ne serait autre chose que l’expression de leurs facultés, et
cette uniformité sans laquelle il ne pourrait y avoir ni commerce, ni correspondance, ni
affinité entre les Etres de la même classe.
Il faudrait néanmoins dans cet examen avoir la plus grande attention de prendre tous les
Etres chacun dans leur classe, et de ne pas attribuer à l’une ce qui n’appartient qu’à l’autre ; il
ne faudrait pas attribuer au minéral toutes les facultés des plantes, ni la même manière de les
manifester ; non plus qu’attribuer à la plante ce que l’on aurait observé dans l’animal ; bien
moins encore faudrait-il attribuer à ces êtres inférieurs, et qui n’ont qu’une action passagère,
tout ce que nous venons de découvrir dans l’homme. Sans cela, ce serait retomber dans cette
horrible confusion des langues, le principe de toutes nos Erreurs et la vraie cause de notre
ignorance, en ce que dès lors la nature de tous les Etres serait défigurée pour nous.
Mais, comme ce point serait peut-être d’une trop grande étendue pour mon Ouvrage, je me
contente de l’indiquer, et je le laisse à traiter à ceux qui auront la modestie de se borner à des
sujets isolés, et moins vastes que celui qui m’occupe.
De la langue universelle
Je reviens donc à cette langue véritable et originelle, la ressource la plus précieuse de
l’homme. J’annonce de nouveau, que comme Etre immatériel et intellectuel, il a dû recevoir
avec sa première existence, des facultés d’un ordre supérieur, et par conséquent les attributs
nécessaires pour les manifester ; que ces attributs ne sont autre chose que la connaissance
d’une langue commune à tous les Etres pensants ; que cette langue universelle devait leur être
dictée par un seul et même Principe, dont elle est le véritable signe ; que l’homme n’ayant
plus en entier ces premières facultés, puisque nous avons vu qu’il n’avait pas même la pensée
à lui, les attributs qui les accompagnaient, lui ont aussi été enlevés, et que c’est pour cela que
nous ne lui voyons plus cette langue fixe et invariable.
Mais nous devons répéter aussi qu’il n’a pas perdu l’espérance de la recouvrer, [221] et
qu’avec du courage et des efforts, il peut toujours prétendre à rentrer dans ses premiers droits.
S’il m’était permis d’en citer des preuves, je ferais voir que la terre en est remplie, et que
depuis que le monde existe, il y a une langue qui ne s’est jamais perdue, et qui ne se perdra
pas même après le monde, quoique alors elle doive être simplifiée ; je ferais voir que des
hommes de toutes Nations en ont eu connaissance ; que quelques-uns séparés par des siècles,
de même que des contemporains, quoique à des distances considérables, se sont entendus par
le moyen de cette langue universelle et impérissable.
On apprendrait par cette langue comment les vrais Législateurs se sont instruits des Lois et
des principes, par lesquels se sont conduits dans tous les temps les hommes qui ont possédé la
Justice, et comment en réglant leur marche sur ces modèles, ils ont eu la certitude que leurs
pas étaient réguliers. On y verrait aussi les vrais principes militaires dont les grands Généraux
ont acquis la connaissance, et qu’ils ont employée avec tant de succès dans les combats.
Elle donnerait la clef de tous les calculs, la connaissance de la construction et de la
décomposition des Etres, de même que de leur réintégration. Elle ferait connaître les vertus du
Nord, la cause de la déviation de la boussole, la terre vierge, objet du désir des aspirants à la
Philosophie occulte. Enfin, sans entrer ici dans un plus grand détail de ses avantages, je ne
crains point d’assurer que ceux qu’elle peut procurer sont sans nombre, et qu’il n’est pas un
Etre sur lequel son pouvoir et son flambeau ne s’étendent.
Mais, outre que je ne pourrais m’ouvrir davantage sur cet objet, sans manquer à ma
promesse et à mes devoirs, il serait très inutile que j’en parlasse plus clairement, parce que
mes paroles seraient perdues pour ceux qui n’ont pas tourné leur vue de ce côté, et le nombre
en est comme infini.
Quant à ceux qui sont dans le chemin de la science, ce que j’ai dit leur suffira, sans qu’il
soit nécessaire de lever pour eux un autre coin du voile.
Tout ce que je puis donc faire pour montrer la correspondance universelle des principes que
j’ai établis, c’est de prier mes Lecteurs de se ressouvenir de ce livre de dix feuilles, donné à
l’homme dans sa première origine, et qu’il a gardé même depuis sa seconde naissance, mais
dont on lui a ôté l’intelligence et la véritable Clef ; je les prie encore d’examiner les rapports
qu’ils pourront apercevoir entre les propriétés de ce livre et celles de la langue fixe et unique,
de voir s’il n’y a pas entre elles une très grande affinité, et de tâcher de les expliquer les unes
par les autres ; car c’est effectivement là où se trouverait la clef de la science, et si le livre en
question renferme toutes les connaissances, ainsi qu’on l’a vue dans son lieu, la langue dont
nous parlons en est le véritable Alphabet.
[222] De l’écriture et de la parole
C’est avec la même précaution que je dois parler d’un autre point qui tient essentiellement à
celui que je viens de traiter, savoir, des moyens par lesquels cette langue se manifeste. Ce
n’est sans doute que de deux manières, comme toutes les langues, savoir, par l’expression
verbale et par les caractères ou l’écriture ; l’une venant à notre connaissance par le sens de
l’ouïe, et l’autre par le sens de la vue, les seuls de nos sens qui soient attachés à des actes
intellectuels : mais dans l’homme seulement ; car, quoique la bête ait aussi ces deux sens, ils
ne peuvent avoir dans elle qu’une destination et une fin matérielle et sensible, puisqu’elle n’a
point d’intelligence ; aussi, l’ouïe et la vue dans l’animal n’ont pour objet, comme tous ses
autres sens, que la conservation de l’individu corporel ; ce qui fait que les bêtes n’ont ni
parole, ni écriture.
Il est donc vrai que c’est par ces deux moyens que l’homme parvient à la connaissance de
tant de choses élevées, et cette langue emploie réellement le secours des sens de l’homme
pour lui faire concevoir sa précision, sa force et sa justesse.
Et comment cela pourrait-il être autrement, puisqu’il ne peut rien recevoir que par ses sens,
puisque même dans son premier état, l’homme avait des sens par où tout s’opérait comme
aujourd’hui, avec cette différence qu’ils n’étaient pas susceptibles de varier dans leurs effets,
comme les sens corporels de sa Matière, qui ne lui offrent qu’incertitude, et sont les
principaux instruments de ses erreurs ?
D’ailleurs, comment pourrait-il parvenir à entendre les hommes qui l’auraient précédés, ou
qui vivraient éloignés de lui, si ce n’est par le secours de l’Ecriture ? II faut convenir
cependant que ces mêmes hommes, ou passés, ou éloignés, peuvent avoir des Interprètes ou
des Commentateurs, qui instruits comme eux des vrais principes de la langue dont nous
parlons, en fassent usage dans la conversation, et rapprochent par-là et les temps et les
distances.
C’est même là une des plus grandes satisfactions que la langue vraie puisse procurer, parce
que cette voix est infiniment plus instructive ; mais c’est aussi la plus rare, et parmi les
hommes le talent de l’écriture est beaucoup plus commun que celui de la parole.
La raison de ceci, c’est que dans la condition actuelle, nous ne pouvons monter que par
gradation ; et en effet, par rapport à toutes les langues ; le sens de la vue est au-dessous de
celui de l’ouïe, parce que c’est par l’ouïe que l’homme reçoit en nature, au moyen de la
parole, l’explication vivante, ou l’intellectuel d’une langue, au lieu que l’écriture ne fait que
l’indiquer, en n’offrant aux yeux qu’une expression morte et des objets matériels.
Quoi qu’il en soit, par le moyen de la parole et de l’écriture, qui sont propres [223] à la
vraie langue, l’homme peut s’instruire de tout ce qui a rapport aux choses les plus anciennes ;
car personne n’a parlé, ni écrit autant que les premiers hommes, quoique aujourd’hui il se
fasse infiniment plus de Livres qu’autrefois. Il est vrai que parmi les Anciens et les Modernes,
il y en a plusieurs qui ont défiguré cette écriture et ce langage, mais, l’homme peut connaître
ceux qui ont fait ces funestes méprises, et par là il verrait clairement l’origine de toutes ces
langues de la Terre, comment elles se sont écartées de la langue première, et la liaison que ces
écarts ont eu avec les ténèbres et l’ignorance des Nations, ce qui les a précipitées dans des
abîmes de misères dont elles ont murmuré, au lieu de se les attribuer.
Il apprendrait aussi comment la main qui frappait ainsi ces Nations, n’avait en vue que de
les punir et non de les livrer à jamais au désespoir ; puisque sa justice étant satisfaite, elle leur
a rendu leur première langue, et même avec plus d’étendue qu’auparavant, afin que non
seulement elles pussent réparer leurs désordres, mais qu’elles eussent même les moyens de
s’en préserver à l’avenir.
Je ne tarirais point s’il m’était permis d’étendre plus loin le tableau des avantages infinis
renfermés dans les différents moyens que cette langue emploie, soit pour l’oreille, soit pour
les yeux. Néanmoins, si l’on conçoit qu’elle demande pour prix le sacrifice entier de la
volonté de l’homme ; si elle n’est intelligible qu’à ceux qui se sont oubliés eux-mêmes pour
laisser agir pleinement sur eux la Loi de la Cause active et intelligente qui doit gouverner
l’homme comme tout l’Univers ; on doit voir si elle peut être connue d’un grand nombre.
Cependant, cette langue n’est pas un instant sans agir, soit par le discours, soit par l’écriture ;
mais l’homme ne s’occupe qu’à se fermer l’oreille, et il cherche de l’écriture dans les Livres ;
comment la vraie langue serait-elle donc intelligible pour lui ?
De l’uniformité des langues
Un attribut tel que celui dont je viens de donner le tableau, ne peut sans doute souffrir de
comparaison avec aucun autre. C’est pour cela que je me suis cru fondé à l’annoncer comme
seul et unique, et indépendant de toutes les variations auxquelles les hommes peuvent
s’abandonner sur cet objet.
Mais il ne suffit pas d’avoir prouvé la nécessité d’un pareil langage dans les Etres
intellectuels pour l’expression de leurs facultés ; il ne suffit pas même d’en avoir assuré
l’existence, en annonçant que c’était là où tous les vrais Législateurs et autres hommes
célèbres avaient puisé leurs principes, leurs Lois et les ressorts de toutes leurs grandes
actions ; il faut encore en prouver la réalité dans l’homme même, afin qu’il n’ait plus aucun
doute sur ce point ; il faut lui montrer que la multitude des langues qui sont en usage parmi
ses semblables, n’ont varié que sur l’expression sensible, tant dans le langage que dans
l’écriture, mais que quant au Principe, il n’y en a pas une qui s’en soit écartée, qu’elles
suivent toutes la même marche, qu’il leur est absolument impossible d’en tenir une autre ; en
un [224] mot, que toutes les Nations de la Terre n’ont qu’une même langue, quoiqu’il y en ait
à peine deux qui s’entendent.
