• UNIVERSITE INTERDISCIPLINAIRE - PARIS
    26 mars 2003
    Qu'est-ce que l'Esotérisme ?
    Jean Biès


    Il existe un certain nombre de mots complexes que tout le
    monde emploie sans que l'on sache exactement ce qu'ils veulent
    dire ; mais ils font bien dans le paysage de la conversation, ils
    prouvent qu'on est cultivé, et surtout, ils sont à la mode.
    Esotérisme fait partie de ces mots.
    On peut considérer aujourd'hui que relèvent de l'ésotérisme : un
    plat compliqué, un roman policier, un match de football avec mêlée
    générale.
    Il arrive également que l'on confonde le terme avec d'autres.
    Si vous me permettez un souvenir personnel, lorsque je fus
    nommé professeur dans un lointain lycée de province, - c'était en
    1963, l'année où venait de paraître mon premier livre, consacré au
    Mont Athos et à l'Orthodoxie -, un journaliste local vint m'interviewer.
    Le lendemain, son article parut sous le titre : J. B., un grand spécialiste
    de l'érotisme. Je vous laisse à penser ma stupeur. Non seulement je
    ne me suis jamais considéré comme un grand spécialiste, ni même
    comme un spécialiste, mais je ressentis aussitôt l'effroi qui allait
    gagner les parents des élèves confiés à ce jeune professeur !..
    Aujourd'hui, tous les voyages sont "initiatiques" : une croisière aux
    Caraïbes est donc empreinte d'ésotérisme ! On pouvait lire
    récemment dans le métro une affiche : "LES INITIES NE CHERCHENT
    PAS, ILS TROUVENT." Un vrai kôan ! Ainsi donc, sont des initiés tous
    ceux qui fréquentent les supermarchés. Mais au fond, Pascal n'a-t-il
    pas dit: "Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé ?"..
    En fait, disons-le clairement, pratiquement plus personne ne sait
    ce qu'est l'ésotérisme (si on l'a jamais su !) ; et il est temps de jeter un
    peu de lumière dans cette polysémie anarchique et buissonnante.
    Le plus étrange est que la réponse que nous cherchons nous
    crève les yeux ! Il est bien vrai de dire que les Initiés ont trouvé avant
    même d'avoir cherché.
    L'ésotérisme nous assaille en réalité de partout ; il nous manque
    seulement les yeux qui voient. Si vous vous promenez place de la
    Bastille et regardez la colonne de Juillet, vous remarquez à son
    sommet le globe terrestre surmonté du génie, ailé, de la Liberté.
    Augustin Dumont savait-il qu'il avait sculpté là une image présente
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    dans les traités d'hermétisme pour représenter la conciliation du "fixe"
    (le globe terrestre) et du "volatil" (le génie ailé) ?
    Voir sur l'ésotérisme de Paris, J. Phaure : Introduction à la
    géographie sacrée de Paris, Borrégo, 1988.
    Cet ésotérisme, nous le retrouvons également dans
    l'architecture. Voir, par exemple, l'ornement de certains toits : une
    tige de métal : l'Axe du monde ; traversant trois boules représentant
    les trois mondes : la Terre, l'Espace intermédiaire et le Ciel. Voir de
    même les fêtes, par exemple, celles du Carnaval : la création d'un
    chaos en vue d'instaurer un nouvel ordre (comprendre un nouveau
    cycle) ; et l'usage de masques extériorisant l'"ombre" pour s'en
    défaire.
    Voir également les contes populaires, les récits chevaleresques
    avec quête du trésor, combat contre les monstres, épreuves diverses
    qui ont abouti, sous une forme évidemment dégradée, parfois
    inversée, aux dessins animés et bandes dessinées ; parfois aussi à de
    grands films, Bergman.
    Mais au fond, l'ésotérisme, nous le retrouvons aussi, tout
    simplement, dans le caractère d'imprimerie que nous lisons chaque
    jour. Il existe un ésotérisme des lettres dont l'origine est, chez nous,
    phénicienne, et reste apparentée aux hiéroglyphes.
    Ainsi, le M = l'eau, le T = la croix, le O = la totalité, l'Y =
    l'embranchement des voies, le Z = l'éclair (Zeus).
    Voir encore les emblèmes restés en usage ; tel celui des
    médecins, le caducée d'Hermès, le thyrse = l'axe du monde, les
    serpents enlacés = les dualités qui tantôt s'éloignent (opposés), tantôt
    se rapprochent (conciliés). On a pu également y voir les trois "artères
    subtiles" de l'anatomie hindoue, et la montée sinusoïdale de la
    kundalini.
