• La philosophie islamique
    et la recherche de la Connaissance


    Abd-aç-Çabour Turrini
    Le mot « philosophie », dans son acception historique et
    académique, pourrait avoir une signification très réductrice, si
    on l’appliquait à la réalité islamique sans donner avant cela les
    précisions nécessaires. En effet, l’islam est, avant tout, une religion
    qui se situe dans le cadre du monothéisme abrahamique, comme
    troisième et dernière Révélation du même Dieu unique, après le
    judaïsme et le christianisme. La précision est fondamentale car,
    si l’islam, suivant les habitudes académiques occidentales, est
    appréhendé comme une culture, une réalité ethnique ou
    géographique, il est alors impossible de comprendre le rôle de la
    connaissance et de la recherche sapientielle, ainsi que la nature
    réelle de l’intérêt du monde islamique pour cette philosophie
    grecque, dite « falsafah », que l’islam a transmis à l’Occident
    médiéval.
    Etymologiquement, philosophia signifie « amour de la
    connaissance » ; mais de quelle connaissance s’agit-il ? Dans sa VIIe
    lettre, Platon écrivait : « Cette science n’est pas comme toutes les
    autres : elle ne peut en aucune façon se communiquer, mais, telle
    une étincelle, elle jaillit du feu dansant, elle naît brusquement
    dans l’âme… et se nourrit d’elle-même. »1 La connaissance que
    l’ « on ne peut pas communiquer » n’est donc pas d’origine
    humaine, mais d’origine divine, et prend naissance dans la partie
    1 Platon, VIIe lettre.

    la plus noble de l’âme, celle qui est semblable à la Réalité divine.
    Nous pouvons ainsi imaginer que, pour les commentateurs al-
    Farâbî (870-950), Ibn Sînâ (980-1037) ou Ibn Rushd (1126-1198),
    rien ne correspondait plus à la doctrine islamique, selon laquelle
    l’homme est créé ‘alâ çûratiHi, à l’ « image de la forme divine »2.
    Dans la conception aristotélicienne, la philosophie première
    s’occupait des principes métaphysiques, des structures ontologiques
    générales, et donc de Dieu même. Dans ce sens, la philosophie
    s’intéressait à la totalité qualitative de l’être, tendant ainsi aux
    principes universels, à l’unité principielle d’où dérive la multiplicité
    des formes. Pour Platon, il était évident que l’on ne pouvait
    expliquer la réalité du monde manifesté sans recourir à un principe
    d’ordre supra-formel. Quant à Aristote, il écrivait, dans sa
    Métaphysique : « S’il n’y avait rien d’éternel, il ne pourrait pas
    non plus y avoir le devenir. »3 Au cours des siècles et jusqu’à nos
    jours, la philosophie occidentale a fait preuve d’une perte d’intérêt
    croissante pour ce type de connaissance unitaire et principielle. Elle
    a progressivement privilégié d’autres facettes, et différentes
    branches du savoir toujours plus spécialisées et de moins en moins
    dépendantes d’un cadre unitaire.
    Pour parler de philosophie en islam, notamment entre 800 et
    1200, c’est-à-dire durant une grande partie du Moyen Age,
    caractérisée par la traduction et le commentaire islamique des
    classiques de Platon et d’Aristote, nous devons nous souvenir que
    l'intérêt islamique pour la philosophie concernait cette connaissance
    dont l’objet est Dieu, Ses Attributs et les possibilités de se rattacher
    intellectuellement à la Réalité divine. Si Ibn Sînâ, Ibn Rushd et
    le monde islamique s’approchèrent de ces « compagnons de
    voyage », ce ne fut pas par une stérile propension à l’érudition,
    mais plutôt par une tension métaphysique visant à vivifier la
    2 Muslim, Bukhârî.
    3 Aristote, Métaphysique.