De la grammaire
On ne peut nier, en effet, qu’une langue quelque imparfaite qu’elle puisse être, ne soit
dirigée par une Grammaire. Or, cette Grammaire n’étant autre chose qu’un résultat de l’ordre
inhérent à nos facultés intellectuelles, tient de si près à leur langue intérieure, qu’on peut les
regarder comme inséparables.
C’est donc cette Grammaire qui est la régie invariable du langage parmi toutes les Nations.
C’est là cette Loi à laquelle elles sont nécessairement soumises, lors même qu’elles font le
plus mauvais usage de leurs facultés intellectuelles, ou de leur langue intérieure et secrète ;
car cette Grammaire ne servant qu’à diriger l’expression de nos idées, ne juge point si elles
sont ou non conformes au seul Principe qui doit les vivifier ; sa fonction n’est que de rendre
cette expression régulière ; et c’est ce qui ne peut jamais manquer d’arriver, puisque, lorsque
la Grammaire agit, elle est toujours juste, ou elle ne dit rien.
Je n’emploierai pour preuve, que ce qui entre dans la composition du discours, ou ce qui est
connu vulgairement sous le nom de parties d’oraison. Parmi ces parties du discours, les unes
sont fixes, fondamentales et indispensables pour compléter l’expression d’une pensée, et elles
sont au nombre de trois. Les autres ne sont que des accessoires ; aussi le nombre n’en est-il
pas généralement déterminé.
Les trois parties fondamentales du discours, et sans lesquelles il est de toute impossibilité
de rendre une pensée, sont le nom ou le pronom actifs, le verbe qui exprime la manière
d’exister, ainsi que les actions des Etres, enfin le nom ou le pronom passif qui est le sujet ou
le produit de l’action. Que tout homme examine cette proposition avec la rigueur qu’il. jugera
à propos d’y employer, il verra toujours qu’un discours quelconque ne peut avoir lieu sans
représenter une action, qu’une action ne peut se concevoir si elle n’est conduite par un agent
qui l’opère, et suivie de l’effet qui en est, en doit, ou en peut être le résultat ; que si l’on
supprime l’une ou l’autre de ces trois parties, nous ne pouvons prendre de la pensée une
notion complète, et qu’alors nous sentons qu’il manque quelque chose à l’ordre qu’exige
notre intelligence.
En effet, un nom ou un substantif seul, ne dit absolument rien s’il n’est accompagné d’un
agent qui opère sur lui et d’un verbe qui désigne de quelle manière cet agent opère sur ce nom
et en dispose. Retranchez l’un ou l’autre de ces trois signes, le discours n’offrira plus qu’une
idée tronquée et dont notre intelligence attendra toujours le complément, au lieu qu’avec ces
trois signes seuls nous pouvons compléter une pensée, parce que nous pouvons y représenter
l’agent, l’action, et le produit ou le sujet.
[225] Il est donc certain que cette Loi de la Grammaire est invariable, et que dans quelque
langue que l’on choisisse un exemple, on le trouvera conforme au principe que je viens de
poser,
puisque c’est celui de la Nature même, et des Lois établies par essence dans les facultés
intellectuelles de l’homme.
Qu’on réfléchisse à présent sur tout ce que j’ai dit du poids, du nombre et de la mesure ;
qu’on voie si ces Lois ne comprennent pas l’homme dans leur empire avec tout ce qui est en
lui, et tout ce qui provient de lui ; qu’on se rappelle encore ce que j’ai dit de ce fameux
Ternaire dont j’ai annoncé l’universalité ; qu’on examine s’il y a quelque objet qu’il
n’embrasse pas, et qu’on apprenne alors à prendre une idée plus noble qu’on ne l’a fait
jusqu’à présent, de l’Etre qui malgré sa dégradation, peut porter sa vue jusque là ; qui peut
rapprocher de lui de pareilles connaissances, et saisir un ensemble aussi étendu.
On pourrait cependant m’opposer qu’il est des cas où les trois parties que je reconnais
comme fondamentales dans le discours, ne sont pas toutes exprimées ; que souvent il n’y en a
que deux, quelquefois qu’une, et même quelquefois point du tout, comme dans une négation
ou affirmation. Mais cette objection tomber d’elle-même, quand on observera que dans tous
ces cas, le nombre des trois parties fondamentales conserve toujours son pouvoir, et que sa
Loi y subsiste toujours, parce que celles des parties du discours qui ne seront pas exprimées,
ne seront que sous-entendues, qu’elles tiendront toujours leur rang, et que même ce ne sera
que par leur liaison tacite avec elles, que les autres produiront leur effet.
Et véritablement, quand je ne répondrais à une question que par une monosyllabe, ce
monosyllabe offrirait toujours l’image du Principe ternaire, car il annoncerait toujours de ma
part une action quelconque relative à l’objet qu’on m’a présenté, et c’est dans la question
même que se trouveraient exprimées les parties du discours qui seraient sous-entendues dans
ma réponse. Je n’en donnerai point d’exemple, chacun pouvant s’en former aisément.
Ainsi, je vois donc partout avec la plus grande évidence les trois signes de l’agent, de
l’action et du produit ; et cet ordre étant commun à tous les Etres pensants, je ne crains point
de dire que quand ils le voudraient, ils ne pourraient s’en écarter.
Je ne parle point de l’ordre dans lequel ces trois signes devraient être arrangés pour être en
conformité avec l’ordre des facultés qu’ils représentent ; cet ordre a été sans doute interverti,
en passant par la main des hommes, et presque toutes les langues des Nations varient làdessus.
Mais la vraie langue étant unique, l’arrangement de ces signes n’eût pas été sujet à
tous ces contrastes, si l’homme eût su la conserver.
Il ne faut pas croire cependant que même dans la vraie langue, ces trois signes [226]
eussent toujours été disposés dans le même ordre où ils le sont dans nos facultés
intellectuelles ; car ces signes n’en sont que l’expression sensible, et je suis convenu que le
sensible ne pouvait jamais avoir la même marche que l’intellectuel ; c’est-à-dire, que la
production ne pouvait jamais être susceptible des mêmes lois que son Principe générateur.
Mais la supériorité qu’elle eût eu sur toutes les autres langues, c’est que son expression
sensible n’aurait jamais varié, et que cette expression eût suivi, sans la moindre altération,
l’ordre et les Lois qui sont propres et particulières à son essence. Cette langue eût eu de plus,
ainsi qu’on l’a déjà vu, l’avantage d’être à couvert de toute équivoque, et d’avoir toujours la
même signification, parce qu’elle tient à la nature des choses, et que la nature des choses est
invariable.
Du Verbe
Parmi les trois signes fondamentaux auxquels toute expression de nos pensées est
assujettie, il en est un qui mérite par préférence notre attention, et sur lequel nous allons jeter
un moment les yeux ; c’est celui qui lie les deux autres, qui est l’image de l’action parmi nos
facultés intellectuelles, et l’image du Mercure parmi les principes corporels ; en un mot, c’est
celui qu’on nomme le Verbe parmi les Grammairiens.
Il ne faut donc pas oublier que s’il est l’image de l’action, c’est sur lui que tout l’oeuvre
sensible est appuyé ; et que puisque la propriété de l’action est de tout faire, celle de son signe
ou de son image est de représenter et d’indiquer tout ce qui se fait.
Aussi, qu’on réfléchisse sur les propriétés de ce signe dans la composition du discours ;
qu’on voie que plus il est fort et expressif, plus les résultats qui en proviennent sont sensibles
et marqués ; qu’on suive cette expérience facile à faire, que même dans toutes les choses
soumises au pouvoir ou aux conventions de l’homme, l’effet en est réglé, déterminé, animé
principalement par le Verbe. Enfin, que les Observateurs examinent si ce n’est pas par ce
signe appelé Verbe, que se manifeste tout ce que nous connaissons de plus intellectuel et de
plus actif en nous ; s’il n’est pas le seul des trois signes qui soit susceptible de fortifier ou
d’affaiblir l’expression, tandis que les noms de l’agent et du sujet une fois fixés, demeurent
toujours les mêmes ; c’est par là qu’on jugera si nous avons été fondés à lui attribuer l’action,
puisqu’il en est vraiment dépositaire, et qu’il faut absolument son secours pour que quelque
chose se fasse, ou s’exprime même tacitement.
C’est ici le lieu de remarquer, pourquoi les Observateurs oisifs et les Kabbalistes
spéculatifs, ne trouvent rien, c’est qu’ils parlent toujours, et qu’ils ne VERBENT jamais.
Je ne m’étendrai pas davantage sur les propriétés du Verbe ; des yeux intelli-[227]gents
pourront, d’après ce que j’ai dit, faire les plus importantes découvertes, et se convaincre euxmêmes
qu’à tous les instants de sa vie, l’homme représente l’image sensible des moyens par
lesquels tout a pris naissance, tout agit, et tout est gouverné.
Voilà donc encore une des Lois auxquelles tous les Etres qui ont le privilège de la parole,
sont obligés de se soumettre, et voilà pourquoi j’ai dit que toutes les Nations de la Terre
n’avaient qu’une langue, quoique la manière dont elles s’expriment fût universellement
différente.
Des parties accessoires du discours
Je n’ai point parlé des autres parties qui entrent dans la composition du discours ; je les ai
annoncées simplement comme accessoires, ne servant qu’à aider à l’expression, à suppléer à
la faiblesse des mots, et à détailler quelques rapports de l’action ; ou si l’on veut, comme des
images et des répétitions des trois parties que nous avons reconnues comme seules essentielles
pour compléter le tableau d’une pensée quelconque.
En effet, on doit savoir que les Articles, ainsi que les terminaisons des noms dans les
langues qui n’ont point d’Articles, servent à exprimer le nombre et le genre des noms, et à
déterminer les rapports essentiels qui sont entre l’agent, l’action et le sujet ; que les Adjectifs
expriment les qualités des noms, que les Adverbes sont les adjectifs du verbe ou de l’action ;
enfin, que les autres parties de l’oraison forment la liaison du discours, et en rendent le sens
plus ou moins expressif, ou les périodes plus harmonieuses ; mais comme l’usage de ces
différents signes n’est pas uniformément commun à toutes les langues; qu’il tient beaucoup
aux moeurs et aux habitudes des Nations, toutes choses qui étant liées au sensible doivent en
suivre les variations, on ne peut les admettre au rang des parties fixes et immuables du
discours ; ainsi nous ne les emploierons point dans les preuves que nous apportons de l’unité
de la langue de l’homme.
Rapports universels de la grammaire
J’engage néanmoins les Grammairiens à considérer leur Science avec un peu plus
d’attention qu’ils ne l’ont fait sans doute jusqu’à présent. Ils avouent bien que les langues
viennent d’une source supérieure à l’homme, et que toutes les Lois en sont dictées par la
Nature ; mais ce sentiment obscur a produit chez eux peu d’effets, et ils sont bien éloignés de
soupçonner dans les langues tout ce qu’ils y pourraient trouver.
