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Par metanoia1 le 14 Février 2011 à 16:28
René Guénon: mystique, tradition et Islam
Koenraad Logghe
Vie et influence de René Guénon
Pietro Di Vona, professeur d'histoire et de phi-loso-phie, écrit, dans son ouvrage volumineux intitulé Evola e
Guénon - Tradizione e Civiltá: "Nous pensons être dans le juste en affirmant que l'histoire de la pensée de
droite dans l'Europe du XXième siècle serait incorrecte et incomplète si elle ne tenait pas compte de la pensée
de René Gué-non et de son influence". En effet, il est éton-nant de constater combien ce traditionaliste a été
"oublié", houspillé dans le coin sombre où l'on exile intellectuellement les "maudits", les "em-pê-cheurs de
penser en rond", tandis qu'un nombre as-sez impressionnant d'"érudits" copiaient mot pour mot des passages
entiers de ses livres et le pla-giaient sans vergogne.
Mais malgré ces inélégances, l'impact de la pensée guénonienne est grand. Dans le cadre de notre ar-ticle, nous
allons essayer de communiquer au lecteur, qui ignore encore l'¦uvre de Guénon, les lignes de faîte de sa pensée
et les principaux éléments de sa critique du monde moderne.
René Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois en France, dans le foyer d'un architecte. A Paris, plus tard, il
étudie les mathématiques et la philoso-phie, matières qu'il enseignera ultérieurement. Gué-non était un étudiant
brillant, malgré une san-té faible. Pendant sa jeunesse, éclot un intérêt pour les groupes occultes et pour la
franc-maçonnerie. Le jeune Guénon adhère à plusieurs groupes et cercles de ce type, comme, par exemple, l'Ordre
Hermétique Martiniste et l'Eglise gnostique. Au même moment de sa vie, Guénon écrit plusieurs articles
sous le pseudo-nyme de Palingenius (dans La Gnose) et entre en contact avec un initié au soufisme, Abdul-
Haqq et avec le spécia-liste français du Tao, Albert de Pounourville. Ces rencontres modifient de fond en
comble sa vie ultérieure. C'est la raison pour laquelle il embrasse l'Islam en 1912, ce qui ne l'empêche pas de
poursuivre ses études scienti-fiques de religion com-parée. L'influence des écrits de Guénon ne ces-se plus de
s'accroître parmi les savants et les é-rudits. Diverses person-nalités entretiennent une correspondance avec lui,
notamment Jacques Ma-ri-tain et René Grousset. Le premier livre publié de Guénon connaît im-méditament un
impact re-ten-tissant: en effet, son Introduction générale à l'é-tude des doctrines hin-doues constitue un grand
tournant dans l'étude des doctrines orien-tales en Occident. Pour la première fois, on vo-yait clairement quel
était la fonction réelle de la re-ligion dans le cadre du politique.
Quand, en 1930, l'épouse française de Guénon meurt, il quitte la France pour Le Caire, où il vit en Musulman et
se fait appeler Shaykh'Abd al-Wâhid Yahya; il entretient des relations étroites avec quelques autorités
éminentes en Egypte, com-me le Shaykh al-Halim Mahmud, plus tard Shaykh à l'Université al-Azhar. Guénon
publie une quantité de livres spécialisés qui suscitent tout de suite un vif débat, opposant adeptes et critiques de
ses thèses. Les défenseurs des thèses de Guénon forment rapidement ce que l'on a nommé l'"école
traditionaliste", bien qu'il n'y ait jamais eu formellement une école pour exposer et dif-fuser ces doctrines. Mais
il y a eu des noms tels Anan-da Coomaraswamy, Marco Pallis, Leopold Zieg-ler, Julius Evola, Titus Burckhardt
et Frithjof Schuon. Toutes ces grandes figures de la pensée visent, par l'étude des anciennes religions tra-dition-
nelles, à redécouvrir les racines de notre pro-pre culture et à saisir l'essence de notre civili-sa-tion indoeuropéenne,
puis à faire ré-éclore celle-ci dans la population.
Guénon meurt dans la nuit du 7 janvier 1951, après une longue maladie, et est enterré selon les ri-tes islamiques
dans un cimetière près du Caire. En 1934, il s'était remarié avec le fille du Shaykh Mohammed Ibrahim.
Les idées religieuses
Il est difficile de résumer la matière extrêmement complexe que recèlent les ¦uvres de Guénon. Et nous devons
dire aussi que Guénon lui-même s'op-posait à toute forme de réduction. Quoi qu'il en soit, nous sommes
contraints, si nous voulons donner au débutant un point d'appui pour aller plus en avant dans la lecture de
Guénon, de donner un panorama succinct de sa vision, en tâchant de ne pas nous éloigner trop de sa pensée.