    Mais - c'est une extrapolation personnelle -, ces deux serpents ne
    pourraient-ils pas figurer l'exotérisme et l'ésotérisme, tantôt se
    rapprochant, tantôt s'éloignant l'un de l'autre, mais reliés ensemble
    par le thyrse car il y a interdépendance des deux, et les deux sont
    nécessaires.
    Ce ne sont là évidemment que des vestiges incompris
    d'ésotérisme. Nous allons essayer de mieux cerner cette notion en en
    parcourant les aspects essentiels, étant entendu que ce domaine
    reste inépuisable.
    Voir sur le sujet, L. Benoist : L'Esotérisme, P.u.f., 1963, sv., et P.
    Riffard : L'Esotérisme, Robert Laffont, 1990.
    Deux revues spécialisées : Atlantis (plus spécialement vers
    l'ésotérisme occidental), et Connaissance des Religions, Dervy ; dont
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    deux numéros spéciaux récemment parus, Frithjof Schuon, 1999 ;
    René Guénon, 2002. (x)
    *
    * *
    Les Définitions
    L'Antiquité grecque : Pythagore, Platon, Aristote.
    Division de leurs oeuvres en :
    - ta exotérika : les choses de l'extérieur, divulgables : anatomie,
    astronomie, géométrie, morale, psychologie, Ecrit ;
    - ta ésotérika : les choses de l'intérieur, secrètes, réservées à un
    petit nombre présentant les qualifications requises : arithmosophie,
    symbolique, métaphysique, devenir posthume, Oral =
    "acroamatique".
    Ces deux termes sont donc anciens, et repris tels quels par
    l'Encyclopédie de Diderot au XVIIIe siècle.
    On sait moins que le mot "ésotérisme" ne date que de 1840 (à
    partir de l'anglais). Il apparaît sous la plume de Pierre Leroux (De
    l'Humanité) : un socialiste utopique, ami de G. Sand, dissident de
    Proudhon, partisan d'une religion de l'humanité, de l'égalitarisme et
    de la palingénésie (réincarnation progressive), avant d'aboutir à
    l'occultisme de la fin du XIXe siècle. Par quoi l'on voit que le mot
    d'ésotérisme a une naissance et un début de parcours peu
    recommandables, voire suspects, subversifs !.. ; d'où la méfiance
    inconsciente à son endroit, de la part de beaucoup, qui seraient
    tentés de l'assimiler à la magie, à un fond luciférien, anti-religieux,
    sectaire.
    Il faudra attendre le grand nettoyage opéré par René Guénon
    au début du XXe siècle pour dégager un sens nouveau, purifié, libéré
    à la fois de l'occultisme et du théosophisme, pour devenir synonyme
    de la gnôsis, au meilleur sens du terme, avant d'être de nouveau
    récupéré par le New Age, ce qui a occasionné un nouveau combat
    sémantique.
    La distinction entre les deux niveaux : l'exotérique = les savoirs
    humains, l'épistémologie, et l'ésotérisme = la connaissance sacrée,
    l'herméneutique, se retrouve dans l'ensemble des traditions.
    Elle est nette dans l'Antiquité classique. Elle l'est également dans
    la tradition hébraïque qui distingue la Torah écrite : "Le peuple voyait
    (x) Pour notre part, nous avons consacré un certain nombre de livres où nous faisons référence
    à l'Esotérisme. Les deux plus importants, actuellement épuisés, doivent être réédités à L'Age
    d'Homme en 2003-2004 : Passeports pour des temps nouveaux, repris sous le titre Du bon
    Usage du monde moderne, et Retour à l'Essentiel. Quelle spiritualité pour l'homme
    d'aujourd'hui ?
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    les flammes" (Exode, XX, 18) : allusion à la lecture et la Torah nonécrite
    : "et il voyait le son de la trompette" (admirable synesthésie !) :
    allusion à l'oralité. L'une donnera lieu au Talmud ; l'autre au Zoharet
    et à la Kabbale. Dans la tradition islamique : la shari'âh : la Loi
    révélée dans son aspect moral et rituel renvoyant à la "guerre sainte"
    extérieure et la haqîqah : l'interprétation symbolique du Koran : le
    soufisme (taçawwuf); renvoyant à la "guerre sainte" intérieure. Dans
    la tradition chinoise : le confucianisme : Kong-tseu ; d'ordre moral et
    social et le taoïsme : Lao-tseu : Tao-Te-King : l'identification au
    Principe par le "non-agir". Dans la tradition bouddhiste : le "Petit
    Véhicule" (hinayâna) : la religion formelle et le "Grand Véhicule"
    (mahâyâna tibétain) : la tradition complète.