    philosophie aristotélicienne et néoplatonicienne, grâce à la
    contemplation des universaux à travers l’unio mystica ou fanâ’
    bi-Llâh, l’extinction permettant la connaissance de Dieu. La
    falsafah, traduction arabe du mot « philosophie », a donc, d’une
    part, servi de support à la réflexion spirituelle dont les paramètres
    se trouvaient dans les doctrines révélées. En effet, qu’ils soient
    juifs, chrétiens ou musulmans, les savants du Moyen Age trouvaient
    dans le commentaire de Platon et d’Aristote des modalités
    univoques d’expression, puisqu’ils étaient animés d’une même
    aspiration religieuse et sapientielle. D’autre part, elle a permis de
    rappeler la distinction entre la vraie nature de la Connaissance,
    c’est-à-dire la Sagesse divine (al-hikmah al-ilâhiyyah), et la science
    plus limitée, rationnelle et humaine, qu’est la falsafah. Celle-ci,
    devenue autonome par rapport au cadre unitaire de la doctrine
    religieuse et des principes métaphysiques, prétendait étudier la
    réalité en négligeant l’objet réel de sa recherche, Dieu.
    Lorsqu’on examine le panorama de la philosophie, on se rend
    compte que l’opposition contenue dans les dialogues platoniciens
    entre la vraie philosophie et les sophistes, qui n’argumentaient
    que par la dialectique et les forces de la raison, revendiquant
    l’autonomie de celle-ci par rapport à la religion dans la recherche
    de la vérité, est un argument qui a beaucoup marqué les réflexions
    dans le milieu islamique. Le terme kalâm, qui signifie littéralement
    « mot », « discours », et d’où est tiré le terme al-mutakallimûn,
    « ceux qui s’occupent de la science du kalâm », désigne cette
    perspective que les spécialistes occidentaux définissent de façon
    impropre comme « spéculation théologique islamique ». Il est
    important de distinguer la science du kalâm comme réflexion et
    approfondissement cognitif de la Parole coranique, du kalâm
    synonyme de « rationalisme religieux » marqué, dans un cercle
    restreint de penseurs et dans une limite de temps tout aussi
    restreinte, par l’emploi de la dialectique rationnelle pour une
    défense apologétique des principes religieux. Al-Farâbî et Ibn

    Rushd définissent les mutakallimûn comme étant des apologistes
    s’occupant moins de soutenir une vérité démontrée ou démontrable
    que de défendre, à travers une dialectique théologique rationnelle,
    les différents aspects de la religion et des dogmes. Les mu‘tazilites,
    constitués d’un groupe de penseurs musulmans qui se forma vers
    la première moitié du IIe siècle de l’Hégire, dans la ville de Basra,
    et se développa à Bagdad, alors capitale de l’empire abbasside,
    sont considérés comme les plus anciens mutakallimûn. L’origine
    de ce groupe nous est indiquée par Shahrastânî (1076-1153), né en
    Iran et grand critique d’Avicenne : Wâçil ibn ‘Atâ’, fondateur de
    l’école mu’tazilite, était en désaccord avec son maître, Hasan al-
    Baçrî4 sur la conception des péchés graves. Wâçil exprima son
    opinion en public puis forma, avec ses disciples, un nouveau
    groupe autour de la colonne de la grande mosquée de Basra. Hasan
    al-Baçrî s’exclama alors : « Wâçil s’est séparé de nous (i‘tazala
    ‘annâ). » Dès lors Wâçil et ses disciples furent appelés « les
    séparés » (al-mu‘tazilah).
    Au-delà de cet épisode, il est particulièrement significatif que
    Wâçil se soit séparé non seulement de son maître spirituel — ce
    qui dans la tradition islamique signifie se détacher des possibilités
    de connaissance et de réalisation spirituelle —, mais aussi que sa
    doctrine soit une conception scindée du tawhîd, l’Unicité divine,
    sur laquelle les mu‘tazilites pensaient s’appuyer pour soutenir
    leur position doctrinale. Celle-ci se base sur une compréhension
    du tawhîd, limitée ontologiquement au plan de l’Etre inconditionné
    sans s’étendre jusqu’au plan du conditionné, en opérant une
    fracture entre transcendance et immanence, dont la conséquence
    immédiate est la négation des Attributs divins. Le rejet, par les
    4 Hasan al-Baçrî, né à Messine en 642 et mort à Basra en 728, fut un grand
    saint et un pôle spirituel de son époque. Il compte parmi les plus grands
    savants et témoins de l’islam. Il était aussi contemporain de Râbi‘ah al-
    ‘Adawiyyah (713-801), célèbre figure de sainteté féminine, à qui il adressait
    plus particulièrement ses enseignements.

