• DRUIDES, FEES ET

     

    CHEVALIERS DANS LA

     

    FORET DE BROCELIANDE.


    Marcel Calvez
    Université européenne de Bretagne F-35000 Rennes
    Université Rennes 2, CNRS, ESO UMR 6590 F-35000 Rennes
    marcel.calvez@univ-rennes2.fr
    La forêt de Paimpont est située à l'ouest du département de l'Ille-et-Vilaine, aux limites du
    département du Morbihan. Elle couvre une superficie d'environ 8000 ha bordés de landes à
    l’Ouest. Elle se divise en deux parties : la Basse Forêt, principalement une chênaie-hêtraie sur
    un substrat de grès et la Haute-Forêt, principalement une forêt de résineux sur un substrat de
    schiste. Au sud, la forêt est bordée par le camp militaire de Coëtquidan, ouvert entre 1907 et
    1914, à partir d'un premier champ de tir de 1000 ha installé en 1873. Le camp militaire
    représente également une surface le plus souvent boisée de 5300 ha. En Basse-Forêt, un
    circuit d'étangs créés aux XVIe et XVIIe siècle alimente des forges qui ont périclité à partir du
    XIXe siècle, ont été fermées en 1956 et sont actuellement l'objet d'une réhabilitation dans le
    cadre de la valorisation du patrimoine industriel. Au bourg de Paimpont, les restes d'une
    imposante abbaye bordent l’étang, avec en arrière-plan la Haute-Forêt. Dans les clairières de
    la forêt, une faible activité agricole demeure sur des petites propriétés à côté d'un habitat
    résidentiel. En 1875, la forêt a été achetée au comte de Paris par un armateur et industriel
    nantais pour son repos et son agrément, selon son expression. Il l’a divisée entre ses enfants
    qui se sont alliés à des familles aristocratiques qui continuent d’en détenir la majeure partie.
    La propriété publique est peu importante (moins de 700 ha).
    La forêt de Paimpont est réputée être l’antique forêt de Brocéliande, théâtre de la geste
    arthurienne, ce qu'atteste aux yeux du visiteur les lieux associés aux exploits des chevaliers de
    la Table ronde, de l’enchanteur Merlin et des fées Viviane et Morgane. Le long de la RN 24
    qui relie Rennes à la côte morbihannaise, un grand panneau, une composition paysagère de
    ruines évoquant la chevalerie et une aire de service indiquent aux voyageurs qu'ils sont à
    proximité d'une terre légendaire.
    La topographie légendaire des Romans de la Table ronde prend forme à partir des années
    1820. Elle est consolidée par les pratiques des visiteurs et des touristes qui, en allant à
    Paimpont, vont à Brocéliande. Si la topographie se maintient avec ses lieux dédiés, son
    organisation d'ensemble connaît des transformations à la mesure des changements de la
    pratique touristique ainsi que des politiques d'aménagement du territoire qui se développent
    au cours du XXe siècle.
    L'objet de ce texte est de présenter cette invention d'une topographie légendaire de la Table
    ronde et les transformations contemporaines dont elle a été l'objet L’approche s’inscrit dans la
    continuité des analyses développées par Maurice Halbwachs sur la production d’une mémoire
    collective1. Brocéliande est un cas intéressant pour examiner comment une forêt est inventée
    comme un territoire légendaire et un lieu touristique, et comment ces usages se combinent
    avec les droits et les pratiques des autres usagers de la forêt.
    1 M. Halbwachs, La topographie légendaire des évangiles en terre sainte. Etude de mémoire collective, Paris,
    PUF, 1971 (1ère édition : 1941)
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    Manuscrit auteur, publié dans "Festival international de géographie. Programme scientifique, Saint-Dié-des-Vosges : France
    (2010)"
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    Brocéliande sous Brecheliant
    Dans les oeuvres médiévales qui content les aventures des chevaliers de la Table ronde,
    Brocéliande est l'une des forêts de la geste arthurienne. Sous le nom de Bréchéliant, elle
    apparaît dans le Roman de Rou de Robert Wace qui l’évoque en ces termes : « e cil devers
    Brecheliant/donc Breton vont sovent fablant/une forest mult longue e lee/qui en Bretaigne est
    mult loee » . Wace cite également la fontaine de Berenton qui jaillit d’un perron sur lequel,
    lorsque l’on verse de l’eau de la fontaine, le soleil se change en pluie. Plus tard, chez Chrétien
    de Troyes, Brocéliande est le cadre des aventures de Yvain, le Chevalier au lion. D'autres
    auteurs, dont les écrits sont exhumés par les érudits du XIXe siècle qui s'intéressent à
    Brocéliande et à la geste arthurienne, font également référence à cette forêt merveilleuse.
    Mais elle n'a pas de localisation précise, les uns la voient en Bretagne armoricaine, les autres
    en Bretagne insulaire.
    Au XVe siècle, les Laval, héritiers des Montfort, identifient leurs terres de la forêt de
    Paimpont au Bréchéliant de Wace dont ils s'inspirent largement dans les « Usemens et
    Coustumes de la foret de Brecilien »2. Ils revendiquent aussi la maîtrise des miracles
    météorologiques du perron de la « fontaine de Bellanton ». Mais d'autres familles, dont les
    Rohan, revendiquent également une filiation arthurienne attestée par les lieux sur lesquels ils
    ont une juridiction, dont le château de Joyeuse Garde près de Landerneau dans l’actuel
    Finistère.
    Au début du XIXe siècle, Brocéliande continue de désigner une forêt légendaire, sans que
    la localisation de cette forêt soit établie. Ainsi Creuzé de Lesser écrit, dans sa préface au
    poème La table ronde, dans la première version (1811) : « [Les savants] remarquent que c'est
    en Bretagne, dans la forêt de Brocéliande, près de Quintin que Merlin est censé être
    enseveli ». Dans ce texte, les savants renvoient à l’abbé de la Rue ; la forêt de Brocéliande est
    identifiée à la forêt de Lorge dans les actuelles Côtes-d'Armor3. À la même période,
    Chateaubriand écrit que : « Au XIIe siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Dinan, Saint-
    Malo et Dol étaient occupés par la forêt de Bréchéliant. Wace raconte qu'on 'y voyait
    l'homme sauvage, la fontaine de Barenton et un bassin d’or. » (Mémoires d'outre-tombe, écrit
    à Dieppe en septembre 1812). En 1825, par les indications topographiques qu’il donne, de
    Marchangy situe la « forêt Brocéliande », comme il l’appelle, entre Gaël en Ille et Vilaine et
    Bégard dans les Côtes d’Armor. Mais cette forêt est avant tout un cadre littéraire attendu pour
    le « merveilleux des temps anciens » et les héros des épopées chevaleresques4.
    En 1825, Blanchard de la Musse voit dans une allée couverte au Nord de la forêt de
    Paimpont ce tombeau de Merlin, auquel il associe le tombeau de « son épouse Viviane ». Si le
    tombeau de Merlin dans la forêt de Lorge et celui de Viviane en forêt de Paimpont sont restés
    introuvables, l'allée couverte associée à Merlin s’est inscrite dans la topographie légendaire de
    Brocéliande à Paimpont, dont elle constitue un des points centraux. Dans les années de cette
    2 Cette identification se trouve en particulier dans R. Le Baillif, Le démostérion de Roch Le Baillif, Edelphe,
    Médecin spagiric, Piere le Bret, 1578, in-quarto; dédié à Monsieur de Laval.
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k542533.image.r=Le+d%C3%A9most%C3%A9rion.f6.langFR
    3 L’Abbé de la Rue avait découvert Wace et la littérature médiévale lors de son exil à Londres durant la
    révolution française. Titulaire de la chaire d’histoire de l’université de Caen à partir de 1808, il a publié deux
    ouvrages relatifs à cette littérature : Mémoire sur les bardes armoricains, Caen, 1815 ; Essais historiques sur les
    bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands, ibid., 3 vol. in-8°, Caen, 1834. Il identifiait
    Bréchéliant à la forêt de Lorge ; il y plaçait la fontaine de Barenton et le perron de Merlin.
    4 L-A de Marchangy, Tristan le voyageur ou la France au XIVe siècle, F-M Maurice & U. Canel, Paris, 1825.
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k28433c.image.r=Marchangy.f3.langFR (sur Brocéliande : tome 2, chapitre
    27, p. 187-200)
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    désignation, la forêt de Paimpont en vient à être identifiée comme l'unique forêt de
    Bréchéliant (ou de Brocéliande dans sa forme moderne), théâtre de la geste arthurienne, ou
    bien les vestiges de cette forêt selon l'idée que les peuplements agricoles ont réduit une forêt
    primitive qui aurait recouvert toute la Bretagne armoricaine.
    Cette identification se retrouve chez le chanoine Mahé (1825) qui, dans son inventaire des
    antiquités du département du Morbihan, signale Bréchéliant, Barenton et Concoret (traduit en
    Val des fées). Elle est affirmée dans les écrits de Baron du Taya en 1834, et surtout en 1839
    où l'on trouve cette conversation entre l'auteur, qui possède quelques terres près des sites de la
    forêt de Paimpont qui ont récemment acquis une appellation légendaire, et le duc de Quintin
    qui revendique l'appellation de Brocéliande pour sa forêt de Lorge 5.
    « -Ce que j'affirme c'est que notre forêt de Paimpont a conservé le nom de Brécilien, et les
    auteurs du XIIe et XIIIe siècle en font le théâtre des aventures désenchantement.
    -Mais qu'est-ce donc que Brocéliande ? Dit le duc.
    -N'en déplaise à M. le duc de Quintin, c'est Paimpont.
    -Et la preuve ?
    -Monseigneur, j'en ai plus d'une ».
    L'auteur invoque la présence de la fontaine de Barenton et du perron de Merlin, cités par
    Wace. Cet écrit témoigne que, en quelques années, la topographie a déjà acquis l'évidence de
    l’exhumation d'un passé glorieux au détriment des autres lieux qui, en Bretagne armoricaine,
    revendiquaient d'être des vestiges de Brocéliande.
