• Du symbolisme du cheval

    Georges Dumézil, Mythes et dieux des Indo-Européens Le culte du cheval commence très tôt dans l'histoire de l'humanité: on trouve des représentations imagées du cheval sur les gravures rupestres et dans les cavernes. Le cheval est également enterré avec le défunt très tôt. La symbolique du cheval est toutefois ambivalente: elle est simultanément solaire et lunaire. Dans la mythologie védique, le cheval blanc représente le soleil; dans le Rig-Veda, l'astre du jour est clairement désigné sous le nom d'«étalon».

    Un voyage entre les neuf mondes

    Les chevaux n'accompagnent que les hommes importants et aussi les dieux: le plus connu des chevaux divins est sans conteste Sleipnir, le coursier d'Odin («celui qui glisse rapidement»). Il possède huit jambes et est représenté par une étoile à huit rayons; le neuvième point, soit le centre, représente le siège du cavalier. Le chiffre "neuf" est le chiffre sacré d'Odin, qui désigne la Vie, plus exactement les neuf mois de la grossesse et aussi les neuf mondes. Il y a identité entre Sleipnir et l'Arbre du Monde, Yggdrasil (=Cheval/Porteur d'Yggr, lequel est Odin). Lorsque Odin chevauche son coursier, cette course est identique à un voyage entre les neuf mondes. Le cheval est un véhicule (comme aussi dans d'autres
    religions), tandis que l'esprit du cavalier ou du conducteur (de char) prend position.

    Dans la
    Chasse Sauvage aussi, le père cosmique Odin (All­vater Odin) chevauche Sleipnir, né du vent, aux côtés des morts, également montés, ce qui révèle la fonction transcendante du cheval: il dépasse les limites du monde et de la conscience; il est celui qui porte les hommes dans l'autre monde, il guide les âmes, est de la sorte un psychopompe, comme l'attestent bon nombre d'offrandes trouvées dans les tombes. Le jour et la nuit, la fertilité

    Jean Mabire, Legendes de la mythologie nordique Le cheval appartient, dans la mythologie, tant au monde de la lumière qu'à celui des ombres: il est tout à la fois "Skinfaxi", celui dont la crinière est de lumière, et "Hrimfaxi", celui dont la crinière est de suie; ces deux chevaux apportent le jour et la nuit. Le cheval blanc ailé est un symbole solaire, comme l'est Pégase dans la mythologie grecque. Parmi les découvertes archéologiques faites sur le site scandinave de Trundholm, nous avons ce splendide cheval, tirant sur un char le disque solaire. Dans cette fonction, le cheval est un être qui maintient et conserve la vie; c'est en tant que tel qu'il apparaît chez les Vanes et les divinités de la fertilité.

    Sigmund Freud, dans sa manie de tout vouloir sexualiser, a donné au symbole
    du cheval, récurrent dans les rêves, la signification de "puissance (sexuelle)", ce qui est une indication évidente à l'adresse des messieurs qui sont tombés bas de la selle, dont ils avaient rêvé: c'est le cheval qui fait le cavalier!

    En tant que soleil ou que coursier cosmique, le cheval est également
    symbole de l'intelligence: «Le cavalier royal symbolise la maîtrise totale par la puissance de l'esprit» (cf. Marlene Baum). Lorsqu'il est remplacé par un lion, ce­lui-ci incarne alors "le soleil qui sèche l'humidité et dissipe le brouillard" (cf. J. C. Cooper). Il y a en effet un rapport étroit entre le cheval et l'eau: Poséidon, le dieu de la mer, est représenté sous les traits d'un cheval. C'est lui qui engendre le premier cheval des origines, Skyphios, puis d'autres chevaux. «Ce lien du cheval à l'eau est d'origine nordique et provient des peuples de la Mer du Nord et de la Baltique» (cf. Marlene Baum). Le "Cheval des Vagues" est un kenning (une métaphore), propre à l'Edda, pour désigner les plus longs bateaux des Vikings. Les nuages sont les chevaux de combat des Walkyries. Chez les Grecs, Pégase apporte les orages et la pluie. Les chevaux tiraient des bateaux, des traîneaux et des chariots (comme, par exemple, dans le cas du char solaire de Trundholm, qui date environ de 1300 avant l'ère chrétienne).

