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    LA MUSIQUE MACONNIQUE

     

     

    La notion de musique maçonnique ne saurait se laisser définir de façon simple. Pratiquement tous les compositeurs de musique dite maçonnique étaient membres de l’Ordre. Vers la fin du XVIIIe siècle, plusieurs compositeurs s’identifièrent au mouvement spiritualiste cherchant à libérer l’individu de sa culpabilisante immaturité (Kant), ainsi qu’aux postulats du siècle des Lumières exprimés en termes de tolérance et de philanthropie. Tous n’étaient pas des adeptes de l’Art Royal. A titre d’exemple, nous citerons l’hymne Freude schöner Götterfunken [La joie des belles étincelles divines] extrait de la 9ème symphonie de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Les paroles de cet hymne, sont reprises d’une ode de Friederich Schiller, qui avait fortement impressionné Beethoven dès sa parution en 1792, au point qu’en 1823 le compositeur habillait musicalement ce texte exprimant avec emphase l’espérance d’une fraternité humaine universelle. Ces grandes idées humanistes sont également présentes dans les paroles de l’opéra opus 72 Fidelio (1805) ainsi que dans la musique scénique opus 84 (1810) de l’Egmont de Goethe.

    De nombreux prétendus chants maçonniques (en allemand Freymaurerlieder, attention à l’orthographe), mentionnés dans plusieurs anthologies des XVIIIème et XIXème siècles, ne sont que des "parodies" de mélodies populaires connues, dues à des compositeurs Maçons et aussi profanes, auxquels on aurait confié des textes maçonniques à mettre en musique. En principe, on fait une distinction entre œuvres maçonniques " originales ", composées par d’authentiques Maçons, et œuvres maçonniques " adaptées ", dues à la plume de profanes. Au sujet des œuvres dites originales, relevons qu’il s’agit de pièces musicales spécifiquement composées pour des Travaux en Loge (Rituels, festivités, etc.) parfois même de caractère symbolique ; quant à celles dites adaptées, leur essence particulièrement sérieuse fait qu’elles se prêtent aussi bien aux Tenues au Temple qu’à des circonstances de nature moins ésotérique, telles les Loges de table, voire de mondanités.

    Origines historiques

    Dès l’origine, la musique a joué un rôle important dans la vie et les réunions maçonniques. En 1725 déjà, peu après la fondation de la grande Loge d’Angleterre, il se constitue une société intitulée Philo-Musicae et architecturae Societas Apollinis, présidée par le F\ Francesco Saverio Geminiani (1679-1762), compositeur renommé à l’époque, auquel on attribua le titre de "Dictator et Director of all Musical Performances". En 1731, on assista à la création à Londres d’une sorte d’opéra maçonnique "The generous Freemason", dû au F... Rufus William Chetwood († 1766). En France, on compte parmi les premiers compositeurs de musique maçonnique, le F\ Jacques Christophe Naudot († 1762) flûtiste et auteur de " Chansons notées de la très vénérable confrérie des francs-maçons (…) " et à qui l’on doit encore deux marches (Marche des Francs-Maçons et Marche de la Grande Loge de la Maçonnerie). En 1743, le F\ Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) compose une cantate intitulée Les Francmaçons. En 1779, l’institution Les concerts de la Loge Olympique voit le jour ; elle organise différents concerts présentant des œuvres d’auteurs maçonniques (entre autres les six symphonies No 82-87 de Joseph Haydn et la cantate Amphion de Luigi Cherubini), mais également des œuvres dues à des non-Maçons. Ces concerts n’étaient toutefois accessibles qu’à des Maçons initiés. Le plus ancien recueil de chants maçonniques d’Allemagne est celui portant le titre de "Freymaurer=Lieder(n)" et dû au F... Ludwig Friedrich Lenz (1717-1780) paru en 1746 à Altenburg. Quant à la pratique musicale des Loges autrichiennes, elle n’est mentionnée - et encore modérément - qu’à partir de 1782, quand bien même la Loge viennoise "Aux trois Canons" avait été fondée en 1742 déjà. En effet, c’est en novembre 1782 que le F\ Joseph Holzmeister (1751-1817), membre de la célèbre Loge "Zur Wahren Eintracht" [La Vraie Concorde], fit à ses Frères une proposition selon laquelle hormis les Apprentis,… tous les Frères doués musicalement ou ceux auxquels la nature a implanté la musique dans la gorge, déclarent que la musique vocale reste la plus belle, la plus naturelle et pénètre le plus intensément les cœurs. Cette initiative rencontre un terrain favorable dans ladite Loge et, en 1783, un F\ visiteur relève : J’étais dans une Loge bornienne1 où, pour favoriser le recueillement, les chants maçonniques étaient accompagnés à l’orgue. Dans les années qui suivirent, la pratique de la musique devint florissante dans les Ateliers viennois et l’entrée en Maçonnerie de Wolfgang Amadé Mozart ainsi que d’autres éminents musiciens n’y fut pas étrangère.