    En 1836, Brizeux, dans ses carnets de mission en Bretagne tient l'appellation légendaire de
    Brocéliande pour acquise6. Il invoque le nom d'un des cantons de la forêt, « Brézilien » (en
    fait Trécilien), souligne la continuité de l'appellation de Brocéliande. Il va dans un lieu qu'il
    appelle « Ber en Dunn » (en fait Barenton), à propos duquel il émet un avis d'expert en
    archéologie pour réfuter l'appellation « Tombeau de Merlin » qu'il attribue par erreur à une
    dalle appelée « Perron de Merlin ». Il rejette la première appellation en considérant que « les
    pierres qui n'étaient pas jointes ensemble ne pouvaient être le tombeau de Merlin, d'ailleurs
    la plus grande même est trop petite pour être la pierre tombale ». En 1837, Hersart de la
    Villemarqué, qui préparait le Barzaz Breiz7 tient également cette localisation de Brocéliande
    acquise : « J'avais tant de fois dans l'enfance entendu parler de Merlin, lu dans nos romans
    de chevalerie bretonne de si merveilleuses choses sur son tombeau, la forêt de Brécilien, la
    fontaine de Barenton et la vallée de Concoret que je fus pris d'un vif désir de visiter ces lieux
    et qu'un beau matin, je partis. »8
    5 A. Baron du Taya, 1834, Opuscules bretons. III. Brocéliande, Rennes ; 1839, Opuscules bretons. Brocéliande,
    ses chevaliers et quelques légendes. Recherches publiées par l'éditeur de plusieurs opuscules bretons, Rennes,
    Vatar, volume III. La famille Baron du Taya est originaire de Quintin. Elle a compté à cette période un de ses
    membres maire de Quintin, dont l’un de ses fils fut maire de l'Hermitage, les deux communes sur lesquelles est
    située la forêt de Lorge. L’auteur des opuscules bretons doit être le frère de ce dernier, juge à Saint Malo, puis
    conseiller à la Cour de Rennes, démissionnaire en 1830, qui est présenté comme archéologue (1783–1850).
    6 Son voyage est réalisé dans le cadre de la mission d’inventaire de Mérimée, Inspecteur général des monuments
    historiques. Voir L. Cren , « Brizeux, chargé de mission en Bretagne », Bulletin de la société d'histoire et
    d'archéologie de Bretagne , XXXV, 1955,105-121.
    7 Barzaz Breiz. Les chants populaires de Bretagne. Il s’agit d’un ouvrage de chants populaires bretons collectés
    par l’auteur dès 1833 , dont la première version a été publiée en 1839 à compte d’auteur. Un chant aurait été
    collecté à Concoret auprès de sabotiers venant de la Bretagne bretonnante. L’authenticité de l’ouvrage a donné
    lieu à des polémiques jusqu’à la découverte des carnets de collecte par Donatien Laurent en 1964 (Aux sources
    du Barzaz-Breiz : la mémoire d’un peuple, Douarnenez, Editions Ar Men, 1989). T. Hersart de la Villemarqué a
    également publié Les contes des anciens Bretons. Précédé d’un essai sur les origines des épopées
    chevaleresques de la Table ronde, Paris, W. Coquebert, 1842.
    8 T. Hersart de la Villemarqué « Visite au tombeau de Merlin », Revue de Paris, deuxième série, 1837, XLI, 45-
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    Par l'entremise de découvreurs du territoire, la forêt de Paimpont devient en quelques
    années la seule et unique forêt de Brocéliande, au détriment de tout autre lieu en Bretagne
    armoricaine9. Lorsque la pratique touristique se développe, cette identification est acquise et
    consolidée dans des lieux dédiés qui constituent la trame de l'itinéraire de visite de la forêt de
    Brocéliande.
    L'identification de Brocéliande à la forêt de Paimpont
    Les Romans de la Table ronde ont été exhumés de l'oubli dans lequel ils étaient tenus
    depuis la Renaissance par le Comte de Tressan, membre de l’Académie française, qui, dans
    les années 1770, a écrit une version française des romans de chevalerie Artus de Bretagne et
    Tristan le léonais, ainsi que du Roland furieux de l’Arioste. Creuzé de Lesser reprend cette
    réhabilitation de textes anciens sur un mode poétique en publiant un « poème allégorique »
    Les chevaliers de la Table ronde en 1812 et Roland en 181510.
    Parallèlement, plusieurs auteurs se préoccupent des origines celtiques de la France, puis de
    la Bretagne11. Cette préoccupation se forme tout d'abord autour de questions relatives aux
    origines de la langue bretonne, considérée comme la langue mère de l'humanité à une période
    où la conception évolutive des langues n'était pas encore formée. À la fin du XVIIIe siècle, la
    question des origines se reporte sur les mégalithes qui alors sont considérés comme des
    monuments celtiques12. Cet intérêt pour les mégalithes donne lieu au début du XIXe siècle à
    l'essor des sociétés archéologiques qui s'efforcent de décrire ces monuments et d'en découvrir
    les mystères.
    L’identification de Brocéliande à la forêt de Paimpont est à la croisée de ces deux courants
    intellectuels. Elle passe par la figure de l’enchanteur Merlin, le précepteur du roi Arthur, qui
    permet d'articuler les cultes druidiques et le légendaire arthurien transmis par les Romans de
    la Table ronde13. Trouver le tombeau de Merlin en Bretagne armoricaine, c'est assurément
    attester les origines celtiques de la légende arthurienne par une preuve irréfutable, d'autant
    9 Seule, la forêt du Huelgoat, dans les monts d'Arrée à l'est de Brest, est toujours présentée comme un antique
    vestige de la forêt de Brocéliande. Un impressionnant chaos de rochers est désigné comme la grotte d'Arthur et
    un oppidum gaulois comme le camp d'Artus. Cette désignation légendaire prend appui sur l'idée d'une forêt
    originelle, couvrant la Bretagne centrale, qui est développée par les historiens au XIXe siècle. Elle procède de la
    valorisation touristique des lieux qui, à la fin du XIXe siècle, deviennent un site de villégiature. Le chaos de
    rochers, les bois, les rivières et les lieux archéologiques sont qualifiés comme une sorte de « Fontainebleau
    breton ». La référence à Brocéliande et au roi Arthur enrichit ce lieu de références culturelles en consonance
    avec les attentes des visiteurs, en particulier britanniques, habitués aux nombreux sites légendaires arthuriens en
    Grande-Bretagne (plus de 300 sites arthuriens répertoriés). Mais cette identification est largement postérieure à
    celle de Paimpont que l'on situe entre 1825 et 1835-40.
    10 A. Creuzé de Lesser, Les chevaliers de la table ronde. Poème en 20 chants, Paris, Delaunay, 1812. L’ouvrage
    sera réédité souss le titre La table ronde sous lequel il figure dans La chevalerie ou histoires du Moyen-Âge.
    Poème sur les trois grandes familles de la chevalerie romanesque, Ponce-Lebas éditeurs, Paris, 1839 (p 1-155 :
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1174509.image.r=Creuz%C3%A9+de+lesser.f577.langFR )
    11 B. Tanguy., 1977, Aux origines du nationalisme breton, Paris, UGE, coll. . 10-18.
    12 Les Celtes sont réputés être les populations les plus anciennes du continent européen qui, à la suite de
    différentes vagues de migration, se sont retrouvées dans les confins occidentaux du continent où existent des
    mégalithes.
    13 Merlin est parfois associé à Guinclan (Guiclan ou Guinclaff) qui était réputé avoir rédigé des prophéties
    mentionnées dans les dictionnaires bretons du XVIIIe siècle (Grégoire de Rostrenen et Dom Le Pelletier), et
    partiellement reprises Hersart de la Villemarqué. Dom Le Pelletier aurait copié un manuscrit intitulé "An dialog
    etre Arzhur, Roue d'an Bretounet ha Guynglaff" (Dialogue entre Arthur, roi des Bretons et Guinclan) ce qui pour
    notre propos indique le lien qui est fait dès le XVIIIe siècle entre la figure d’un druide (Guinclan/Merlin) et le roi
    Arthur en Bretagne armoricaine (Tanguy, op. cit.).
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    que, à la fin du XVIIIe siècle quelques auteurs font naître Merlin à l’île de Sein, une île
    réputée être un lieu de culte druidique14. Dans le contexte de l'époque, ce tombeau ne peutêtre
    qu'un mégalithe, puisque ces derniers sont réputés être des monuments celtiques.
    La première association du tombeau de Merlin à un mégalithe est faite par Poignand, juge
    d'instruction au tribunal de Montfort en 1820. Dans une note de bas de page d'un ouvrage
    consacré aux Antiquités historiques et monumentales de Montfort à Corseul, il désigne ainsi
    une allée couverte située sur la route qui relie la ville de Montfort à Paimpont15. Cette
    désignation est reprise par François Blanchard de la Musse en 1824 dans un article consacré à
    la ville de Montfort16. En se fondant sur l'autorité du poème publiée par Creuzé de Lesser, il
    caractérise les lieux de la façon suivante : « Les deux tombeaux de Merlin et de son épouse
    Viviane […] sont en effet au bord de la forêt sur une montagne à main droite en remontant
    cette rivière de Mell, laquelle va se perdre dans le lac du Pont des géants, aujourd'hui étant
    du pont Domiean, où l'on arrive comme Lancelot, par une forêt très épaisse au très beau
    pavillon qu'habitait la fée Morgain, soeur du roi Arthur. »
    Le comte Blanchard de la Musse, alors âgé de 72 ans avait été avocat puis conseiller au
    Parlement de Bretagne avant la révolution. Poète, il avait également activement participé à la
    création de la Société académique de Nantes devenue par la suite Société des sciences et des
    arts du département de Loire inférieure. Il publie des poèmes, des comptes-rendus et des notes
    dans le Lycée Armoricain, créé en 1823 pour « répandre les connaissances utiles » des
    sciences, de la littérature et des Beaux-Arts17 . L'article qu'il consacre à Montfort en 1824
    illustre le processus de recomposition symbolique et de nouveau marquage d'un territoire
    opéré par les sociétés savantes18. Il défait la ville de Montfort, récemment érigée en souspréfecture,
    de son appellation prérévolutionnaire de Montfort-la-Cane, qui renvoie à une
    légende locale attestée depuis plus de 300 ans, pour lui substituer une appellation
    topographique, en lui adjoignant le nom du Meu, l'une des deux rivières qui la traversent. Le
    poème de Creuzé de Lesser lui permet de substituer au marques du passé récent, un héritage
    légendaire glorieux. Le Meu devient la rivière Mell. Suivant une identification des noms de
    lieux aux noms de héros anciens et glorieux, le Meu ou Mell est associé au chevalier Meliadus
    du poème La Table ronde19. Cela le conduit à localiser le théâtre des exploits contés par
    Creuzé de Lesser dans une vallée à proximité, le val de la Marette, qu'il dénomme Val sans
    retour.
    Cet appel à une littérature évoquant un passé glorieux n'a rien d'exceptionnel. La même
    année, le chanoine Mahé dans son inventaire des antiquités du Morbihan consacre quelques
    14 J. Cambry, Voyage dans le Finistère. ou l’état de ce département en 1794-1795, Paris, Cercle social, AnVII, 3
    voL. , D. Miorcec de Kerdanet, Notices chronologiques sur les théologiens, jurisconsultes, artistes, bardes de la
    Bretagne, Brest Imprimerie de Michel, 1818. Né en 1793, il était historien, avocat et docteur en droit, exbibliothécaire
    de la ville de Rennes. En 1823, il a publié Voyage au château de Joyeuse-Garde près de Brest,
    Brest in-18°. Il a publié plusieurs articles dans Le Lycée armoricain (Source : J.M. Quérard, La France littéraire
    ou Dictionnaire bibliographique des savants,... 1827-1839)
    15 J. Poignand, Antiquités historiques et monumentales à visiter de Montfort à Corseul par Dinan, Rennes,
    Duchesne, 1820.
