•  
     
     
     
     
    L’eau, les mythes et le sacré
     
    Le lieu est quelque peu décalé pour parler de mythes et de sacré, mais c’est le charme des cafés géo de Saint-Dié-des-Vosges. Le F.B.I. n’étant pas un bureau délocalisé d’une célèbre institution américaine en France pour surveiller le concurrent Europe, mais les initiales des tenanciers de ce bar : Fanny, Bernard et Isabelle. Dans une ambiance surchauffée (dans tous les sens du terme), la salle ayant dépassé ses capacités d’accueil, certains amateurs ayant été refoulés par manque de place, trois éminents géographes français ont pris place sur des tabourets de bar, pour évoquer à leur manière les liens entre l’eau, les mythes et le sacré.

     

    L’eau est un principe sacré de valeur universelle. La Genèse (1,1) place le néant précédent la création du monde comme "l’esprit flottant au-dessus des eaux". Les mythologies grecques et romaines placent l’eau comme élément primordial. C’est normal : l’eau est partout, elle compose 70% du corps humain et constitue l’un des 4 éléments fondamentaux de l’univers, on en retrouve même des traces sur Mars. C’est l’eau qui dans beaucoup de cosmogonies sert à la création ou la recréation du monde après des déluges, comme dans la Bible ou les Métamorphoses d’Ovide (lettre 1, chant 3). On retrouve ces mythes fondateurs en Nouvelle Calédonie ou chez les Dogons. L’eau est bien l’élément primordial symbolisé par le signe du Verseau : une femme qui tient une jarre versant de l’eau surmontée d’une étoile. L’eau est l’élément qui unit le ciel et la terre, car l’eau est un élément familier. Elle évoque la fontaine, le lavoir qui sont des lieux de sociabilité, le pont qui est le symbole de l’unité entre deux rives (qu’elles soient temporelles ou immatérielles). L’eau a donc une symbolique reconnue de tous que l’on peut décomposer en plusieurs niveaux communs à toutes les civilisations. C’est tout d’abord l’eau sacrée, sans plus : l’eau fécondante. Dieu prend l’eau, du limon et donne son souffle divin pour créer l’homme. L’homme formé à partir d’un mélange d’eau et de boue se retrouve dans beaucoup de cultures.

    C’est ensuite l’eau lustrale, celle de la purification par excellence, "l’eau qui lave les péchés du monde" (psaume 55 de la Vulgate). Dans le Coran on retrouve 14 références à l’eau purifiante. Bachelard dans "L’eau et les rêves" parle des Cafres qui ne se lavent pas quand ils se sentent bien et en accord avec leur conscience.

    C’est l’eau bonne pour tous : celle qui rend jeune ou qui redonne la jeunesse, celle qui permet de maigrir comme l’indiquent de nombreuses publicités pour des eaux minérales à travers le monde.

    C’est enfin l’eau baptismale, mais pas que chez les Chrétiens. Le Baptême est l’immersion complète, qui symbolise la mort symbolique pour une renaissance dans une nouvelle vie. C’est un rite de passage qui signifie que la mort n’est qu’un passage dans la vie. Cette symbolique se retrouve aussi dans les cultures asiatiques.

    Il semblerait ainsi que l’eau ne soit pas seulement ce matériel H2O des chimistes, c’est bien plus. Elle porte en elle des valeurs profondes et communes dans une dimension sacrée. Pour Pline l’Ancien, "il n’y a pas de fontaine qui ne soit pas sacrée". Il y a toujours une nymphe qui séjourne près d’une source ou d’un cours d’eau, songeons à Sequana qui donna son nom à la Seine. L’eau est un élément syncrétique : en Bretagne, dans le village de Plouaret, la chapelle est édifiée sur un dolmen sous lequel coule une source qui a des vertus curatives, grâce aux bienfaits de 7 saints qui permettent de soigner 7 maladies. Sous un symbole chrétien on retrouve un symbole celtique plus ancien. Dans les deux cas, le culte de l’eau est commun. D’ailleurs, toute la Bretagne est parsemée de sources saintes et curatives, on en compte une cinquantaine. Les maladies sont bien sûr guérissables préférentiellement le jour de la fête du saint. On retrouve les mêmes rites au Canada qui n’a pas de saints mais des fontaines qui sont bonnes et sacrées uniquement le matin du jour de Pâques. Cette fois ce n’est pas la fontaine mais le jour qui rend l’eau sacrée.

    Dans l’hindouisme ou le bouddhisme, l’eau tient une place centrale mais sous une autre forme. Il y a toujours de l’eau dans les temples pour les ablutions, mais il n’y a pas de séparation entre le sacré et le profane. Il y a certes des points communs avec les grandes religions monothéistes : des ablutions qui sont des purifications et on y passe beaucoup de temps surtout le matin (on se gargarise pour chasser les mauvaises humeurs de la nuit). Pourtant, l’eau en Inde est souvent sale car mal voire pas contrôlée. Néanmoins elle conserve un rôle purificateur spirituel qui dépasse la matérialité.