Dans Etudes carmélitaines, en 1948, le Catho-lique Frank-Duquesne écrit, dans un article con-sacré à l'idée de
Satan: "J'ai toujours appelé un chat un chat et Guénon un ennemi du Christ et de l'Eglise". Quant à
l'ambassadeur du Saint-Siège, Jac-ques Maritain, allait encore plus loin: il propo-sait de mettre Guénon à
l'index. Le Vatican n'est pas allé jusque là. Mais quelles étaient les raisons de cette violente hostilité? Que
craignait l'Eglise? Nous devons replacer les choses correctement dans leur contexte, de façon à ce que l'essence
de cette opposition nous apparaisse en toute clarté.
Guénon s'est toujours opposé au déclin de la religion, qui s'exprime:
1. Par l'"occulticisation" des idées religieuses (cf. Le théosophisme, histoire d'une pseudo-reli-gion).
2. Par la dissociation entre religion et politique (Gué-non écrit à ce propos: "L'homme occidental d'après la
Renaissance s'est coupé du ciel sous le prétexte de pouvoir dominer la terre").
3. Par la "profanisation" des idées et idéologies re-ligieuses (Guénon écrit: "Il est évident qu'une masse ne peut
exercer une puissance qu'elle ne possède pas en elle-même; la véritable puissance ne peut venir que d'en haut,
raison pour laquelle elle ne peut qu'être légitimée par le renforcement de quelque chose qui est supérieur à
l'ordre social, en somme une autorité spirituelle").
Les idées religieuses de Guénon ne suivent pas un plan bien déterminé à l'avance, mais se profilent selon un
schéma strictement scientifique. C'est ainsi que Guénon a étudié le lien entre le do-maine religieux et le
domaine temporel, entre la religion et l'Etat. C'est à ce niveau que nous trou-vons bon nombre de points de
comparaison avec la vision d'Evola. Guénon est, en somme, un ar-chéo-logue de la Tradition. Il part à la
recherche de l'origine (hyperboréenne) de la Tradition Primor-diale et la trouve dans le symbole de la swastika,
que l'on interpète souvent erro-nément, à l'instar des explications naturalistes en vogue sous le nationalsocialisme.
Pour les nationaux-socialistes, la swastika est symbole du devenir incessant de la nature, de
l'activité fébrile des activistes qui ne con-naissent jamais le repos, de l'action qui prime et domine les principes
im-mobiles. Pour Guénon, au contraire, la swastika possède un axe im-mobile en son milieu; le mou-vement
qu'elle sym-bolise n'est pas fin en soi, n'est pas l'essentiel, mais est rotation autour d'un axe immobile, sym-bole
des principes immuables.
Ensuite, Guénon présente une vision cyclique du temps et de l'histoire où se succèdent une émergence, une
maturité, un déclin et une restauration après une catastrophe: "La restauration doit être pré-parée, visiblement,
avant même la fin de ce cy--cle". Et cette préparation ne peut s'opérer que par l'intermédiaire de ceux qui
unissent en eux le sacré et le temporel. Un grand nombre de mythes expriment cette tendance, notamment ce-lui
du "Troisième Frédéric", qui se cache dans un endroit inaccessible (souvent une montagne) et qui dort (ou, pour
le dire comme Evola: "vivit non vivit"). Ce mythe de l'empereur endormi remonte au mythe vieux-norrois de la
"Chasse Sauvage"). Guénon se place donc clairement dans le cadre des doctrines des cycles, ce qui est une
position dia-métralement opposée à la vision linéaire de la pen-sée judéo-chrétienne.
Pour le Cardinal Daniélou, "l'histoire peut être le lieu où s'accomplit le plan divin, lequel se déploie
progressivement". Cette vision est inacceptable pour Guénon, qui, avec Evola, partage une vision involutive de
l'histoire. Mais dans ce sens aussi, Guénon est diamétralement opposé au chris-tianisme dogmatique et prend
fait et cause pour les mystiques qui fondent leur religiosité sur la connaissance, comme en témoigne ce passage
de l'¦uvre de Maître Eckehart: "Lorsque j'étais en-core immergé dans ma première cause, je n'avais pas de Dieu,
et je n'étais que ma propre origine. Je ne voulais rien, je ne désirais rien et je me connaissais moi-même dans la
joie de la Vérité. C'était moi-même que je voulais, et rien d'au-tre; ce que je voulais, je l'étais, et ce que j'étais,
je le voulais; j'étais libre de Dieu et de toutes les choses. Mais lorsque je suis sorti de ma libre volonté et que j'ai
reçu ma personne créée, j'avais un Dieu; car avant qu'il n'y ait eu des créatures, Dieu n'était pas encore Dieu,
mais Il était ce qu'Il était. Mais dès que la création est advenue et qu'elle a reçu sa nature de création, Dieu
n'était plus Dieu-en-lui-même, Il est devenu Dieu-dans-la-création".