Veut-on en savoir la raison, c’est qu’ils font sur la Grammaire ce que les Observateurs font
sur toutes les sciences ; c’est-à-dire, qu’ils jettent en passant un coup d’oeil sur le Principe,
mais que n’ayant pas le courage de s’y fixer longtemps, ils se rabaissent sur des détails
d’ordre sensible et mécanique, qui absorbent toutes leurs facultés, et laissent s’obscurcir en
eux la plus essentielle, celle de l’intelligence.
[228] Que les Grammairiens se persuadent donc que les Lois de leur Science tenant au
Principe comme tous les autres, ils y peuvent découvrir une source inépuisable de lumières et
de Vérités, dont à peine ont-ils la moindre idée.
Le petit nombre qui leur en a été offert, doit leur paraître suffisant pour les mettre sur la
voie ; s’ils y ont vu clairement les signes représentatifs des facultés des Etres intellectuels, ils
y pourront voir la même chose par rapport aux Etres qui ne le sont pas. Ils y pourront prendre
une idée nette des Principes qui ont été établis sur la Matière, en considérant simplement la
différence qu’il y a entre le substantif et l’adjectif ; l’un est l’Etre ou le Principe inné ;
l’adjectif exprime les facultés de tous genres qui peuvent être supposées dans ce Principe ;
mais ce qu’il faut observer avec soin, c’est que l’adjectif ne peut de lui-même se joindre au
substantif, de même que le substantif seul est dans l’impuissance de produire l’adjectif ; l’un
et l’autre sont dans l’attente d’une action supérieure qui les rapproche et qui les lie selon son
gré ; ce n’est qu’en vertu de cette action qu’ils peuvent recevoir leur union et manifester des
propriétés.
Remarquons aussi que c’est l’ouvrage de la pensée même et de l’intelligence, d’employer à
propos les adjectifs ; que c’est elle qui les aperçoit ou qui les crée et les communique en
quelque sorte aux sujets qu’elle veut en revêtir ; reconnaissons dès lors la propriété immense
de cette action universelle que nous avons fait observer ci-devant, puisqu’il est certain que
nous la trouvons partout.
Bien plus, cette même action, après avoir ainsi communiqué des facultés ou des adjectifs
aux Principes innés ou aux substantifs, peut à son gré les étendre, les diminuer, et même les
retirer tout à fait, et faire ainsi rentrer l’Etre dans son premier état d’inaction, image assez
sensible de ce qu’elle opère en réalité sur la Nature.
Mais dans cette dissolution, les Grammairiens pourront voir aussi, sans crainte de se
tromper. que l’adjectif qui n’est que la qualité de l’Etre, ne peut pas subsister sans un
Principe, un sujet ou substantif, au lieu que le substantif peut très bien être indiqué dans le
discours, sans ses qualités ou ses adjectifs ; d’où ils pourront voir un rapport avec ce qui a été
exposé sur l’existence des Etres immatériels corporels indépendante de leurs facultés
sensibles ; d’où ils pourront comprendre aussi ce qui a été dit de l’éternité des Principes de la
Matière, quoique la Matière même ne puisse pas être éternelle, attendu que n’étant que l’effet
d’une réunion, elle n’est rien de plus qu’un adjectif.
C’est par là ensuite qu’ils pourront concevoir comment il est possible que l’homme soit
privé de ses premiers attributs, puisque c’est par une main supérieure qu’il en avait été
revêtu ; mais en même temps reconnaissant avec encore plus de certitude sa propre
insuffisance, ils avoueront que pour être rétabli dans [229] ces mêmes droits, il lui faut
absolument le secours de cette même main qui l’en a dépouillé, et qui ne lui demande, comme
je l’ai dit plus haut, que le sacrifice de sa volonté pour les lui rendre.
Ils pourront encore trouver dans les six Cas, les six principales modifications de la Matière,
de même que le détail des actes de sa formation et de toutes les révolutions qu’elle subit. Les
genres seront pour eux l’image des Principes opposés et qui sont irréconciliables ; en un mot,
ils pourront faire une multitude d’observations de cette espèce, qui sans être le fruit de
l’imagination, ni des Systèmes, les convaincront de l’universalité du Principe, et que c’est la
même main qui conduit tout.
De la vraie langue
Mais après avoir établi, comme je l’ai fait, cette langue unique, universelle, offerte à
l’homme, même dans l’état de privation auquel il est réduit, je dois m’attendre à la curiosité
de mes Lecteurs sur le nom et l’espèce de cette même langue.
Quant au nom, je ne pourrai les satisfaire, m’étant promis de ne rien nommer : mais quant à
l’espèce, je leur avouerai que c’est cette langue dont je leur ai déjà dit que chaque mot portait
avec soi-même la vraie signification des choses, et les désignait si bien, qu’il les faisait
clairement apercevoir. J’ajouterait que c’est celle qui fait l’objet des voeux de toutes les
hommes dans toutes leurs institutions, que chacun d’eux cultive en particulier et avec soin
sans le savoir, et qu’ils tâchent tous d’exprimer dans tous les ouvrages qu’ils enfantent ; car
elle est si bien gravée en eux, qu’ils ne peuvent rien produire qui n’en porte le caractère.
Je ne peux donc rien faire de mieux pour en indiquer la connaissance à mes semblables, que
de les assurer qu’elle tient à leur Essence même, et que c’est en vertu de cette langue seule
qu’ils sont des hommes. Alors donc, qu’ils voient si j’ai eu tort de leur dire qu’elle était
universelle, et si malgré les faux usages qu’ils en font, il leur sera jamais possible de l’oublier
entièrement, puisque pour y parvenir, il faudrait qu’ils pussent se donner une autre Nature ;
c’est là tout ce que je puis répondre à la question présente ; poursuivons.
Des ouvrages de l’Homme
J’ai dit que cette langue se manifestait de deux manières, comme toutes les autres langues,
savoir par l’expression verbale et par l’écriture ; et comme je viens de dire il n’y a qu’un
instant, que tous les ouvrages des hommes portaient son empreinte, il est nécessaire que nous
en parcourions quelques-uns, afin de mieux voir, tout faux qu’ils sont, le rapport qu’ils ont
avec leur source.
Considérons d’abord ceux de leurs ouvrages qui comme image de l’expression verbale de
la langue dont il s’agit, doivent nous en offrir l’idée la plus juste et la [230] plus élevée ; nous
considérerons ensuite ceux qui ont du rapport avec les caractères ou l’écriture de cette langue.
La première espèce de ces ouvrages comprend généralement tout ce qui est regardé parmi
les hommes comme le fruit du génie, de l’imagination, du raisonnement et de l’intelligence,
ou en général ce qui fait l’objet de tous les genres possibles de la Littérature et des Beaux-
Arts.
Dans cette espèce de productions de l’homme, qui toutes semblent faire classe à part, nous
voyons cependant régner le même dessein, nous les voyons toutes animées du même motif,
qui est celui de peindre, de prouver leur objet, et d’en persuader la réalité, ou au moins de lui
en donner les apparences.
Des productions intellectuelles
Si les partisans de l’un ou de l’autre de ces genres de productions se laissent quelquefois
surprendre par la jalousie, et s’ils tâchent d’établir leur crédit, en répandant du mépris sur les
autres branches qu’ils n’ont pas cultivées, c’est un tort évident qu’ils font à la science, et l’on
ne peut douter que parmi les fruits des facultés intellectuelles de l’homme, ceux-là n’aient la
préférence, qui sans rien enlever aux autres, s’étayeront au contraire de leur secours, et
offriront par là un goût plus solide et des beautés moins équivoques.
Cette idée est certainement celle de tous les hommes judicieux et doués d’un goût et vrai ;
ils savent que ce ne sera jamais que dans une union intime et universelle, que leurs
productions pourront trouver plus de force et plus de consistance, et depuis longtemps il est
reçu que toutes les parties de la Science sont liées et se communiquent réciproquement des
secours.
Et en effet, c’est un sentiment si naturel à l’homme, qu’il le porte partout avec lui, lors
même qu’il tient une marche que ce Principe désavoue. Si un Orateur voulait condamner les
Sciences, il faudrait qu’il se montrât savant ; si un Artiste voulait déprimer l’éloquence, il ne
serait pas écouté, s’il n’en employait le langage.
Cependant cette utile observation, toute juste qu’elle soit, ayant été faite vaguement, n’a
presque produit aucun fruit ; et les hommes se sont accoutumés dans cela comme dans tout le
reste, à faire des distinctions absolues, et à considérer chacune des ces différentes parties
comme autant d’objets étrangers les uns aux autres.
Ce n’est pas que dans ces ouvrages des facultés intellectuelles de l’homme, nous ne devions
discerner différents genres, et que tout doive n’y représenter que le même sujet. Au contraire,
puisque ces facultés sont elles-mêmes différentes entre elles, et que nous y pouvons
remarquer des distinctions frappantes, il est naturel de penser que leurs fruits doivent indiquer
cette différence, et qu’ils ne peuvent pas se ressembler ; mais en même temps, comme ces
facultés sont [231] essentiellement liées, et qu’il est de toute impossibilité que l’une agisse
sans le secours des autres, nous voyons par là qu’il est nécessaire que la même liaison règne
entre leurs différentes sortes de productions, et qu’elles annoncent toutes la même origine.
Mais j’en ai déjà trop dit sur un objet qui n’est qu’accessoire à mon plan ; je reviens à
l’examen que j’ai commencé sur les rapports qui se trouvent entre la langue unique et
universelle, et les différentes productions intellectuelles de l’homme.
De quelque espèce que soient ces productions, nous pouvons les réduire à deux classes
auxquelles toutes les autres ressortiront, parce que dans tout ce qui existe, ne pouvant y avoir
que de l’intellectuel et du sensible, tout ce que l’homme saurait produire, n’aura jamais que
l’une ou l’autre de ces deux parties pour objet. Et en effet, tout ce que les hommes imaginent
et produisent journellement en ce genre, se borne à instruire ou à émouvoir, à raisonner ou à
toucher ; il leur est absolument impossible de dire et de manifester quelque chose hors d’euxmêmes
qui n’ait pour but l’un ou l’autre de ces deux points ; et quelques divisions que l’on
fasse des productions intellectuelles des hommes, l’on verra toujours qu’ils se proposent ou
d’éclairer, et d’amener à la connaissance de Vérités quelconques, ou de subjuguer l’homme
intellectuel par le sensible, et de lui faire éprouver des situations, dans lesquelles n’étant plus
le maître de lui-même, il sait au pouvoir de la voix qui lui parle, et suive aveuglément le
charme bon ou mauvais, qui l’entraîne.
Nous attribuerons à la première Classe tous les ouvrages de raisonnement, ou en général
tout ce qui ne devrait procéder que par axiomes, et tout ce qui se borne à établir des faits.
Nous attribuerons à la seconde tout ce qui a pour but de faire sur le coeur de l’homme des
impressions de quelque genre que ce soit, et de l’agiter n’importe dans quel sens.
