• Alchimie et évolution spirituelle

     

    Fernand Schwarz  
     LES ORIGINES DE L'ALCHIMIE SE PERDENT DANS LA NUIT DES TEMPS


    Le mot alchimie évoque bien souvent la célèbre image du Moyen-Age qui nous montre un vieil homme affairé dans son laboratoire, autour d'instruments plus mystérieux les uns que les autres, et dont on dit qu'une seule obsession l'habitait : découvrir la pierre philosophale.

    Or il s'avère que cette science des transmutations, qu'il s'agisse des métaux ou des plantes, n'était étrangère ni aux Arabes, ni aux Egyptiens, ni même aux Chinois ou aux peuples de l'Amérique précolombienne. Par sa caractéristique fondamentale qui est de construire une vision symbolique des mutations naturelles, elle prendrait ses racines dans les origines mêmes de l'homme.

    Toutes les traditions magico-religieuses qui nous viennent de la plus haute antiquité, traduisent en effet le souci constant de nos ancêtres de donner un sens profond aux mutations naturelles, qu'ils en aient été les témoins ou les protagonistes.

    Prenons par exemple l'extraction des métaux. Pour l'homme dit "primitif", le métal est le coeur vivant de la pierre inanimée. L'extraire de sa gangue matérielle n'est autre que décomposer et recomposer la nature par une suite de purifications. Face à la pierre brute, symbole d'inertie, de "lumière morte", le métal pur oppose son extraordinaire souplesse ainsi que sa dureté, toutes deux symboles d'une matière capable d'épouser les formes de l'esprit.

    L'alchimie est donc, avant tout, la science et l'art des transmutations.

    Elle apporte un changement profond à la nature des choses tout en restant dans un cadre naturel. Elle est en ce sens une science de l'être.


     
    L'ALCHIMIE N'EST PAS UNE SCIENCE OBJECTIVE

     

    On a souvent voulu donner à l'alchimie la qualité d'ancêtre de la chimie. Or cette conception de l'alchimie ne peut en aucun cas nous conduire à sa compréhension, la chimie étant une toute autre approche des phénomènes naturels.

    Certes, dans un cas comme dans l'autre, il est question des mutations naturelles. Mais, alors que la chimie est basée sur l'observation des phénomènes, que sa démarche va donc de l'extérieur (observateur) vers l'intérieur de la matière (composants), l'alchimie aborde les phénomènes de l'intérieur vers l'extérieur, donc de l'essence vers l'apparence formelle.

    Avec la chimie, nous pouvons parler de transformations, étudier le changement d'apparence des êtres et établir une classification basée sur le principe d'identité : A est A mais ne peut être B dès lors qu'ils diffèrent par la forme. Avec l'alchimie s'ouvrira à nous le mystère de la transmutation, accessible par le pouvoir d'analogie entre l'observateur et l'être en devenir. Il s'agit là de deux voies complémentaires dans l'accès à la compréhension de la vie, l'alchimie intégrant la chimie par le fait qu'elle traite, en dernier lieu, des transformations inhérentes à toute transmutation.

    Il est aisé de comprendre, en effet, qu'un homme peut se transformer facilement s'il utilise toute sorte de déguisements, du plus grossier au plus noble, mais qu'il lui coûtera bien plus de changer sa nature profonde pour que la noblesse lui soit plus naturelle que la grossièreté...

    Tel est le passionnant challenge qui s'offre à celui qui désire comprendre l'alchimie.

     
    QUE SIGNIFIE COMPRENDRE UNE CHOSE DE L'INTÉRIEUR ?

     

    Une science objective suppose l'acquisition d'une technique précise, sorte d'interface entre l'observateur et l'observé. Les résultats obtenus ne prennent nullement en compte l'état d'âme de l'observateur, celui-ci devant rester le plus "distant" possible par souci d'objectivité. C'est pourquoi il peut même être remplacé par un ordinateur.

    Cette mécanique de l'esprit est accessible à tous sans profonde remise en question et c'est ce qui fait que la pédagogie d'une telle science est relativement simple.

    Le langage alchimique semble être aux antipodes et nous nous trouvons devant une toute autre forme de pédagogie.

    Le langage alchimique est en effet une poétique qui fait appel essentiellement à l'imagination :

    on ne décrypte pas un texte alchimique comme un énoncé de mathématiques. Bien souvent il s'agit de rébus, d'histoires fantastiques mettant en scène des créatures qui n'existent que dans l'imaginaire. Ceci est déroutant et peut être un obstacle pour celui qui ne fera pas l'effort d'imaginer. Comprendre de l'intérieur implique donc que son propre monde intérieur soit suffisamment riche d'images symboliques, prêtes à entrer en résonance avec les suggestions du texte. On ne pourra comprendre si on ne voit pas ce qui est suggéré. Pourquoi cette apparente barrière qui fait parfois de l'alchimie une science rébarbative ?

    Simplement, rappelons-le, parce qu'il s'agit de comprendre l'être vivant sans l'ouvrir, donc sans le faire mourir.