    16 F. U. Blanchard de la Musse, « Aperçu sur la ville de Montfort-sur-le-Meu, vulgairement appelé Montfort-la-
    Cane », Le lycée armoricain, 1824, 4, 22, 300-314.
    17 Tout comme Blanchard de la Musse, Poignand fait partie des premiers souscripteurs de la revue et y publie des
    notes et comptes-rendus.
    18Ainsi, la société académique de Nantes organise à plusieurs reprises un concours sur la mise en valeur des
    terres vaines et vagues et les biens communaux, dans la perspective de développer l'agriculture. Parmi les
    réponses: de Lorgeril, Mémoire sur la nature et le défrichement des Landes de Bretagne, 1819; Nadaud ;
    Mémoire sur les terres vaines et vagues et des biens communaux, 1826.
    19 Chez Roch le Baillif (op.cit.), l’Armorique est associée à Armoreus dont les origines proviennent de la Guerre
    de Troie.
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    pages à la description des monuments mégalithiques de Tréhorenteuc à l'ouest de la forêt.
    Pour attester leur caractère celtique, il se réfère aux Poèmes d’Ossian de MacPherson, publiés
    en 1773 : « Il n’y a qu’Ossian qui nous fournisse quelques lumières ». En mobilisant des
    oeuvres littéraires se rapportant à un passé lointain aux confins des légendes, ces découvreurs
    de territoire s'approprient symboliquement des lieux et des monuments au statut alors indéfini
    et à l'histoire inconnue pour produire un territoire nouveau en consonance avec leurs
    aspirations culturelles.
    La lecture de textes aux références identiques et aux expressions comparables suggère la
    circulation des références littéraires et des identifications locales dans les milieux d'érudits
    provinciaux, juges et archéologues en particulier, qui fréquentent des sociétés savantes sans
    doute en relation les unes avec les autres. C'est ainsi que l'on peut comprendre que, à partir de
    1825, l'identification de Brocéliande à la forêt de Paimpont est acquise parmi les antiquaires
    et les notables qui s'intéressent au passé légendaire arthurien. Les autres identifications de
    Brocéliande figurent de moins en moins dans les écrits.
    Après celle de Poignand, les désignations faites par Blanchard de la Musse dans l'arrièrepays
    de Montfort servent de catalyseur pour développer la topographie légendaire de
    Brocéliande. Une fontaine, lieu d'un culte religieux local, devient ainsi la fontaine de
    Barenton célébrée dans le Roman de rou ; une dalle à côté, le perron de Merlin. De proche en
    proche, tout au long du XIXe siècle, la topographie se précise et s'enrichit d'anecdotes et de
    lieux nouveaux.
    Quelques lieux légendaires changent de place. Le plus notable est le Val sans retour qui,
    autour de 1850, est déplacé de son implantation première dans le val de la Marette près du
    tombeau de Merlin vers l'ouest de la forêt de Paimpont, près de Tréhorenteuc, une commune
    déjà remarquée pour l’abondance de ses mégalithes20. Au cours de ces années, un bâtiment
    métallurgique avait été construit dans la vallée de la Marette, ce qui allait à l’encontre des
    représentations d'un lieu sauvage et impénétrable propice aux légendes. En 1854, une
    description de cette vallée exprime cette dissonance entre le territoire et les légendes: « En
    place de tours enchantées, de châteaux merveilleux, de prieurés et d'abbayes, de religieux et
    de dames, [le visiteur] trouvera une usine métallurgique dans laquelle le minerai se
    transforme non plus sous la baguette d'une fée, mais sous le souffle de puissantes machines,
    sous le poids des normes marteau que l'industrie, fée de nos jours fait marcher à son gré. »21
    L'appellation est alors attribuée à une vallée rocheuse près du village de Tréhorenteuc :
    quelques rochers deviennent le siège de Merlin ; une allée couverte devient l’hotié de Viviane,
    maintenant séparé de son époux, selon l'expression de Blanchard de la Musse.
    À la fin du XIXe siècle, la topographie légendaire est définitivement établie par Felix
    Bellamy, professeur de chimie à l'École de Médecine et de Pharmacie de Rennes. Il
    commence à s'intéresser à Brocéliande en analysant les eaux de Barenton, dont il donne la
    teneur dans un ouvrage publié en 1868. Il aborde alors la question des appellations diverses de
    Brocéliande en remarquant que : « On sait aujourd'hui d'une façon certaine que la forêt de
    Brécilien, à une époque très ancienne, s'étendait depuis Montfort et Guichen jusque dans la
    paroisse de Paule (arrondissement de Guingamp) dont un village porte encore le nom de
    Brécilien. On peut donc dire sans exagération qu'elle occupait au centre de la Bretagne un
    espace de 30 lieues de long sur 12 à 15 de large »22. Cette affirmation est cohérente avec
    l'idée d'une grande forêt centrale au coeur de la Bretagne armoricaine, alors promue par
    Arthur de la Borderie, historien de la Bretagne. Cette conception très large de Brécilien
    20 M. Calvez, Brocéliande et ses paysages légendaires, Ethnologie française, XIX, 1989, 3, 215-226.
    21 A. Fouquet, Guide des touristes et des archéologues dans le Morbihan, Vannes, A. Cauderan, 1854.
    22 F. Bellamy, La Fontaine de Barenton. Légendes, État actuel, analyse des eaux, Nantes, V. Forest, 1868, in 8°.
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    comme forêt originelle ne l'empêche pas, dans son ouvrage de 1896, d’en établir une
    topographie légendaire exhaustive limitée à la forêt de Paimpont et à ses alentours dont il
    inventorie les sites et rejette certaines appellations qui lui semblent douteuses ou incohérentes.
    Il explique ce changement de la façon suivante : « Je me plais à reconnaître la science,
    l'érudition, en un mot l'incontestable compétence de l'Abbé de la Rue en ce qui concerne la
    littérature du Moyen Âge […] Mais je me refuse à admettre que lui, étranger à la Bretagne,
    en ait connu la topographie mieux que des gens, tels que M. Poignand, nés dans le pays, y
    ayant passé leur vie en s'adonnant aussi au même genre d'études. Et puisque M. Poignand de
    Montfort, ainsi que d'autres personnages fort habiles dans la question (Baron du Taya, etc.)
    affirme que la forêt de Paimpont ou de Brécilien est le coeur encore battant, bien que les
    membres en aient été séparés, de la grande et vraie Brocéliande, que là se trouvent encore les
    merveilles qui lui valurent le renom de forêt enchantée, j'adopte leur avis plutôt que celui de
    M. de la Rue. » 23
    De l'espace légendaire à l'espace touristique
    La valorisation touristique de la forêt de Paimpont est contemporaine de l'arrivée du train à
    Rennes en 1861. Dans les années suivantes, les guides touristiques mettent en valeur le lieu au
    sein d'itinéraires de visites. Le Guide Joanne (1867), ancêtre du Guide bleu, place la forêt de
    Paimpont « célèbre sous le nom de Brocéliande » sur l'itinéraire de Rennes à Vannes. La
    courte notice indique Merlin, la fontaine de Barenton, Eon l'étoile, l'église de Paimpont24. Ce
    guide régional a pour objet de qualifier l'ensemble des lieux touristiques de la région, de faire
    valoir leur intérêt pour des visiteurs extérieurs qui s'adonnent à la pratique touristique et de les
    organiser dans des circuits de visite. La topographie légendaire est désenchantée, réduite à
    quelques « choses à voir »25 dans le cadre du temps limité dont disposent les visiteurs.
    Le réenchantement touristique et légendaire est l'oeuvre des guides locaux qui mettent en
    valeur la diversité des lieux et proposent des itinéraires de visite détaillés. Le premier guide
    local de Brocéliande est publié en 186826. Il se veut « être utile à cette classe de touristes,
    grâce à Dieu de jour en jour plus nombreux, qui avant de visiter l'Allemagne, la Suisse ou
    l'Italie, croit bon de connaître la France ». Le guide propose un itinéraire pédestre de deux
    journées pour faire connaître, « l'un des cantons de Bretagne les moins visités et qui méritent
    cependant de l’être », selon une rhétorique qui vise à créer l'intérêt de lieux déjà singularisés
    par les guides nationaux. Il compare Paimpont à la forêt de Fontainebleau, la matrice des
    espaces forestiers d’agrément pour cadre de référence: « Nous osons même dire qu'en ce qui
    concerne le petit coin de Bretagne qui nous occupe, il nous paraît soutenir parfaitement la
    comparaison avec quelques-uns des sites aussi vivant de la forêt de Fontainebleau ». Il met
    en avant l’attrait de ses sites et de ses paysages pour les membres des classes oisives qui
    s'adonnent au tourisme : « Nous croyons qu'après avoir vu des forges de Paimpont, Comper,
    les panoramas des hauteurs de Barenton, de Beauvais […], les vallons encaissées et ombreux
    23 F. Bellamy, La forêt de Bréchéliant. La Fontaine de Barenton. Quelques lieux alentour. Les principaux
    personnages s'y rapportant, Rennes, Plihon &Hervé, 2 vol., 1896 (citation : vol. 2, p. 216).
    24 A. Joanne, itinéraire général de la France. Bretagne (avec 10 cartes et plans), Paris, Hachette, 1867.
    25 H.M. Enzensberger, Une théorie du tourisme. Culture ou mise en condition ?, Paris, Julliard, Lettres nouvelles,
    1965,151-174.
    26 Dubois de Pacé [DB], Brocéliande en deux journées. Guide du touriste à la forêt de Paimpont, Rennes, Leroy,
    1868.
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    du Val sans retour, de Lorgeril, le peintre, le poète, le rêveur ne regretteront pas l'emploi de
    leur temps et de leur journée »27.
    Dans son guide de 1919, Delalande, délégué du Touring-club de France, s'adapte à la
    population touristique changeante et réorganise la forêt en un itinéraire de visite de deux
    journées pour les cyclistes et les automobilistes28. Cet itinéraire est ponctué de points de vue,
    parfois agrémentés d'un banc du TCF comme au Val sans retour, d'où se déploient aux yeux
    du visiteur des panoramas, objets esthétiques qui créent le charme des lieux. La première
    journée, en Basse-Forêt, fait connaître les édifices religieux et les témoignages d'une activité
    industrielle en voie d'extinction : les forges et les étangs qui les alimentent en constituent des
    sites clés. Le paysage type est composé d'un premier plan aquatique qui s'ouvre sur la forêt
    dans le lointain. Le second itinéraire, en Haute–Forêt, emprunte des chemins de crête en vue
    d'accéder à certains lieux légendaires. Les parcours sont marqués par des points de vue à
    partir desquels le panorama forestier s'envisage d'un seul coup d'oeil. Les perspectives
    paysagères privilégiées par ces sites ont pour support une succession de vallons qui se perdent
    dans la forêt.