Dans ce sens, nous pouvons également compren-dre la parole de Heidegger: "Dans la construction de son
essence, l'homme doit se manifes-ter de la même manière que se manifeste l'Etre qui, d'une fa-çon supérieure,
est Dieu: l'homme est Dieu". Cette proximité du discours guénonien avec la mystique de Maître Eckehart et la
philoso-phie de Heidegger, a fait qu'on a reproché à Guénon d'ê-tre "panthéiste", ce qui lui a valu le mépris des
cer-cles proches de l'Action Française (ndlr: les-quels étaient et demeurent totalement im-per-méa-bles aux
subtilités philosophiques, quelles qu'el-les soient; dans ces milieux, panthéisme et exis-ten-tialisme sont des
philosophies "boches" ou "judéo-allemandes", facteurs de "désordre").
Pour Guénon, la religion est une donnée extrêmement complexe, avec un noyau intérieur et une périphérie.
On peut la représenter par une roue. Toute véritable religion est constituée selon ce schéma de la roue: le noyau
intérieur de la religon en est l'essence, qui s'exprime en un langage très spécifique, tandis que la périphérie
extérieure implique un tout autre mode d'approche, où chacun peut se retrouver. Pour désigner ces deux plans,
on parle parfois aussi d'ésotérique et d'exotérique.
Lorsque Frithjof Schuon affirme qu'il n'existe qu'une et une seule religion, il a raison essentiellement, car le
noyau de toute religion est le même, fondamentalement; seuls diffèrent les expres-sions. Le plan ésotérique est
maintenu par les grou-pes initiatiques, qui fondent l'orthodoxie vé-ritable et ultime, nécessaire pour conserver
l'inté-grité de la religion. Dans certaines religions, ce no-yau intérieur est solidement charpenté, no-tam-ment
dans la société tibétaine de Gelugpa, en Is-lam dans les confréries soufies et chez les Brah-manes dans
l'hindouïsme, etc.
D'après Guénon, l'Occident a perdu son élan spirituel. La doctrine chrétienne a été largement sécularisée et plus
personne ne comprend la véri-table symbolique intérieure du christistianisme ésotérique. Pour affirmer cela,
Guénon se base sur ses études de l'hébreu, de l'araméen, de l'arabe, du sanskrit et du pali. Admirable et remarquable
est la souplesse avec laquelle Guénon utilise les res-sources de ces langues dans la pers-pective de
faire ressortir les mythes et la mystique qu'elles re-cèlent. L'Occident a donc perdu sa base spi-rituelle, ce qui
doit conduire, inélucta-blement, au dé-clin du monde européen. Ce qui s'aperçoit déjà dans tous les domaines,
surtout dans celui de la politique.
Les conséquences politiques
Les conséquences de la disparition des assises spi-rituelles de l'Occident sont patentes, surtout dans les orbites
culturelle et politique. Guénon s'op-pose avec ferveur à tout ce qui découle de cette disparition des aspects
qualitatifs (c'est-à-dire spirituels) en Occident. Il rejette l'égalitarisme, la démocratie, le progrès, la pseudospiritualité,
l'in-dividualisme et le collec-tivisme. Mais ce n'est pas tout: Guénon s'attaque également à la
science moderne. Par cette radica-lité dans ses refus, Gué-non se place résolument dans l'orbite du pessi-misme
culturel des pensées de droite en Europe.
La cause principale du déclin de notre société réside, selon Guénon, dans le refus de la diversité: "La cause de
ce désordre réside dans la négation des différences, ce qui conduit à refuser toute véritable hiérarchie sociale;
...on peut affirmer qu'avant de ne plus tenir compte de la nature des individus, on a commencé par s'en méfier,
et cette mé-fiance est présentée par les modernsites sous la forme d'un OEpseudo-principe¹ que l'on appelle l'OEégalité
¹". Ces idées ont été élaborées au cours du XVIIIième siècle, époque où l'on a voulu défi-nitivement
séparer le politique du reli-gieux.
Mais cette involution n'est arrivé à son sommet que très lentement; dans ce sens, nous pouvons nous demander
si la monarchie française du XIVième siècle n'a pas déjà préparé inconsciemment la révolution de 1789.
Lorsque Guénon traite des étapes successives du processus de re-fus des différences et de la diversité, il parle
tou-jours de "pseudo-principes": "Il s'agit ici, s'il l'on peut dire, d'idées fausses ou, mieux encore, de OEpseudoidées
¹, spécifiquement destinées à causer des réactions sentimentales, ce qui est la manière la plus sûre et la
plus facile de travailler les masses". Travailler les masses s'effectue dans les démocraties au moyen du
"consensus géné-ral", pro-mu au rang de "critère de vérité". "Dans une fou-le, l'ensemble des réactions de tous
les in-divi-dus dont elle est composée ne produit même pas une résultante qui atteint la moyenne, mais une résultante
qui reflète les réactions de ses individus les plus inférieurs". Et ces réactions nées géné-ralement
d'émotions et de passions empêchent tou-te réflexion, toute remise en question des états de choses présents et
toute pensée profonde sur certaines problématiques bien déterminées.