    L'alchimie est un art avant d'être une technique. C'est l'art de l'amour, l'art royal comme disaient les alchimistes du Moyen-Age et son caractère hermétique n'est autre que la marque du respect pour le vivant : on peut toucher quelqu'un par un simple contact physique mais ceci ne nous en donnera qu'une connaissance superficielle, passagère et aléatoire. Toucher son coeur nous ouvre au contraire sa véritable dimension, celle de l'être dont le corps n'est qu'un vêtement.

    Ainsi, pour reprendre le langage symbolique, la connaissance alchimique s'établira par l'aptitude à faire vibrer notre corde intérieure en harmonie avec celle de l'être que l'on désire connaître, qu'il s'agisse d'un humain, d'un animal, d'une plante ou pourquoi pas d'une pierre.

    Tout est vivant pour l'alchimiste. Son souci est d'apprendre l'art de dialoguer avec ce qui est vivant en chaque chose, donc avec ce qui pourra la faire muter.

     
    L'ALCHIMIE OU L'ART DE LA CIRCULATION

     

    Nous pouvons maintenant mieux comprendre le credo fondamental de l'alchimiste :

    "Délivrer l'esprit par la matière et délivrer la matière par l'esprit".

    Cette double délivrance s'exprime par l'existence d'une très grande circulation entre les régions les plus denses de l'être et celles des plus subtiles. C'est en cela que parler d'alchimie matérielle ou d'alchimie spirituelle est un non-sens. Toute créature est une symbiose entre une idée et une substance. L'alchimie s'intéresse au rapport qui les unit, rapport qui ne peut être que paradoxal étant donné le caractère antithétique de ces deux mondes. Seule l'idée de la circulation peut soutenir ce paradoxe. "Solve et coagula", une autre devise alchimique, illustre bien cette circulation. Dissoudre et recomposer autant de fois qu'il sera nécessaire jusqu'à obtenir la symbiose la plus parfaite entre matière et esprit : la pierre philosophale.

    Toute créature, qu'elle soit minérale, végétale, animale ou humaine peut ainsi devenir pierre philosophale.

     
    PENSÉE ET ACTION

     

    L'esprit et la matière appellent chez l'Homme deux conduites différentes : penser et agir.

    On pense par l'esprit et on agit sur la matière.

    Mais savons-nous vraiment relier tous nos actes à nos pensées et faire de nos actions le ferment de nouvelles idées ? Aussi simple qu'il paraisse, ce paradoxe est en fait la clé de toute oeuvre alchimique. Comment faire pour avoir la motivation nécessaire, exprimée en terme d'énergie, pour transformer son environnement selon l'idéal qu'on s'en fait.

    En nos temps où l'outil devient de plus en plus déconnecté de la matière (citons par exemple l'informatique), mettre une idée en action devient toujours plus difficile et l'on voit souvent l'Homme renoncer à ses projets quand il ne renonce pas tout simplement à ses idéaux.

    Or il n'y a que l'effort de concrétisation de nos idées qui puisse nous faire changer profondément.

    Nous sommes le résultat de nos oeuvres. Modifier l'oeuvre c'est se modifier soi-même. C'est un gage d'épanouissement, et c'est en tout cas la meilleure "recette" anti-stress qui soit. Ne pas le faire est source de blocages intérieurs, d'amertume et de découragement. L'homme écartelé entre la pensée idéaliste et sa réalité concrète n'a plus d'autre échappatoire que le repli sur lui-même, dans un état qui se situe aux antipodes de l'amour : il agira sans conviction et pensera sans le souci d'une concrétisation. Devant lui se fermera inéluctablement l'accès au mystère alchimique.

     
    COMMENT RÉCONCILIER L'INCONCILIABLE ?

     

    Toute union peut se traduire en termes d'amour. Le problème de la circulation entre l'esprit et la matière se situe donc dans un plan qui n'est ni l'un, ni l'autre, une sorte d'intermonde caractérisé par l'affectivité. Toute paralysie dans la circulation exprime un "blocage de l'affectif". Lorsque par exemple nous sommes paralysés, en proie à la panique, nous sommes tous simplement bloqués affectivement : la solution qui pourrait nous sauver et qui se situe dans le plan mental (ex. : si je suis agressé je ferai ceci et cela !...) ne trouve aucun chemin ouvert pour atteindre le moteur de l'action.

    Or ce chemin ne peut être qu'imagination. S'imaginer avec force ce qu'il faut faire pour franchir un obstacle permettra d'enclencher le moteur et d'agir. C'est ce même contact que l'on retrouve dans toutes les traditions lorsqu'elles nous présentent le monde dans une division ternaire et trifonctionnelle.

     
    L'INTERMONDE, SIEGE DE L'IMAGINATION

     

    Nous pouvons concevoir, dans la continuité de ce que nous venons d'exposer, que l'univers vivant auquel l'homme appartient fonctionne grâce à l'interaction de la pensée et de l'action dans un intermonde que nous appellerons, pour reprendre l'expression d'Henri Corbin, l'Imaginal.