    Guénon insiste sur le fait que l'invisibilité de l'ésotérisme et le
    petit nombre des affiliés ne constituaient nullement une faiblesse. Au
    contraire, - et il prend l'exemple du taoïsme - : le fait d'être caché
    permet de traverser tous les aléas de l'histoire, les variations de la
    politique sans en être affecté puisque en se tenant au centre on se
    trouve au-delà des opposés.
    L'influence est toujours là, mais inaperçue. Il s'agit d'une "action
    de présence". Le Christ demande d'une part : "Le Fils de l'Homme
    trouvera-t-il encore la foi sur terre à son retour ?" ; il énonce d'autre
    part : "Je suis avec vous jusqu'à la fin du monde".
    Dans d'autres traditions, on a plutôt affaire à des points de vue
    différents : dans l'hindouisme, les darshana : logique, yoga,
    cosmologie, étude du Vêda ; métaphysique (vedânta) ; ce qui
    n'exclut pas l'enseignement secret et individualisé de maître à
    disciple.
    Dans le christianisme, la distinction est plus floue, qu'expliquerait
    peut-être une certaine tendance égalitaire : "Ni maître, ni esclave, ni
    juif, ni grec".
    Dans le christianisme existe une constante "concurrence" entre le
    caritatif et l'intellectif, la foi et la gnose, au profit des deux premiers ;
    d'où, aujourd'hui, le fait que la majorité des chrétiens, désinformés,
    nient l'existence d'un ésotérisme chrétien : une honte inavouable ! -,
    sans songer qu'une tradition sans ésotérisme n'a jamais existé, et que
    toute tradition privée de son ésotérisme est destinée à disparaître.
    A la faveur de cette indistinction relative, les deux niveaux se
    mêlent plus volontiers dans le christianisme, à la façon du pain
    (l'exotérisme) et du vin (l'ésotérisme) dans la coupe eucharistique ;
    ou des deux "natures", divine et humaine, dans la personne du Christ.
    Pour cerner d'un peu plus près la notion d'ésotérisme, il peut être
    bon de voir les caractères respectifs de l'exotérisme et de
    l'ésotérisme.
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    1. L'exotérisme se constitue d'une théologie pour l'esprit, d'une
    morale pour l'âme, d'un rituel pour le corps.
    En dépit de cette tripartition, l'exotérisme ne s'en situe pas moins
    sous le signe de la dualité :
    - un Créateur / une Création ;
    - une âme-esprit / un corps ;
    - le bien / le mal ;
    - la Grâce / la Nature.
    Ce bipolarisme a préparé de longue date le conflit entre
    théologie et métaphysique ; et également l'opposition Esprit/Matière.
    Le cartésianisme pouvait apparaître, puis toute la pensée moderne
    scientiste, qui finira par ne plus garder que la Matière, jusqu'à ce que
    s'opère une réaction de scientifiques de pensée non conformiste, et
    du meilleur aloi, à laquelle nous sommes en train d'assister chez les
    physiciens quantiques, en particulier, et présentée au public dans
    des enceintes comme l'Université Interdisciplinaire de Paris.
    Même dualisme dans l'attitude par rapport aux autres traditions :
    l'exotérisme religieux, enfermé dans un système de dogmes rigidifiés,
    exclusivistes, admet mal ou pas du tout, l'existence d'autres
    approches de la Vérité ; d'où prosélytisme, intolérance, guerres de
    religion, surtout fréquents dans le monothéisme qui en n'admettant
    qu'un seul Dieu véritable et véridique, se condamne à refuser tout
    autre -, (alors que c'est toujours le même !..).
    Il flatte par là l'élément sentimental, passionnel, volitif de l'âme
    humaine - ; ce qui, dans les pires moments, le conduit au fanatisme,
    et dans les meilleurs, à la voie dévotionnelle, au culte du Dieu
    personnel.
    Il recourt à l'apologétique = la crédibilité des dogmes, à la
    casuistique = la subtilité excessive sur les cas de conscience, à
    l'éloquence sacrée (à tendance mondaine).
    Il est le plus souvent littéraliste : il s'en tient au sens immédiat,
    historique, des Ecritures, négligeant ou excluant les registres
    supérieurs d'un symbolisme infiniment plus riche.