    mu‘tazilites, des conceptions anthropomorphiques naïves des
    littéralistes hanbalites, qui eux-mêmes, réagissaient aux
    rationalistes dans le domaine religieux, les avait conduits vers
    un « dépouillement » absolu et transcendant de la Nature divine.
    Ce dépouillement (ta‘tîl), d’un côté, niait la possibilité accordée
    à l’homme de voir Dieu dans l’Au-delà, et de l’autre, supposait, de
    façon contradictoire, un lien causal entre le monde de la matière
    et la Cause des causes, Dieu.
    La conception rationaliste, devenue spéculation théologique,
    perdait complètement la dimension symbolique qui permet de
    rattacher l’attribut immanent et conditionné tel que nous le
    connaissons en ce monde, à l’archétype divin où toutes les qualités
    ont leur seule réalité. Le plan divin reste ainsi scindé et sans rapport
    avec la réalité manifestée, et la dimension cognitive perd
    complètement sa raison d’être qui est la réalisation spirituelle et
    la conscience de la Réalité divine, pour ne devenir qu’une
    spéculation idéaliste et imaginaire. De même que s’effectue une
    fracture qui ne permet pas de relier la transcendance divine avec
    le plan du monde créé, le système mu‘tazilite ne sait pas distinguer
    entre le plan de la liberté humaine et celui de la prédestination
    divine, et conçoit la justice divine en fonction de la seule volonté
    humaine. Cette vision, dans laquelle la volonté est libre de générer
    des actions positives ou négatives, néglige la valeur de la grâce
    divine en faisant tomber la religion dans une sorte de moralisme
    plat, privé d’ « épaisseur verticale ». Al-Ash‘arî (874-935), grand
    adversaire des mu‘tazilites et des littéralistes hanbalites, dira en effet
    que les mu‘tazilites détruisent la dimension du mystère, du suprasensible
    (al-ghayb), en voulant substituer la raison à la foi. Dans
    la perspective islamique orthodoxe, cette destruction est le résultat
    d’une erreur dans l’ordre de la connaissance, advenant lorsque la
    faculté rationnelle est utilisée dans un domaine impropre, après
    s’être rebellée contre une dimension de servitude spirituelle qui est

    la seule permettant l’accès à la véritable connaissance intellectuelle.
    Dans le chapitre CLXVII des Futûhât al-makkiyyah, Ibn ‘Arabî
    (1165-1240) traite justement d’un voyage cognitif à travers les
    cieux, voyage qu’accomplissent un initié conduit par son maître sur
    le véhicule de la religion, et un théoricien rationnel qui croit
    pouvoir obtenir la même connaissance avec ses propres forces.
    L’insuccès du théoricien devient de plus en plus évident, dans le
    parcours vers le Trône du Miséricordieux :
    « Ce théoricien est aliéné sous l’empire de sa réflexion. Or,
    la réflexion n’a pas d’autre domaine où s’exercer que son champ
    d’investigation propre, et c’est un simple moyen de
    connaissance parmi bien d’autres. En effet, à chaque faculté
    chez l’homme correspond un champ d’investigation restreint
    qu’il ne saurait franchir. Aussitôt que cette faculté franchit les
    limites de son domaine spécifique, elle tombe dans l’erreur et
    se fourvoie. Ce faisant, elle dévie complètement de sa voie
    droite. La perception visionnaire détecte fort bien sur quel
    écueil trébuchent les preuves rationnelles. C’est tout simplement
    qu’elles sortent de leurs propres limites. Au vrai, les intellects
    ratiocinants qui se fourvoient sont égarés par leurs propres
    réflexions. Celles-ci les égarent pour qu’ils se donnent libre
    carrière hors de leurs limites, et c’est ce vagabondage qui
    amène les ratiocineurs à juger arbitrairement sans compétence
    et à s’employer hors de leur champ propre, cela afin de bien
    mettre en évidence la faveur de certains par rapport à d’autres.
    Car en vérité, la faveur se manifeste dans le monde pour que
    l’on sache que Dieu est plein de sollicitude à l’égard de certains
    de Ses serviteurs, tandis qu’Il en délaisse d’autres ; pour que
    l’on sache en outre que la possibilité de chacun a sa limite, et
    qu’enfin, la supériorité que Dieu accorde à qui Lui plaît est
    une distinction personnelle liée à telle faculté spirituelle
    ABD-AÇ-ÇABOUR TURRINI
    5 Fî ma‘rifat kimiyâ as-sa‘âdah wa asrârihi, trad. Stéphane Ruspoli,
    L’alchimie du bonheur parfait, Berg International, Paris.