    La localisation des itinéraires touristiques fait de la forêt l’arrière-plan des lieux
    légendaires et touristiques. Le visiteur du XIXe siècle n'accède pas à la forêt, mais il la
    contemple comme une composante du paysage à partir de lieux qui lui sont accessibles. Au
    moment de l'invention de la topographie légendaire, l'exploitation forestière intense en vue
    d'alimenter les forges de Paimpont a largement réduit la forêt (on évoque une surface de
    moins de 6000 ha) et l’a transformée en taillis, objets d'une coupe rase tous les dix ans29. Les
    landes sont extrêmement étendues en périphérie de la forêt ; elles sont une composante
    essentielle des finages agricoles auxquels elles offrent des espaces pour le pacage du bétail, la
    production fourragère et le chauffage, avant que la révolution agricole n'arrive dans ces
    contrées. On comprend que les premiers récits des découvreurs de territoire évoquent
    beaucoup plus les landes que la forêt qui reste un paysage d'arrière-plan. La topographie
    légendaire de la forêt de Brocéliande, que la tradition littéraire dépeint le plus souvent comme
    une forêt impénétrable, a ainsi pour support des paysages de landes et de taillis. Ces paysages
    ouverts sont regardés comme des lieux naturels, dans lesquels se trouvent des rochers
    affleurant et des mégalithes qui en évoquent l’antiquité. Pour des visiteurs lettrés en quête
    d'un passé glorieux, ils sont aptes à une transfiguration légendaire parce qu'ils correspondent
    aux représentations attendues des lieux de ces légendes.
    Lorsque le tourisme prend forme, l'intense activité forestière est terminée ; la forêt gagne
    sur les taillis. Les landes communales ont été partagées en 1859 et 1860 ; les paysans en
    défrichent une partie. C'est donc un paysage très différent de celui qui existait au moment de
    l'invention légendaire que découvre le touriste du XIXe siècle. La forêt et les landes sont
    l'objet d'une exploitation productive, mais le visiteur voit le plus souvent dans les lieux qu'il
    découvre les vestiges d'un espace naturel préservé. Ainsi, Bellamy traverse des landes qu’il
    27 La reprise de l'ouvrage de Dubois de Pacé en 1897 indique les voies de communication pour accéder à la forêt
    de Paimpont : la ligne de chemin de fer La Brohinière-Ploërmel-Questembert (qui permet de rejoindre le réseau
    Nord de la compagnie de l'Ouest au réseau Sud de la compagnie d'Orléans), le tramway de Rennes à Plélan qui
    accède aux forges de Paimpont, et le chemin de fer de Guer, près de Coëtquidan. Le guide ajoute : « [Il] sera
    précieux pour une catégorie de touristes et non des moins intéressés à le consulter, celle des officiers de l'armée
    d'actives, de la réserve et de l'armée territoriale des garnisons de Rennes et de Vannes qui viennent chaque
    année passer plusieurs semaines au camp de Coëtquidan pour leurs s écoles à feu. Pour eux, bien que l'attrait
    principal reste la forêt de Paimpont, on a complété le guide. » (p. 12)
    28 H. Delalande, Guide du touriste dans la forêt de Paimpont. Itinéraires cyclistes et circuits automobile, Rennes,
    1919 [Deuxième édition augmentée, 1926]
    29 Sur l’histoire productive de la forêt de Paimpont, M. Denis, Grandeur et décadence d’une forêt. Paimpont du
    XVIe au XIXe siècle, Annales de Bretagne, 1957, Tome LXIV, 3, 257-273.
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    décrit désertes à un moment où de nombreux troupeaux de bovins et ovins s'y trouvent. Le
    paysan, le pâtre et ses troupeaux se fondent dans le paysage découvert par le visiteur jusqu'à
    disparaître ou figurer comme des éléments naturels, au même titre que les landes et les
    rochers.
    L'idée d'une fragilité des lieux que l'industrialisation détruit s’ancre dans ces
    représentations touristiques. Bellamy évoque ainsi l'aspect désert de la grande lande à l'ouest
    de la forêt : « Néanmoins, sans grande clairvoyance, à certains signes, on pressent que dans
    quelques siècles, il pourrait n’en être plus ainsi et cela n'est pas sans éveiller en vous par
    commisération un sentiment de tristesse. Comment ! Viendrait donc un temps où cette belle
    lande serait envahie par le faubourg empuantit d'une bourgade, d'une ville, une sorte de
    Batignolles avec un nom de pareille saveur ! Heureusement pour elle et pour nous, elle reste
    encore aujourd'hui la terre déserte que ne fréquente guère l'homme du XIXe siècle. » Après la
    première guerre mondiale lors de laquelle la forêt a été l'objet d'une exploitation importante,
    un auteur écrit : « Les coupes se font de plus en plus larges et mettent des plaques de lumière
    dans le vert sombre des taillis. D'immenses espaces sont tondus ras comme tête de fantassins
    […]. Que restera-t-il bientôt de cette mère sylvestre ? Pauvre Brocéliande ! »30
    Le thème de l'espace fragilisé par l'industrialisation est au coeur de la représentation de
    l'espace touristique de Brocéliande, comme il est dans de nombreux autres lieux fréquentés
    par les classes de loisir. Il est l'avers de l'esthétique des lieux élaborée à partir d'une
    transfiguration de la forêt et des landes comme une nature archaïque préservée.
    La topographie légendaire et les traditions locales
    À mesure que l'espace légendaire se consolide, le paysan et l'usager ancien disparaissent
    du paysage. Brocéliande est alors conçue comme une nature plus en consonance avec l'image
    de vestige d'un passé ancien qui se prête aux légendes et aux mythes. Si l’habitant a
    symboliquement disparu dans une nature valorisée par les légendes, il demeure pratiquement
    présent dans les lieux, susceptibles d'informer le visiteur. Le problème qui se pose alors aux
    inventeurs de Brocéliande est de parvenir à attester l'authenticité des lieux, non seulement par
    la qualité des paysages, mais en donnant aux traditions locales un sens convergent avec le
    légendaire.
    Les relations des populations locales au corpus légendaire arthurien sont l'objet
    d'appréciations successives différentes. La première mention de traditions populaires locales
    figure dans Les veillées d'Armor (1857), dédiées à de la Villemarqué. L'auteur, Du Laurens de
    la Barre, présente une légende qui a pour cadre les landes de Gautro, près du Val sans
    retour31. Elle raconte l’histoire d'un bossu qui aide les korrigans à rallonger le chant de leur
    ronde et qui, en guise de remerciement, est délesté de sa bosse. Ce conte se retrouve avec
    quelques variantes sous le titre « Les Korils de Plaudren » dans un recueil de contes de Émile
    Souvestre publié en 184432. La structure du texte de 1857 conduit à penser qu'il a été repris du
    texte de Souvestre. Pour comprendre cet emprunt, il convient de se rappeler que l'implantation
    du Val sans retour près de ces landes est alors récente. Par sa désignation légendaire, cette
    vallée et ses hauteurs à usage agricole deviennent des sites remarquables dotés d’un potentiel
    légendaire. Pour attester l’authenticité bretonne, les korrigans doivent y être présents, même
    30 De Kermène, « Brocéliande fin de guerre », Buhez Breiz, 1919, 214-219 ; 237-240
    31 E. Du Laurens de la Barre, Les veillées d'Armor, Vannes, Cauderan, 1859. L'auteur a une formation de droit ;
    il exerce comme juge de paix (Il est juge de paix dans la commune proche de Tréhorenteuc à partir de 1874).
    32 sous le titre Tortig ha Balibousig, dans Le foyer breton , 1844. Souvestre a une formation d'avocat.
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    s'ils sont très éloignés de la légende arthurienne. Par l’implantation légendaire, le Val sans
    retour devient ainsi apte aux stéréotypes qui organisent la représentation culturelle de la
    Bretagne33.
    Lorsque les premiers touristes qui viennent à Brocéliande rencontrent des habitants de la
    région, ils se posent sans doute la question de savoir ce que ces habitants qui vivent dans un
    espace pour eux exceptionnels, gardent de la mémoire des légendes réputées anciennes qui
    motivent leur visite. Mais la mise en valeur du légendaire arthurien est récente, tout comme la
    topographie légendaire qui la prolonge. Le visiteur de Brocéliande risque d'être désappointé
    par la méconnaissance populaire de ce qui est annoncé comme un authentique héritage ancien.
    Les guides touristiques locaux anticipent cette discordance en mettant en avant l'amnésie
    culturelle des habitants. « Le paysan de l'Ouest, disons-nous, a oublié les contes de fées et les
    histoires de sorcières dont sa mère le berçait jadis. Il est fort surpris qu'on vienne de loin voir
    le tombeau où la fontaine d'un certain Merlin qui ‘vivait […] Il y a peut-être bien 400
    ans’. »34 Il est donc inutile d'interroger les habitants locaux sur quelque chose qu’ils ne
    connaissent pas ; seul le paysage est authentique.
    La question de la perpétuation des légendes fait de la forêt et de ses environs un lieu
    intéressant pour les collecteurs de traditions populaires et folkloristes de la fin du XIXe siècle.
    Ils sont conduits à considérer les traditions populaires dans un autre cadre de référence que
    celui qui préside à la visite touristique. Foulon-Ménard indique avoir recueilli en 1859, auprès
    de Véronique Paris, 74 ans, repasseuse de coiffes, un conte populaire relatif à Merlin : « Nous
    avons eu la chance de retrouver, sur le territoire de Brocéliande sur les marges de la forêt
    actuelle de Penpont [sic], un conte essentiellement populaire dont Merlin est le héros.[Nous
    l'avons] recueilli directement, au moment peut-être où il allait s'éteindre, de la tradition orale
    qu'il a perpétuée jusqu'à nos jours et cela dans le pays même de Barenton que notre conte
    mentionne avec le titre de royaume comme théâtre des principales aventures dont se compose
    le récit. Notre conte est donc un nouveau fragment du cycle légendaire de Merlin en
    Armorique ; il a sa place naturelle auprès des fragments déjà publiés ou indiqués par le
    savant auteur du Barzaz Breiz »35 À propos du tombeau de Merlin, Paul Sébillot note en 1886
    que « une tradition populaire assure qu'il [Merlin] dort sous ces pierres en attendant sa muse
    Viviane. Il serait à désirer que cette légende fut recueillie avec soin et que l'on s'inquiéta de
    son ancienneté »36. Adolphe Orain qui recueille les contes et légendes de la Haute Bretagne,
    remarque à propos de Brocéliande : « Quiconque voudra s'en donner la peine, recueillera des
    comptes et légendes tant qu'il voudra dans cette partie d'Ille-et-Vilaine et du Morbihan qui
    n'a pas encore été explorée par les folkloristes »37. Selon lui, la possibilité de recueillir des
    contes suppose des relations avec les populations locales autres que celles qui prévalent dans
    le tourisme de Brocéliande : « Le paysan ne dit pas ses histoires au premier venu. Il faut vivre
    dans son intimité, s'asseoir à son foyer, l'entretenir des choses du temps passé et provoquer
    ses confidences. Lorsque sa langue est déliée, il ne tarit pas ; mais ce n'est pas toujours facile
    et c'est ce qui est sans doute arrivé à l'auteur de « Brocéliande en deux journées. »38.