    Finalité et Importance de la Musique Maçonnique

    À l’instar de la musique liturgique et du chant sacré de l’église, la musique maçonnique a joué un rôle et des fonctions toujours plus importants dans les travaux et Tenues de la Loge. D’emblée, la communauté maçonnique a reconnu les effets exhaustifs exercés par la pratique musicale sur l’ambiance de la Loge et les sentiments animant les Frères. En 1746 déjà, le F\ L.-F. Lenz relève, entre autres, dans la préface de son recueil de " Freymaurer=Lieder ", l’importance majeure (du chant) qui permet de diffuser l’esprit d’union des grands rassemblements. La pratique de la musique et du chant en Loge contribue essentiellement, jusqu’à ce jour, au maintien de la communion des esprits lors des travaux rituels, mais aussi - dans la mesure où elle est en adéquation avec le texte et la gestuelle - à marquer plus intensément la perception du déroulement du rituel. Dans son ensemble, la musique maçonnique peut se subdiviser en trois catégories :

    1 - Chants et pièces instrumentales composés en vue des travaux rituels, Loges de table, fêtes de St Jean et autres manifestations analogues. Nous l’appellerons musique de circonstance.
    2 - Compositions qui ne furent pas écrites expressément à des fins maçonniques, mais qui par leur caractère et leur contenu se prêtent adéquatement aux travaux en Loge.
    3 - Œuvres originales" d’une haute inspiration maçonnique, telle, par exemple, la Maurerische Trauermusik [Musique funèbre maçonnique] de Mozart, KV2 479a=477

    La Musique en Loge et les "Colonnes d’Harmonie"

    On fera appel à la musique lors des travaux en Loge et au cours du déroulement du rituel, c’est-à-dire lors de l’entrée et de la sortie des Frères du Temple, durant les brèves poses prévues par le rituel ainsi que pour accompagner certaines déambulations (p. ex. durant les voyages symboliques au passage des trois grades). À l’époque de Mozart, dans les Loges viennoises et pragoises, les Frères entonnaient des chants à l’ouverture et à la clôture des travaux, parmi lesquels ceux rehaussant la Chaîne d’Union connaissaient une vogue particulière. L’accompagnement instrumental des Chœurs et soli utilisait le piano ou l’orgue dans les Loges germaniques et anglo-saxonnes et cela dès la seconde moitié du XVIIIe siècle ; en France, on avait souvent recours à l’harmonium.

    En ce qui concerne la musique instrumentale, on ne saurait parler d’instruments ou d’ensembles "typiquement maçonniques". Bien que l’on ait tenté de tout temps de justifier la colonne "Beauté" par un apport musical de niveau élevé, certaines Loges ne pouvaient guère compter sur des " Frères musiciens ", voire d’amateurs éclairés, alors que d’autres n’en manquaient pas. Si aujourd’hui le cor de Basset (de la famille des clarinettes) garde toujours et encore une prédilection comme "instrument typique des Loges", cela ne vaut que pour celles de Vienne où cet instrument a joué un rôle prépondérant dans l’œuvre de Mozart ; d’un autre côté, certains interprètes du cor de basset, très en faveur à l’époque, étaient également membres des Loges. On peut faire le même constat dans les Loges françaises où les "colonnes d’harmonie" tenaient lieu d’institutions pratiquement incontournables. Celles-ci qui avaient compté des effectifs importants dans les Loges militaires se composaient de quelques clarinettes, cors et bassons, dont seules de rares Loges parisiennes, parmi lesquelles les célèbres "Les Neuf Sœurs" et "Les Amis Réunis", pouvaient se prévaloir du fait de la présence parmi leurs membres de Frères mélomanes. Cependant, à partir du milieu du XIXe siècle, ces formations disparurent pratiquement des Temples. La raison qu’aujourd’hui, il ne se publie pratiquement plus d’œuvres maçonniques pour ensembles instrumentaux, s’explique par le fait que rares sont les Loges comptant dans leurs rangs d’authentiques interprètes, condition sine qua non pour une création d’une certaine envergure. Les Loges viennoises du temps de Mozart restent une exception en ce sens que de nombreux musiciens étaient entrés en Maçonnerie pour ainsi dire dans le sillage du maître réputé ; cela n’était pas seulement dû à l’originalité des compositions maçonniques de Mozart, mais surtout à la présence de nombreux interprètes de plusieurs instruments dans un cénacle relativement restreint.