    agréable à Dieu, l’Omniscient, le Tout-Puissant. »5
    La raison est donc valable uniquement dans la sphère humaine,
    et ne peut étudier ce qui est supérieur à la réalité contingente. La
    connaissance de la Vérité et des réalités principielles n’a pas pour
    objet l’homme, mais Dieu, qui Se rend connaissable grâce à la
    faculté spirituelle de Son serviteur. Cette faculté spirituelle est
    l’intellect (al-‘aql), qui n’est pas d’ordre rationnel mais suprarationnel.
    Ce n’est que sur ce plan qu’il peut y avoir syntonie entre
    religion et connaissance. A ce propos, la rencontre entre le jeune
    Ibn ‘Arabî et Ibn Rushd, alors arrivé à la fin de sa vie, est instructive.
    Ayant eu connaissance de l’ouverture spirituelle et de la profondeur
    intellectuelle d’Ibn ‘Arabî, Ibn Rushd demanda à pouvoir le
    rencontrer. Ibn ‘Arabî rapporte ainsi cette rencontre :
    « A mon entrée, le philosophe, de sa place, vint à ma
    rencontre en me prodiguant les marques démonstratives
    d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis
    il me dit : “Oui.” Et à mon tour, je lui dis : “Oui.” Alors, sa joie
    s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite,
    prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa
    joie, j’ajoutai : “Non.” Aussitôt, Ibn Rushd se contracta, la
    couleur de ses traits s’altéra, et il sembla douter de ce qu’il
    pensait. Il me posa cette question : “Quelle sorte de solution
    as-tu trouvé par l’illumination et l’inspiration divine ? Estelle
    identique à ce qui nous dispense, à nous, la réflexion
    spéculative ?” Je lui répondis : “Oui et non. Entre le oui et le
    non, les esprits prennent leur vol hors de leur matière, et les
    nuques se détachent de leur corps.” Ibn Rushd pâlit, je le vis
    trembler ; il murmura la phrase rituelle : “il n’y a de force
    qu’en Dieu” car il avait compris ce à quoi je faisais allusion. »6
    La faculté spéculative, ou raison, est liée à la dimension
    individuelle et ne peut s’élever au niveau de la « Vérité révélée »,
    6 Traduction de Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme
    d’Ibn ‘Arabî, Flammarion, Paris.

    ou à celui de l’intuition intellectuelle dépendant de l’inspiration
    divine. Cette dernière peut aussi se servir de qualités propres à
    l’individualité humaine, comme la raison, et trouver des
    correspondances que nous pouvons appeler « rationnelles », sur
    lesquelles s’appuie une vérité dont la portée est bien différente.
    Mais ce que la raison ne peut pas faire, c’est parcourir la distance
    qui se trouve entre la logique spatio-temporelle qui réglemente le
    savoir en ce monde, et le « dépôt révélé » inhérent à la Réalité
    divine. Ibn ‘Arabî dit en effet qu’ « entre le oui et le non les esprits
    prennent leur vol hors de leur matière et les nuques se détachent
    de leur corps. »
    L’intellect, dans la conception aristotélicienne, et tel qu’al-
    Farâbî le commente et l’amplifie dans l’exposition et le
    développement de sa Risâlah fî ma‘ânî al-‘aql, ou dans ce qu’en
    disent Ibn Sînâ et Ibn Rushd (qui a marqué le Moyen Age latin
    jusqu’à être surnommé le « Commentator », le commentateur
    par excellence d’Aristote), est une réalité distincte de la ratio ou
    « raison ». De nature supra-individuelle et universelle, l’intellect
    est ainsi placé au-dessus de l’homme. Cet intellect contient les
    formes universelles et les principes archétypiques, que l’ « intellect
    agent » ou Intelligence divine actualise et réalise. Mais comment
    ce processus de connaissance et d’identification entre connaissant
    et connu advient-il ?
    La thématique de l’intellect « potentiel », « agent » et
    « acquis », les possibilités de connaissance humaine, la
    constitution ontologique de l’homme et le rapport possible entre
    intellect « potentiel » et « agent », ont constitué autant de grands
    débats, transmis par les commentateurs musulmans à l’Occident
    latin. Cela est advenu avec le support doctrinal que l’islam a
    donné aux expressions des classiques grecs, retrouvant cette
    revitalisation spirituelle due à la sophia perennis que l’Occident
    n’a pu recevoir que dans la mesure où les savants du Moyen Age
    étaient chrétiens, donc « religieux ». Car seule la perspective