    33 C. Bertho, 1980, L’invention de la Bretagne. Genèse sociale d’un stéréotype, Actes de la recherche en sciences
    sociales, 35, 45-62.
    34 Dubois de Pacé, op. cit. , p. 8
    35 Dr J. Foulon Ménard, « La tradition de Merlin dans la forêt de Brocéliande ». In : Mélanges historiques,
    littéraires, bibliographiques. Publiés par la société des bibliophiles bretons. Tome 1, 1878,3-21. L'explication la
    plus vraisemblable de cette référence à Merlin la rapporte à l'identification des terres de la forêt de Paimpont au
    Bréchéliant de Wace qui a été faite par les Laval au XVe siècle.
    36 P. Sébillot, « Quelque héros populaire de la Bretagne ». Congrès archéologique de France (Nantes, 1886),
    Caen, 1887, 332-337.
    37 A. Orain, Les contes de l'antique forêt de Brocéliande, Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, 26,19 101.
    38 Ibidem. Il fait référence à Dubois de Pacé. Voir note 34.
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    À défaut de prendre du temps et de développer une empathie pour les habitants, le visiteur
    les ignore et sollicite son imaginaire pour faire correspondre l'espace réel et la forêt
    légendaire. Bellamy considère que « le souvenir des légendes passées y est toujours vivant ».
    Comme les habitants du lieu ne peuvent pas attester l'authenticité du marquage légendaire,
    seule une approche esthétique permet d'accéder à Brocéliande : « Rien ne pourra effacer [les
    souvenirs des légendes] de nos coeurs, surtout des coeurs sensibles et éléments [qui]
    dédaignant les basses vulgarités de ce monde de passagers, sont portés sur les ailes du
    rêve ». Les lieux sont évoqués sur le mode d’un passé qui aurait miraculeusement été
    préservé. En 1921, Reignier de Saint-Aignan écrit à propos du Val sans retour : « Lorsqu'on
    visite encore maintenant le fameux ‘ Val sans retour’, il nous semble que l'imagination aidant
    voir se dresser devant nous la gracieuse silhouette de la fée Viviane… » 39 Par absence
    d'ancrage dans les traditions locales, la forêt de Brocéliande se résume à l'espace sensible du
    visiteur lettré.
    La recomposition de la topographie légendaire
    L’organisation des lieux touristiques et légendaires se modifie après la seconde guerre
    mondiale. Sous l'impulsion de l'abbé Gillard son recteur, Tréhorenteuc, un village du
    Morbihan à l'ouest de la forêt de Paimpont que le touriste du XIXe siècle découvrait de loin
    en visitant le Val sans retour, est transformé en centre de la forêt de Brocéliande. La carte
    suivante40 illustre la transformation qu’il a opérée et la centralité qu'il a conférée à
    Tréhorenteuc dans sa topographie de la forêt de Brocéliande
    Illustration 1: La topographie de la forêt de Brocéliande selon l'abbé Gillard (1953)
    39 E. Reignier de Saint-Aignan, Merlin et Arthur dans Brocéliande et le Val enchanté. Esquisses littéraires,
    Rennes, Simon, 1921.
    40 H. Gillard (le recteur de Tréhorenteuc) « Les mystères de Brocéliande » (première édition 1953)
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    De la topographie légendaire de la forêt de Paimpont issue du XIXe siècle, il ne reste que
    Barenton et le Val sans retour qui sont des prolongements respectifs de Folle Pensée et de
    Tréhorenteuc. De l’itinéraire touristique en Basse-Forêt, demeurent les forges et les étangs,
    qui placés à la périphérie de la forêt de Brocéliande de l’abbé Gillard. Le tombeau de Merlin a
    cédé la place à la tombe du docteur Guérin, l'inventeur du pansement ouaté, membre de
    l'Académie de médecine et conseiller général du canton de Mauron. La forêt de Brocéliande
    s'étend maintenant sur des terres agricoles du Morbihan. Tréhorenteuc est le centre vers lequel
    tous ces lieux convergent.
    Dès son arrivée à Tréhorenteuc en 1942, l'abbé Gillard s'attache à remettre en état une
    église délabrée. En 1943, il fait installer dans le choeur un vitrail illustrant la Table Ronde et
    le Saint Graal. En 1945, il emploie deux prisonniers allemands, un peintre et un charpentier
    qui vont travailler jusqu'en 1947 à la remise en état de l'église. Il commande au peintre, la
    réalisation d'un chemin de croix dont les paysages figurent les environs : Jérusalem est
    Tréhorenteuc, le Golgotha est le Val sans retour. Le peintre réalise également quelques
    tableaux se rapportant aux légendes de la Table ronde. Dans les années suivantes, l'église
    s'enrichit d'un grand vitrail qui figure le Saint Graal et Joseph d’Arimathie, ainsi que d'une
    mosaïque qui reprend la thématique du cerf entourés de quatre lions, figurant Jésus et les
    quatre évangélistes. Les aménagements de l'église sont achevés au cours de ces années.
    Les travaux entrepris sous la direction de l’abbé Gillard transforment l'église du village en
    un musée de la Table ronde. Ils donnent à voir des représentations figuratives du légendaire
    arthurien, alors que celui-ci s’appréhendait auparavant à partir de sites forestiers, de
    belvédères et de paysages. L’aménagement de l’église modifie la structure de l'espace
    touristique et la relation des visiteurs à la topographie légendaire en créant un équipement
    collecteur c'est-à-dire un lieu drainant un public avide de découvrir en un temps restreint
    l'univers légendaire de Brocéliande. Le Val sans retour devient une illustration de cet univers.
    Cette conception nouvelle est déjà en oeuvre dans le chemin de croix. Elle est également mise
    en scène par l'abbé Gillard qui accueille les visiteurs dans l'église, puis qui les conduit au Val
    sans retour et qui s’institue ainsi comme guide de Brocéliande.
    La valeur légendaire de cet espace est reconnue en 1951 par la tenue d'un Gorsedd des
    druides barde et ovates de Bretagne qui se tient au Val sans retour, après une messe devant
    l'église et une procession dans des chars à boeufs. Le public peut assister à cette cérémonie de
    l'autre côté de la vallée sur les landes de Gautro dont les usages agricoles sont en voie de
    disparition. L'organisation de la cérémonie reprend la structure de l'espace touristique. :un
    espace accessible aux gens ordinaires d'où ils découvrent de loin le mystère de Brocéliande,
    comme ils découvrent des paysages lointains de la forêt. La valeur du site est également
    reconnue par la Société internationale arthurienne qui tient son quatrième congrès
    international à Rennes en 1954. Les congressistes vont écouter l'abbé Gillard dans son église
    et visiter le Val sans retour, contribuant ainsi à lui donner un label légendaire41.
    41 Lors du 14e congrès international à nouveau à Rennes en 1984, ils visitent le Val sans Retour, mais pas
    l’église de Tréhorenteuc. A la demande de Michel Rousse, professeur de littérature médiévale à l’université
    Rennes 2, je guide les congressistes dans la vallée et les landes pour leur expliquer l’implantation légendaire et
    l'histoire des anciens lieux agricoles sur lesquels est localisé le Val sans retour. Lors du 22e congrès à Rennes en
    2008, une visite de fin de congrès est proposée à Brocéliande et Josselin, en concurrence avec une visite du
    Mont-Saint-Michel. L'événement majeur est l'inauguration de l'exposition «Arthur de Bretagne. Roi passé. Roi
    futur » dans l'espace culturel « Les champs libres ». Cette exposition présente des manuscrits anciens enluminés
    relatifs à la légende arthurienne.
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    Au cours des années après-guerre, malgré l’état précaire du réseau routier, un nombre
    croissant de visiteurs viennent à l'église de Tréhorenteuc, écoutent l'abbé Gillard puis le
    suivent au Val sans retour. Une compagnie rennaise de transport par autocar organise des
    voyages dominicaux à Tréhorenteuc. Comme les usages agricoles de la lande entourant le Val
    sans retour disparaissent, elle demande à l’un de ses chauffeurs de défricher des chemins
    avant l'été. Dans un entretien publié en 1959, l'abbé Gillard évoque la notoriété croissante de
    son église : « Généralement pour mes prédécesseurs, Tréhorenteuc n'avait été qu'un lieu de
    passage, une brève mission. Pour moi, il en est autrement. Serai-je oublié de mes supérieurs ?
    Mes fonctions apostoliques remplies, que faire ?... Songer. J'ai donc songé. Ainsi est venu le
    désir de transformer la modeste chapelle que j'ai trouvée en arrivant... Le résultat ? Vous
    l'avez vu. Désormais mon église est célèbre. On vient la voir le dimanche. Si nombreux sont
    les fidèles que je dis la messe dans une église trop petite... On vient de loin, de Rennes, de
    Paris, de l'étranger même. Des journaux, des revues de la capitale ont déjà parlé du recteur
    et de l'église de Tréhorenteuc. » 42
    La fréquentation de Tréhorenteuc par les nouvelles catégories de touristes de l'après-guerre
    valide le territoire que l'abbé Gillard a inventé à partir de la topographie légendaire de
    Brocéliande. Lorsque qu’il quitte Tréhorenteuc en 1962, cette nouvelle organisation
    touristique est établie. Elle n'abolit pas la topographie précédente, mais elle la complète et
    draine une nouvelle population qui accède à Brocéliande à partir de Tréhorenteuc ou qui se
    contente dans une courte visite du site constitué par l'église et le Val sans retour. Alors que, en
    1891, dans le guide Joanne, Tréhorenteuc est mentionné sur l'itinéraire de Vannes à Dinan,
    avec la mention suivante : « Nombreux mégalithes (butte et jardin aux tombes), célèbre par
    ses rochers pittoresques, ainsi que le tombeau et le culte de Sainte Onenne (VIIe siècle) », le
    village devient un passage obligé de la visite à Brocéliande, ce que l'on retrouve par exemple
    dans le guide La Bretagne aujourd'hui publié en 1973 : « Grâce à son recteur aussi érudit
    qu'imaginatif et passionné on ne différencie plus le légendaire du réel, on abandonne de
    Paimpont pour Brocéliande. L'étape de Tréhorenteuc devient une initiation à un monde où,
    parfois étrangement, se mêlent à l'histoire chrétienne réminiscences païennes et récits
    fabuleux. »43
    De Brocéliande au pays de la Table ronde
    En 1963 et 1964, le canton de Mauron auquel appartient la commune de Tréhorenteuc, est
    l'objet d'une opération pilote d'aménagement rural. L'une des conséquences de cette opération
    est la mise en oeuvre d'actions de développement du tourisme en mobilisant une image
    associée à la Table ronde. L'église de Tréhorenteuc et le Val sans retour occupent une place
    centrale dans cette réorganisation du territoire. Un syndicat d'initiative est créé en 1968 ; des
    équipements d'accueil touristique sont réalisés sur le canton ; des campings sont aménagés au
    nord-ouest de la forêt de Paimpont. Grâce à ces équipements le canton obtient le label
    « Station verte de vacances » en 1974 sous l'appellation de « Pays de la Table ronde ».