Or, dans l’une ou l’autre de ces classes, quel est l’objet du désir des Compositeur ? N’est-ce
pas de montrer leur sujet sous des faces si lumineuses ou si séduisantes, que celui qui les
contemple ne puisse en contester la vérité, ni résister à la force et aux attraits des moyens dont
on fait usage pour le charmer ? Quelles ressources emploient-ils pour cela ? Ne mettent-ils pas
tous leurs soins à se rapprocher de la nature même de l’objet qui les occupe ? Ne tâchent-ils
pas de remonter jusqu’à sa source, de pénétrer jusques dans son essence ? En un mot, tous
leurs efforts ne tendent-ils pas à si bien faire accorder l’expression avec ce qu’ils conçoivent,
et à la rendre si naturelle et si vraie, qu’ils soient assurés de faire effet sur leurs semblables,
comme si l’objet même était en leur présence ?
[232] Ne sentons-nous pas nous-mêmes plus ou moins ce violent effet sur nous, selon que le
Compositeur approche plus ou moins de son but ? Cet effet n’est-il pas général, et n’y a-t-il
pas en ce genre des beautés qui sont telles par toute la Terre ?
C’est donc là pour nous l’image des facultés de cette véritable langue dont nous traitons, et
c’est dans les oeuvres mêmes des hommes et dans leurs efforts, que nous trouvons les traces
de tout ce qui a été dit sur la justesse et la force de son expression, ainsi que sur son
universalité.
Il ne faut point s’arrêter à cette inégalité d’impressions qui résulte de la différence des
idiomes et des langues conventionnelles établies parmi les différents Peuples ; comme cette
différence de langage n’est qu’une défectuosité accidentelle, et non pas de nature ; que
d’ailleurs l’homme peut parvenir à l’effacer en se familiarisant avec les idiomes qui lui sont
étrangers, elle ne pourrait rien faire contre le principe, et je ne crains point de dire que toutes
les langues de la Terre sont autant de témoignages qui le confirment.
De la poésie
Quoique j’aie réduit à deux classes les productions verbales des facultés intellectuelles de
l’homme, je ne perds pas de vue néanmoins la multitude de branches et de subdivisions dont
elles sont susceptibles, tant par le nombre des objets différents qui sont du ressort de notre
raisonnement, que par l’infinité de nuances que nos affections sensibles peuvent recevoir.
Sans en faire l’énumération, ni les examiner chacune en particulier, on peut seulement dans
chaque classe en considérer une principale et qui tienne le premier rang, telles que la
Mathématique parmi les objets de raisonnement, et la Poésie parmi ceux qui sont relatifs à la
faculté sensible de l’homme. Mais ayant traité précédemment de la partie Mathématique, j’y
renverrai le Lecteur, afin qu’il s’y confirme de nouveau de la réalité et de l’universalité des
principes que je lui expose.
Ce sera donc sur la Poésie que j’arrêterai en ce moment ma vue, la regardant comme la plus
sublime des productions des facultés de l’homme, celle qui le rapproche le plus de son
Principe, et qui par les transports qu’elle lui fait sentir, lui prouve le mieux la dignité de son
origine. Mais autant ce langage sacré s’ennoblit encore en s’élevant vers son véritable objet,
autant il perd de sa dignité en se rabaissant à des sujets factices ou méprisables, auxquels il ne
peut toucher sans se souiller comme par une prostitution.
Ceux mêmes qui s’y sont consacrés, nous l’ont toujours annoncé comme le langage des
Héros et des Etres bienfaisants qu’ils ont peint veillants à la sûreté et à la conservation des
hommes ? Ils en ont tellement senti la noblesse, qu’ils n’ont pas craint de l’attribuer même à
celui qu’ils regardent comme l’Auteur de tout ; [233] et c’est le langage qu’ils ont choisi par
préférence lorsqu’ils en ont annoncé les oracles, ou qu’ils ont voulu lui adresser des
hommages.
Ce langage, toutefois, dois-je avertir qu’il est indépendant de cette forme triviale dans
laquelle les hommes sont convenus chez les différentes Nations, de renfermer leurs pensées ?
Ne sait-on pas que c’est une suite de leur aveuglement d’avoir cru par là multiplier les
beautés, pendant qu’ils n’ont fait que surcharger leur travail, et que cette attention superflue à
laquelle ils nous asservissent, ayant pour but d’affecter notre faculté sensible corporelle, ne
peut manquer de prendre d’autant sur notre vraie sensibilité.
Mais ce langage est l’expression et la voix de ces hommes privilégiés, qui nourris par la
présence continuelle de la Vérité, l’ont peinte avec le même feu qui lui sert de substance, feu
vivant par soi et dès lors ennemi d’une froide uniformité, parce qu’il se commande dans tous
ses actes, qu’il se crée lui-même sans cesse, et qu’il est par conséquent toujours neuf.
C’est dans une telle Poésie que nous pouvons voir l’image la plus parfaite de cette langue
universelle que nous essayons de faire connaître, puisque quand elle atteint vraiment son
objet, il n’est rien qui ne doive plier devant elle ; puisqu’elle a, comme son Principe, un feu
dévorant qui l’accompagne à tous ses pas, qui doit tout amollir, tout dissoudre, tout embraser,
et que même c’est la première loi des Poètes de ne pas chanter quand ils n’en sentent pas la
chaleur.
Ce n’est pas que ce feu doive produire partout les mêmes effets : comme tous les genres
sont de son ressort, il se plie à leur différente nature, mais il ne doit jamais paraître sans
remplir son but, qui est d’entraîner tout après lui.
Que l’on voie à présent si une telle Poésie aurait jamais pu prendre naissance dans une
source frivole ou corrompue ; si la pensée qui l’enfante ne doit pas être au plus haut degré
d’élévation, et s’il ne serait pas vrai de dire que le premier des hommes a dû être le premier
des Poètes ?
Que l’on voie aussi, si la Poésie humaine peut elle-même être cette langue vraie et unique
que nous savons appartenir à notre espèce ? Non, sans doute ; elle n’en est qu’une faible
imitation ; mais comme parmi les fruits des travaux de l’homme, c’est celui qui tient de plus
près à son Principe, je l’ai choisi pour en donner l’idée qui lui convient le mieux.
Aussi, peut-on dire que ces mesures conventionnelles que les hommes emploient dans la
Poésie qu’ils ont inventée, tout imparfaites qu’elles paraissent, ne doivent pas moins nous
offrir la preuve de la précision et de la justesse de la vraie langue dont le poids, le nombre et
la mesure son invariables.
Nous pourrions également reconnaître que cette Poésie s’appliquant à tous les objets, la
vraie langue dont elle n’est que l’image, doit à plus forte raison être [234] universelle et
pouvoir embrasser tout ce qui existe. Enfin ce serait par un examen plus détaillé des
propriétés attachées à ce langage sublime, que nous pourrions nous rapprocher de plus près de
son modèle, et lire jusques dans sa source.
C’est là ou nous verrions pourquoi la Poésie a eu tant d’empire sur les hommes de tous les
temps, pourquoi elle a opéré tant de prodiges, et d’où vient cette admiration générale que
toutes les Nations de la Terre conservent pour ceux qui s’y sont distingués, ce qui étendrait
encore nos idées sur le Principe qui lui a donné la naissance.
Nous y verrions aussi que l’usage que les hommes en font souvent, l’avilit et la défigure au
point de la rendre méconnaissable, ce qui nous prouverait que chez eux elle n’est pas toujours
le fruit de cette langue vraie que nous occupe, que c’est une profanation de l’employer à la
louange des hommes ; une idolâtrie de la consacrer à la passion, et qu’elle ne devrait jamais
avoir d’autre objet que de montrer aux hommes l’asile d’où elle est descendue avec eux, pour
leur faire naître le vertueux désir de suivre ses traces, et d’y retourner.
Des caractères de l’écriture
Mais il me suffit d’avoir mis sur la voie, pour que ceux qui auront quelque désir, puissent
pénétrer beaucoup plus loin dans la carrière. Passons à la seconde manière dont nous avons vu
que la vraie langue devait se manifester, c’est-à-dire, aux caractères de l’écriture.
Je ne crains point d’assurer que ces caractères sont aussi variés et aussi multipliés que tout
ce qui est renfermé dans la Nature, qu’il n’y a pas un seul Etre qui ne puisse y trouver sa place
et y servir de signe, et que tous y trouvent leur image et leur représentation véritable, ce qui
porte ces caractères à un nombre si immense, qu’il est impossible à un homme de les
conserver tous dans sa mémoire, non seulement par leur multitude inconcevable, mais aussi
par leur différence et leur bizarrerie.
Quand on supposerait en outre qu’un homme pût retenir tous ceux dont il aurait eu
connaissance, il ne pourrait pas se flatter de n’avoir plus rien à apprendre là-dessus ; car tous
les jours la Nature produit de nouveaux objets, ce qui tout en nous montrant l’infinité des
choses, nous montre aussi la borne et la privation de notre espèce qui ne peut jamais parvenir
à les embrasser toutes, puisque ici-bas elle ne peut pas seulement parvenir à connaître toutes
les lettres de son Alphabet.
La variété de ces objets renfermés dans la Nature, s’étend non seulement sur leur forme,
ainsi qu’on peut aisément s’en convaincre, mais encore sur leur couleur et sur la place qu’ils
occupent dans l’ordre des choses ; ce qui fait que l’écriture de la langue vraie varie autant que
la multitude des nuances qu’on peut voir [235] sur les corps matériels, car chacune de ces
nuances porte autant de différentes significations.
Enfin, les caractères qu’elle emploie sont aussi nombreux que les points de l’horizon ; et
comme chacun de ces points occupe une place qui n’est qu’à lui, chacune des lettres de la
vraie langue a aussi un sens et une explication qui lui sont propres.
Mais je m’arrête, ô Vérité sainte, ce serait usurper tes droits que de publier même
obscurément tes secrets, c’est à toi seul à les découvrir à qui il te plaît, et comme il te plaît.
Pour moi, je dois me borner à les respecter en silence, et à rassembler tous mes désirs pour
que mes semblables puissent ouvrir les yeux à ta lumière, et que désabusés des illusions qui
les séduisent, ils soient assez sages et assez heureux pour se prosterner tous à tes pieds.
Prenant donc toujours la prudence pour guide, je dirai que c’est celle multitude infinie des
caractères de la langue vraie, et leur énorme variété qui a introduit dans les langues humaines
une diversité si grande, que peu d’entre elles se servent des mêmes signes, et que celles qui
s’accordent sur ce point, varient encore sur leur quantité, en admettant ou en rejetant quelques
signes, chacune selon son idiome et son génie particulier.
Mais, de même que les caractères de la vraie langue sont aussi multipliés que les Etres
renfermés dans la Nature, de même il est aussi certain que nul de ces caractères ne peut
prendre son origine que dans cette même Nature, et que c’est dans elle où ils puisent tout ce
qui sert à les distinguer, puisque hors d’elle, il n’y a rien de sensible. C’est ce qui fait aussi
que malgré la variété des caractères que les langues humaines emploient, elles ne peuvent
jamais sortir de ces mêmes bornes, et que c’est toujours dans des lignes et dans des figures,
qu’elles sont obligées de prendre tous les signes de leur convention ; ce qui prouve d’une
manière évidente que les hommes ne peuvent rien inventer.