    Dans les premiers âges, le cheval était évidemment un moyen de transport, si bien que la force motrice de l'automobile, qui l'a remplacé, se mesure encore en "chevaux". C'est une signification que l'on peut transposer dans le domaine spirituel. C'est ainsi que l'on peut expliquer certaines règles particulières, concernant le cheval, comme dans le cas des prêtres païens germaniques, auxquels il était interdit de chevaucher des étalons. On prédisait l'avenir d'après les hennissements des chevaux blancs (les Schimmel), car on estimait que ceux-ci entretenaient un rapport plus direct avec les sphères des l'au-delà. Les Germains comme les Grecs juraient sur la tête de leurs chevaux. La signification religieuse du cheval, moyen de transport, lui assurait une double position dans le "Futhark" ou l'"Oding", soit la série complète des runes, propres à tous les peuples germaniques: il y est le Raidho, le r, de "Reise", voyage, et de Ritt, chevauchée, et, en même temps, l'Ehwaz, l'e, le cheval [Ehwaz, terme en germanique ancien, se rapproche du terme latin "equus", ndt].

    Force chtonienne

    Jean Mabire, Thulé: Le Soleil retrouvé des hyperboréens Dans la mythologie
    celtique, la divinité équestre Epona possède une force chtonienne, la reliant au monde des morts. Dans le chamanisme, on souligne surtout l'importance du passage entre les mondes, c'est-à-dire entre les différents états de conscience, ce qui se retrouve dans le personnage mythologique d'Odin, qui, d'après la foi des Germains de l'antiquité, avait reçu une initiation de type chamanique. Le gibet, auquel le pendu est accroché, est désigné comme le "cheval du pendu" [cf. le récit où Odin subit une pendaison pour apprendre le secret des runes, ndt]. Nous venons de voir qu'un rapport similaire unit symboliquement Yggdrasil et Sleipnir, qui sont mis en équation. Cette interprétation se retrouve dans la
    religion chrétienne, qui a pris le relais du paganisme germanique des origines, car un poème anglais du 14ième siècle désigne la croix comme le "cheval du Christ".

    Le cheval est également un animal que l'on offre en sacrifice. La cérémonie du sacrifice, dans les
    religions, constitue une tentative de faire passer un souhait dans la réalité. En ce sens, elle est un acte qui sanctionne un passage, donc réalise un état de transcendance. L'eucharistie, que l'on célèbre après le sacrifice du cheval, doit unir le dieu au­quel s'adresse le sacrifice, le cheval sacrifié et les sacrificateurs. Les interdits, imposés par le christianisme et relatifs à la consommation de viande chevaline (qui furent décidés en 742 lors du "Concile germanique"), attestent d'une tentative d'extirper une coutume religieuse païenne et tout ce qu'elle signifie. Cependant, le souvenir de cette coutume persiste encore dans le vocabulaire allemand : dans le terme Stuten (type de biscuit, dont la dénomination signifie "jument") et dans l'expression de Honigkuchenpferd (= Cheval de pain d'épice), ersätze symboliques de l'antique consommation de viande chevaline. Dans le Phèdre de Platon

    Julien Ries (cur.), Traité d'anthropologie du sacré, volume 2 : L'Homme indo-européen & le sacré Dans son Phèdre, Platon décrit l'âme humaine comme étant composée de trois parties: l'une symbolisée par un noble cheval, l'autre par un canasson dépourvu de noblesse, et la troisième par un conducteur de char. Les crânes de cheval, que l'on trouve suspendus traditionnellement sur les pignons des fermes en Basse-Saxe, ont une signification apotropaïque (i.e . dévier la mort et le malheur de la maison). Le cheval apparaît aussi comme un cauchemar nocturne, qui induit la peur. Toutes ces coutumes relient le symbolisme du cheval à l'âme et à la vie de l'âme.