    Essence et Symbolisme de la Musique Maçonnique

    Il est pratiquement impossible de définir les caractéristiques essentielles d’une musique appropriée aux activités de la Loge, exception faite de ce qu’elle doit impérativement être à même d’engendrer chez les adeptes un comportement digne durant les Tenues et une gaîté sereine lors des Loges de table. Les quelques compositions originales connues (des chants dans la plupart des cas) sont généralement des mélodies d’une facture sans apprêt, aisément accessibles afin de faciliter l’intégration de tous les Frères dans la " chorale ". Quelques compositions laissent entrevoir une tentative d’intégrer certaines dispositions spirituelles ou encore une certaine symbolique dans le phrasé musical en jouant sur ces paramètres que sont rythme, harmonie, symbolique des nombres, ou mélodie ; ces tentatives, toutefois, ne sauraient être spécifiquement perçues dans les œuvres antérieures à celles de Mozart.

    Ce n’est qu’avec une extrême prudence à l’égard de toute recherche d’interprétation herméneutique que l’on pourrait supputer une intention symbolique dans l’ouvrage datant de 1782, "Vierzig Freymäurerlieder" [Quarante chants maçonniques], dû au maître de chapelle de la cour de Dresde, le F\ Johann Gottlieb Naumann, ouvrage sous-titré Zum Gebrauch der teutschen auch fr(an)z (ösischen) Tafellogen [A l’usage des Loges de table tudesques et également fr(an)ç(aises)].

    Dans le chant Beym Eintritt in die Loge [Entrée en Loge], première transcription ci-après, on reconnaît le rythme de l’anapeste propre à la batterie de l’Apprenti (qui, à l’époque dans les loges germanophones, était identique aux 1er et 2ème Degrés3) ainsi qu’aux coups de maillet du M... en Chaire et des deux Surveillants.

    Dans son chant Die Kette [La Chaîne d’Union], Naumann semble avoir voulu mettre en évidence l’aspect sémantique de la poignée de main fraternelle :

    Vouloir attribuer au nombre "Trois" si important en Maçonnerie une présence ou même une référence dans une oeuvre musicale maçonnique reste très problématique ; en effet, ce nombre fait partie du patrimoine général de la musique : tonalités à trois signes d’altération, triolets, tierces, rythmes à trois temps, thèmes ternaires, phrasés musicaux sur trois notes, etc. On peut présumer avec davantage de vraisemblance d’une intention d’expression symbolique dans certaines œuvres de Mozart, bien que toute interprétation dans ce sens reste du domaine de la conjecture. Une systématique et une typologie des symboles maçonniques, communiquées à l’aide de figures musicales et rhétoriques, ne saurait être scientifiquement démontrée, surtout en l’absence d’un texte lié à la dite musique

    Œuvre et Compositions Maçonniques

    Bien qu’un grand nombre de musiciens aient été Maçons, très peu d’entre eux - Mozart excepté - ont écrit des œuvres plus ou moins importantes pour la Loge. À titre d’exemple citons-en quelques-unes, tombées dans l’oubli, voire perdues définitivement, dues à des compositeurs Francs-Maçons : Johann Holzer (Im Namen der Armen [Au nom des pauvres], Gesellenreise [Voyage des Compagnons], Vienne, 1784) ; Leopold Kozeluch (Chant : Hört Maurer, auf der Weisheit Lehren [Ecoutez, Maçons les enseignements de la Sagesse], Vienne, vers 1782) ; Johann Gottlieb Naumann (Vierzig Freymäurer-Lieder [Quarante chants maçonniques], Berlin, 1782, ainsi qu’un opéra d’inspiration maçonnique Osiris, Dresde, 1781) ; Paul Wranitzky (divers chants maçonniques, entre autres Bei der Almosensammlung [Lors de la collecte des offrandes], Vienne, 1785) dont on a perdu toute trace ; François Giroust (Le Déluge, Paris, 1784) ; Anton Liste (Cantate : Singt mit frohen Feyertönen, Brüder diesen Weihgesang [Frères, entonnez d’une voix joyeuse les notes de ce cantique solennel], opus 5, Zurich, 1811, 12 Maurergesänge [12 chants maçonniques] opus 9, Zurich, même année) ; Louis Spohr (Chant maçonnique : An die geliebten besuchenden Brüder [A nos bien-aimés Frères Visiteurs], Francfort, 1818) ; Albert Lortzing (Cantate pour le centenaire de la Loge "Minerva zu den drei Palmen" [Minerve aux trois Palmiers], Leipzig, 1841, ainsi que divers chants de Loge) ; Henry-Joseph Taskin, auteur de nombreuses compositions pour toutes les solennités maçonniques, telles que Chants pour l’Initiation, cantates, marches solennelles, œuvres funèbres, dont un Cantique maçonnique composé pour la fête de la St-Jean, pour chœur harpe et piano (Paris, 1817), Deuxième Pompe funèbre à la mémoire de FF … (1834). Marche funèbre et Marche religieuse (1814) ; Henry Casadesus (Pièces initiatiques, Paris, vers 1820) ; Armin Schibler (Aufnahmegesang [Chant pour une Initiation], Zurich, 1958 et Gesang für eine Gesellenfeier [Chant pour une festivité compagnonnique], Zurich, 1961). Les musiques rituelles les plus importantes du XXème siècle nous ont été léguées par le Finlandais Jean Sibelius avec une œuvre achevée en 1927 ayant pour titre Musique religieuse, opus 113, devenue célèbre sous l’appellation Masonic Ritual Music, ainsi que par les compositeurs hollandais Willem Pijper, auteur de Six Adagios, parus en 1940 à Rotterdam, et Adolf Beeneken (1894-1975) qui signa en 1970, sous le pseudonyme Marc Rolland, la Pyrmonter Ritualmusik, œuvre musicale qui – comme chez Sibelius – couvre l’ensemble des rituels maçonniques. Le fait qu’il n’existe que peu d’œuvres originales dues à la plume de compositeurs Francs-Maçons serait imputable au fait que de nombreuses pièces instrumentales " profanes " (essentiellement pour piano et orgue) se prêtaient fort bien aux cérémonies solennelles dans le Temple ; d’un autre côté, il était rare que chaque Loge disposât occasionnellement ou temporairement d’une formation instrumentale " cohérente " pour laquelle il eût été loisible de composer une œuvre spécifique.