    Le canton de Mauron est institué en zone spéciale d'action rurale par le décret du 16 juin
    1961, dans l'objectif de mener une opération pilote d'aménagement rural. Tout en élaborant
    des orientations de développement pour le canton, cette opération vise à définir des
    procédures pouvant servir à la programmation d'actions d'aménagement pour les cantons du
    centre Bretagne et, de façon plus générale, pour les zones rurales défavorisées. À la fin des
    42 A. Delaunay, « Or, dit le conte... », Aesculape, 1959
    43 J. Hureau, La Bretagne aujourd’hui, Paris, Editions Jeune Afrique, 1973
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    années 1950, le canton de Mauron est excentré ; la population est en décroissance ;
    l'agriculture connaît des difficultés d'adaptation ; l'exode agricole entraîne une dévitalisation
    des campagnes. Le choix de ce canton pour y affecter des moyens importants d'aménagement
    rural résulte de l’influence politique de Henri Thébault (1921-1986). Alors que plusieurs
    cantons du centre Bretagne, voire d'autres régions, auraient pu prétendre être une zone
    expérimentale pour l'aménagement rural, il obtient que le canton de Mauron soit choisi. Il se
    sert de ce plan pour développer une carrière politique locale morbihannaise et renforcer le
    réseau politique de M. Marcellin, président du conseil général du Morbihan à partir de 196444.
    Des moyens importants sont affectés à ce plan pilote. L'ingénieur en chef du génie rural du
    département du Morbihan anime le secteur et coordonne l'ensemble des services extérieurs de
    l'État qui sont mobilisés. Un ingénieur agronome est employé pendant deux ans et dirige les
    études auprès de la population. Un questionnaire de plus de 30 pages est rempli par un
    enquêteur auprès de chaque ménage du canton. Des études transversales sont menées. Des
    réunions rassemblant les habitants et les représentants des administrations départementales
    sont tenus dans chacune des communes. Un groupe cantonal associant les élus et les
    représentants d'organisations professionnelles traduit ces demandes en programme de
    rénovation. Parmi les objectifs de l'aménagement, l'accent est mis sur la transformation de
    l'agriculture par la diffusion d'innovations techniques et la restructuration foncière ; la création
    d'une zone industrielle est souhaitée ; la vocation touristique de la région est affirmée. Cette
    procédure de consultation à l'échelle d'un canton conduit les politiques locaux à envisager la
    création d'un syndicat intercommunal à vocation multiple (SIVOM) en vue de coordonner
    l'application du programme de développement du secteur. Classiquement, ce programme
    passe par le remembrement foncier, la rénovation routière, et la création de zones d'activités
    qui sont mises en oeuvre par le SIVOM.
    Les procédures de consultation organisées à Tréhorenteuc ne font pas apparaître la mise en
    valeur du Val sans retour comme un axe prioritaire. Les demandes principales des familles
    concernent le remembrement (16 fois mentionné pour 26 familles d'agriculteurs), l'adduction
    d'eau (15 fois), la création d'emplois (16 fois). Seules quatre familles émettent le désir d'un
    « développement du tourisme avec aménagement du Val sans retour ». Lors de la réunion
    communale de concertation, le remembrement est considéré comme un objectif lointain. En
    revanche l'organisation touristique figure au rang d’objectif prioritaire : « La région de
    Tréhorenteuc présente un agrément certain pour les touristes. Le site du Val sans retour
    pourra être mis en valeur lorsque la route reliant Tréhorenteuc à la route de Beauvais-
    Trécesson aura été construite. Le Conseil général [du Morbihan] a prévu lors de sa session
    de 1963 l'étude de ce projet à réaliser ultérieurement au titre du programme des chemins
    touristiques départementaux. Un terrain de camping pourra être équipé par la commune, ce
    qui présenterait l'avantage de retenir les touristes et procurerait quelques débouchés aux
    commerçants et agriculteurs locaux. » La consultation permet d'imposer une conception du
    44 Originaire de Mauron, il construit une carrière politique après la guerre en Charente, en 1955, il devient maire
    d'Angoulême, fonction qu'il exerce jusqu'en mai 1970 avec une courte démission en 1959. Il a également été
    conseiller général de la Charente (1949 - 1961) et député de la Charente entre 1956 et 1958. Il a eu un rôle
    important en tant qu'animateur du RPF, même s'il s'en éloigné par la suite, soutenant le gouvernement Guy
    Mollet, se rapprochant des poujadistes, puis du CNIP. Henri Thébault semble s'être toujours intéressé au centre
    Bretagne. En 1950, il est nommé délégué du RPF dans les Côtes-du-Nord. Mais, contre l'avis du général de
    Gaulle, il rentre en Charente en 1951. Il se sert de ce plan pour développer une carrière politique locale
    morbihannaise. En 1964 il est élu conseiller général de Mauron, alors qu'il est toujours maire d'Angoulême. En
    1972, il se présente sous l’étiquette UDR contre le député sortant de la 4ème circonscription, M. du Halgouet élu
    en 1958. Leurs querelles permettent à M. Bouvard, un candidat réformateur alors dans l'opposition, d'être élu
    député, mandat qu'il continue d'assurer.
    Sources : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/thebault-henri-10031921.asp
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    Val sans retour comme dispositif d'accueil touristique, d'où l'importance accordée aux
    équipements et à l'accessibilité. Au plan cantonal, l'accent est mis sur le tourisme en milieu
    rural avec deux objectifs : le développement de la pêche et un tourisme populaire ne
    nécessitant pas d'équipements lourds. C'est dans ce cadre que la réalisation de campings
    autour de la forêt de Paimpont et l’aménagement de plans d'eau sont envisagés. Sans doute
    influencé par l'ingénieur du génie rural, le plan d'aménagement rural promeut la conception
    d'un espace rural à valoriser tant au niveau agricole qu'au niveau touristique. Le potentiel que
    représentent la topographie légendaire de Brocéliande et son actualisation par l'abbé Gillard
    n'est guère pris en compte.
    Le syndicat d'initiative, créé en 1968, est l'aboutissement au plan cantonal d'une
    organisation du tourisme qui rassemble les six cantons de l'est du département du Morbihan,
    ainsi que la commune de Paimpont, dans une « Association touristique des Pays de la table
    ronde ». L'initiative de cette association, créée en 1963, revient au député, M. du Halgouet,
    qui rassemble les élus locaux et des personnes intéressées par la promotion du tourisme dont
    l'abbé Gillard. L'association s'appuie sur la référence aux légendes de la Table ronde pour
    mettre en valeur des intérêts historiques et architecturaux des quatre villes du territoire
    (Josselin, Malestroit, Ploërmel, Mauron)45. Elle procède à un recensement des points d'intérêt
    qu'elle organise au sein de circuits touristiques branchés sur les grands axes routiers. Le Val
    sans retour et Tréhorenteuc font partie de deux circuits historiques (circuit de La Trinité-
    Porhoët- Mauron d'une part ; circuit de Ploërmel d'autre part), mais ils sont exclus du circuit
    de Paimpont plus centrée sur la forêt. Le Val sans retour est ainsi dissocié des autres lieux
    légendaires et rattachés aux sites du Morbihan, où il permet de justifier la référence à la Table
    ronde46.
    Le syndicat d'initiative du canton de Mauron réalise un guide qui recense les différents
    points d'intérêt des communes du canton47. Le style d'écriture de l'abbé Gillard dans ses
    premières brochures, se retrouve dans les mentions relatives à Tréhorenteuc :
    L'église de Tréhorenteuc : « Le grand vitrail du Saint Graal domine l'autel. Les
    tableaux du coeur, les vitraux de la nef, la splendide mosaïque qui décore le fond de
    l'église, tout est couleur locale, symbolisme et enseignement. La sacristie est un
    véritable musée.»
    Le Val sans retour : « On y accède soit par le bois de Gautro (départ près du
    manoir), soit par le chemin du moulin de la vallée. Un peu plus loin, le Miroir aux fées,
    le fauteuil de Merlin, l'enchevêtrement des vallées profondes et encaissées, tout cela est
    émerveillement. ».
    Contrairement aux guides touristiques nationaux, le propos est peu marqué par l'emphase.
    Il s'agit moins de faire venir le visiteur extérieur en lui faisant miroiter le légendaire que, une
    fois ce visiteur arrivé, de le faire accéder aux lieux touristiques. Le guide fait ainsi référence
    aux points ordinaires d'ancrage de la pratique touristique : un musée, des tableaux, un lieu
    auquel sont associés des signifiants légendaires et une indication d'accès.
    Le syndicat d'initiative cantonal ouvre quatre permanences estivales, dont l'une dans la
    sacristie de Tréhorenteuc. L'objectif de cette permanence est de faire connaître le lieu, mais
    45 D'où l'intérêt stratégique de la présence de la commune de Paimpont comme point d'ancrage de Brocéliande
    dans un territoire du Morbihan, sans site de la topographie légendaire à l'exception de Tréhorenteuc et du Val
    sans retour.
    46 En 1967, l'Association touristique des pays de la table ronde donne naissance au syndicat intercommunal du
    Centre-Est Bretagne, où ne figurent pas les communes de Paimpont et de la Gacilly, dont le maire est l'industriel
    Yves Rocher depuis 1962. Il obtient des crédits du Commissariat à la rénovation rurale en 1971 et joue alors un
    rôle de Comité de développement. En 1975, il bénéficie de l’un des premiers contrats de pays en France.
    47 Syndicat d'initiative de Mauron, Au pays de la table ronde. Station verte du pays de Mauron. (slnd)
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    aussi d'orienter les flux de visiteurs vers des lieux moins connus du canton grâce à des cartes,
    des brochures et des conseils. L’accès à l’espace touristique de Tréhorenteuc et du Val sans
    retour est facilité au terme du remembrement de Tréhorenteuc en 1971 - 1972. Au bas du
    bourg, un parc de stationnement est aménagé ; il donne accès à deux chemins qui mènent au
    Val sans retour, l'un par les landes, l'autre par la vallée.
    L'office touristique de Brocéliande et le pays de la Table ronde
    L'organisation touristique de l'ouest de l'Ille-et-Vilaine est postérieure à celle de l'est du
    Morbihan qui lui est adjacent. C'est en 1972, à l'initiative du conseiller général maire de
    Paimpont que se constitue l'Office touristique de Brocéliande qui regroupe des quatre cantons
    à l'ouest du département d'Ille-et-Vilaine. L'office s'est transformé en Pays d'accueil
    touristique de Brocéliande en 1985.