    sapientielle religieuse pouvait exprimer les structures des principes
    cognitifs universels. Nous pouvons en effet dire que l’islam, à
    travers le commentaire de Platon et d’Aristote, n’a pas seulement
    apporté sa contribution culturelle ou érudite à l’Occident ; il est
    entré en syntonie avec le monde chrétien, accomplissant une
    sorte de « miracle intellectuel » qui a amené le christianisme à
    s’exprimer, du moins jusqu’en 1300, selon ces catégories
    conceptuelles capables de formuler la même réalité métaphysique
    constituant l’axe unique des Révélations.
    « L’intellect humain est seul et identique pour tous » ; « le
    monde est éternel » ; « l’âme qui forme l’homme en tant qu’homme
    se corrompt, et l’homme se corrompt » : ce sont là quelques-unes
    des thèses principales à travers lesquelles Ibn Rushd, devenu
    Averroès en Occident, et ses disciples sont évoqués dans un
    mémorial que Gilles de Lessines présente à Albert le Grand en
    1270. Dans l’édit du 7 mars 1277, l’évêque de Paris, Etienne
    Tempier, à l’instigation du pape Jean XXI, recueille et condamne
    219 propositions dont la plupart proviennent de Siger de Brabant,
    et qui contiennent une grande partie des thématiques
    métaphysiques et théologiques exposées et commentées par
    Averroès. Il est évident que de nombreuses propositions
    condamnées par Tempier n’ont rien à voir avec Aristote ni avec
    Averroès, mais elles sont devenues le prétexte d’altérations qui
    ont caractérisé soit le libertinage parisien soit l’intégrisme chrétien.
    Cependant, avec la mise au ban de ces propositions, en particulier
    celles de l’intellect « séparé », « unique » et « universel », l’Occident
    chrétien a pris le chemin du rationalisme et de la sécularisation.
    En éliminant la catégorie de l’intellect, d’une part, on supprime la
    dimension cognitive qui permet l’élévation à la réalité supraformelle,
    et de l’autre, on dénature la réalité intrinsèque de la
    religion puisqu’on la prive de son but premier : la connaissance de
    Dieu. Méconnaître la réalité de l’intellect comporte de nombreuses
    autres conséquences qui ont poussé le monde occidental vers le

    rationalisme athée et moderne, et le monde islamique vers les
    tendances intégristes et fondamentalistes.
    Al-Farâbî et Ibn Sînâ, qui influenceront toute la pensée médiévale,
    s’arrêtent sur la différence entre essence (dhât), et existence (wujûd) :
    l’existence n’est pas contenue dans l’essence, c’est-à-dire qu’elle
    n’est qu’une possibilité. La réalité de l’essence ou de l’être transcende
    l’existence. Seule l’essence de Dieu contient Son existence. Cette
    distinction, ainsi que le concept d’intellect, est fondamentale
    puisqu’elle constitue la grille de principes qui permet de maintenir,
    dans la même réalité religieuse, une perspective transcendante et
    métaphysique. En effet, ce n’est pas un hasard si, dans le monde
    islamique, ceux qui se sont particulièrement acharnés contre l’étude
    de Platon et d’Aristote, surtout pour nier la validité des réalités
    principielles, comme l’intellect, les archétypes universels, la
    distinction entre essence et existence, sont ceux qui ont soutenu
    une approche littéraliste et idéologique de l’islam.
    C’est le cas d’Ibn Taymiyyah (1263-1328), théologien hanbalite
    né à Harran, ville symbole de la philosophie à une certaine époque,
    et qui mourut en prison à Damas. Il critiquera Ibn Sînâ, Ibn Sab‘în
    (m. 1270), ce savant de Murcie, chargé par Frédéric II Hohenstaufen
    de répondre aux fameuses « questions siciliennes », et, bien-sûr,
    Ibn ‘Arabî. Ses critiques portent notamment sur l’explicitation des
    concepts d’essence et d’existence, considérant que seules les
    existences sont vraies. Les critiques envers Aristote et Platon
    concernent tout ce qui touche au Principe et à la métaphysique.
    Attiré par la logique aristotélicienne, et limitant son intérêt à la
    sphère logique et syllogistique, Ibn Taymiyyah néglige la réalité
    ontologique et principielle des universaux. Dans le Livre de la
    réfutation des logiques, il propose une logique de remplacement,
    non aristotélicienne, mais toujours basée sur l’emploi d’une science
    rationnelle. Il semble contradictoire qu’Ibn Taymiyyah puisse
    concilier un élan hyper-rationnel, comme les formulations de la
    syntaxe logique, et être en même temps un littéraliste intransigeant