    Les Œuvres Maçonniques dues à Wolfgang Amadé Mozart

    Wolfgang Amadé Mozart fut initié à la Loge "Zur Wohltätigkeit" [La Bienfaisance] le 14 décembre 1784, date postérieure à celle où l’empereur Joseph II promulgua l’Edit de stricte limitation des "patentes de Loges". En janvier 1786, devenu membre d’une fusion de Loges qui prit le titre distinctif de "Zur Neugekrönten Hoffnung" [La Nouvelle Espérance Couronnée], il composa les plus importantes œuvres maçonniques des genres les plus divers : œuvres purement instrumentales, chants, cantates. Celles-ci se subdivisent en compositions dites rituelles ou destinées aux Tenues, pièces musicales pour solennités ainsi que des morceaux que l’on peut qualifier de traditionnels ou de circonstance. Le style de la musique maçonnique de Mozart a été de tout temps défini comme "humaniste" ; c’est un style qui s’exprime par une vibrante mélodie de forme cyclique généralement diatonique marquée, çà et là, de vastes lignes au rythme uniforme souvent retardé. Si ce mode d’écriture, qui se présente déjà dans l’œuvre König Thamos, KV 336a=345 (qui passe pour être pré-maçonnique), ainsi que dans plusieurs œuvres profanes antérieures à la Flûte enchantée et que l’on retrouve également jusque dans le Kaiserhymne de Haydn et même dans l’Hymne à la joie de Beethoven, il devient plus patent dans les compositions maçonniques de Mozart.

    Œuvres destinées aux Travaux Rituels

    La série des œuvres "rituelles" de Mozart débute par le chant pour voix masculine et piano "Die Gesellenreise", KV 468 [Le voyage des Compagnons], œuvre achevée le 26 mars 1785 et composée pour l’accession au deuxième grade de son père, le 16 avril suivant. Relevons que cette cérémonie ne se déroula pas dans la Loge de Leopold, "Zur Wohltätigkeit" [La Bienfaisance], mais dans une Loge-sœur " Zur Wahren Eintracht " [La Vraie Concorde]. Les paroles, dues à la plume du F\ Joseph Franz Ratschky (1757-1810), engagent les Compagnons à cheminer fermement sur le chemin de la Sagesse.

    L’œuvre maçonnique la plus importante de Mozart reste la Maurerische Trauermusik [Musique funèbre maçonnique] KV 479a=477, composée vers le 10 novembre 1785 à Vienne bey dem Todfalle der BrBr [à l’occasion du décès des FF\] (Georg August Herzog [Duc] von) Mecklenburg (-Streilitz k.k. Generalmayor) und (Franz) Estherazy (de Galantha, chancelier à la Cour de Hongrie-Transylvanie), ainsi que Mozart l’a noté dans le propre catalogue de ses œuvres. Les premières exécutions de cette œuvre eurent lieu les 17 novembre et 7 décembre 1785, lors des Tenues funèbres4 (au 3ème Degré) des Loges "Zur gekrönten Hoffnung" [L’espérance Couronnée] et "Zu den drei Adlern"[Les trois Aigles]. On peut relever une certaine parenté de style musical avec certains passages de "La Flûte enchantée", évoqué en particulier dans le "Cantus firmus", au moment de l’interlude choral parlé de la scène "harnachée", où il est fait état "des Todes Schrecken" [la terreur de la mort] et que l’on retrouve dans la Maurerische Trauermusik, plus particulièrement dans le choral grégorien Incipit Lamentatio Jeremia. Les tonalités partent du do-mineur (particularité du thème de la mort chez Mozart), passent par mi-bémol majeur pour aboutir à l’accord en do-majeur, tonalité propre à symboliser le passage des ténèbres à la lumière. La concrétisation musicale des lamentations funèbres comporte chez Mozart une unité dialectale de la mort et de la consolation perceptible sans aucune équivoque.