    Les Indiens d'Amérique du Sud considèrent que le cheval et son cavalier ne font qu'un, alors que nous y voyons toujours une dualité. Ils ne comprenaient pas la symbiose, qui pouvait s'opérer entre l'animal porteur et l'homme porté, parce que le cheval leur était étranger. Dans la
    symbolique, le cheval et le cavalier forme une dualité primordiale, originelle : il y a là alliance de la vitalité et de l'intelligence, du corps et de l'esprit, du ciel et de la terre.

    Le cheval demeure présent dans nos rêves


    Jeremie Benoît, Le paganisme indo-européen Pour répondre à la question, quel rôle joue le cheval dans la vie psychique et spirituelle de l'homme contemporain?, nous ne pouvons répondre que par une autre question: l'homme n'est-il que le parasite du cheval ou existet-il une symbiose entre eux? L'automobile, qui a largement remplacé le cheval dans l'univers lourdement matérialiste qui est le nôtre désormais, est effectivement notre esclave mécanique, car, contrairement au cheval, elle est sans vie, sans volonté propre. Pas étonnant dès lors que l'automobile n'a jamais pu véritablement remplacer le cheval; on constate, effectivement, que l'homme continue à voir des chevaux dans ses rêves, même s'il ne les voit et ne les connaît pas dans sa vie quotidienne. La présence de chevaux dans les rêves confirme l'hypothèse de Carl Gustav Jung, qui parlait du cheval comme d'un archétype (plus exactement comme l'archétype de la mère), comme d'un symbole tapi dans le subconscient collectif profond. Certes, le fier cavalier, montant le cheval archétypal de notre inconscient, peut paraître un anachronisme, il n'en demeure pas moins vrai que la symbolique liée au cheval, avec ses significations multiples, continue d'être bien vivante: le cheval reste par exemple symbole de liberté, perceptible notamment dans l'engouement des masses pour les cavaliers gardiens de vaches des plaines de l'Ouest de l'Amérique du Nord (les cow-boys), dont le cheval est évidemment le principal attribut. Par ailleurs, le mythe du chevalier, qui est un cavalier, conserve toute sa vigueur: à la caste des chevaliers appartenaient jadis ceux qui pouvaient entretenir un cheval, le monter et le mener à la guerre.

    Intermédiaire entre les sexes

    Le cheval n'est pas seulement confiné à la virilité; il est bien plutôt une sorte d'intermédiaire entre les sexes (cf. Marlene Baum). Dans les sports équestres, l'homme et la femme sont à égalité. Pour beaucoup, le cheval est plutôt un
    symbole de l'animalité en l'homme. Dans cette fonction, il fait office de miroir. Le cheval sans cavalier représente "dès la mythologie grecque, le thème de la souffrance dérivée du conflit irrésolu entre l'homme et la nature" (Marlene Baum). La séparation du cheval et du cavalier est l'image originelle de la césure; dans cette optique, les centaures de la mythologie grecque sont des êtres n'ayant pas encore subi cette césure. Cette césure fait ressentir à l'homme, depuis la lointaine aurore de la conscience, qu'il est un être fait d'incomplétude, une incomplétude qui le fait souffrir continuellement, et qui, de ce fait, fonde les croyances religieuses et pousse l'homme à créer.

    D.A.R. Sokoll


    (texte tiré de la revue Hagal, 3. Jg., 2/2000).

    Bibliographie:

    BAUM, Marlene: Das Pferd als Symbol: Zur kulturellen Bedeutung einer Symbiose, Frankfurt am Main, Fischer, 1991.

    COOPER, J. C.: Illustriertes Lexikon der traditionnellen Symbole, Wiesbaden, Drei Lilien, 1986.

    LURKER, Manfred (Hrsg.) e. a.: Wörterbuch der Symbolik, 2 erw. Aufl., Stuttgart, Kröner, 1983, pp. 525-526.

    SOKOLL, D. A. R.: Den Baum reiten: Die neun Welten der ger­ma­nischen Mythologie, Wuppertal, 1999.





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