    et un réformateur audacieux de l’islam. Sur le plan religieux, il
    s’attaque au soufisme et au culte des saints, c’est-à-dire à ce qui
    relève de la dimension verticale et transcendante de la religion.
    Cette contradiction n’est qu’apparente, puisque les mouvements
    wahhabite du XVIIIe siècle et salafite du XIXe, empreints des
    mêmes conceptions réductionnistes que celles promues par Ibn
    Taymiyyah, font preuve d’une incompréhension similaire envers tout
    ce qui dépasse la lettre, reprenant la question de l’opposition au
    culte des saints, avec la même prétention de réforme et de
    purification. Eux aussi opèrent un réformisme religieux qui se base
    sur des critères pseudo-rationnels et scientifiques, à travers lesquels
    ils voudraient établir la légitimité de la religion. Ainsi les opposés
    se rejoignent : ceux-mêmes qui ont critiqué le kalâm et le
    rationalisme philosophique en lui opposant un littéralisme radical
    se trouvent ensuite être les premiers à vouloir réformer l’islam
    selon des critères purement mentaux.
    Avec la pensée réformiste de Jamâl-ad-dîn al-Afghânî (1838-
    1897), reprise en Egypte par Muhammad ‘Abduh (1849-1905) et
    par son élève Muhammad Rashîd Ridâ (1865-1935), on arrivera à
    l’expression officielle du mouvement salafiyyah de la fin du XIXe
    siècle, pour passer ensuite, dans le même sillage, à ce qui deviendra
    le mouvement des Frères Musulmans, né en Egypte en 1928, et les
    autres mouvements fondamentalistes actuels. Les conséquences de
    la perte d’une perspective métaphysique semblent donc évidentes.
    Cette perte ne concerne pas des « concepts » abstraits ou mentaux,
    mais des « réalités intellectuelles » qui permettent la correspondance
    entre réalisation spirituelle et connaissance. Le filon qui relie le
    mouvement mu‘tazilite, Ibn Taymiyyah, les wahhabites, les salafites
    et les actuels mouvements fondamentalistes, malgré quelques
    divergences superficielles, repose sur une séparation ou scission
    entre dimension intérieure et dimension religieuse. Rappelons que
    Wâçil Ibn ‘Atâ’, que nous avons déjà cité, s’est séparé de son maître,
    Hasan al-Baçrî, qui était un réel pôle de référence spirituelle et

    représentait la présence de cette connaissance spirituelle qui se
    transmet des prophètes aux vrais « intellectuels » et savants de
    l’islam.
    Les rationalistes occidentaux ont connu un destin analogue. En
    se plaçant au point de vue d’un « agnosticisme » désenchanté à
    l’égard de la religion, de la transcendance et des formulations
    philosophiques archétypiques, ils ont perdu la possibilité de placer
    les principes doctrinaux et métaphysiques dans une vraie perspective
    cognitive, allant jusqu’à se demander, à l’instar du célèbre orientaliste
    français Ernest Renan (1823-1892) — que nous citons ici à simple
    titre d’exemple —, comment il était possible d’être averroïste, et
    d’imaginer un intellect transcendant, séparé et universel. Renan
    considérait les conceptions exprimées par Averroès comme une
    sorte d’anticipation maladroite de la prétendue universalité des
    principes de la raison pure de Kant. La réduction de l’ontologie et
    de l’universel à une dimension psychologique et humaine est une
    autre conséquence de la perte des « catégories intellectuelles ». Du
    reste, il est bien connu que Renan éprouvait une réelle aversion
    pour toute perspective transcendante et supra-individuelle, et qu’il
    nourrissait une confiance inconditionnelle dans la science et le
    positivisme qu’il voyait comme la religion de l’humanité.
    Examinons maintenant ce que pouvait signifier la réalité de
    l’intellect dans la perspective islamique, et la raison pour laquelle
    Ibn Rushd et les savants musulmans y trouvaient tant d’intérêt.
    La doctrine islamique a une correspondance parfaite, puisque le
    terme ‘aql signifie justement « intellect », traduction du grec noûs,
    tout comme les termes « archétype », « essence », sont exprimés
    par les mots ‘ayn et dhât. En arabe, al-‘aql al-kullî signifie
    étymologiquement « ce qui lie l’absolu à la création » et « ce qui
    lie l’homme à la vérité », et représente l’axe vertical qui permet à
    l’homme de se dépasser lui-même en maintenant la voie droite
    (aç-çirât al-mustaqîm). Dans le Coran, il est dit, à propos des
    fourvoyés, qu’ « ils ne se servent pas de l’intellect » (wa lâ ya‘qilûn).