De la peinture
Nous nous convaincrons de tout ceci par quelques observations sur l’art de la Peinture, que
l’on peut regarder comme ayant pris naissance dans les caractères de la langue en question,
ainsi que la Poésie humaine l’avait prise dans son expression verbale.
S’il est certain que cette langue est unique, et aussi ancienne que le temps, on ne peut
douter que les caractères qu’elle emploie, n’aient été les premiers modèles. Les hommes qui
se sont attachés à l’étudier, ont eu souvent besoin de soulager leur mémoire par des notes et
par des copies. Or, c’est dans ces copies qu’il fallait la plus grande précision, puisque dans
cette multitude de caractères qui ne sont distingués quelquefois que par la plus légère
différence, il est constant que la moindre altération pouvait les dénaturer et les confondre.
[236] On doit sentir que si les hommes eussent été sages, ils n’auraient pas fait d’autre usage
de la peinture, et même pour l’intérêt de cet Art, ils eussent été heureux de s’en tenir à
l’imitation et à la copie de ces premiers caractères ; car s’ils sont avec raison si délicats sur le
choix des modèles, où pouvaient-ils en trouver de plus vrais et de plus réguliers que ceux qui
exprimaient la nature même des choses ? S’ils sont si recherchés sur la qualité et l’emploi des
couleurs, où pouvaient-ils mieux s’adresser qu’à des formes qui portaient chacune leur
couleur propre ? Enfin, s’ils désirent des tableaux durables, comment pouvaient-ils y mieux
réussir qu’en les copiant d’après des objets toujours neufs, et dont ils peuvent à tout moment
faire comparaison avec leurs productions ?
Mais la même imprudence qui avait éloigné l’homme de son Principe, l’a encore éloigné
des moyens qui lui sont accordés pour y retourner ; il a perdu sa confiance dans ces guides
vrais et lumineux, qui secondant son intention pure, l’auraient sûrement ramené à son but. Il
n’a plus cherché ses modèles dans des objets utiles et salutaires, et dont il eût pu
continuellement recevoir les secours, mais dans des formes passagères et trompeuses, qui ne
lui offrant que des traits incertains et des couleurs changeantes, l’exposent tous les jours à
varier sur ses propres principes et à mépriser ses ouvrages.
C’est ce qui lui arrive journellement, en se proposant, comme il fait, d’imiter des
quadrupèdes, des reptiles et autres animaux, de même que tous les autres Etres dont il est
environné ; parce que cette occupation, tout innocente et tout agréable qu’elle soit en ellemême,
accoutume l’homme à fixer les yeux sur ce qui lui est étranger, et lui fait perdre non
seulement la vue, mais l’idée même de ce qui lui est propre ; c’est-à-dire, que les objets que
l’homme s’occupe à représenter aujourd’hui, ne sont que l’apparence de ceux qu’il devrait
étudier tous les jours ; et la copie qu’il en fait devant, selon tous les Principes établis, être
encore inférieure à ses modèles, il en résulte que la Peinture actuellement en usage, n’est autre
chose que l’apparence de l’apparence.
Néanmoins c’est même par cette peinture grossière que nous pourrons nous convaincre
parfaitement de cette vérité incontestable, annoncée plus haut, savoir, que les hommes
n’inventent rien. N’est-ce pas toujours en effet d’après les Etres corporels qu’ils composent
leurs tableaux ? Peuvent-ils prendre leurs sujets ailleurs, puisque la peinture n’étant que la
science des yeux, elle ne peut s’occuper que du sensible, et par conséquent ne se trouver que
dans le sensible ?
Dira-t-on que le Peinture peut non seulement se passer de voir des objets sensibles, mais
même que s’élevant au-dessus d’eux, il ne prendra des sujets que dans son imagination ?
Cette objection serait facile à détruire ; car laissons à l’imagination la carrière [237] la plus
libre, permettons-lui tous les écarts auxquels elle pourra se porter, je demande si elle enfantera
jamais rien qui soit hors de la Nature, et si jamais on sera dans le cas de dire qu’elle ait rien
créé. Sans doute qu’elle aura la faculté de se représenter des Etres bizarres et des assemblages
monstrueux, dont cette Nature, à la vérité, n’offrira pas d’exemples ; mais ces Etres
chimériques eux-mêmes ne seront-ils pas le produit de pièces rapportées ? Et de toutes ces
pièces, y en aura-t-il jamais une qui ne se trouve pas parmi les choses sensibles de la Nature ?
Il est donc certain que dans la Peinture ainsi que dans tout autre Art, les inventions et les
ouvrages de l’homme ne sont rien de plus que des transpositions, et que loin de rien produire
de lui-même, toutes ses oeuvres se bornent à donner aux choses une autre place.
Alors l’homme peut apprendre à évaluer le prix de ses productions dans la Peinture comme
dans les autres Arts, et tout en se livrant à cette charmante occupation, il cessera de croire à la
réalité de ses ouvrages, puisque cette réalité ne se trouve pas même dans les modèles qu’il se
choisit.
Il est inutile, je pense, de dire que cette Peinture grossière ne porte pas moins avec elle des
signes frappants, qu’elle descend d’un Art plus parfait, et que dans ce sens elle est pour nous
une nouvelle preuve de cette écriture supérieure, appartenante à la langue unique et
universelle, dont nous avons montré les propriétés.
En effet, elle exige la ressemblance de la Nature sensible dans tout ce qu’elle représente,
elle ne veut rien qui choque ni les yeux, ni le jugement, elle embrasse tous les Etres de
l’Univers, elle a même porté sa main hardie jusques sur des Etres supérieurs.
Mais c’est alors qu’elle est vraiment répréhensible, parce que premièrement ne pouvant les
faire connaître que par des traits sensibles et corporels, dès lors elle a ravalé ces Etres aux
yeux de l’homme, qui ne peut les connaître que par la faculté sensible de son intelligence, et
jamais par le sensible de son intelligence, et jamais par le sensible matériel, puisque ces Etres
ne sont pas dans la Région des corps.
En second lieu, lorsque la Peinture a pris sur elle de vouloir les représenter, où a-t-elle
trouvé le modèle des corps qu’ils n’avaient point, et qu’elle voulait cependant leur donner ?
Ce n’a pu être sans doute que parmi les objets matériels de la Nature, ou ce qui est la même
chose, dans une imagination peu réglée, mais qui dans son désordre même, ne pouvait jamais
employer que les Etres corporels qui environnent l’homme d’aujourd’hui.
Quel rapport pouvait-il donc exister alors entre le modèle et l’image qui y avait été
substituée, et quelle idée ces sortes d’images ont-elles dû faire naître ? N’est-il pas clair que
c’est là une des plus funestes suites de l’ignorance de l’homme, celle [238] qui l’a le plus
exposé à l’idolâtrie, et qui contribue sans cesse à l’ensevelir dans les ténèbres ?
Et vraiment, que peut produire une Matière morte et des traits figurés selon l’imagination
du Peintre, sinon l’oubli de la simplicité des Etres, dont la connaissance est si nécessaire à
l’homme, et sans laquelle toute son espèce est livrée à la plus effrayante superstition ? Et
n’est-ce pas ainsi que les pas de l’homme, tout indifférents qu’ils sont en apparence, l’égarent
insensiblement, et le jettent dans des précipices dont il n’aperçoit bientôt plus les bords ?
Du blason
L’homme ne s’est donc pas contenté de confondre la Peinture grossière et l’ouvrage de ses
mains avec les caractères vrais copiés sur la Nature même, il a encore méconnu le Principe
d’où ces caractères vrais tirent leur origine ; voyant, dis-je, qu’il était le maître d’employer à
son gré tous les différents traits de cette Nature corporelle pour en composer ses tableaux, il a
eu la faiblesse de se reposer avec complaisance sur son ouvrage, et d’oublier à la fois la
supériorité des modèles qu’il aurait dû choisir et la source qui pouvait les produire ; ou plutôt
les ayant perdu de vue, il n’a plus même soupçonné leur existence.
On en doit dire autant du Blason, qui tire également son origine des caractères de la vraie
langue. L’homme vulgaire s’enorgueillit de la noblesse de ses Armes, comme si les signes en
étaient réels, et qu’ils portassent vraiment avec eux-mêmes les droits que le préjugé leur
attribue ; et se laissant aveugler par les puériles distinctions qu’il attache lui-même à ces
signes, il a oublié qu’ils n’étaient que les tristes images des armes naturelles accordées
physiquement à chaque homme pour lui servir de défense, et être en même temps le sceau de
ses vertus, de sa force et de sa grandeur.
Erreurs sur la vraie langue
Enfin il a fait la même chose sur l’expression verbale de cette langue sublime dont on a vu
qu’était provenue la Poésie. Les mots arbitraires et les langues de sa convention ont pris dans
sa pensée la place de la vraie langue, c’est-à-dire, que ces langues conventionnelles n’ayant
aucune uniformité, ni aucune marche fixe à ses yeux, quant à l’expression, aux signes, et
généralement à leurs rapports universels avec la langue des facultés intellectuelles dont elles
étaient une imitation défigurée. Dès lors l’idée du Principe de cette langue unique et
universelle qui seule pourrait l’éclairer, s’étant effacée dans lui, il n’a plus distingué cette
langue d’avec celles qu’il avait établies.
Or, si l’homme est assez borné pour placer ses ouvrages à côté de ceux des Principes vrais
et invariables, si sa main audacieuse croit pouvoir être égale à celle de la Nature, si même il a
presque toujours confondu les ouvrages de cette Nature avec le Principe soit général soit
particulier qui les manifeste, il ne faut plus être surpris que toutes ses notions soient si
confuses et si ténébreuses, et qu’il ait [239] non seulement perdu la connaissance et
l’intelligence de la vraie langue, mais même qu’il ne soit plus persuadé qu’il en existe une.
Moyens de recouvrer la vraie langue
En même temps, si cette vraie langue est la seule qui puisse le remettre dans ses droits, lui
rendre la jouissance de ses attributs, lui faire connaître les principes de la Justice, et le
conduire dans l’intelligence de tout ce qui existe, il est aisé de voir combien il perd en s’en
éloignant, et s’il a d’autres ressources que d’employer tous les moments de sa vie aux soins
d’en recouvrer la connaissance.
Mais, quelque immense, quelque effrayante que soit cette carrière, il n’est aucun homme
qui doive se livrer au désespoir et au découragement, puisque j’ai toujours annoncé que cette
langue même était le véritable domaine de l’homme ; qu’il n’en a été privé que pour un
temps ; que loin d’en être à jamais dépouillé, on lui tend au contraire sans cesse la main pour
l’y amener ; et vraiment le prix attaché à cette grâce est si modique et si naturel, qu’il est une
nouvelle preuve de la bonté du Principe qui l’exige, puisque cela se borne à demander à
l’homme de ne pas assimiler les deux Etres distincts qui le composent ; de reconnaître la
différence des Principes de la Nature entre eux et celle qu’ils ont avec la Cause temporelle
supérieure à cette même Nature : c’est-à-dire, de croire que l’homme n’est point matière, et
que la Nature ne va pas toute seule.