    PENSÉE Principes, Archétypes, Modèles atemporels
    IMAGINAL Rêve, Conception, Symboles
    ACTION Concrétisation, Matière, Temporalité



    Le monde imaginal est aussi réel qu'un objet ou qu'une idée peuvent l'être. Sans lui nous serions comme l'animal, incapables de croire par exemple au cinéma, de nous mettre à rire ou à pleurer parce qu'une simple image projetée sur un écran est en train d'évoquer comme contenu émotionnel ou affectif en nous-mêmes.

    Monde des images que l'on conçoit en rêve ou dans l'état de veille,

    l'Imaginal est le lieu de tous les paradoxes.

    Il est donc à la fois cette région dangereuse par les fantômes qu'elle abrite mais aussi ce jardin secret, situé hors du temps, véritable âge d'or d'où nos actions puiserons l'enthousiasme comme on puise à une source d'énergie intarissable. Et quel homme pourrait vivre sans cet apport d'images structurantes qui donnent un sens à la vie depuis le plus petit grain de sable jusqu'à l'immensité de l'univers ? N'est-ce pas dans ce monde que se situe la réalité humaine, celle d'un acteur jouant un personnage dans le théâtre de la vie ?

     

    L'IMAGINATION CRÉATRICE, LIEU DE L'ÉVOLUTION SPIRITUELLE

     

    Revenons à cette conception de l'alchimie en tant que circulation incessante d'énergie. Nous parlions précédemment de cordes à faire vibrer en nous-mêmes pour faire vibrer tout ce qui nous entoure. Ces cordes sont nos images intérieures, quintessences du monde concret qui feront par exemple d'un arbre le symbole éternel de l'axe du monde, mais elles sont aussi les puissances de condensation des idées dans nos actes. Etre capables d'extraire de nos actes une énergie qui dépasse l'acte lui-même nous rend légers dans la plénitude de l'être. Agir autrement n'est que source d'usure dont nous sortirons vides et inanimés. L'art alchimique dégage un plus comme la transmutation de la matière dégage une énergie excédentaire. L'important est que cette énergie puisse être contrôlée pour qu'elle ne soit pas à l'image d'une bombe atomique, dispersée à tout vent et perdue à jamais.

    "Solve et coagula" :

    se transporter par l'enthousiasme d'un acte qui vivifie notre imagination et rassembler ces énergies pour les recycler dans de nouvelles actions, tel pourrait se définir l'art royal.

    Alors le mystère de la pierre philosophale se dévoile à nos yeux comme l'être accompli dans la circulation des énergies et l'art de transfigurer tout ce qu'il vient à toucher : la pierre philosophale dans le règne minéral transmutera le plomb en or, dans le règne végétal elle accélérera la fabrication des élixirs et sur le plan humain elle sera cet être de lumière capable, par sa seule présence, d'ouvrir le coeur des hommes en quête de leur propre sommet. Comment comprendre autrement que le Christ ait pu être comparé, au Moyen-Age, à cette fameuse pierre philosophale ? Comment comprendre que d'autres hommes aient pu transfigurer à ce point l'histoire non seulement de leurs contemporains mais aussi des générations entières qui leur succédèrent ?

     
    EN CONCLUSION

     

    L'auteur nous rappelle la discipline inhérente à toute quête alchimique, véritable mise à l'épreuve du candidat. Cette discipline transparaît dans les lignes qui précèdent par le seul fait que nos lecteurs pourront se demander comment faire concrètement pour réaliser en soi cette pierre philosophale, source de toute évolution spirituelle. Ce à quoi l'auteur répondrait : "Demande-t-on comment on fait l'amour lorsque l'on désire s'unir à qui l'on aime ?"

    L'amour, clé centrale de l'alchimie, ne devient affaire de technique que lorsqu'il est soit dévoyé au stade d'une jouissance plus qu'éphémère, soit lorsqu'il atteint un tel pouvoir de transfiguration que tout doit être mobilisé pour qu'il puisse irradier les couches les plus profondes des êtres. Entre ces deux extrêmes se situe le simple besoin du candidat. S'il désire connaître ce qui pour lui est devenu vital, la porte du mystère alchimique pourra s'ouvrir. Dans le cas contraire, simple curiosité intellectuelle, la porte restera close.

    La question du "comment faire ?", intention artificielle née de l'intellect, cachera la réalité d'un "pourquoi ?" mal défini.

    Pour citer Fernand Schwarz : "Celui qui n'a pas le pourquoi cherchera partout le comment". Et nous pourrions ajouter que de comment en comment cet homme perdra toujours plus l'opportunité de découvrir en lui le pourquoi.

    Si les écoles initiatiques ont toujours imposé de dures épreuves à leurs candidats, il semble que c'était justement pour apprécier la nécessité qui était la leur d'acquérir cette connaissance : seraient-ils prêts, par la suite, aux sacrifices inhérents à toute transmutation intérieure ; seraient-ils suffisamment prudents pour être respectueux de l'extraordinaire savoir dont ils pourraient être les dépositaires ou seraient-ils de simples faussaires, enorgueillis de leurs diplômes mais incapables de ressentir la moindre compassion envers le drame de la vie ; et, pour citer une dernière devise alchimique, seraient-ils capables de :

     
    "SAVOIR, POUVOIR, OSER ET PUIS SE TAIRE..."




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