    Le terme al-‘aql al-kullî, « l’intellect universel », ne doit pas être
    confondu avec al-‘aql al-juz’î, qui signifie « raison » dans son
    acception individuelle et humaine. Symboliquement, la même
    différence existe entre le soleil et son reflet médiat. Jalâl-ad-dîn
    ar-Rûmî (1207-1273), de naissance persane, et maître fondateur
    de la confrérie Mawlawiyyah (Mevlevi en turc), disait que lorsque
    la raison s’élève de façon prométhéenne pour comparer la vérité
    à ses propres forces, elle ne fait rien moins que « diffamer
    l’intellect »7. Si l’intellect est intègre (al-‘aql as-salîm), il s’unit
    avec le principe de la Révélation et effectue la correspondance
    entre la manifestation macrocosmique qu’est la Révélation et la
    manifestation microcosmique constitué par l’intellect.
    Pour que cette union se réalise, l’âme (an-nafs) ne doit plus
    être ce voile qui cache Dieu à l’homme. Cette correspondance peut
    s’effectuer, pour reprendre un symbolisme traditionnel,
    uniquement quand les « eaux inférieures », c’est-à-dire les réalités
    psychiques et passionnelles, alors gouvernées et immobilisées,
    laissent filtrer la lumière de l’intellect. C’est la raison pour laquelle,
    du point de vue traditionnel, intellectualité et spiritualité sont
    synonymes, car seule la religion révélée peut donner l’ouverture
    intellectuelle grâce à la bénédiction (barakah) contenue dans le
    rite religieux, qui contrebalance les forces psychiques de l’âme.
    Dans le mythe platonicien du char ailé8, où un cocher guide
    le long d’un parcours elliptique vers le ciel, deux chevaux, l’un
    excellent et l’autre indocile, c’est la tripartition de l’âme humaine
    qui est symbolisée : l’intellect doit guider l’âme dans son ascension
    cognitive en sachant gérer la partie noble et la partie passionnelle
    de l’âme. Le parcours vers le faîte du ciel pour la contemplation des
    vérités éternelles ne sera rendu possible qu’à la condition que le
    52 La philosophie islamique et…
    7 Fîhi mâ fîhi, trad. Eva de Vitray-Meyerovitch, Le livre du Dedans, Albin
    Michel, Paris.
    8Platon, Phèdre. La tripartition de l’âme apparaît dans d’autres dialogues
    platoniciens, dont la République.

    cocher parvienne à gouverner les chevaux. Pour Platon, l’intellect,
    par la vision et l’intuition, pouvait accéder au degré suprême de
    la connaissance. Ce concept de « vision » exprime la connaissance
    directe et immédiate, accessible par l’intuition intellectuelle,
    lorsque l’intellect s’est libéré et purifié des voiles ou illusions qui
    caractérisent la connaissance contingente et médiate liée aux lois
    de ce monde. Le mythe de la caverne, célèbre dialogue constituant
    le septième chapitre de la République de Platon, est tout aussi
    emblématique en ce qui concerne le symbolisme de la connaissance.
    L’image est celle d’une caverne dans laquelle se trouvent des
    hommes enchaînés. Ils ne peuvent regarder que devant eux, vers
    le fond de la caverne. Derrière eux brille la lueur d’un feu allumé
    au loin, sur une hauteur. Entre les hommes et le feu grimpe un
    chemin bordé d’un muret. Le long de ce muret passent des
    personnes qui parlent ou se taisent, et portent des objets de tous
    genres. Les habitants de la caverne ne voient que les ombres des
    personnes et des objets projetées sur le fond de la caverne et
    croient qu’elles sont la réalité. L’un d’eux, libéré et attiré par la
    lumière, découvre la réalité véritable des objets, des personnes, du
    feu et de la lumière solaire qui rend visible toute la réalité
    intelligible. Cette caverne symbolise le monde, et ces prisonniers
    les hommes. La montée vers le haut et la contemplation des choses
    vraies et réelles représentent l’ascension de l’âme jusqu’au monde
    intelligible, dans lequel l’idée du Bien, ou de la Réalité divine, est
    la plus difficile à percevoir à cause de son excellence et de sa
    luminosité. Elle est représentée par la lumière solaire, qui appelle
    à la vérité et à l’intelligence.
    Le principe de base de la connaissance intellectuelle est un
    principe que nous pouvons définir comme absolument universel
    et de portée métaphysique : « Seul le semblable peut connaître le
    semblable. » Toute connaissance consiste donc en l’identification
    d’une modalité d’être avec un archétype supra-individuel et
    universel, identification par laquelle l’homme réalise sa vraie