De la musique
Nous avons encore à examiner une des productions de cette langue vraie dont je tâche de
rappeler l’idée aux hommes, c’est celle qui se joint à son expression verbale, qui en règle la
force et en mesure la prononciation, c’est enfin cet Art que nous nommons la Musique, mais
qui parmi les hommes n’est encore que la figure de la véritable harmonie.
Cette expression verbale ne peut employer des mots sans faire entendre des sons ; or, c’est
l’intime rapport des uns aux autres qui forme les Lois fondamentales de la vraie Musique ;
c’est ce que nous imitons, autant qu’il est en nous, dans notre Musique artificielle, par les
soins que nous nous donnons de peindre avec des sons le sens de nos paroles
conventionnelles ; mais, avant de montrer les principales défectuosités de cette Musique
artificielle, nous allons parcourir une partie des vrais principes qu’elle nous offre ; par-là on
pourra découvrir des rapports assez frappants avec tout ce qui a été établi, pour se convaincre
qu’elle tient toujours à la même source, et que dès lors elle est du ressort de l’homme ; c’est
aussi dans cet examen où l’on pourra voir que quelque admirables que soient nos talents dans
l’imitation musicale, nous restons toujours infiniment au-dessous de notre modèle ; ce qui fera
comprendre à l’homme, si cet instrument puissant ne lui fut donné que pour contribuer à des
amusements puériles, et si dans son origine il n’était pas destiné à un plus noble emploi.
De l’accord parfait
Premièrement, ce que nous connaissons dans la Musique sous le nom d’ac-[240]cord
parfait, est pour nous l’image de cette Unité première qui renferme tout en elle et de qui tout
provient, en ce que cet accord est seul et unique, qu’il est entièrement rempli de lui-même,
sans avoir besoin du secours d’aucun autre son que des siens propres ;en un mot en ce qu’il
est inaltérable dans sa valeur intrinsèque, comme l’Unité ; car il ne faut point compter pour
une altération la transposition de quelques-uns de ses sons, d’où résultent des accords de
différentes dénominations, attendu que cette transposition n’introduit aucun nouveau son dans
l’accord, et par conséquent ne peut en changer la véritable Essence.
Secondement, cet accord parfait est le plus harmonieux de tous, celui qui convient seul à
l’oreille de l’homme, et qui ne lui laisse rien désirer. Les trois premiers sons qui le composent
sont séparés par deux intervalles de tierce qui sont distincts, mais qui sont liés l’un avec
l’autre. C’est là la répétition de tout ce qui se passe dans les choses sensibles, où nul Etre
corporel ne peut recevoir ni conserver l’existence sans le secours et l’appui d’un autre Etre
corporel comme lui, qui ranime ses forces et qui l’entretienne.
Enfin, ces deux tierces se trouvent surmontées d’un intervalle de quarte, dont le son qui le
termine se nomme Octave. Quoique cette octave ne soit que la répétition du son fondamental,
c’est elle néanmoins qui désigne complètement l’accord parfait ; car elle y tient
essentiellement, en ce qu’elle est comprise dans les sons primitifs que le corps sonore fait
entendre au dessus du sien propre.
Ainsi, cet intervalle quaternaire est alors l’agent principal de l’accord ; il se trouve placé
au-dessus des deux intervalles ternaires, pour y présider et en diriger toute l’action, comme
cette Cause active et intelligente que nous avons vue dominer et présider à la double Loi de
tous les Etres corporisés. Il ne peut, ainsi qu’elle, souffrir aucun mélange, et quand il agit seul,
comme cette Cause universelle du temps, il est sûr que tous ses résultats sont réguliers.
Je sais cependant que cette octave n’étant à la vérité, qu’une répétition du son fondamental,
peut à la rigueur se supprimer, et ne point entrer dans l’énumération des sons qui composent
l’accord parfait. Mais, premièrement, c’est elle qui termine essentiellement la gamme ; en
outre il est indispensable d’admettre cette octave, si nous voulons savoir ce que c’est que
l’alpha et l’oméga, et avoir une preuve évidente de l’unité de notre accord, le tout par une
raison de calcul, que je ne puis exposer autrement, qu’en disant que l’octave est le premier
agent, ou le premier organe par lequel dix a pu venir à notre connaissance.
Il ne faut pas non plus exiger, dans le tableau sensible que je présente, une uniformité
entière avec le Principe dont il n’est que l’image, parce qu’alors la copie serait égale au
modèle. Mais aussi, quoique ce tableau sensible soit inférieur, et qu’en outre il puisse être
sujet à varier, il n’en existe pas moins d’une manière [241] complète, il n’en représente pas
moins le Principe, parce que l’instinct des sens supplée au reste.
C’est par cette raison qu’ayant présenté les deux tierces comme liées l’une à l’autre, nous
ne disons point qu’il soit indispensable de les faire entendre toutes les deux ; on sait que
chacune d’elles peut être annoncée séparément, sans que l’oreille souffre, mais la Loi n’en
sera pas moins vraie pour cela, parce que cet intervalle ainsi annoncé conserve toujours sa
correspondance secrète avec les autres sons de l’accord auquel il appartient ; ainsi c’est
toujours le même tableau, mais dont on ne voit plus qu’une partie.
On en peut dire autant, lorsqu’on veut supprimer l’octave, ou même tous les autres sons de
l’accord, et n’en conserver qu’un quel qu’il soit, parce qu’un son entendu seul n’est point à
charge à l’oreille, et que d’ailleurs il pourrait lui-même se considérer comme le son générateur
d’un nouvel accord parfait.
Nous avons vu que la quarte dominait sur les deux tierces inférieures, et que ces deux
tierces inférieures étaient l’image de la double Loi qui dirigeait les Etres élémentaires. N’estce
pas là alors où la Nature elle-même nous indique la différence qu’il y a entre un corps et
son Principe, en nous faisant voir l’un dans la sujétion et la dépendance, tandis que l’autre en
est le chef et le soutien ?
Ces deux tierces nous représentent en effet par leur différence l’état des choses périssables
de la Nature corporelle, qui ne subsiste pas de la Nature corporelle, qui ne subsiste pas par des
réunions d’actions diverses ; et le dernier son, formé par un seul intervalle quaternaire, est une
nouvelle image du premier Principe ; car il nous en rappelle la simplicité, la grandeur et
l’immutabilité, tant par son rang que par son nombre.
Ce n’est pas que cette quarte harmonique soit plus permanente que toutes les autres choses
créées ; dès qu’elle est sensible, elle doit passer ; mais cela n’empêche pas que même dans
son action passagère, elle ne peigne à l’intelligence l’essence et la stabilité de sa source.
On trouve donc dans l’assemblage des intervalles de l’accord parfait, tout ce qui est passif
et tout ce qui est actif, c’est-à-dire, tout ce qui existe et tout ce que l’homme peut concevoir.
Mais ce n’est pas assez que nous ayons vu dans l’accord parfait la représentation de toutes
choses en général et en particulier, nous y pouvons voir encore par de nouvelles observations
la source de ces mêmes choses et l’origine de cette distinction, qui s’est faite avant le temps
entre les deux Principes, et qui se manifeste tous les jours dans le temps.
Pour cet effet, ne perdons pas de vue la beauté et la perfection de cet accord parfait qui tire
de lui seul tous ses avantages ; nous jugerons aisément que s’il fût toujours demeuré dans sa
nature, l’ordre et une juste harmonie auraient subsisté [242] perpétuellement, et le mal serait
inconnu, parce qu’il ne serait pas né, c’est-à-dire, qu’il n’y aurait jamais eu que l’action des
facultés du Principe bon qui se fût manifestée, parce qu’il est le seul réel et le seul véritable.
De l’accord de septième
Comment est-ce donc que le second Principe a pu devenir mauvais ? Comment se peut-il
que le mal ait pris naissance et qu’il ait paru ? N’est-ce pas lorsque le son supérieur et
dominant de l’accord parfait, l’octave enfin, a été supprimée, et qu’un autre son a été introduit
à sa place ? Or, quel est ce son qui a été introduit à la place de l’octave ? C’est celui qui la
précède immédiatement, et l’on sait que le nouvel accord qui est résulté de ce changement, se
nomme accord de septième ? L’on sait aussi que cet accord de septième fatigue l’oreille, la
tient en suspens, et demande à être sauvé, en terme de l’Art.
C’est donc par l’opposition de cet accord dissonant et de tous ceux qui en dérivent, à
l’accord parfait, que naissent toutes les productions musicales, lesquelles ne sont autre chose
qu’un jeu continuel, pur ne pas dire un combat entre l’accord parfait ou consonant et l’accord
de septième, ou généralement tous les accords dissonants.
Pourquoi cette Loi, ainsi indiquée par la Nature, ne serait-elle pas pour nous l’image de la
production universelle des choses ? Pourquoi n’en trouverions-nous pas ici le Principe,
comme nous en avons trouvé plus haut l’assemblage et la constitution dans l’ordre des
intervalles de l’accord parfait ? Pourquoi, dis-je, ne toucherions-nous pas au doigt et à l’oeil la
cause, la naissance et les suites de la confusion universelle temporelle, puisque nous savons
que dans cette Nature corporelle, il y a deux Principes qui sont sans cesse opposés, et
puisqu’elle ne peut se soutenir que par le secours de deux actions contraires, d’où proviennent
le combat et la violence que nous y apercevons : mélange de régularité et de désordre que
l’harmonie nous représente fidèlement par l’assemblage des consonances et des dissonances,
qui constitue toutes les productions musicales ?
Je me flatte néanmoins que mes Lecteurs seront assez intelligents pour ne voir ici que des
images des faits élevés que je leur indique. Ils sentiront, sans doute, l’allégorie, lorsque je leur
annonce que si l’accord parfait était demeuré dans sa vraie nature, le mal serait encore à
naître ; car, selon le principe établi, il est impossible que l’ordre musical dans sa Loi
particulière soit égal à l’ordre supérieur qu’il représente.
Aussi l’ordre musical étant fondé sur le sensible, et le sensible n’étant que le produit de
plusieurs actions, si l’on n’offrait à l’oreille qu’une continuité d’accords parfaits, elle ne serait
pas choquée, à la vérité ; mais outre la monotonie ennuyeuse qui en résulterait, nous ne
trouverions là aucune expression, aucune idée ; enfin, ce ne serait point pour nous une
Musique, parce que la Musique, [243] est généralement tout ce qui est sensible, est
incompatible avec l’unité d’action, comme avec l’unité d’agents.
En admettant donc toutes les lois nécessaires pour la constitution des ouvrages de Musique,
nous pouvons néanmoins faire l’application de ces mêmes lois à des vérités d’un autre rang.
C’est pour cela que je vais continuer mes observations sur l’accord de septième.
De la seconde
En mettant cette septième à la place de l’octave, nous avons vu que c’était placer un
principe à côté d’un autre principe, d’où, selon toutes les lumières de la plus saine raison, il ne
peut résulter que du désordre. Nous avons vu ceci encore plus évidemment, en remarquant
que cette septième qui produit la dissonance, était en même temps le son qui précède
immédiatement l’octave.