C'est dans le marécage formé par cette forme infé--rieure de la politique que la politicaille et les dé-magogues
du "démocratisme" jouent et mettent émotions et passions au service d'objectifs de bas étage. Guénon arrive à la
conclusion, comme le constate aussi Julius Evola dans Révolte contre le monde moderne, que la politique
actuelle est le con-traire exact de l'ordre normal régnant dans les sociétés traditionnelles. Guénon dit que la
collec-ti-visme (le système communiste) et l'individua-lis-me (le système libéral-démocratique ou capitalis-te)
ne sont, dans leur essence, qu'une seule et mê-me chose, car ces deux idéologies re-fusent tou-tes deux de
reconnaître les principes supra-in-dividuels. En ce sens, une certaine forme de na-tio-nalisme constitue un
danger de même nature (Evola aussi demandait à ses lecteurs d'y prendre garde). Pour Guénon, un peuple doit
être soudé par un principe supérieur, par un "ciment sacré".
Comment Guénon conçoit-il l'Etat? Au centre de sa conception de l'Etat, se trouve la figure-pivot, qui est roi ou
empereur, et qui sert la communauté politique dans le sens où il est le "moteur immobile", pour reprendre la
terminologie d'Aris-tote. Cette figure-pivot est le pôle, l'axe, autour duquel tout tourne. Elle est assistée par une
aristocratie qui, tout comme le roi ou l'empereur, relève de l'essence, du cercle ésoté-rique. Autour du souverain
et des aristocrates, se rassemblent les états naturels de la société. Nous avons donc affaire à une vision
strictement éli-taire, présentée dans le livre fort controversé de Guénon, Le Roi du monde. Cette structure, nous
la retrouvons no-tamment dans les vieux mythes indo-européens (par exemple celui du Roi Arthur) et dans les
rythmes de la vie au Tibet, derniers reflets de la sa-cralité indo-européenne des origines.
A notre époque moderne, quelle voie nous reste ouverte pour retourner à un mode de vie communautaire,
traditionnel et organique? Guénon nous dit: "Il n'y a qu'une seule manière de sortir de ce chaos: restaurer
l'intellectualité dans sa dimension spirituelle et supra-individuelle, qu'elle a toujours, de tous temps, eu dans les
civilisations nor-males; ce qui a pour conséquence de recréer une élite, momentanément absente en Occident".
Guénon a toujours joué un rôle important dans le développement de nouveaux concepts organiques et nous ne
pouvons nullement sous-estimer son influence, même de nos jours. Je voudrais dès lors terminer par une
citation de Seyyed Hossein Nasr, extraite de The Encyclopedia of Religion (ou-vrage dirigé par le célèbre
Mircea Eliade): "Ses écrits jettent une lumière pénétrante sur les doctrines et symboles qui étaient devenus
obscurs et avaient perdu tout leur sens en Occident, conséquence de la perte de toute connaissance
métaphysique. Guénon a redonné aux concepts et aux symboles traditionnels leur signification véritable, qui
étaient devenus inaccessibles depuis la Renais-sance pour la plus grande partie de l'Occident. Il a également
communiqué à l'Occident, pour la première fois, les doctrines essentielles des traditions de l'Orient, et cela, de
la manière la plus authentique et ses conceptions ont été acceptées par les autorités de ces traditions qui étaient
encore en vie. Ensuite, Guénon a tenté d'insuffler une nouvelle vie à la Tradition, à la lumière de la vérité
essentielle et métaphysique et son ¦uvre nous fournit les armes nécessaires pour combattre les erreurs du monde
moderne. Guénon doit être perçu comme le premier expo-sant, en Occident, de l'école traditionnelle dans son
ensemble, une école qui s'identifie avec la philosophie éternelle. Dans sa tâche, il a eu des successeurs, qui ont
éga-lement tenté de faire re-vivre les doctrines traditionnelles en Occident: Coomaraswamy et Schuon, dont les
travaux complètent la OEsophia pe-rennis¹ et la doctrine traditionnelle. L'influence de Guénon s'étend plus loin
encore que le filon strictement tradition-nel; un grand nombre d'étu-diants en religion, de théologiens et de
philoso-phes utilisent, la plupart du temps sans en être conscients, ses doctrines et son enseignement".
(article tiré de Teksten, kommentaren en studies, n°62/1991; adresse: Deltapers, Postbus 4, B-2110
Wijnegem).
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