    L'Office touristique de Brocéliande réalise un répertoire pour mettre en valeur les
    différents sites légendaires, historiques et naturels de la forêt. Il établit un circuit touristique
    fléché de 66 km au départ de Plélan-le-Grand, ville par laquelle passe la RN 24 qui relie
    Rennes à la côté morbihannaise. Ce circuit reprend en très grande partie les itinéraires de
    visite du début du siècle qu'il adapte aux nécessités du transport automobile. Les
    Le guide touristique publié en 1979 cherche à dissocier l'ancrage légendaire et les
    traditions populaires en remettant ces dernières en valeur : l'objectif assigné au guide est de
    « distinguer entre ce qui est réellement issu du peuple et une imagerie conçue par des
    intellectuels »48. À l'étape de Tréhorenteuc, le guide expose brièvement le cycle arthurien et
    présente l'église. Il invite à une visite du Val sans retour où il utilise l'emphase et la démesure
    dans une description de la topographie des lieux: « Du haut du rocher des Faux amants, vous
    jouissez à quelques 170 m d'altitude d'un paysage chaotique extraordinaire, celui d'un monde
    encore au stade de la genèse. Le Val est un profond ravin, buriné par l'érosion dans les
    schistes pourpres et sur lequel se greffent trois vallées annexes venus du sud. Il est parcouru
    par le ruisseau de Rauco qui descend de la Haute-Forêt et se termine dans un petit lagon : le
    Miroir aux fées ou étang du moulin de la vallée. Le promeneur prendra le temps de parcourir
    la lande de Gautro qui constitue deux kilomètres de crête bien dégagée. » Le corpus
    légendaire, mobilisé au XIXe siècle pour qualifier la vallée, a disparu profit d'une
    transfiguration morphologique et esthétique des lieux. L'appellation maintenant établie de
    Miroir aux fées est relativisée par une appellation réputée locale, qui décrit les fonctions de
    l’étang. Le paysage de la vallée et des landes est à nouveau l'objet d'une recomposition
    symbolique qui abolit le marquage légendaire, récent au regard du stade de la genèse que ces
    lieux évoquent au rédacteur du guide.
    L'impact des recompositions politiques est déterminant dans la structuration du territoire de
    Brocéliande à partir de 1960. Elles conduisent à la dissociation entre Brocéliande en Ille et
    Vilaine, et le pays de la Table Ronde dans le Morbihan. Le Val sans retour se trouve d’un côté
    et Tréhorenteuc de l’autre. Comme ils sont associés par l’oeuvre de l’abbé Gillard, ils sont le
    point d’articulation des deux territoires des politiques départementales d'aménagement. Les
    appellations générales et la localisation des circuits s'expliquent par les jeux d'alliances qui se
    nouent entre les élus à l'intérieur des cadres départementaux en vue de se saisir des ressources
    que les politiques d'aménagement du territoire offrent. C'est à l'intérieur de ces cadres que les
    acteurs locaux développent des signifiants touristiques et légendaires.
    48 Office touristique de Brocéliande-Syndicat d'initiative de Brocéliande, Guide touristique et culturel de
    Brocéliande, Rennes, 1979.
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    Les légendes de la Table ronde offrent une image de marque pour valoriser un territoire
    plus étendu dans le Morbihan. Ce territoire d’action politique est porté par les notables
    locaux, dont certains exercent une activité commerciale en lien avec le tourisme.
    L’appellation de la Table Ronde ne se substitue pas à celle de Brocéliande, qui reste associée
    à la forêt, mais elle la complète et la concurrence dans la captation des flux de visiteurs.
    La valorisation du site de Brocéliande en Ille-et-Vilaine correspond à une autre dynamique
    politique, dont la recomposition est plus tardive. Elle permet à une nouvelle génération de
    promoteurs du tourisme de valoriser le territoire sous une autre forme : les cultures populaires
    sont prises en compte de même que l'espace naturel, ceci au détriment de l'épaisseur
    touristique et légendaire ancienne. L'influence des formations en aménagement du territoire et
    en développement touristique est indéniable dans cette façon d'appréhender les lieux, de la
    même façon que le renouveau des cultures populaires (ici la culture gallèse) au cours des
    années 1970.
    Aux notables du Morbihan qui enchantent leur territoire par les références à l’imaginaire
    médiéval et aux monuments historiques, s’opposent les responsables d’associations locales
    qui désenchantent Brocéliande et impulsent une nouvelle approche du territoire prenant appui
    sur son potentiel naturel, la richesse de ses sites et ses traditions populaires. Ils regardent avec
    beaucoup de distance, sinon de dédain, l’imaginaire associé au légendaire arthurien.
    L'aménagement du Val sans retour dans les années 1980 est l'occasion d'une confrontation
    entre ces deux modèles.
    La sauvegarde du Val sans retour
    Le développement de l'accessibilité des lieux légendaires par la création d'accès routier
    remet en cause leur appropriation symbolique qui s'était cristallisée depuis le XIXe siècle.
    Ainsi, en 1972, Yann Brékilien, vice-président de la confrérie des druides, barde et ovates de
    Bretagne, vitupère contre la transformation des lieux et la perte du signifié légendaire : « Des
    technocrates technocratisant n'avaient ils pas été, il y a quelques temps, jusqu'à décider la
    création d'une route d'accès au Val sans retour dans l'antique forêt de Brocéliande, avec
    l'inévitable parking au bord de ce haut-lieu hanté par le souvenir de la fée Viviane et de
    l'enchanteur Merlin ? Tout l'intérêt du site réside dans son caractère sauvage et même un peu
    mystérieux, dans la difficulté à le découvrir, dans l'impression d'être un peu perdu. Il fallait
    vraiment avoir le génie de l'administration pour le rêver au lieu et place de fantômes de
    chevaliers, victimes de la magie des fées, d'automobiles, de transistors et de saucissonneurs
    du dimanche. » 49
    Le développement touristique se réalise dans un site où les usages agricoles, qui
    contribuaient de fait à entretenir le paysage, ont disparu. Cet abandon est attesté par le
    débroussaillage des chemins opéré par la compagnie de transports dès 1955. Une végétation
    propice aux incendies se développe. Le Val sans retour est l'objet d'incendies en 1959, 1967,
    1976, puis 1984 et 1990. Les incendies de 1976 s'étendent sur plus de 1000 ha de landes à
    l'Ouest de la forêt entre avril et septembre ; ils concernent également des plantations
    forestières.
    49 Y. Brekilien, 1972, La Bretagne qu'il faut sauver, Quimper, éditions Nature et Bretagne. Brékilien
    (Brocéliande en breton) est le nom de plume d'un président au tribunal de Vannes, par ailleurs druide dans la
    Confrérie des druides, bardes et ovates de Bretagne.
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    En 1979, Paul Anselin, récemment élu maire et conseiller général de Ploërmel, crée une
    « Association pour la sauvegarde du Val sans retour et de son environnement ». Elle
    rassemble des élus locaux (maires, conseillers généraux) d'Ille-et-Vilaine et du Morbihan déjà
    engagés dans les deux associations touristiques, les responsables des associations touristiques
    ainsi que le directeur de la station biologique de Paimpont (université Rennes 1). L'objectif de
    « sauvegarder le Val sans retour par l'étude de sa remise en état et de son aménagement, puis
    la réalisation des conclusions de l'étude, cet aménagement comprenant le Val et ses
    environs ». Cette initiative est engagée en accord avec M. Marcellin, président du conseil
    général qui souhaite mettre en valeur la partie est du Morbihan central autour de deux sites, le
    Val sans retour et la chapelle Saint-Jean aux limites de la forêt de Paimpont et du camp de
    Coëtquidan. L'argumentaire de la convocation à l'assemblée constitutive de l'association est le
    suivant : « le Val sans retour fait partie du patrimoine culturel et légendaire de la Bretagne. Il
    constitue un atout important pour notre région. Comme vous le savez, à la suite des
    malheureux incendies de 1976, le Val et ses environs sont dans un état déplorable. Il est donc
    impératif de tout entreprendre pour assurer sa sauvegarde. »
    Le Val sans retour offre au maire de Ploërmel un ensemble de ressources qui peuvent être
    valorisées dans sa stratégie politique50. En tant que site légendaire, il donne accès au
    patrimoine culturel de Brocéliande qui peut contribuer à son image au plan national. Dès
    1980, il sollicite l'architecte en chef des bâtiments de France pour étudier une mise à en l'état
    de la chapelle Saint-Jean. Le projet qu’il envisage consiste à aménager des lieux pour y
    projeter des spectacles audiovisuels inspirés des légendes arthuriennes. Ce projet ne voit pas
    le jour, mais un projet semblable est développé en 1984 au Val sans retour, où une fois les
    aménagements faits, il sollicite Jean Markale pour mettre en scène un spectacle sur les thèmes
    légendaires51. Il réussit également à faire revenir les télévisions nationales pour présenter ses
    projets. Une seconde ressource renvoie à la maîtrise réseaux locaux de pouvoir. Du fait de la
    localisation du Val sans retour sur la frontière départementale, un aménagement d'importance
    suppose la coopération entre des instances politiques et administratives des deux
    départements. Enfin, les incendies ayant détruit les lieux, en réalisant une opération de
    préservation des lieux, il peut se prévaloir d'être un défenseur de la nature dans un contexte où
    la préoccupation écologique se développe. La collaboration avec des chercheurs de
    l'université Rennes 1 et du CNRS, dont le directeur de la station biologique de Paimpont, est
    un élément de la mise en scène de soi comme homme politique à même de bousculer ce qu'il
    qualifie de conservatismes locaux et qui représente un réseau politique qu'il convoite.
    50 Ancien saint-cyrien, Paul Anselin a passé 20 ans dans l'armée, puis il est devenu attaché d'administration
    centrale. Il a travaillé comme chargé de mission dans de nombreux cabinets ministériels ; il a été sous-préfet,
    puis, dans les années 1980, il a rejoint la mairie de Paris. Il se prévaut d'être un ami proche de Jacques Chirac
    avec qui il a été dans un bataillon en Algérie. Élu à Ploërmel en 1977, il mobilise les réseaux politiques locaux et
    les ressources parisiennes dont il dispose pour développer sa carrière politique, à la suite de M. Thébault, dont il
    été l’élève à Angoulême et le suppléant lors de sa candidature à la députation en 1972. L'un de ses objectifs est le
    contrôle du syndicat Centre-Est Bretagne, issu de l'Association de la Table ronde et présidé par l'ancien député
    M. du Halgouet. Il critique la dispersion des crédits attribués dans le cadre du contrat de pays et souhaite les
    rassembler pour polariser le développement local autour de la ville dont il est le maire. L'échec à contrôler le
    syndicat l’amène à privilégier des actions de développement autour de Ploërmel en mobilisant les réseaux qu'il
    s'est constitué dans les cabinets ministériels et les cercles politiques parisiens.