Mais cette septième qui est telle par rapport au son fondamental, peut donc se regarder
aussi comme une seconde, par rapport à l’octave qui en est la répétition ; alors nous
reconnaîtrons que la septième n’est point du tout la seule dissonance, mais que la seconde a
aussi cette propriété ; qu’ainsi toute liaison diatonique est condamnée par la nature de notre
oreille, et que partout où elle sentira deux notes voisines sonner ensemble, elle sera blessée.
Alors, comme il n’y a absolument dans toute la gamme, que la seconde et la septième qui
puissent se trouver dans ce rapport avec le son grave ou avec son octave, cela nous fait voir
clairement que tout résultat et tout produit, en fait de Musique, est fondé sur deux
dissonances, d’où provient toute réaction musicale.
Des dissonances et des consonances
Portant ensuite cette observation sur les choses sensibles, nous verrons avec la même
évidence, qu’elles n’ont jamais pu, et qu’elles ne peuvent jamais naître que par deux
dissonances, et quelques efforts que nous fassions, nous ne trouverons jamais d’autre source
au désordre que le nombre attaché à ces deux sortes de dissonances.
Bien plus, si l’on observe que ce qu’on appelle communément septième, est en effet une
neuvième, attendu que c’est l’assemblage de trois tierces très distinctes ; on verra si j’ai abusé
mes Lecteurs, en leur disant précédemment que le nombre neuf était le vrai nombre de
l’étendue et de la Matière.
Veut-on, au contraire, jeter la vue sur le nombre des consonances ou des sons qui
s’accordent avec le son fondamental, nous verrons qu’elles sont au nombre de quatre, savoir,
la tierce, la quarte, la quinte juste et la sixte ; car ici il ne faut point parler de l’octave comme
octave, parce qu’il s’agit des divisions particulières de la gamme, dans lesquelles cette octave
n’a pas d’autre caractère que le son fondamental même dont elle est l’image, si ce n’est qu’on
veuille la regarder [244] comme la quarte du second Tétracorde ; ce qui ne change rien au
nombre
des quatre consonances que nous établissons.
Je ne pourrai jamais m’étendre, autant que je le voudrais, sur les propriétés infinies de ces
quatre consonances, et j’en suis vraiment affligé, parce qu’il me serait aisé de faire voir avec
une clarté frappante leur rapport direct avec l’Unité, de montrer comment l’harmonie
universelle est attachée à cette consonance quaternaire, et pourquoi sans elle il est impossible
qu’aucun Etre subsiste en bon état.
Mais à tous les pas, la prudence et le devoir m’arrêtent, parce que dans ces matières un seul
point mène à tous les autres, et que je n’eusse même jamais entrepris d’en traiter aucun, si les
Erreurs dont les Sciences humaines empoisonnent mon espèce, ne m’eussent entraîné à
prendre sa défense.
Je me suis engagé néanmoins à ne pas terminer ce traité, sans donner quelques explications
plus détaillées sur les propriétés universelles du quaternaire ; je n’oublie point ma promesse,
et je me propose de la remplir autant qu’il me sera permis de le faire ; mais, pour le présent,
revenons encore à la septième, et remarquons que si c’est elle qui fait diversion avec l’accord
parfait, c’est aussi par elle que se fait la crise et la révolution, d’où doit sortir l’ordre et
renaître la tranquillité de l’oreille, puisqu’à la suite de cette septième on est indispensablement
obligé de rentrer dans l’accord parfait. Je ne regarde point comme contraire à ce principe, ce
qu’on nomme en Musique une suite de septièmes ; qui n’est autre chose qu’une continuité de
dissonances, et qu’on ne peut absolument se dispenser de terminer toujours par l’accord
parfait ou ses dérivés.
Ce sera donc encore cette même dissonance qui nous répétera ce qui se passe dans la
Nature corporelle, dont le cours n’est qu’une suite de dérangements et de réhabilitations. Or,
si cette même observation nous a indiqué précédemment la véritable origine des choses
corporelles, si elle nous fait voir aujourd’hui que tous les Etres de la Nature sont assujettis à
cette loi violente qui préside à leur origine, à leur existence et à leur fin, pourquoi ne
pourrons-nous pas appliquer la même loi à l’univers entier, et reconnaître que si c’est la
violence qui l’a fait naître et qui l’entretient, ce doit être aussi la violence qui en opère la
destruction ?
C’est ainsi que nous voyons qu’au moment de terminer un morceau de Musique, il se fait
ordinairement un battement confus, un trille, entre une des notes de l’accord parfait et la
seconde ou la septième de l’accord dissonant, lequel accord dissonant est indiqué par la basse
qui en tient communément la note fondamentale, pour ramener ensuite le total à l’accord
parfait ou à l’unité.
On doit voir encore, que puisque après cette cadence musicale, on rentre nécessairement
dans l’accord parfait qui remet tout en paix et en ordre, il est cer-[245]tain qu’après la crise
des Eléments, les Principes qui en sont combattus doivent aussi retrouver leur tranquillité,
d’où faisant la même application à l’homme, l’on doit apprendre combien la vraie
connaissance de la Musique pourrait le préserver de la crainte de la mort, puisque cette mort
n’est que le trille qui termine son état de confusion, et le ramène à ses quatre consonances.
J’en dis assez pour l’intelligence de mes Lecteurs, c’est à eux à étendre les bornes que je
me suis prescrites. Je peux présumer par conséquent qu’ils ne considéreront pas les
dissonances comme des vices par rapport à la Musique, puisque c’est de là qu’elle tire ses
plus grandes beautés, mais seulement comme l’indice de l’opposition qui règne en toutes
choses.
Ils concevront même que dans l’harmonie, dont la Musique des sens n’est que la figure, il
doit se trouver la même opposition des dissonances aux consonances ; mais que loin d’y
causer le moindre défaut, elles en sont l’aliment et la vie, et que l’intelligence n’y voit que
l’action de plusieurs facultés différentes qui se soutiennent mutuellement, plutôt qu’elles ne se
combattent, et qui par leur réunion font naître une multitude de résultats toujours neufs et
toujours frappants.
Ce n’est donc là qu’un extrait très abrégé de toutes les observations que je pourrais faire en
ce genre sur la Musique, et des rapports qui se trouvent entre elle et des Vérités importantes;
mais ce que j’en ai dit est suffisant pour faire apercevoir la raison des choses, et pour
apprendre aux hommes à ne pas isoler leurs différentes connaissances, puisque nous leur
montrons qu’elles ne sont toutes que les différents rameaux du même arbre, et que la même
empreinte est partout.
Du diapason
Faut-il parler à présent de l’obscurité où est encore la science de la Musique ? Nous
pourrions commencer par demander aux Musiciens quelle est leur règle pour prendre le ton ;
c’est-à-dire, quel est leur a-mi-la ou leur Diapason ; et si n’en ayant point, et étant obligés de
s’en faire un, ils peuvent croire avoir quelque chose de fixe en ce genre ? Alors s’ils n’ont
point de Diapason fixe, il en résulte que les rapports numériques que l’on peut tirer de leur
Diapason factice, avec les sons qui lui doivent être corrélatifs, ne sont pas non plus les
véritables, et que les principes que les Musiciens nous donnent pour vrais sous les nombres
qu’ils ont admis, peuvent également l’être sous d’autres nombres, selon que l’a-mi-la sera
plus ou moins bas ; ce qui rend absolument incertaines la plupart de leurs opinions sur les
valeurs numériques qu’ils attribuent aux différents sons.
Je ne parle ici toutefois que de ceux qui ont voulu évaluer ces différents sons par le nombre
des vibrations des cordes ou autres corps sonores ; car c’est alors qu’il faut nécessairement un
Diapason fixe pour que l’expérience soit juste ; il faudrait par conséquent des corps sonores
qui fussent essentiellement les mêmes, pour qu’on pût statuer sur leurs résultats ; mais ces
deux moyens n’étant point [246] accordés à l’homme, vu que la Matière n’est que relative, il
est évident que tout ce qu’il établirait sur une pareille base, serait susceptible de beaucoup
d’erreurs.
Principes de l’harmonie
Ce n’était donc point dans la Matière, qu’on aurait dû chercher les principes de l’harmonie,
puisque, selon tout ce qu’on a vu, la Matière n’étant jamais fixée, ne peut offrir le principe de
rien. Mais c’était dans la Nature même des choses où tout étant stable et toujours le même, il
ne faut que des yeux pour y lire la vérité. Enfin, l’homme eût vu qu’il n’avait pas d’autre règle
à suivre que celle qui se trouve dans le rapport double de l’octave, ou dans cette fameuse
raison double qui est écrite sur tous les Etres, et d’où la raison triple est descendue ; ce qui lui
eût retracé de nouveau la double action de la Nature, et cette troisième Cause temporelle
établie universellement sur les deux autres.
De la musique artificielle
Je bornerai là mes observations sur la défectuosité des Lois que l’imagination de l’homme a
pu introduire dans la Musique ; car tout ce que j’y pourrais ajouter tiendrait toujours à cette
première erreur, et elle est assez sensible pour que je ne m’y attache pas davantage. J’avertirai
seulement les Inventeurs, de bien réfléchir sur la nature de nos sens, et d’observer que celui de
l’ouïe, comme tous les autres, est susceptible d’habitude ; qu’ainsi ils ont pu y être trompés de
bonne foi, et se faire des règles de choses hasardées, et de suppositions que le temps seul leur
aura fait paraître vraies et régulières.
Il me reste néanmoins à examiner l’emploi que l’homme a fait de cette Musique à laquelle
il s’occupe presque universellement, et à observer s’il en a jamais soupçonné la véritable
application.
Indépendamment des beautés innombrables dont elle est susceptible, on lui connaît une Loi
stricte, c’est cette mesure rigoureuse dont elle ne peut absolument s’écarter. Cela seul
n’annonce-t-il pas qu’elle a un Principe vrai, et que la main qui la dirige est au-dessus du
pouvoir des sens, puisque ceux-ci n’ont rien de fixe ?
Mais si elle tient à des principes de cette nature, il est donc certain qu’elle ne devait jamais
avoir d’autre guide, et qu’elle était faite pour être toujours unie à sa source. Or, sa source
étant, comme nous l’avons vu, cette langue première et universelle qui indique et représente
les choses au naturel, on ne peut douter que la Musique n’eût été la vraie mesure des choses,
comme l’écriture et la parole en exprimaient la signification.
C’était donc uniquement en s’attachant à ce principe fécond et invariable, que la Musique
pouvait conserver les droits de son origine, et remplir son véritable emploi ; c’est là qu’elle
eût pu peindre des tableaux ressemblants, et que toutes les facultés de ceux à qui elle se fût
fait entendre, eussent été pleinement [247] satisfaites. En un mot, c’est par là que la Musique
aurait opéré les prodiges dont elle est capable, et qui lui ont été attribués dans tous les temps.
Par conséquent, en la séparant de sa source, en ne lui cherchant des sujets que dans des
sentiments factices, ou dans des idées vagues, on l’a privée de son premier appui, et on lui a
ôté les moyens de se montrer dans tout son éclat.