    Les deux autres œuvres, sans prétention symbolique excessive, que sont les chants pour ténor soliste, chœur masculin avec accompagnement au piano ou à l’orgue Zerfliesst heut’, geliebte Brüder [Confluez (fusionnez) en ce jour, bien-aimés Frères], KV 483, et Ihr unsre neuen Leiter [Vous, nos nouveaux guides], KV 484, furent écrites par Mozart fin 1785/début 1786 comme première contribution dans la nouvelle Loge (fusionnée) " Zur Neugekrönten Hoffnung " [La Nouvelle Espérance couronnée]. Le premier chant comporte une allusion à cette fusion de Loges, imputable au décret impérial de Joseph II ordonnant une limitation du nombre des patentes de Loges.

    En effet, le premier chant fait allusion à la susdite nouvelle Loge résultant de la fusion des trois Ateliers, "Zur gekrönten Hoffnun", "Zur Wohltätigkeit" [La Bienfaisance] et " Zu den drei Feuern " [Aux trois Feux], dans le passage …JosephsWohltätigkeit hat uns, in deren Brust ein dreifach Feuer brennt, hat unsre Hoffnung neu gekrönt. [Grâce à la bienfaisance de Joseph, nous, hommes dans la poitrine desquels brûle un triple feu, percevons comme une espérance nouvellement couronnée].

    Quant au second chant (KV 484), il était prévu pour la clôture des travaux, où le texte Ihr unsre neuen Leiter fait allusion à l’installation des nouveaux Officiers de la Loge. Ces deux oeuvres ont adopté une forme de refrain autonome, d’une ligne mélodique dénuée d’artifices, de façon que tous les Frères puissent facilement l’entonner et l’interpréter.

    Au moins deux autres chants, composés par Mozart pour les travaux rituels au 3ème degré, passent pour avoir été perdus. Sur les deux pages doubles d’une collection de chants de l’Ecole de chorale masculine de Klosterneuburg près de Vienne, on peut lire l’annotation suivante : Von einem Br(uder) der L(oge), in Musik gesetzt von Br(uder) M…t [Par un Fr(ère) de la L(oge), mis en musique par le F(rère) M…t]. Pour ce qui est du parolier, il doit s’agir indubitablement de Gottlieb Leon (1757-1830) dont Mozart avait cosigné les poèmes. La date de parution de ces chants sous les titres Zur Eröffnung der Meisterloge, (Des Todes Werk) et Zum Schluss der Meisterarbeit (Vollbracht ist die Arbeit der Meister) [Pour l’ouverture de la Loge des Maîtres (L’œuvre de la Mort) et Pour clore les travaux des Maîtres (L’œuvre des Maîtres est achevée) ] n’est pas connue et, au demeurant, ces œuvres ne figurent pas dans la nomenclature KV (Köchelverzeichnis).

    L’écriture du premier des chants pour Loge de Mozart O heiliges Band der Freundschaft treuer Brüder, KV 125h=148, [ Ô! lien sacré de l’amitié entre des Frères fidèles] sur un texte de Ludwig Friedrich Lenz, pour solo et chœur à une seule voix avec accompagnement au piano, devrait, en l’état actuel de nos connaissances, se situer à Salzburg vers 1774//76, donc avant l’entrée de Mozart en Maçonnerie. Toutefois ni le lieu ni la circonstance n’en sont connus, quand bien même l’on présume que la Loge munichoise "Zur Behutsamkeit" [La Prudence] en ait été la commanditaire.

    Quelques autres œuvres de Mozart devraient avoir été composées pour des travaux rituels, encore qu’elles ne portent aucune mention explicite permettant de leur attribuer cette finalité. L’appartenance à des Loges viennoises - ou la présence occasionnelle - de Maçons maîtrisant un instrument comme la clarinette, le cor de basset ou le basson auront inspiré à Mozart ses mouvements solennels pour instruments à vent tout à fait adéquats pour accompagner une entrée au Temple ou quelque phase du déroulement des Tenues. La plus importante des œuvres musicales, dont on suppose qu’elles aient été composées à des fins rituelles, reste le magnifique Adagio en si bémol majeur, KV 484a=411, pour deux clarinettes et trois cors de basset, parue vers la fin de 1785 et qui dispense une atmosphère particulièrement solennelle. Tandis que le bref Adagio canonique en si bémol majeur, KV 484d=410, pour deux cors de basset et basson est également achevé, Mozart nous délivre encore deux autres morceaux pour instruments à vent destinés aux travaux en Loge. Il s’agit en fait, pour chacun, de fragments pour une clarinette et trois cors de basset, l’Adagio en fa-majeur de six mesures seulement, KV 484c =Anh. 93, ainsi que l’Adagio en ut-majeur, KV580a=Anh.93, dont les harmonieux accords évoquent immanquablement ceux de l’Ave Verum Corpus (KV 618).