    Avec le temps, des signes d'usure apparaissent, des déviations,
    des hérésies, des schismes. Affaibli, l'exotérisme se laisse imprégner
    par la mentalité ambiante, il pactise avec le siècle, peut en épouser
    les erreurs, capitule avec élégance. (On peut se demander ce qu'il
    en aurait été du christianisme si celui-ci avait suivi, dans les premiers
    siècles de son existence, les idéaux de l'Empire romain finissant.)
    2. L'ésotérisme : autrement appelé "gnose" (à ne pas confondre avec
    "gnosticisme" : dualisme chrétien mêlé de mazdéisme et de
    philosophies orientales d'origines diverses), ou philosophia perennis
    (Augustin Steuco, XVIe siècle, puis Leibniz).
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    L'image est classique : il est à l'exotérisme ce que le noyau est à
    l'écorce, ou le centre au cercle.
    Ayant une vue synthétique, - et systémique -, il n'oppose pas
    l'Esprit et la Matière, dépasse le règne des dualités. Des
    contradictoires, il fait des complémentaires.
    Il ne considère pas les oppositions extérieures qui séparent les
    religions, mais il en retient ce qui les conjoint au plus haut : la
    "Tradition primordiale" ; - à l'inverse du prosélytisme, puisque toutes,
    pour l'essentiel, dispensent le même enseignement.
    Il favorise l'élément intellectuel, mais aussi intellectif, c'est-à-dire
    supramental ; l'intuition intellective, où l'on cesse de savoir par son
    entendement, pour être ce que l'on connaît par identification du
    sujet humain et de l'Objet divin.
    Enfin, l'ésotérisme a une lecture symbolique des textes sacrés ; il
    en explore les différents niveaux de signification.
    Ainsi donc, cette comparaison permet de voir qu'il y a dans
    l'exotérisme quelque chose d'insuffisant, quoiqu'il soit tout à fait
    suffisant pour beaucoup, et qu'il fournisse tout ce qui est nécessaire
    au "salut".
    Il y a en lui quelque chose de relatif, de réducteur ; ce qui trahit
    une faiblesse interne : il prête le flanc aux attaques de l'athéisme, lui
    résiste mal.
    Exemples de réductionnisme :
    • Genèse : "Au commencement..."
    Comment parler d'un commencement alors que le temps
    n'existe pas encore ?..
    La version ésotérique donne : "Dans le Principe" (grec en archè,
    hébreu Bereshit), c'est-à-dire dans le Projet, le Dessein divin ; à l'état
    de potentialité. De même, le monde n'est pas créé ex nihilo (= du
    néant) mais à partir du Non-Etre (= la Possibilité universelle).
    • Evangiles : Dans le "Notre Père", la version de :
    - saint Luc donne "pain quotidien", la subsistance, la vie
    matérielle.
    - saint Matthieu : "pain supra substantiel" = le Saint Esprit.
    (En grec, les deux textes portent épiousion, "sur-essentiel".)
    On pourrait établir toute une liste de comparaisons entre
    exotérisme/ésotérisme allant dans le même sens.
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    Ainsi, d'un côté :
    - l'image pieuse,
    - la Vierge céleste,
    - la lutte des anges et des
    démons et le rejet du mal,
    - l'homme Jésus mort sur la
    croix,
    - le "salut",
    - le paradis.
    de l'autre côté :
    - l'icône, portrait d'un Archétype,
    - la Vierge noire (sise dans les
    profondeurs chtoniennes),
    - le mal intégré au bien,
    - le Christ ressuscité,
    - la Libération finale,
    - l'au-delà de l'enfer et du paradis.
    *
    * *
    Trois questions à préciser :
    1. La Loi du secret.
    L'ésotérisme est obligé de se cacher des instances exotériques
    (pas toujours) ; - car en savoir plus excite la jalousie et l'hostilité.
    L'ésotérisme dérange ; et l'on n'aime pas être dérangé dans son
    sommeil. Il s'agit donc là d'une attitude de prudence.
    De plus, le respect révérenciel que l'on doit à la chose transmise
    exige qu'on n'en dise rien afin de ne pas la profaner, l'alourdir
    d'erreurs et de bavardages.
    Voir l'adage hindou : "Ne révèle pas le nom de ton maître, de
    crainte de lui faire honte."
    Au reste, la loi du secret existe ailleurs. On parle du secret de la
    confession, du secret médical, du secret militaire, etc...
    Les maîtres eux-mêmes peuvent se trouver partagés entre deux
    attitudes contradictoires : transmettre ou non les secrets. Un jour,
    Rabbi Simeon bar Yochaï s'assit et pleura : "Malheur à moi, si je révèle
    ces secrets, et malheur à moi si je ne les révèle pas !.."
    Si je les révèle : ils seront profanés, répandus parmi des ignorants,
    qui ne les comprendront pas, et ils se rassembleront contre moi.
    Si je ne les révèle pas : certains disciples dignes de les recevoir
    en seront injustement privés.
    2. L'Initiation.
    Du latin Initium, "commencement".
    L'initiation n'est pas un aboutissement, une apothéose finale ;
    elle est un début, une mise en marche. L'initié est celui qui fait ses
    premiers pas sur la voie.
    Dans toute société traditionnelle où le profane n'est pas séparé
    du sacré, il existe plusieurs sortes d'initiations : la transmission d'un
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    savoir ou d'un pouvoir, toujours accompagnée de rites. Initiations des
    enfants, des femmes. Initiations artisanales (voir l'art des cathédrales
    et les secrets de fabrication ; le Compagnonnage et la Franc-
    Maçonnerie opérative). Initiations chevaleresques, royales,
    sacerdotales, monastiques.
    Contrairement à ce que l'on croit, il n'y a pas le petit nombre des
    élus et la masse des méprisés, mais il y a initiation spécifique en
    fonction de sa place dans la société, de son rôle et du métier qu'on y
    exerce. Seuls en sont exclus les malades mentaux et les criminels.
    D'une façon plus spécifique, l'Initiation d'ordre spirituel est la
    transmission d'une influence spirituelle héritée du fondateur d'une
    religion et transmise de génération en génération, de maître à
    disciple.
    C'est la "chaîne initiatique". Chaîne de transmission
    ininterrompue, assurant le rattachement à une source non-humaine
    par un lien organique et vivant. On parle dans le judaïsme de la
    shelshelect, des Hassidim ; dans l'islâm, de la sîlsîla, remontant au
    Prophète ; dans le christianisme, de la succession apostolique depuis
    le Christ ; dans l'hindouisme du parampâra hérité des rishi.
    Un germe est déposé, qu'il s'agira de développer à l'aide des
    pratiques d'intériorité requises : jeûne, prière, méditation, etc... Ainsi
    passera-t-on d'une initiation "virtuelle" à une initiation "effective".
    L'initiation peut, selon les cas, conférer à l'initiable un autre nom,
    un autre vêtement, un mantra, un signe de reconnaissance ; ou rien
    de tel. Seule compte l'influence spirituelle transmise.
    On a pu toutefois donner récemment au mot initiation un sens
    élargi, tel celui d'un "approfondissement de l'intériorité" (M. M. Davy).
    Les initiés sont souvent des marginaux pouvant passer outre les
    conventions sociales, voire les prescriptions canoniques : les "Fols en
    Christ" (vourodivye) de l'ancienne Russie, les "Gens du blâme"
    (malamâtiyah), les madjhûb, "fous de Dieu", de l'islam : des errants
    qui attiraient sur eux la réprobation des bien-pensants.
    Ils pouvaient dissimuler la plus profonde sagesse sous le masque
    de la folie. Ainsi certains jongleurs du moyen-âge. Voir aussi Rabelais
    usant du masque de la grossièreté.
    Ils pouvaient au contraire se fondre dans le milieu où ils vivaient :
    les Rose-Croix. "Avoir le don des langues" était épouser les moeurs des
    pays où l'on vit ; mais aussi, parler avec chacun le langage qui
    correspond à son degré de conscience. Ou encore disparaître
    totalement dans quelque solitude : les "Immortels" de la Chine
    taoïste.
    Existaient aussi des organisations initiatiques : les Fidèles d'Amour,
    héritiers de l'Ordre du Temple ; la Fede Santa, fraternité secrète à
    laquelle Dante était affilié, et d'où est probablement issue la Rose9
    Croix; - sans doute en relation avec des milieux soufis : le voyage de
    Dante, dans la Divine Comédie, ressemble étrangement aux
    "Révélations mecquoises" d'Ibn Arabî.
    Bien des oeuvres littéraires, mêmes profanes, recèlent d'ailleurs
    des traces d'ésotérisme. Voir J. de Maistre, Shakespeare, W. Blake,
    Yeats, Goethe, Novalis, Hugo, Nerval, Baudelaire, Balzac ; plus près
    de nous Daumal et Breton (mais échec du surréalisme).
    Variable le sort des initiés condamnés pour leur maximalisme :
    Maître Eckhart ("Il voulait en savoir trop") ; Marguerite Porrete ;
    Madame Guyon. Mais avant eux, les Pythagoriciens, les Templiers
    brûlés, les Soufis : al-Hâllaj crucifié. Ou vivant au contraire en bonne
    intelligence avec la communauté religieuse : les hassidim, les
    kabbalistes ; les hésychastes ; les taoïstes. Si Maître Eckhart a été
    condamné, ses disciples : Silésius, Tauler, Suso, curieusement, ne l'ont
    pas été ; non plus que Nicolas de Cuse. Le principal reproche qui leur
    est adressé : l'orgueil. Depuis saint Paul : "la gnose enfle".
    Le danger est incontestable : en savoir plus peut induire un
    sentiment de domination.
    Mais comme le fait remarquer Guénon, le gnostique s'étant
    totalement séparé de son "moi", il se situe au-delà des passions
    égotiques. Il reste qu'une certaine inflation peut mettre en son
    pouvoir des intellectuels épris d'ésotérisme, et qui ne sont pas encore
    parvenus au terme de l'évolution intérieure.
    3. Cyclologie.
    Comment se fait-il que l'esotérisme, qui a toujours été un dépôt
    secret - ou discret -, connaît aujourd'hui une énorme diffusion, une
    divulgation (d'ordre le plus souvent mercantile d'ailleurs) ?
    - Cette divulgation sert d'équilibre compensatoire à la descente
    cyclique. Plus en effet le matérialisme est puissant, plus puissants
    doivent être les arguments contraires ; ces arguments figurent dans
    l'ésotérisme. Plus s'ouvrent les portes de l'Enfer, plus s'ouvrent
    parallèlement les portes du Ciel. La Miséricorde contrebalance la
    Rigueur ; le Divin consent à se laisser profaner en répandant ses
    trésors.
    A chacun d'y puiser ce qu'il pourra, avec le discernement
    nécessaire - ; discernement qui ne s'acquiert qu'avec la formation
    doctrinale, et non pas seulement par simple subjectivisme et bonne
    volonté.
    *
    * *
    Mais dans l'ordre des questions, la plus importante est
    certainement celle-ci :
    Y a-t-il un ésotérisme chrétien ?
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    Les quelques allusions précédentes le laissent déjà amplement
    supposer.
    Mais il y faut aussi des preuves, et ces preuves se trouvent dans
    les Evangiles canoniques, dans les Pères de l'Eglise, chez des
    commentateurs contemporains.
    • Les Evangiles.
    "Ne jetez pas les perles devant les porcs ; ils pourraient bien les
    piétiner, puis se retourner contre vous pour vous déchirer." Par effet
    de boomerang, quand une vérité est trop forte, on ne peut la
    supporter ; d'où mouvement de révolte, pulsion de mort à l'égard de
    l'instructeur.
    "A vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des
    Cieux, tandis qu'à ceux-là, ce n'est pas donné" ; d'où le recours aux
    paraboles.
    "Malheur à vous, légistes, parce que vous avez enlevé la clé de
    la Connaissance (gnôsis) ; vous n'êtes pas entré, et ceux qui
    voulaient entrer, vous les en avez empêché" : refus des littéralistes de
    laisser les gnostiques accéder au plan de la gnose. (Noter
    l'importance du mot "clé".)
    Il est vrai que le Christ, tout en préconisant la loi du secret,
    demande ailleurs de ne pas cacher la lampe sous le boisseau, de
    proclamer son enseignement sur les toits.
    Faut-il parler de contradiction ?
    Non point. Tout est toujours question d'opportunité et de
    circonstance. D'une part, garder les choses saintes pour les saints, par
    respect envers le sacré ; d'autre part, répandre les choses saintes
    devant tous, car le moment privilégié, le kaïros, est venu d'un
    renouvellement de la Parole.
    • Les Pères de l'Eglise
    Sans doute, "ésotérique", ni "ésotérisme" ne figurent dans la
    patrologie.
    Cependant, Clément d'Alexandrie (IIe siècle) reprend la
    distinction ésoterika/exoterika ; et il fait allusion à une gnose laissée
    par les Apôtres à un petit nombre de fidèles, "sans traces écrites". Il
    s'agit d'une transmission orale. Cet enseignement oral et secret est
    réservé aux pneumatikoï, aux "détenteurs de l'Esprit".
    L'énigmatique Denys l'Aréopagite distingue une "Théologie
    commune", et une "Théologie mystique" ayant ses "Traditions
    secrètes". Il renoue avec la langue des Mystères d'Eleusis : myésis,
    "initiation" ; mystis, "initié", mysterion, "secret".
    Initiés, selon le contexte, l'évêque, le prêtre, le diacre, le moine,
    et tout baptisé communiant au Christ.
    11
    Origène (IIIe siècle) pratique l'exégèse rabbinique ; il distingue les
    simples croyants des "parfaits", sans jamais toutefois dire que seuls les
    parfaits seront sauvés, ni que le sens littéral des textes est
    négligeable.
    On peut considérer que toute la lignée des Pères grecs transmet
    tel ou tel élément ou aspect de l'ésotérisme. Denys l'Aréopagite :
    l'apophase, (théologie négative). Maxime le Confesseur : l'Homme
    cosmique, l'Adam Kadmon démembré en quatre parts ; (héritage
    d'Isis ; voir de même Prajâpati). Grégoire Palamas : les "Energies
    divines" et incréées reliant Terre et Ciel. Syméon le Nouveau
    Théologien : la participation du corps physique à la vie spirituelle.
    Jean Damascène : la théologie de l'icône, la matière salvifique.
    Il y avait eu avant eux la lignée des Pères du Désert, les
    "pneumatophores", premiers maîtres de l'oraison perpétuelle, ou
    "prière du coeur".
    Plus récemment, plusieurs penseurs orthodoxes se sont inscrits
    dans le même courant ésotérisant : V. Soloviev : la transfiguration de
    la Matière dans l'Esprit ; l'éternel Féminin, la Théotokos, en tant que
    Sophia, "complément" de la Trinité. N. Berdiaev à la suite de Jacob
    Böhme : le Mal en tant que face obscure de la divinité. (Dont se
    souviendra C. G. Jung : Réponse à Job. Voir Isaie, 4, 5, 7 : "Le
    formateur de la lumière ; le créateur de la ténèbre ; le faiseur de la
    paix, le créateur du mal ; Moi, Iahvé, l'auteur de tout cela".)
    Il importe peu que le mot "ésotérisme" n'apparaisse pas sous la
    plume de ces auteurs, puisque la chose y est. Et il a des substituts :
    "gnôsis", "épignôsis" (saint Paul) ; - "Théologie mystique", "mystagogie",
    "tradition" (paradosis anagramme de paradisos, "paradis").
    En Occident, même idée d'une tradition secrète et orale chez
    Irénée de Lyon (IIe siècle). Jean Scot Erigène (IXe siècle) donne des
    Evangiles une interprétation ésotérique jusque dans les moindres
    détails. Le monde comme théophanie. Les "docteurs" du XIIe siècle :
    les Chartreux, fidèles successeurs des Pères du Désert et de
    l'érémitisme. Hugues de Saint-Victor : les deux livres sont la Bible et la
    Nature, qui, visible, révèle l'invisible. Bernard de Clairvaux : la
    connaissance de soi précède toute autre connaissance. Marie : la
    Mère divine, la Sagesse antérieure à la Création du monde ; le
    féminin de Dieu.
    Malheureusement, la scolastique issue du thomisme a remplacé
    l'intellectif par l'intellectuel, a mentalisé la connaissance, s'est même
    tournée vers les sciences profanes. Aristote l'emporte dès lors sur
    Platon et Plotin, comme on verra dans l'islam, le rationalisteAverroës
    remplacer le visionnaire Avicenne. Abélard (XIIe siècle) s'éloigne des
    symboles au profit de la dialectique. Guillaume d'Occam (XIVe siècle)
    12
    ne reconnaît plus comme seul réel que le monde phénoménal. C'est
    ce que l'on appelle le nominalisme.
    Cependant, tel un fil rouge, l'ésotérisme continue de circuler en
    arrière-fond : Saint Bonaventure (XIIIe siècle) : le monde porte,
    inscrites en lui, les "signatures" de Dieu (l'exemplarisme), comme
    autant de reflets du Verbe sur le miroir de la Création ; reflets
    signifiants qui ne sont pas sans rappeler les "Idées" platoniciennes.