Aussi, quelles impressions, quels effets produit-elle entre les mains des hommes ? Quelles
idées, quels sens nous offre-t-elle ? Excepté celui qui compose, est-il beaucoup d’oreilles qui
puissent avoir l’intelligence de ce qu’elles entendent exprimer à la Musique reçue ? Et encore
le compositeur lui-même, après s’être livré à son imagination, ne perd-il jamais le sens de ce
qu’il a peint, et de ce qu’il a voulu rendre ?
Rien n’est donc plus informe, ni plus défectueux que l’usage que les hommes ont fait de cet
Art, et cela uniquement parce que s’étant peu occupés de son Principe, ils n’ont pas cherché à
les étayer l’un par l’autre, et qu’ils ont cru pouvoir faire des copies sans avoir leur modèle
devant les yeux.
Ce n’est point que je blâme mes semblables de chercher dans les ressources infinies de la
Musique factice, les agréments et les délassements qu’elle peut offrir, ni que je veuille les
priver des secours que malgré sa défectuosité, cet Art peut leur procurer tous les jours. Il peut,
je le sais, aider quelquefois à faire revivre en eux, plusieurs de ces idées obscurcies, qui étant
mieux épurées, devraient être leur unique aliment, et qui peuvent seules leur faire trouver un
point d’appui. Mais pour cet effet, je les engagerai toujours à porter leur intelligence au dessus
de ce que leurs sens entendent, parce que l’élément de l’homme n’est point dans les sens : je
les engagerai à croire que quelques parfaites que soient leurs productions musicales, il en est
d’un autre ordre et de plus régulières ; que ce n’est même qu’en raison du plus ou moins de
conformité avec elles, que la Musique artificielle nous attache et nous cause plus ou moins
d’émotion.
De la mesure
Lorsque j’ai appuyé sur la précision de la mesure à laquelle la Musique est assujettie, je
n’ai pas perdu de vue l’universalité de cette Loi ; je me suis proposé au contraire d’y revenir,
pour montrer qu’en même temps qu’elle embrasse tout, elle a partout des caractères distincts.
Et il n’y a rien ici qui ne soit conforme à tout ce qui a été établi ; on a vu la mesure tenir sa
place parmi les facultés intellectuelles de l’homme, et entrer au nombre des Lois qui le
dirigent ; on a pu juger par là que ces facultés intellectuelles étant elles-mêmes la
ressemblance des facultés du Principe supérieur d’où l’homme tient tout, ce Principe doit
avoir aussi sa mesure et ses Lois particulières.
Dès lors, si les choses supérieures ont leur mesure, nous ne devons plus trouver étonnant
que les choses inférieures et sensibles qu’elles ont créées y soient [248] soumises ; et par
conséquent, que nous trouvions dans cette mesure, un guide sévère de la Musique.
Mais pour peu que nous réfléchissions sur la nature de cette mesure sensible, nous en
verrons bientôt la différence avec la mesure qui règle les choses d’un autre ordre.
Dans la Musique, nous voyons que la mesure est toujours égale ; que le mouvement une
fois donné se perpétue et se répète sous la même forme, et dans le même nombre de temps ;
tout enfin, nous y parait si réglé et si exact, qu’il est impossible de n’en pas sentir la Loi, et de
ne pas en avouer la nécessité. Aussi cette mesure égale est-elle si bien affectée aux choses
sensibles, que nous voyons les hommes l’appliquer à toutes celles de leurs productions qui
n’ont lieu que dans une continuité d’action ; nous voyons que cette Loi est pour eux comme
un point d’appui sur lequel ils se reposent avec plaisir ; nous les voyons même s’en servir
dans leurs travaux les plus rudes, et c’est alors que nous pouvons juger quel est l’avantage et
l’utilité de ce puissant secours, puisque avec lui, le manoeuvre semble adoucir des fatigues qui
sans cela, lui paraîtraient insupportables.
De la mesure sensible
Mais aussi c’est là ce qui peut aider encore à nous instruire sur la nature des choses
sensibles; car, nous offrir une telle égalité dans l’action, et je puis le dire, une telle servitude,
c’est nous annoncer clairement que le Principe qui est en elles, n’est pas le maître de cette
même action, mais que dans lui tout est contraint et forcé, ce qui revient à ce qu’on a pu voir
dans les différentes parties de cet Ouvrage, sur l’infériorité de la Matière. C’est par
conséquent ne nous offrir qu’une dépendance marquée, et tous les signes d’une vie que nous
ne pouvons reconnaître que comme passive ; c’est-à-dire, qui n’ayant pas son action à elle, est
obligée de l’attendre et de la recevoir d’une Loi supérieure qui en dispose et qui lui
commande.
Nous pouvons remarquer en second lieu, que cette Loi qui règle la marche de la Musique,
se manifeste de deux manières, ou par deux sortes de mesures connues sous le nom de mesure
à deux temps et de mesure à trois temps. Nous ne comptons point la mesure à quatre temps, ni
toutes les autres subdivisions qu’on a pu faire, et qui ne sont que des multiples des deux
premières mesures. Bien moins encore pouvons nous admettre de mesure à un temps, par
cette raison que les choses sensibles ne sont pas le résultat, ni l’effet d’une seule action, mais
qu’elles n’ont pris naissance et qu’elles ne subsistent que par le moyen de plusieurs actions
réunies.
Or, c’est le nombre et la qualité de ces actions que nous trouvons à découvert dans les deux
différentes sortes de mesures affectées à la Musique, ainsi que dans le nombre de temps que
ces deux sortes de mesures renferment. Et certes, rien ne [249] serait plus instructif que
d’observer cette combinaison de deux et de trois temps par rapport à tout ce qui existe
corporellement ; ce serait là de nouveau où nous verrions clairement la raison double, et la
raison triple diriger le cours universel des choses.
Mais ces points n’ont été que trop détaillés, je dois seulement engager les hommes à
évaluer ce qui les environne, et nullement leur communiquer des connaissances qui ne
peuvent être que le prix de leurs désirs et de leurs efforts. Dans cette vue, je terminerai
promptement ce que j’ai à dire sur les deux mesures sensibles de la Musique.
Pour savoir laquelle de ces deux mesures est employée dans un morceau de Musique
quelconque, il faut attendre nécessairement que la première mesure soit remplie ; ou ce qui est
la même chose, que la seconde mesure soit commencée ; ce n’est qu’alors que l’oreille est
fixée, et qu’elle sent sur quel nombre elle peut s’appuyer. Car, tant qu’une mesure n’est pas
complétée de cette manière, on ne peut jamais savoir quel sera son nombre, puisqu’il est
possible de toujours ajouter des temps à ceux qui ont précédé.
N’est-ce pas alors nous montrer dans la Nature même, cette vérité si rebattue, que les
propriétés des choses sensibles ne sont pas fixes, mais seulement relatives, et qu’elles ne se
soutiennent que les unes par les autres. Car sans cela, une seule de leurs actions en se
manifestant, porterait son vrai caractère avec elle, et n’attendrait pas, pour se faire connaître,
qu’on la comparât.
De la mesure intellectuelle
Telle est donc l’infériorité de la Musique artificielle et de toutes les choses sensibles,
qu’elles ne renferment que des actions passives, et que leur mesure, quoique déterminée en
elle-même, ne peut nous être connue que relativement aux autres mesures avec lesquelles on
en fait la comparaison.
Parmi les choses d’un ordre plus élevé et absolument hors du sensible, cette mesure
s’annonce sous des traits plus nobles ; là, chaque Etre ayant son action à lui, possède aussi
dans ses Lois une mesure proportionnée à cette action, mais en même temps comme chacune
de ces actions est toujours nouvelle, et toujours différente de celle qui la précède et de celle
qui la suit, il est aisé de voir que la mesure qui les accompagne ne peut jamais être la même,
et qu’ainsi ce n’est pas dans cette classe qu’il faut chercher cette uniformité de mesuré qui
règne dans la Musique et dans les choses sensibles.
Dans la Nature périssable, tout est dans la dépendance, et n’annonce qu’une exécution
aveugle, qui n’est autre chose que l’assemblage forcé de plusieurs agents soumis à la même
loi, lesquels concourant toujours au même but et de la même manière, ne peuvent produire
qu’un résultat uniforme, quand ils n’éprouvent point de dérangement ni d’obstacles à
l’accomplissement de leur action.
[250] Des oeuvres de l’Homme
Dans la Nature impérissable, au contraire, tout est vivant, tout est simple, et dès lors chaque
action porte toutes ses Lois avec elle. C’est-à-dire, que l’action supérieure règle elle-même sa
mesure, au lieu que c’est la mesure qui règle l’action inférieure, ou celle de la Matière et de
toute la Nature passive.
Il ne faut rien de plus pour sentir la différence infinie qu’il doit y avoir entre la Musique
artificielle, et l’expression vivante de cette Langue vraie que nous annonçons aux hommes
comme le plus puissant des moyens destinés à les rétablir dans leurs droits.
Qu’ils apprennent donc ici à distinguer cette Langue unique et invariable, de toutes les
productions factices qu’ils mettent continuellement à sa place : l’une portant ses Lois avec
elle-même, n’en a jamais que de justes et de conformes au Principe qui les emploie ; les autres
sont enfantées par l’homme pendant qu’il est dans les ténèbres, et qu’il ne sait si ce qu’il fait
convient ou non à ce Principe supérieur dont il est séparé et qu’il ne connaît plus.
Alors quand il verra varier les ouvrages de ses mains, et se multiplier à l’infini les abus
qu’il fait des Langues, tant dans l’usage de la Parole que dans celui de l’écriture et de la
Musique ; quand il verra naître et périr successivement toutes les Langues humaines ; quand il
verra qu’ici-bas nous ne connaissons que le nombre des choses, et que nous mourons presque
tous sans en avoir jamais su les noms, il ne croira pas pour cela que le Principe, d’après lequel
il donne le jour à ses productions, soit sujet à la même vicissitude et à la même obscurité.
Au contraire, il avouera que ne pouvant rien faire aujourd’hui que par imitation, ses
ouvrages n’auront jamais la même solidité que des ouvrages réels. Observant ensuite s’il est
possible que chacun envisage le modèle de la même place, il reconnaîtra pourquoi les copies
en sont toutes différentes ; mais il n’en sentira pas moins que ce modèle étant au centre,
demeure toujours le même, comme le Principe dont il exprime les Lois et la Volonté, et que si
les hommes étaient assez courageux pour s’en rapprocher davantage, ils verraient évanouir
toutes ces différences qui n’ont lieu que parce qu’ils en sont éloignés.
Il n’attribuera donc plus les propriétés du germe inappréciable qui est en lui-même, à des
habitudes et à l’exemple ; mais il conviendra au contraire que ce sont les habitudes et
l’exemple qui dégradent et obscurcissent les propriétés de ce germe vrai, simple et
indestructible ; en un mot, que si l’homme avait su prévenir tous ces obstacles, ou qu’il eût eu
assez de force pour les surmonter, il aurait une Langue commune à tous ses semblables
comme l’essence qui les constitue et qui établie entre eux une ressemblance universelle.
Droits de la vraie langue
C’est, en effet, l’unité du Principe et de l’essence des hommes qui fait le mieux sentir la
possibilité de l’unité de leur langage, puisque si par les droits de leur [251] nature, ils peuvent
avoir tous les