    Dans l’hindouisme, les fleuves sont des entités sacrées (il y a sept fleuves sacrés). Le Gange, par exemple, est un grand fleuve qui prend sa source dans l’Himalaya puis coule sur près de 3 000 km avant d’atteindre la baie du Bengale dans son delta commun au Brahmapoutre à Calcutta. Le fleuve n’est pas, en Inde, connu pour sa géographie mais pour les rites qui lui sont liés : des pratiques religieuses consacrées par des usages très longs, comme la dispersion des cendres des morts. Les morts sont brûlés, souvent mal brûlés car le bois coûte cher, et jetés au Gange : il n’y a pas de cimetière hindou. Les bords du fleuve sont aménagés pour ces rites, car les cendres dans l’eau appartiennent au cycle de la réincarnation. De toute l’Inde on vient mourir sur les rives du Gange, surtout à Bénarès. Des marches d’escaliers ont été créées avec des bûchers funéraires, alors qu’à quelques pas d’autres hindous se lavent, nagent ou lavent leur vaisselle. Ces rites s’expliquent par une série de mythes. Dans le Mahâbhârata, épopée indienne rédigée entre mil avant J.C. et le VIe siècle de notre ère, le Gange est un élément fondamental de la Trinité hindoue regroupant Brahmâ, Vishnou et Shiva. Dans le poème, Vishnou est le Gange et Shiva la Jamna, affluent sacré du Gange. A la confluence de ces deux gigantesques cours d’eau émerge une rivière souterraine, qui est une des formes de Brahmâ et que seuls les ascètes peuvent voir. Le Gange est un archétype qui est reproduit comme l’indiquent les nombreux noms de fleuves qui portent en eux le mot "Ganga". En effet, le Gange est un très grand fleuve certes, mais qui a la particularité de couler dans la région berceau de la religion hindouiste, aussi en a-t-il inspiré en partie les mythes. De plus, le Gange est considéré comme un fleuve parfait car il passe par les montagnes, les plaines et se termine à l’océan. Il fait partie d’un cycle, car l’océan est le symbole de l’unité, l’endroit où tout va ou retourne.

    Pour les Chinois de la Chine antique, tout sort du grand unificateur, mais pas d’un fleuve ou d’une source sacrée, car l’idée de sacré n’existe pas en tant que telle dans la mythologie. Il n’y a pas non plus de rites particuliers liés à l’eau, car dès l’origine il y a des croyances et non une religion codifiée. Il y a des ressemblances entre l’Occident et l’Inde dans leur relation à l’eau car ils sont issus de la même civilisation indo-européenne. On peut y joindre le zoroastrisme, vers 1200 av. J.C., qui repose sur le culte du feu, de la pureté de l’eau, du décharnement des cadavres. Dans les anciennes mythologies chinoises qui précèdent les taoïstes et avant le confucianisme et le bouddhisme, la description du monde est faite à partir d’éléments : l’eau, la terre, le feu, le métal, le bois. Il y a une dualité entre l’eau et le feu qui est le fonctionnement de base de la pensée chinoise. L’eau est l’un des éléments constitutifs du Yin et du Yang. Ce n’est pas l’eau elle -même qui est Yin mais l’humide symbolisé par les grottes, les marais, la femme ou la lune. L’un et l’autre, le Yin et le Yang, sont tellement imbriqués qu’on ne peut pas les séparer. C’est le principe de base de la culture chinoise : le monde provient d’un grand tout indifférencié qu’on ne peut pas définir, le chaos originel. L’humanité est ainsi le produit du cosmos et non de dieux. Le monde provient d’un grand tout indifférencié qu’on ne peut pas définir. La cascade que l’on retrouve dans de nombreuses estampes chinoises n’est pas un symbole : l’eau en tant que principe, sous quelques formes que ce soient, entre dans le paysage. Le mot paysage en chinois (shan shui) se traduit par montagne et eau. Le paysage est ainsi un mélange d’eau et de terre. Quand arrive la cascade dans la peinture chinoise, elle est constitutive du paysage mais c’est tout. Souvent sur ces mêmes peintures on retrouve un nuage dans la lumière qui représente le vide originel ou le cosmos, dans c’est de l’eau mais sous sa forme gazeuse. Tous les rites chinois actuels sont en fait postérieurs : ils ont été introduits par le bouddhisme, le christianisme ou l’islam. Il faut dissocier l’eau du sacré en Chine comme le prouve la volonté de réguler les fleuves depuis le début de la civilisation chinoise. Cette volonté d’aménagement relève davantage du pragmatisme que d’une vision sacrée, car les fleuves gênent : ils n’ont pas assez d’eau en hiver et débordent en été. Pour les Chinois le problème est d’avoir de l’eau pour l’électricité ou l’irrigation, comme l’indique la construction démesurée du barrage des Trois Gorges, et peu importe les conséquences environnementales. Cette dissociation du sacré et de l’eau se retrouve au Japon.

    En conclusion, on peut opposer deux visions différentes de la conception de la nature qui dicte le rapport à l’eau : une vision asiatique dans laquelle l’eau est un élément matériel parmi d’autres et la civilisation indo-européenne dans laquelle l’eau a depuis les premiers temps joué un rôle sacré et conduit de nombreux rites car l’eau y est depuis toujours un bien rare et indispensable à la vie. Mais avec la banalisation de son accès, elle perd son côté sacré : l’eau du robinet est fonctionnelle mais elle n’est plus sacrée. Ce rapport changeant à l’eau prouve-t-il que le sacré est le passé ? Mais, après tout est-ce vraiment un problème, le passé est-il si sacré ?





    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique