• La spiritualité et l'amour dans l'Islam


    Il est nécessaire de rappeler quelques notions de base quant à l’Islam et à son mode de
    pensée, afin de percevoir son influence en matière de spiritualité et d’amour.
    Comme nous le dit Henry Corbin, le monde islamique n'est pas un monolithe; son concept
    religieux ne s'identifie pas avec le concept politique du monde arabe. Il y a un Islam iranien,
    comme il y a un Islam turc, indien, indonésien, malais, etc.1. Il n'y a donc pas une approche
    uniforme de la spiritualité et de l'amour en Islam. Nous avons plusieurs types de spiritualité
    islamique et plusieurs manières de considérer l'amour en son sein.
    Il existe pourtant un Islam universel par lequel chaque tradition spirituelle se manifeste. Cet
    Islam universel est symbolisé par le Coran, la Parole de Dieu et son insistance sur l'Unicité
    divine. Chaque approche spirituelle légitime son champ d'action, en se référant à cette Parole,
    selon sa disposition dans un espace-temps propre. De plus, la vision coranique est totalisante
    et a la conviction qu'elle réunit en elle l'essence de toute réalité et de toute connaissance, tant
    spirituelle que temporelle. Cette double perspective permet à chaque démarche spirituelle de
    justifier son discours à partir des fragments coraniques. C’est ainsi que différentes opinions
    peuvent se déployer et conférer à l'Islam civilisationnel son aspect pluriel.
    Ce rapport entre le constant scripturaire et la variante historique a joué un rôle prépondérant
    dans l'édification de la spiritualité et, spécifiquement, de la spiritualité de l'amour en Islam.
    En effet, il lève les éventuels soupçons d'infidélité et légitime les conclusions novatrices et
    révolutionnaires. Cette méthodologie inhérente à une perspective axée sur l'intangibilité et
    l'immobilité du texte trouve sa validité dans le Coran même. Il décrète, de manière insistante,
    l'Unicité de Dieu d'une part et, d'autre part, la création comme manifestation de son Acte et de
    sa Parole impérative. L'essentiel est donc de se soumettre à l'autorité de la Parole de Dieu.2
    1 Henri CORBIN, Islam iranien, Paris 1972, p. 1, vol. 3.
    2 Selon le sens étymologique, Islam, c'est l'abandon de soi à Dieu, la remise de tout son être à Dieu. Ce sens
    étymologique dans la vision mohamadienne de religion signifie se soumettre à Dieu pour avoir la paix de l'âme
    dont le manque est dû à la désobéissance et à l'oubli. Le Coran étant conçu en tant que Parole de Dieu, l'homme
    doit s'abandonner à Elle pour distinguer les signes de son seigneur Vrai, des mensonges de l'illusion et de l'erreur.
    Voir article Parole de l’Islam, p.
    2
    Le dogme fondamental, irréfragable et intangible dans l'Islam, comme nous le dit Denis
    Masson, est l'Unité de Dieu. L'essentiel du culte musulman consiste à affirmer, à proclamer, à
    témoigner qu'Allah est unique et que Mohammad est son envoyé. Cette profession de foi
    (tawhîd) introduit le croyant dans la Communauté musulmane3. Mais il est nécessaire de dire
    que cet acte de foi n'est pas un acte sans précédent, car affirmer l'Unicité de Dieu n'est que
    sortir de l'oubli et de l'erreur et confirmer le Pacte originel. Selon le Coran, ce pacte est
    intrinsèque à chaque être humain et représente la base de son engagement envers la Vérité.
    Avec ce Pacte, l'homme s'est déjà lié à Dieu et à sa Parole dans la prééternité. Accepter
    l'Islam est donc avant tout se soumettre à ce Pacte initial, perpétuellement rappelé à l'homme
    par les prophètes, les envoyés de Dieu. Par ce Pacte, l'homme a fait un contrat avec le Dieu
    pour affirmer qu'il n'y a « Point de divinité - si ce n'est Dieu ». Par cet acte de foi, l'homme
    renouvelle son Islam, redevient musulman et obéit aux prescriptions coraniques à propos des
    relations des hommes entre eux et des relations de l'homme avec son seigneur Vrai, pour faire
    régner sur terre « les droits de Dieu et des hommes » définis par le Coran.4
    Il nous faut encore définir la double signification de la notion de soumission dans l'Islam.
    Le premier aspect est la soumission passive à Dieu de la part de l'individu responsable,
    l’« obéissance interne ». C’est par ce biais que l'homme musulman respecte son engagement
    envers dieu, par sa conscience intime et sans lien avec les institutions socio-religieuses de
    l'obéissance.
    Le second aspect est celui de la soumission active de l'organisation collective et sociale,
    l’« obéissance externe ». Il permet au premier aspect de se mettre en valeur.
    Ces deux types d'obéissance sont inhérents à l'Islam coranique et donnent à l'Islam constitué
    et historique son double aspect religieux et temporel. Ils sont générateurs des divers discours
    tant jurisprudentiels que philosophiques et spirituels.
    Nous allons à présent décrire brièvement le point de vue général de la spiritualité islamique,
    commun à toutes les branches du soufisme. Ensuite, nous relaterons une des variantes de la
    spiritualité de l'amour, en l'occurrence la spiritualité Éros- Amour, c'est-à-dire le
    cheminement spirituel à partir de l'éros humain vers l'amour divin.
    3 Denis MASSON, Monothéisme coranique et monothéisme biblique, Paris, 1976, p. 41
    4 Mohammad ARKOU, Louis GARDET, L'Islam, hier - demain, Paris, 1978, p. 18
    3
    Chaque unité fragmentaire du Coran, la Parole divine, est considérée par les musulmans
    comme une unité générique. Elle dynamise les deux obéissances et constitue la référence par
    excellence à laquelle le multiple universel des phénomènes se doit de répondre. L'obéissance,
    dans son sens interne, est l'acceptation intériorisée et transcendantale des unités génériques
    pour capter leur sens authentique et caché. C'est ainsi que, pour un mystique, l'homme
    musulman doit ressembler à un voyageur, en quête perpétuelle de son seigneur, de la source
    visible et invisible du monde. Il doit traverser la multiplicité et la relativité du monde
    observable, ensemble des signes de Dieu, afin d'atteindre leur vérité et, par conséquent,
    l'Unicité originelle de la Parole. Tous les mystiques, théosophes et ésotéristes musulmans se
    sont acheminés plus ou moins dans cette voie. De ce point de vue, la soumission, dans son
    aspect actif, n'est qu'une introduction au voyage vers la Vérité. C'est une manière d'organiser
    la cité qui prépare l'éthos (correspondant au sentiment de la paix de l'âme) de la société.
    Ainsi, chaque individu peut se mettre en route pour acquérir l'éthos originel, la paix de l'âme
    véritable, une religion intérieure et la gnose mystique.
    Certes, l'histoire de l'Islam dans son interprétation légalitaire de la Parole de Dieu n'a pas
    toujours accepté cet « ésotérisme », cette intériorité des « âmes intérieures » et ne lui pas
    donné toute sa place.
    Une des formes empruntée par la mystique musulmane est la mystique de l'amour.
    La spiritualité musulmane et la problématique de l'amour dans son sein s'inscrivent donc dans
    l'acceptation de l'Islam comme une soumission à un pacte d'obéissance de type interne et
    individuel. Il donne à la Parole de Dieu et à ses unités génériques une dimension ontoexistentielle
    très profonde et à l'homme un éthos de participation à la vie terrestre et de
    partenariat à la volonté divine.
    Hossein Nasr, grand savant spiritualiste musulman, déclare : « l'homme, tel que l'envisage le
    Soufisme, n'est pas simplement « un animal rationnel », ainsi qu'on le comprend
    habituellement, mais un être qui possède en lui tous les états multiples de l'être, bien que la
    plus grande majorité des hommes ne soient pas avertis de l'ampleur de leur nature et des
    possibilités qu'ils ont en eux. Seul le saint réalise la totalité de la nature de l'Homme
    4
    Universel et, par là, devient le miroir parfait dans lequel Dieu se contemple. Dieu a créé le
    monde afin qu'il puisse être connu, selon le hadith sacré : « J'étais un trésor caché; J'ai
    désiré être connu et c'est pourquoi, J’ai créé le monde. »5. Ce texte exprime bien la relation
    de l'homme soufi avec Dieu. Il y a réciprocité entre le Créateur et la créature, entre la Parole
    créatrice et impérative de Dieu et le monde créé dont l’homme est le sommet. Ainsi, l'univers
    ne représente que les signes de cette Parole qui a son double dans l'âme de l'homme. Cette
    âme n'est que le souffle de Dieu par lequel l'homme a été animé. L'homme donc est le miroir
    dans lequel les Noms divins et Qualités divines sont pleinement reflétés et à travers lesquels
    la finalité de la création s'accomplit6. Pour l'Islam mystique, dans le monde, tout est profane,
    il n'y a pas de sacré surajouté. Mais tout est marqué d'un sacré relationnel par Dieu. Tout
    porte la « signature » du Créateur7.
    Cette réciprocité de Dieu et de l'Homme est en rapport intime avec l'anthropologie coranique.
    Elle suppose que l'homme occupe, dans l'ensemble de la création, une place éminente et tout
    à fait à part. D'abord, c'est l'affirmation que l'univers, les cieux et la terre, avec tout ce qu'ils
    contiennent, sont mis au service de l'homme comme représentant et vicaire de Dieu sur la
    terre (2, 30). Puis, vient la proposition faite à l'homme de se charger de l'amâna (dépôt de la
    foi et de la responsabilité) : il accepte, alors que les cieux et la terre avaient refusé ce rôle par
    crainte (33,72). D'après le Coran, Dieu enseigna à l'Homme le nom de toute chose, et comme
    les anges ne connaissaient pas ces noms, c'est l'Homme qui les leur apprit (II, 28-32). De
    même, l'Homme est créé d'argile mais est également divin car l'esprit de Dieu est en lui
    (32,9).
    La voie spirituelle dans l'Islam se nomme tariqah : c'est la dimension intérieure et ésotérique
    de l'Islam. Elle se positionne en tant que connaissance interne du message divin. C’est d’elle
    qu’est est issue la shariah, l'Islam dans son aspect jurisprudentiel. La shariah est la Loi divine
    dont l'acceptation fait d'un homme un Musulman dans son acception temporelle, dans sa
    forme d'obéissance externe. C'est seulement en conformant sa vie à la shariah qu'un
    musulman peut atteindre cet équilibre fondamental indispensable pour accéder à la Voie ou
    tariqah. Sans participation à la shariah, la vie de la tariqah serait impossible et, en fait, les
    attitudes et les pratiques de cette dernière sont intimement mêlées aux pratiques prescrites par
    5 Seyed Hossein NASR, Islam perspective et réalité, Paris 1975, pp. 169-170
    6 Ibidem, p. 170.
    7 Ibidem, p. 176.
    5
    la shariah. Mais la tariqah n'est pas la voie ultime car quand le musulman entre dans la voie
    spirituelle, dans la tariqah, il envisage d'arriver à l'état de la haqiqah, de la vérité. C’est l'état
    de la certitude et de la compréhension authentique de la Parole de Dieu, qui permet de
    pénétrer son univers intime. Pour schématiser ces trois principes, supposons trois cercles
    inscrits l'un dans l'autre : le premier, le plus grand est celui de la shariah, le deuxième, inscrit
    dans le premier, est celui de la tariqah et le troisième, inscrit dans le deuxième, est celui de la
    haqiqah. Pour arriver au troisième, il faut d'abord passer par le premier qui affirme l'Unicité
    de Dieu par un tawhîd exotérique commun à tous les musulmans. Après, il faut traverser le
    deuxième cercle. Ce n'est pas possible à tous car cette démarche exige une disponibilité
    éthique qui se révèle suite à la méditation sur la Parole et ce, d'une manière herméneutique.
    Ainsi, les sens cachés de la Parole se dévoilent graduellement et s'inscrivent dans le coeur du
    croyant. A ce stade, la shariah, tawhîd exotérique (pour rappel : la tawhîd est la profession de
    foi du musulman) est comprise dans son aspect rituel et le spirituel l'éloigne de son aspect
    jurisprudentiel pour affirmer avec force un tawhîd ésotérique.
    Le mystique, cependant, ressent toujours une distance entre lui et le Dieu. Pour la combler, il
    va tendre à renforcer son éthique individuelle, ésotérique, face à l'éthique dominante
    exotérique. Il se plonge alors dans la profondeur de la Parole où il découvre, par la grâce de
    Dieu, l'illumination et l'ouverture de la porte de la Vérité. Pour le mystique qui entre dans
    l'intimité de Dieu, c'est comme s'il faisait entrer le Dieu dans le secret de son coeur; dans son
    intimité la plus secrète; c'est par là qu'il atteint la haqiqah. Dans une telle position, le
    mystique, le soufi n'a besoin ni de la shariah et ni de la tariqah. Il est à l'image de Dieu : il est
    partout et nulle part. Un symbole soufi bien connu compare l'Islam à une noix dont la coquille
    serait la shariah, la chair, la tariqah et l'huile, invisible et cependant partout présente, la
    haqiqah.
    Ce que le soufisme, ou mystique musulmane, enseigne est précisément d'adorer Dieu avec la
    conscience que nous sommes en Sa proximité et, par conséquent, nous Le « voyons », Son
    regard est sans cesse sur nous et, toujours, nous nous tenons devant Lui. Il cherche à amener
    le disciple à la conscience qu'il vit constamment dans la Présence divine. Pour le soufi, la
    Parole de Dieu est à la fois le commencement et la fin de sa démarche. Elle est d'abord une
    connaissance « reçue », pour devenir, finalement une connaissance comprise et vécue. Le
    soufi se libère de l'apparence des mots de la Parole pour les vivre de l'intérieur, en découvrant
    leur valeur et leur signification intrinsèque et profonde.
    6
    Dans cette perspective, un panthéisme radical justifie la démarche spirituelle des soufis et,
    conséquemment, se fonde sur la spiritualité de l'amour : on tente d'entrevoir partout dans le
    monde visible et invisible la beauté et l'amour. Ainsi, le mystique est amené à transfigurer un
    théos-juge en un théos-amour et beauté, et même à dépasser le panthéisme pour aboutir à un
    panphilisme.
    Nous en arrivons donc à la mystique de l'Amour-Eros.
    L'amour joue un rôle prépondérant dans la littérature musulmane tant arabe que persane. Tous
    les groupes de pensée dans l'Islam ont évoqué cette notion. Mais vu la nature dynamique et
    génératrice de l'amour, la spiritualité musulmane, et surtout le soufisme iranien, l'a présenté
    comme alternatif à une religiosité philosophique et littéraliste de la Parole de Dieu.
    Chaque discours tenu dans l'islam doit se déployer à partir du Coran. Ainsi, chaque tentative
    de construction rationnelle ou d'expérience spirituelle doit puiser son élan transcendental dans
    les unités conceptuelles coraniques, désignées plus haut comme « unités génériques ». Elles
    sont la base de la réflexion ou de la méditation et donnent en même temps leur légitimité à
    l'argumentation et à la spéculation intuitive. Dans l’Islam, les mystiques de l'amour,
    conformément à cette méthode et à cette démarche, ont adopté quelques unités génériques et
    les ont chargées des fruits de leur connaissance mystique et spirituelle.
    On peut pointer deux versets qui ont été utilisés fréquemment par les mystiques de l'amour :
    « O vous qui croyez, si vous abandonnez votre religion, Dieu en appellera d'autres à prendre
    votre place. Dieu les aimera, et ils l'aimeront » (5 : 59); ou « Il est des hommes qui placent à
    côté de Dieu des compagnons qu'ils aiment à l'égal de Dieu; mais ceux qui croient aiment
    Dieu par-dessus tout »(1 : 160). En vérité, ces deux unités n'ont rien en commun avec
    l'amour, dans le sens spirituel des fidèles de l'amour, mais elles sont indispensables au
    développement de l'expérience spirituelle de l'amour et de son discours, afin de lui donner un
    aspect légitime et théologal. Par elles, le mystique active la valeur différentielle du concept
    d'amour et ses applications aux relations amoureuses entre le Dieu et l'homme. Il fonde ainsi
    le champ vertical de la connaissance de l'unité générique par la multiplicité de son
    rayonnement sémantique hors des préceptes littéralistes du Livre et des conclusions juridiques
    des docteurs de la Loi.
    7
    Dans l'Islam, deux mots définissent le concept de l'amour : le premier est coranique
    (mahabba) et le deuxième est un concept non coranique (ichgh). Au début, les musulmans
    utilisaient le premier terme. Il suggérait plutôt une affection équilibrée, mesurée et ascétique,
    dans le cadre de la terminologie coranique et de son champ sémantique foncier. Mais, au fur
    et à mesure, cette forme d'amour s'orienta vers un autre champ sémantique : celui d'un amour
    ardent et dynamique qui se confond avec le Dieu même et sa manifestation dans l'existence.
    Dans ce sens, l'amour est appelé ichgh et il désigne le désir irrésistible de Dieu envers les
    hommes et, réciproquement, de ceux-ci envers Dieu. Il traduit chez celui qui l'éprouve une
    déficience, un manque qu'il faut à tout prix combler pour atteindre la perfection. Voilà
    pourquoi l'homme qui aspire à vivre cet amour se doit de grimper les degrés d'une hiérarchie
    de perfections, tant spirituelles que physiques.
    Mais les motivations du mystique, multiples en apparence, se ramènent à une idéalité, ou
    constance de signification qui hante avec plus ou moins d'insistance et de clarté tous les êtres
    : c'est l'aspiration vers la Beauté que Dieu a manifestée dans ce monde en créant Adam à Son
    image8.
    Les plus grands spiritualistes musulmans s'inscrivent dans cette tradition de recherche de la
    beauté.
    En effet, les premiers traités sur l'amour (dans le sens d'un amour ardent et profane) sont issus
    du cercle des poètes arabes ou d'origine persane qui ont fait l'éloge du vin, de l'amour et de la
    femme dans leur poésie lyrique et contestataire, face à une arabité islamique raciste et
    hégémoniste. La culture spirituelle de l'Islam d'amour a profité de la littérature profane de ces
    poètes pour exalter sa passion pour le Dieu, à savoir transformer le dieu juge et guerrier des
    juristes et des littéralistes en un Dieu de passion et d'amour qui s'unit à l'homme et qui est son
    fondement innocent.
    La substitution de ichgh à mahabba pour désigner l’« essentiel désir » qui emplit le coeur du
    mystique pour Dieu et l'amour comme attribut essentiel de Dieu, semble être due à Halladj
    (né vers 858 en Perse et mort exécuté à Bagdad en 922). L'amour n'est plus seulement
    8 Mohammad ARKOUN, Ishk, p. 124, encyclopédie de l'Islam.
    8
    l'expression d'une reconnaissance pour les bienfaits de Dieu; il ne se contente plus d'une dure
    ascèse et d'une pratique rituelle scrupuleuse. Il devient une exigence absolue qui ne suppose
    ni jouissance, ni apaisement, mais qui s'intensifie à mesure que s'actualise la réciprocité de
    perspectives entre l'amant et l'aimé9. Halladj a profondément marqué la tradition de la
    spiritualité de l'amour qui, par sa fécondité grandissante, s'éloigne effectivement de la
    conscience d'un Islam légalitaire et jurisprudentiel aussi bien que philosophique. Elle s'écarte
    de l'Unicité exotérique pour aller vers l'Unicité ésotérique amoureuse. L'homme n'est que le
    miroir de Dieu et, par conséquent, s'identifie à lui. Le tawhid ésotérique énonce ainsi une
    identité : L'Être divin est à la fois l'amour, l'amant et l'aimé. Or, seule l'expérience de l'amour
    humain pour un être de beauté peut acheminer à le comprendre, à le « réaliser » : là
    seulement, à la limite de la perfection de cet amour, peut être vécue cette identité10. C'est la
    frontière à laquelle l'homme sait qu'il est Dieu, car il s'absorbe totalement par son image
    totalement intériorisée au point que si on lui demande son nom, il répond : le Vrai. En fait, la
    finalité de l'amour est l'union ou la confusion de l'aimé et de l'amant. Les trois aspects
    corrélatifs, amour, amant et aimé, sont donc inséparables mais se résorbent dans leur essence
    indifférenciée. Par contre, dans l'existence, l'amour implique toujours une dualité d'aspects
    qui s'opposent pour se réunir dans leur complémentarité, le couple appelant jonction et
    disjonction11.
    La beauté et l'amour sont deux concepts jumeaux qui sont liés très profondément l'un à l'autre.
    Ils ont une double existence : ils sont liés à la création et par conséquent limités et éphémères
    dans le temps et en tant qu'êtres métaphysiques, leur réalité se trouve dans la prééternité d'un
    temps illimité et sans borne. Cette double existence évoque non seulement un monde créé et
    son espace-temps limité, mais aussi un autre univers, matrice originelle du monde de la
    création. Le monde d'ici-bas n'est donc que l'ombre d'un autre monde où se trouve l'origine de
    la beauté et de l'amour terrestre. Ainsi, les spiritualistes de l'amour voient-ils les beautés de ce
    monde comme des éclats et des rayons de la lumière divine et de son soleil miséricordieux.
    Il existe pour tous les mystiques de l'amour deux sortes d'amour essentiel : l'amour de
    l'homme pour le Vrai et l'amour du Vrai pour l'homme. Toutes les variantes de l'amour
    9 Ibidem
    10 Henri CORBIN, op. cit., p. 17
    11 Ibn ARABI, Traité de l'amour, traduction de l'Arabe par Maurice GLOTON, Paris, 1986,. p. 265, annotation
    de traduction.
    9
    s'inscrivent dans l'amour absolu, ou quintessence de l'amour, ensemble de tout ce qui est bon,
    beau et parfait. Cette totalité est la Beauté. L'essence de l'amour est la beauté et donc, dans le
    monde visible et invisible, elle n'est que l'épiphanie de la quintessence de l'amour. L'amour ne
    peut être ni décrit ni limité dans un discours rationnel; sa connaissance passe par l'amour
    même et par une passion raffinée, purifiée, ainsi que par une exaltation transcendentale.
    L'amour, par son essence dialectique et synthétisante, est l'oiseau et le nid; l'essence et les
    attributs; l'aile et la plume; le jardin et l'arbre; la branche et le fruit; le ciel et la terre; l'amant
    et l'aimé et l’amour. Il est Un et perceptible seulement par un coeur disposé à percevoir la
    beauté.
    Nous voyons combien la démarche de la spiritualité de l'amour est proche de la spiritualité
    théosophique du soufisme. Mais, en même temps, nous percevons la différence qui peut
    exister entre un panthéisme basé sur un Dieu contractant qui établit un pacte d'obéissance, et
    un pamphilisme qui transforme, par un pacte d'alliance amoureuse, ce même Dieu en une
    énergie vitale d'amour-passion. Dieu a autant besoin de l'homme que celui-ci de Dieu. Cette
    attitude est décrite admirablement par un des éminents spiritualistes de l'amour, Ahmad
    Ghazali (1059-1126), frère du grand soufi et théologien Hamed Ghazali (né à Tus en 1508 et
    mort en 1111). Dans sa description de l'anthropologie et de la cosmologie, il nous raconte qu'à
    l'origine, la Beauté était unie à elle-même. Mais, comme aucune beauté ne peut supporter
    d'être voilée, la Beauté se dévoila. De cette révélation se créèrent l'amant et l'aimé, car Elle
    s'est mise face à Elle-même et S'est regardée. L'aimé n'est que la création dont le sommet est
    l'homme et son âme. Ce processus de la création est l'amour du Vrai (Dieu) pour la création.
    Ainsi, le Dieu est l'amant et l'homme et la création représentent l'aimé. Cet amour prend
    ensuite une courbe ascendante car l'aimé, et, par conséquent, la beauté, aspirent à l'état
    originel, d'où l'amour du monde créé pour le Vrai. Dans ce cas, l'homme est l'amant et Dieu,
    l'aimé. Pour le soufi de l'amour, le mouvement descendant de la création reste un mystère
    qu'aucun discours ne pourra jamais expliquer. Mais, la courbe ascendante peut être remontée
    par l'homme, par la grâce de Dieu et par ses signes dans le monde12.
    La théophanie dans la beauté, c'est le motif de l'anthropomorphose, expliquée comme étant la
    théophanie primordiale de l'Être Divin qui est soi-même à la fois l'amour, l'amant et l'aimé.
    12 Nasrollah POURDJAVADI, La signification de la beauté et de l'amour dans la littérature persane, in Sophia
    Perennis, vol. II, n°1, printemps 1976, p. 46.
    10
    Lorsque l'impératif créateur accomplit le voeu de sa révélation dans la création et que
    parurent les formes et les figures, « c'est en la forme de l'être humain que se concentra la
    quintessence de l'être et des êtres, parce qu'elle était la plus subtile des essences du
    Plérôme »13.
    Adam (l'Anthropos céleste), c'est Dieu même ayant revêtu le vêtement de l'être et assumant la
    qualification humaine (c'est-à-dire passant par l'anthropomorphose). Cette théophanie était
    l'acte même d'un éternel amour ayant pour « objet » sa propre beauté. Elle s'accomplit
    nécessairement avec les attributs de la grâce et de la beauté, passant par des voiles successifs :
    l'Intelligence, l'Esprit, le Coeur, la Nature physique14.
    Dans cette perspective de l'amour, de l'ichgh, nous sommes donc loin d’établir une opposition
    entre l'Eros humain et l'Amour divin qui ne peut être découvert et vécu que dans le premier.
    Mais la beauté de l'être humain aimé n'est pas différente de la beauté divine, elle en est
    l'épiphanie. Sa beauté est un signe annonciateur. Pour atteindre à ce sommet, il faut, bien
    entendu, une transfiguration totale de ce qui porte couramment et banalement le nom
    d'amour. Cette transfiguration suppose un combat spirituel, un effort individuel secret que ne
    peuvent pas même soupçonner les pieux dévots15 qui envisagent le rapport de l'homme et
    Dieu dans une perspective ascétique et restrictive.
    La spiritualité de l'amour - éros dans la culture islamique médiévale se définit, en ce qui
    concerne la connaissance de Dieu, de sa Parole et de ses actes dans le monde, par opposition
    à la raison philosophique et jurisprudentielle. Pour les mystiques, l'Un, le Vrai a engendré
    l'univers par son amour de la beauté. Donc le monde n'est que l'épiphanie et la manifestation
    de cet acte et par conséquence unit Dieu à lui-même. La connaissance véritable du rapport
    entre le Dieu et l'homme ne pourra se dévoiler que par l'amour même, car on ne peut
    connaître l'amour que par l'amour. Un langage discursif détermine toujours les contours de
    l'amour et non l'amour même. Ainsi, la connaissance de l'amour est en fait liée à deux choses :
    à la beauté qui se dévoile et au miroir qui la reflète. Beauté et miroir sont tous deux
    consubstantiels et existaient de toute éternité. Dès que la beauté se manifeste, le miroir de
    l'amour également et avec toute sa passion. Chaque fois que l'amant se regarde dans le miroir
    13 Henri CORBIN, op. cit. p. 83
    14 Ibidem, p. 84
    15 Ibidem, p. 84
    11
    de l'aimé, il ne voit que son être lui-même et sa beauté. En d'autres termes, il voit Ses Noms et
    Ses Attributs. L'homme est le seul être conscient, habité dans son âme par tous les Noms de
    Dieu. A son image, quand il regarde dans le miroir de son bien-aimé, ne voit que lui-même et
    sa beauté. Il est alors dépouillé de son identité pour devenir Lui, et Il se regarde comme
    identité humaine. L'amour va toujours de pair avec l'amant et la beauté toujours avec l'aimé.
    L'amour aspire toujours à la beauté, vers l'unification dédoublée de prééternité. Dans le cas
    d'unification, l'amour devient une mer dont les vagues exaltées se brisent sur elles-mêmes et
    roulent vers elles-mêmes.
    Atteindre à la connaissance théophanique de l'amour et à la perception de l'Image qui apparaît
    dans le miroir, n'est pas une incarnation. Il s’agit d’écarter toute assimilation avec le dogme
    de l'incarnation dans le Christianisme, ce qui a été l'une des critiques formulées par l'Islam
    légalitaire envers ses coreligionnaires de tendance mystique. L'homme, dans la spiritualité de
    l'amour, reste toujours un homme, mais un homme capable de s'élever, par son âme divine,
    miroir de la Parole de Dieu, vers la niche de la lumière théophanique. Il s'agit en réalité d'un
    anthropomorphisme qui essaye d'assimiler les formes belles aux plus hautes manifestations de
    la divinité, pour peu qu'un homme soit présent pour les recueillir avec son amour.
    On peut en déduire que cette vision mystique de l'Islam n'a pas eu les faveurs des rationalistes
    religieux, des théologiens orthodoxes, des docteurs de la Loi, ni même des soufis de tendance
    plutôt moraliste et ascétique. Ils considéraient le mysticisme de l'amour comme hérétique car
    la tolérance de ses adeptes, et même leur indifférence envers les non-musulmans, envers les
    diverses opinions à l'intérieur de l'Islam et envers les prescriptions rituelles et
    jurisprudentielles, les rendaient suspects. Mais pourtant, ces mystiques croyaient que le feu de
    l'amour purifie le péché et que la soumission à la Loi, à l'Islam exotérique n'est rien face à une
    soumission d'amour ésotérique à la Parole de Dieu et au respect du Pacte originel. Pour eux,
    les plus chères personnes auprès de Dieu sont les amants. Qui les aime, Dieu l'aime. Qui ne
    les aime pas, même s'il adore le Dieu infiniment, ne verra que malheur. Le vrai musulman est
    le fidèle de l'amour qui ne voit dans le monde que Dieu. Point de divinité
    - si ce n'est Dieu





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