    Œuvres destinées aux Solennités & Loges de Table

    L'œuvre majeure explicitement écrite à l'intention des Frères reste la cantate Die Maurerfreude (KV 471) - La joie des Frères Maçons - pour ténor, chœur d’hommes et petit orchestre, sur un texte du F... Franz Petran. Cette dernière était destinée à honorer le Maître en Chaire de la Loge "Zur wahren Eintracht" [La Vraie Concorde], le F... Ignaz von Born, et fut créée au cours d’une Loge de table au "Freimaurer-Casino" de la Praterstrasse, en date du 24 avril 1785 ; l’ensemble instrumental ainsi que les chanteurs avaient été recrutés parmi les Frères des Loges viennoises réunies. Cette cantate, qui revêt la forme d’un hymne, fut ultérieurement publiée par l’éditeur F... Pasquale Artaria "pour le bien des démunis". Si l’on recherche dans cette œuvre des références au nombre "trois", il suffira de considérer la tonalité en mi-bémol majeur (avec signes d’altération 3 "B’s"), puis sur le chœur d’hommes à trois voix et la répétition à plusieurs reprises du rythme ternaire et pointée de tierces et sixtes en parallèle ainsi que des basses triolets.

    L’œuvre destinée aux solennités de la Loge, connue sous le titre Eine kleineFreymaurer-Kantate [Petite cantate maçonnique], KV 623, fut à proprement parler le chant du cygne de Mozart. Cette ultime composition menée à terme fut exécutée le 17 (et non pas le 18 !) novembre 1791, sous la direction du compositeur, lors de l’inauguration du nouveau Temple de la Loge "Zur (neu) gekrönten Hoffnung" [La (Nouvelle) Espérance Couronnée] ; cette cérémonie marqua la dernière apparition en public de Mozart. En effet, le 5 décembre 1791, un des plus grands esprits que l’on ait connus devait regagner l’Orient éternel. Et les plus enthousiastes accents d’allégresse que nous délivre la cantate pour chœur Laut verkünde unsre Freude [Proclamons haut et fort notre joie] éveillent en maints passages des réminiscences de la "Flûte enchantée".

    Œuvres avec Références Maçonniques

    Font partie de cette catégorie de compositions, la cantate fragmentaire Dir, Seele des Weltalls [A toi, âme de l’univers], KV 468a = 429, la Kleine deutsche Kantate (Die ihr des unermesslichen Weltalls Schöpfer ehrt) [Petite cantate allemande (A toi, en qui vous honorez le créateur de l’incommensurable univers)], KV 619, et la musique de scène pour Thamos, König in Aegypten [Thamos, roi en Egypte], KV 336a =345, ainsi que le Cantique des cantiques" de la Franc-Maçonnerie, Die Zauberflöte [La Flûte enchantée] (KV 620).

    La cantate fragmentaire Dir, Seele des Weltalls [A toi, âme de l’univers] sur un texte du Franc-Maçon Leopold Haschka (1749-1827) ne devrait pas, selon les recherches les plus récentes, dater des années 1784/85, mais plutôt de l’année de la mort de Mozart (1791) ; elle avait fait l’objet d’une première version en vue d’une fête de la Loge puis son parachèvement remis à des jours meilleurs au profit du Requiem KV 626. Les paroles de ladite cantate font référence à la symbolique maçonnique ainsi qu’au culte solaire de l’Egypte ancienne, tandis que sa facture musicale présente de nombreux parallèles et échos de la "Flûte enchantée"