    nature essentielle. Dans la perspective islamique comme dans la
    perspective chrétienne médiévale, il était évident que l’homme
    pouvait connaître les vérités universelles et aspirer à la connaissance
    de Dieu parce qu’une partie de l’âme — la partie intellectuelle, et
    non la partie rationnelle — est de nature divine, ‘alâ çûratiHi,
    « selon Sa forme » ou, d’après l’expression biblique, faite « à Son
    image et à Sa ressemblance ». Saint Bernard attestait que cette
    « forme » divine est la condition nécessaire pour la connaissance
    de Dieu, puisque, continue saint Bernard : « L’oeil ne voit pas le soleil
    tel qu’il est, mais de la façon dont il illumine les objets, que ce soit
    l’air, une montagne ou un mur. Il ne verrait pas ces objets s’il ne
    participait pas de la nature de la lumière par sa propre transparence
    et limpidité. De plus, transparent et limpide, il ne voit la lumière
    que proportionnellement à sa propre limpidité et transparence. »9
    Seul le « symbole » dans le sens de symballein (« unir », « mettre
    ensemble », « réunir »), peut accomplir, par la mise en acte des
    instruments rituels d’origine divine, véritables « symboles agis »,
    cette noèsis ou « intellection » qui opère le processus de purification
    élevant une faculté individuelle comme la raison à la participation
    à une dimension supérieure, transcendante et inspirée de la
    Connaissance et de la Présence divine.
    Ce qui poussait le monde islamique vers Platon et Aristote n’était
    pas un intérêt personnel pour des philosophes ou pour des systèmes
    philosophiques. Leur intérêt portait sur la vérité et sur les principes
    sapientiaux qui n’ont ni auteur ni temps, puisque derrière Platon
    se trouve Socrate, et derrière Socrate se trouve un antique savoir
    dont Socrate lui-même ignorait la provenance. Ce savoir universel
    ou cette sophia perennis, a pu être réactualisé grâce au support
    religieux de l’islam. Divers concepts permettant de dessiner un cadre
    précis sur la réalité de la connaissance ont ainsi pu émerger : d’abord,
    la connaissance n’est pas un processus humain mais « intellectif »,
    synonyme de spirituel et de divin ; ensuite, la connaissance se fonde
    sur la partie la plus noble de l’âme humaine, de nature divine ; enfin,
    54 La philosophie islamique et…
    9 Saint Bernard, Cantica Canticorum.

    la connaissance porte sur ce qui est vrai, mais ce qui est vrai
    correspond à ce qui est réel, de sorte que les essences et les universaux
    sont plus réels que leur reflet exprimé dans le monde manifesté.
    Nous voudrions maintenant souligner un dernier aspect spirituel
    que la réalité du soufisme a fait apparaître. La Connaissance est
    une réminiscence, un souvenir (dhikr) actualisé par la répétition
    des mots de la révélation coranique, par l’efficacité substantielle
    des mots archétypiques. Mais ce souvenir est une élévation de
    l’esprit (ar-rûh) au-dessus de l’âme et une transformation
    alchimique, dans laquelle le coeur de l’homme, réceptacle de la
    Connaissance et de l’identification divines, se tourne vers son
    Seigneur et permet à la lumière intellectuelle de l’illuminer.
    Toutefois, seul Dieu, qui est « Celui qui retourne les coeurs »
    (Muqallib al-qulûb), peut opérer ce retournement du coeur et
    réorienter le croyant vers la lumière de la Connaissance, comme
    l’illustre le hadîth : « Le coeur du croyant repose entre les mains
    du Miséricordieux. »10 Dans la perspective islamique, nous
    pouvons affirmer que c’était ce même retournement qu’al-Farâbî,
    Ibn Sînâ, et Ibn Rushd envisageaient, à travers le mythe platonicien
    de la caverne, lorsqu’ils lisaient que l’homme qui se libère de ses
    chaînes se tourne vers la lumière de l’intellect.

    10 Tradition islamique reprise par Frédéric II Hohenstaufen dans les « questions
    siciliennes », où il demande à Ibn Sab‘în de répondre à différentes
    questions, dont la dernière porte sur la signification de ce hadîth.





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