    51 Jean-Markale (1928-2008) fut un auteur prolixe sur les choses celtiques et arthuriennes. Il se présentait
    volontiers comme l'héritier spirituel de l'Abbé Gillard qu'il a rencontré pour la première fois lors de ses séjours
    estivaux chez sa grand-mère à Mauron au cours de la seconde guerre mondiale. Par la suite, il l’a fréquenté
    régulièrement, lui faisant connaître des musées, des bibliothèques qui ont inspiré les ouvrages de l’abbé sur le
    symbolisme. Dès 1948, il écrit un article présentant l'oeuvre de l'abbé Gillard et intitulé « Tréhorenteuc et le Val
    sans retour », ce qui est sa première publication dans le domaine du légendaire arthurien. : « Tréhorenteuc, perdu
    aux confins des pays dits civilisés et du monde de la légende. Et cela commence avec l’église paroissiale ».
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    Le président de l'association parvient à rassembler des fonds publics pour mettre en oeuvre
    des travaux qui passent par la réfection de la digue du Miroir aux fées, le curage de l'étang, le
    débroussaillement du fond de vallée, ainsi que l'aménagement des abords. Les travaux
    commencent à l'automne 1981. Ils donnent lieu à des oppositions diverses. Dès 1980, des
    bruits circulent sur des projets de villages vacances, de bar crêperie et autres lieux de
    consommation touristique. L'opposition majeure vient d’un réseau de personnes qui se sont
    installées localement et qui contestent l'ancrage légendaire au nom des traditions populaires
    de la région de Paimpont qu’elles collectent et qu'elles cherchent à valoriser. Ces oppositions
    restent malgré tout de faible importance. Une seconde opposition provient des propriétaires
    forestiers de Paimpont qui voient d'un mauvais oeil le développement de la fréquentation
    touristique et négocient des conventions d'accès public contre la prise en charge d'un plan de
    lutte contre les incendies.
    Les incendies qui ont lieu en 1984 ne remettent pas en cause les aménagements qui ont été
    faits, mais conduisent à envisager de nouveaux aménagements, en particulier la remise en état
    d'un étang pouvant également servir de réserve d'eau, et le carrossage de chemins d'accès pour
    les pompiers. En 1990, de nouveaux incendies viennent détruire la partie la plus fréquentée
    par le public. Cela conduit le président de l'association à développer des opérations
    médiatiques pour obtenir des fonds d'aménagement. Il sollicite François Pinault et Yves
    Rocher, dans l'entreprise duquel il travaille alors comme directeur des ressources humaines,
    pour financer le reboisement de ce secteur. Les fonds recueillis permettent d'installer un
    monument composé d'un tronc de châtaignier doré à la feuille d'or installé au milieu de pierre
    en schiste.
    « L'arbre d'or » devient vite l'attraction du Val sans retour, point de passage obligé des
    visiteurs avant une promenade plus ou moins longue sur les landes, d’où ils aperçoivent la
    forêt au lointain. Cette implantation contribue à augmenter la fréquentation et à l'organiser
    selon un itinéraire régulier. La conséquence en est une érosion importante des sols qui laissent
    de plus en plus voir leur soubassement rocheux.
    L'augmentation de la fréquentation touristique est également notable à Tréhorenteuc. Grâce
    à des fonds européens, le bourg est rénové. Un élevage porcin à proximité de l'église est
    déplacé pour faire place à un parc de stationnement et à une aire d'accueil. Une nouvelle
    permanence du syndicat d'initiative est installée en 1995. Ouverte tous les jours, elle compte
    cinq salariés en été. Le presbytère a été transformé en gîte d'accueil. Les alentours de l'église
    sont aménagés. Une statue de l'abbé Gillard est dressée devant l'église.
    Brocéliande dans les dynamiques politiques
    Dans les années 1990, l’association de sauvegarde du Val sans retour est utilisée comme
    point d’appui pour promouvoir des projets de coopération touristique dans la région de
    Brocéliande52 A l'initiative du maire de Ploërmel, en collaboration entre l'association de
    sauvegarde53, le centre socioculturel de Mauron, l'écomusée de Montfort et le Centre de
    l'imaginaire arthurien, une étude est menée par un cabinet rennais pour organiser des
    animations sur Brocéliande et pour labelliser les animations existantes. Ce projet reste à l'état
    d'étude.
    52 X. Kanaieva, 2001, Politique touristiques et leadership territorial. L'exemple de la forêt de Brocéliande.
    Mémoire pour le D. E. A. Action publique et territoire en Europe, IEP de Rennes.
    53 Qui est alors dénommée « Association de sauvegarde du Val sans retour et de la forêt de Brocéliande »
    (souligné par moi)
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    Deux ans plus tard, le maire de Ploërmel, alors vice président du conseil régional de
    Bretagne lance une nouvelle étude préalable à la création d'un parc naturel régional de
    Brocéliande. M. Lalonde ancien ministre de l'environnement est invité à participer à la
    coordination de la pré-étude. Mais le projet n'obtient pas l'accord des différentes parties
    prenantes. La personnalité du maire et son action tous azimuts cristallisent de nombreuses
    oppositions qui empêchent les projets auxquels il est associé de déboucher, même si par
    ailleurs il parvient à obtenir le soutien des promoteurs du légendaire comme le Centre de
    l’imaginaire arthurien. Après 2004, la défaite électorale de certains de ses soutiens les plus
    importants, puis sa propre défaite offrent l'occasion d'une nouvelle configuration relative à
    Brocéliande dans le cadre des communautés de communes existantes54.
    A distance de la dynamique politique impulsée par l’ancien maire de Ploërmel, des projets
    sont à l'heure actuelle en discussion en Ille-et-Vilaine dans la perspective de constituer une
    maison de Brocéliande associant les différents partenaires impliqués dans l'organisation du
    territoire (élus, membres d'associations locales, acteurs du développement touristique,
    forestiers). L'objectif est de réorganiser l'espace touristique à partir de la basse forêt de
    Paimpont, et des forges qui sont en cours de réaménagement. Les lieux principaux de la
    topographie légendaire continuent d’être aménagés en vue d’accueillir les flux de visiteurs, ce
    qui conduit à des périmètres de protection comme au tombeau de Merlin. Les attraits des lieux
    se sont diversifiés pour être en consonance avec les intérêts des visiteurs attendus, comme en
    témoigne la valorisation du Val de la Marette, où fut tout d’abord localisé le Val sans Retour.
    La référence arthurienne devient l’anecdote locale d’un lieu de détente et d’intérêt géologique
    « de renommée mondiale » (selon l’expression d’un dépliant touristique).
    Les actions engagées par l’ancien maire de Ploërmel mettent en évidence que la frontière
    départementale continue de séparer deux modes d'approche de l'espace touristique parfois en
    complémentarité, mais le plus souvent en tension, l'un ancrée dans un territoire forestier,
    l'autre dans un corpus légendaire.
    Conclusion
    Un territoire permet d'ancrer des pratiques et des représentations diverses et de leur donner
    une cohésion ; cet ancrage leur donne une réalité. Au cours du XIXe siècle, par les usages
    productifs qui y prévalaient, la forêt de Paimpont et ses alentours de landes et de friches ont
    représenté, pour les érudits et les oisifs qui les fréquentaient, des espaces d’inculture et des
    lieux indéterminés. Ils ont constitué des terrains propices à la cristallisation de représentations
    à partir de récits légendaires et d'attentes paysagères que portait le tourisme naissant. Ces
    nouveaux usages ont investi les lieux, les ont saturé de significations culturelles sans en
    modifier durablement l'agencement. Ils ont fait de la forêt de Paimpont un espace naturel et
    légendaire.
    Un regard sur deux siècles d'invention d'une topographie légendaire et de sa transformation
    en espace touristique permet de montrer comment les acteurs sociaux modèlent de l'espace en
    fonction de leurs préoccupations du moment et parviennent à l'institutionnaliser au travers de
    différents dispositifs, l'attribution de noms à des lieux choisis, la création de paysages
    indissociables des lieux à partir desquelles ils se découvrent, l'aménagement d'équipements
    d'accueil des visiteurs (musées, itinéraires touristiques, parc de stationnement des voitures).
    Ces espaces résultent de conflits symboliques pour imposer un point de vue légitime sur les
    54 Il est battu aux élections du conseil général en 2007 et aux élections municipales en 2008.
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    lieux ; mais les marquages dominants qui en résultent n'abolissent pas d'autres façons
    d'appréhender les lieux et d'en produire des significations culturelles. Ces espaces sont aussi le
    moyen de produire de la domination politique et administrative sur le territoire. L'analyse de
    la fabrication du territoire de Brocéliande montre la nécessité de cette lecture à plusieurs
    niveaux, des pratiques des inventeurs, du travail de leurs continuateurs, de l'ancrage par les
    visiteurs, de la dynamique politique qui sous-tend la production de l'espace .
    Les acteurs de la fabrication de Brocéliande sont nombreux. Parmi eux, émergent plusieurs
    figures, dont le comte Blanchard de la Musse, le professeur Felix Bellamy et l'abbé Gillard.
    Si les premiers ont inventé et codifié la topographie légendaire de Brocéliande, l’abbé a
    incontestablement transformé l'espace légendaire en faisant de Tréhorenteuc à un des points
    d'accès, si ce n'est la porte d'entrée à Brocéliande. C'est à partir de cette reconfiguration que
    les territoires actuels du tourisme sont recomposés au sein de dispositifs d'aménagement et de
    coopération intercommunale. L'attention qu'il a portée aux légendes de la Table ronde est
    allée de pair avec une ignorance des traditions populaires de la région.
    À la faveur de la réorganisation du tourisme dans les années 1970, ces traditions sont
    valorisées par des acteurs locaux, membres d'associations, connaisseurs de la forêt et de ses
    environs. Elles viennent contrebalancer l'héritage légendaire qui s'était imposé comme regard
    touristique légitime de la forêt de Paimpont. L'importance de cette valorisation locale est
    perceptible en Ille-et-Vilaine où la forêt continue de se réinventer et où ses représentations
    s’ajustent à l’esprit du temps. .
    En revanche, dans le Morbihan, les décideurs qui ont façonné l'espace touristique ont
    principalement mobilisé le corpus littéraire des références légendaires, et l’ont dissocié de la
    forêt pour l’ajuster au territoire de leurs activités politiques. Ils ont ainsi prolongé le regard
    des notables du XIXe siècle sur un espace qui leur était extérieur. Ils l’ont étendu pour
    valoriser des territoires touristiques plus étendus selon le modèle des équipements collecteurs
    de flux de visiteurs qui ont été développés à partir des années 1960 à mesure que le tourisme
    de masse prenait de l'ampleur.
    Les divergences entre la forêt de Brocéliande et le pays de la Table ronde que la frontière
    départementale sépare s'inscrivent ainsi dans le temps long de l'invention d'une topographie
    légendaire, des enjeux de pouvoir qu’elle recèle et organise, et des relations qu’elle entretient
    aux habitants de la forêt et ses environs.

     





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