    Tout en travaillant à l’écriture de la Flûte enchantée, Mozart composa en juillet 1791 la cantate pour une voix et piano Eine kleine deutsche Kantate, KV 619, dont il est fait mention plus avant, et qui lui avait été commandée par un Frère de Regensburg dénommé Heinrich Ziegenhagen (1753-1806), pour son livre Lehre vom richtigen Verhältnisse zu den Schöpfungswerken [Préceptes pour un comportement correct à l’encontre des œuvres de la Création]. Ce texte est nettement influencé par la pensée maçonnique, bien qu’aujourd’hui certains le voient marqué d’une " exaltation rationaliste déconcertante " (Paul Nettl). Les vers Körperkraft und Schönheit sey Eure Zier, Verstandeshelle Euer Adel [Que la Force corporelle et la Beauté soient votre ornement, que la Sagesse de la raison, notre noble ambition] ne sont pas sans évoquer "Les trois petites Lumières" (colonnes) de la Maçonnerie "Sagesse, Force et Beauté". Dans cet ouvrage, Mozart, une fois encore, adopte des intonations particulières qui restent une caractéristique de ses compositions maçonniques, mais que " l’on ne sait exprimer qu’avec difficulté " (Paul Nettl). Les nombreuses références mélodiques et autres échos propres à d’autres œuvres destinées aux Loges ou s’inspirant de la Maçonnerie y sont frappantes ; en particulier très significatifs sont les " chaînes d’accords en sixte " (symbole musical de la Chaîne d’Union ?) auxquels Mozart recourt avec une dilection marquée dans ses œuvres destinées au travaux en Loge, entre autres dans la Marche des Prêtres de la "Flûte enchantée".

    Dans la version écrite en 1773 - donc avant son entrée en Maçonnerie - et revue en 1779 de la musique de scène, KV 336a=345, du drame héroïque Thamos, König in Aegypten [Thamos, roi en Egypte], écrit par le F... Tobias Philipp, seigneur de Gebler (1726-1786), les références maçonniques ne sauraient passer inaperçues : la structure hiératique de la musique mozartienne pour les scènes des prêtres de la "Flûte enchantée" en reste un exemple frappant. Thamos et également la cantate Dir, Seele des Weltalls [A toi, âme de l’Univers] sont manifestement l’expression du culte solaire égyptien.

    Le chant maçonnique que l’on peut considérer comme "l’Hymne national" des Francs-Maçons, Zum Schluss der Loge [Pour la clôture des Travaux], KV 623a, Lasst uns mit geschlungnen Händen [Que nos mains enlacées], mieux connu dans une rédaction ultérieure du texte Brüder, reicht die Hand zum Bunde [Mes frères, tendez la main vers l’Union (la chaîne d’)], fut déclaré en 1946 hymne national autrichien. La paternité de Mozart dans le Chant de la Chaîne d’Union n’est pas authentiquement certifiée. À part Mozart, on cite souvent Johann Holzer et Paul Wranitzky comme compositeurs possibles.

    Il n’y a pas lieu ici de débattre longuement sur la "Flûte Enchantée", tant ont pu être relevées ailleurs les références maçonniques de cette œuvre qui reste le plus impérissable des chefs d’œuvre du XVIIIe siècle. Qu’on l’examine sous les éclairages les plus divers, comme une transposition d’un conte ou d’un mystère, comme une comédie faubourienne viennoise, comme un magistral opéra maçonnique, comme l’illustration d’un conflit entre matriarcat et patriarcat, comme une allusion jacobito-révolutionnaire ou encore éthique-humaniste, il en ressort un incontournable constat : les résonances du langage musical de ce teutschen Singspiels [Opérette tudesque] (Mozart dixit) nous étreignent immédiatement le cœur, nous rendent heureux par leur très profond symbolisme, quelle que soit l’approche du texte et de son sens caché que l’on adopte. Au-delà de ces concepts, l’homme initié à l’Art Royal trouvera au pays de Zarastro toute la symbolique et toute la transcendance cosmique de la Loge.

    Compositeurs Francs-Maçons

    La littérature musicale ne cessera jamais de colporter des noms de compositeurs présumés Francs-Maçons, comme entre autres : Carl Philipp Emanuel Bach, Ludwig van Beethoven, Christoph Willibald Gluck, Antonio Salieri, Carl Maria von Weber. Jusqu’à ce jour, la preuve formelle de l’appartenance à l’Ordre d’aucun des compositeurs précités n’a pu être apportée. La liste qui suit ne comporte que des personnalités dont la qualité de Francs-Maçons est attestée, soit par des listes de membres ou des procès-verbaux de Loges, des lettres, etc. Les noms marqués d’un astérisque (*) sont ceux de Suisses.

    Abel Carl Friedrich (1723-1787)
    Abt Franz (1819-1885)
    André Johann Anton (1775-1842)
    Attenhofer Carl * (1837-1914)
    Attwood Thomas (1765-1838)
    Bach Johann Christian (1735-1782)
    Bach, Wilhelm Friedrich Ernst (1759-1845)
    Baermann Heinrich Joseph (1784-1847)
    Benda Georg (1722-1795)
    Berlin Irwing (1888-1990)
    Blavet Michel (1700-1768)
    Blumenthal Casimir, von (1787-1849)
    Boieldieu François Adrien (1775-1834)
    Boito Arrigo (1842-1918)
    Boyce William (1711-1779)
    Casadesus François Louis (1870-1954)
    Casadesus Henri (1879-1947)
    Cherubini Luigi (1760-1842)
    Clerambault Louis Nicolas (1676-1749)
    Damrosch Leopold (1832-1885)
    David Ferdinand (1810-1873)
    Devienne François (1759-1803)
    Duvernoy Fréderic (1767-1838)
    Eck Johann Friedrich (1764-1810)
    Ellington Duke (1899-1974)
    Engel Carl Immanuel (1764-1795)
    Elsner Josef (1769-1854)
    Fall Léo (1873-1925)
    Fürstenau Caspar (1772-1819)
    Geminiani Francesco Saverio (1679-1762)
    Gebauer François René (1763-1845)
    Gershwin George (1898-1937)
    Giroust François (1738-1799)
    Gossec François Joseph (1734-1829)
    Grétry André Ernest Modeste (1742-1813)
    Haydn Franz Joseph (1732-1809)
    Hoffmeister Franz Anton (1754-1812)
    Holzer Johann (1752-1818)
    Hummel Johann Nepomuk (1778-1837)
    Kayser Philipp Christoph (1755-1823)
    Koussewitzky Sergey Alex (1874-1951)
    Kozeluch Leopold Anton (1747-1818)
    Kreutzer Rodolphe (1766-1831)
    Krumpholtz Jean Baptiste (1745-1790)
    Lindtpaintner Peter Joseph (1791-1856)
    Liste Anton (1774-1832)
    Liszt Franz (1811-1886)
    Litolff Henry Charles (1818-1891)
    Loewe Karl (1796-1869)
    Lortzing Albert (1801-1851)
    Méhul Etienne Nicolas (1763-1817)
    Meyerbeer Gioacomo (1791-1864)
    Mozart Leopold (1719-1787)
    Mozart Wolfgang Amadé (1756-1791)
    Mozart Franz Xaver Wolfgang (1791-1844)
    Müller Alexander (1808-1863)
    Naumann Johann Gottlieb (1741-1801)
    Naudot Jacques Christophe († 1762)
    Nedbal Oskar (1874-1930)
    Neefe Christian Gottlieb (1748-1798)
    d'Ordoñez Carlos d' (1734-1786)
    Pfister Hugo * (1914-1969)
    Philidor François André (1726-1795)
    Piccini Nicola (1728-1800)
    Pijper Willem Frederik (1894-1953)
    Pleyel Ignaz (1757-1831)
    Puccini Gioacomo (1858-1924)
    Reissiger Karl Gottfried (1798-1859)
    Romberg Andreas (1767-1821)
    Sarti Giuseppe (1729-1802)
    Satie Erik (1866-1925) [fut Rosicrucien, donc pas Franc-Maçon à proprement parler]
    Schibler Armin *(1920-1986)
    Schnyder von Wartensee Xaver * (1786-1868)
    Schubert Franz Anton (1768-1827) [rien à voir avec Franz Schubert de l’Inachevée]
    Schultz Johann Abraham (1747-1800)
    Sibelius Jean (1865-1957)
    Sousa John Philip (1854-1932)
    Speyer Wilhelm (1790-1878)
    Spohr Louis (1784-1859)
    Spontini Gasparo (1774-1851)
    Stadler Anton (1753-1812)
    Sullivan (Sir) Arthur (1842-1900)
    Taskin Henry Joseph (1779-1852)
    Vieuxtemps Henry (1820-1881)
    Viotti Giovanni Battista (1753-1824)
    Weigl Joseph (1766-1846)
    Wesley Samuel (1766-1837)
    Whiteman Paul (1890-1967)
    Wranitzky Paul (1756-1808)

    Notes

    1) Ignaz von Born (1742-1791) célèbre minéralogiste et M... en Chaire de la Loge "Zur Wahren Eintracht", ami de Mozart qui – selon plusieurs historiens – lui aurait inspiré le personnage de Zarastro de la "Flûte enchantée".

    2) KV: Chevalier Ludwig von Köchel, Chronologisch-thematisches Verzeichnis sämtlicher Tonwerke Wolfgang Amadé Mozarts, Salzburg 1862, 6ème et 7ème édition non modifiée, 1965.

    3) Cette précision devrait servir à souligner l’importance qu’il y a de connaître les sources contemporaines (Rituels des Loges) si l’on veut éviter de tirer des conclusions hâtives. Aujourd’hui, les batteries diffèrent entre Loges d’Apprenti et de Compagnon et nombre de musicologues tirent des conclusions erronées quant aux rythmes musicaux à partir de prémisses inexactes.

    4) Au XVIIIème siècle, dans les Loges autrichiennes, il n’y avait pas de Tenue funèbre à proprement parler ; la mémoire des Frères défunts était honorée lors d’une Tenue d’élévation au 3ème grade.

     

    Harald Strebel





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