    Maître Eckhart (XIIIe siècle) : Exempte de tout nom, la Déité au-dessus
    de Dieu ; son au-delà: "L'homme noble devra se libérer de Dieu
    même, pour que le seul Vide absolu règne en lui". Nicolas de Cuse
    (XVe siècle) : Dieu est "conciliation des contraires". Chaque concept
    coïncide à la limite avec son opposé ; la "docte ignorance" réalise
    leur dépassement.
    Relèvent également de cet ésotérisme certains alchimistes et
    kabbalistes chrétiens ; et des esprits indépendants. Par exemple
    Guillaume Postel qui soupçonne une unité des traditions ; L. Cl. De
    Saint-Martin : l'"homme de désir". Les théosophes comme
    Swedenborg, qui retrouve le monde imaginal des platoniciens de
    Perse (H. Corbin). Les tenants de l'illuminisme : Novalis, Schlegel,
    Eckhartshausen, Oetinger, Schelling, Baader ; autant d'isolés, mais
    authentiques témoins de la gnose chrétienne. Voir A. Faivre, Accès à
    l'ésotérisme occidental, 2 vol., Gallimard, 1996 ; et Fabre d'Olivet,
    l'auteur de la Langue hébraïque restituée.
    • Enfin, les chrétiens, nos contemporains, qui s'opposent à ceux
    qui, comme Maritain et les néo-thomistes, combattaient
    farouchement la notion d'ésotérisme : le cardinal Jean Daniélou,
    pourtant toujours circonspect, a pu écrire que, pour saint Paul, la
    "gnose (gnôsis) prolonge la foi (pistis)". Il admet l'existence d'un
    enseignement secret et oral des Apôtres, réservé à une élite juive. Il
    établit une double succession : celle des évêques, qui s'adressent à
    l'ensemble des fidèles, et celle des maîtres de gnose, ou maîtres
    spirituels.
    Elie Lemoine (trappiste) : Theologia sine metaphysica nihil,
    Editions Traditionnelles, 1991, cite une phrase de Paul VI à propos de
    l'ostension du Suaire de Turin. : "Nous repensons à ce saint Visage qui
    (...) a ébloui les regards des disciples, dans l'apparition inoubliable,
    en quelque sorte ésotérique, théologique, que Jésus leur découvrait".
    Résurgence totalement inattendue !.. Mais le mot figure avant
    "théologique", ce qui laisse malheureusement à penser qu'il était jugé
    moins important;
    L'Abbé Henri Stéphane : Introduction à l'Esotérisme chrétien, I,
    Dervy, 1979. Le symbolisme de la Croix ; l'art sacré ; la prière ;
    l'Eucharistie.
    13
    Ces chrétiens ne vont pas jusqu'à admettre l'idée guénonienne
    d'une organisation secrète, réservée, à l'intérieur même de l'Eglise.
    De fait, l'Eglise est une communauté ouverte et fermée à la fois : tous
    y sont admis, mais il y a, comme le dit Berdiaev excellemment, des
    "degrés de révélation".
    Jean Borella a explicité la question dans Esotérisme guénonien et
    Mystère chrétien, L'Age d'Homme, 1997. Sa thèse : le christianisme
    possède un "ésotérisme de la Révélation". Ce qui constitue
    essentiellement l'ésotérisme chrétien, ce sont le baptême, la
    chrismation et la communion. Il a existé un Enseignement secret et
    oral issu de l'ésotérisme hébraïque, mais cet enseignement fut livré
    ensuite à l'ensemble de l'Eglise sous forme de "clés herméneutiques".
    Il n'y a pas deux catégories de croyants, mais il y a les baptisés et les
    non-baptisés (ou catéchumènes). Le baptême : la "naissance divine"
    par triple immersion. La chrismation : l'onction d'huile parfumée ;
    sceau de l'Esprit sur différentes parties du corps pour le consacrer.
    L'eucharistie : la communion au Corps et au Sang du Christ préparant
    la participation à la réalité de l'Un.
    Le baptême est initiatique en ce sens qu'il n'est donné qu'une
    seule fois et une fois pour toutes. Il inaugure la transmutation des
    éléments subtils de l'individualité humaine.
    Aujourd'hui encore, dans la Liturgie orthodoxe, avant la
    Consécration, l'on prie les catéchumènes de quitter l'église
    (demande seulement formelle). Souvenir des siècles où tant qu'ils
    n'étaient pas initiés par le baptême, ils ne pouvaient assister au
    déroulement des "saints et redoutables Mystères". Quant à
    l'iconostase, elle dérobe au regard des fidèles les phases les plus
    sacrées de la Liturgie, tout en reliant la nef et l'autel par les Portes
    Royales.
    *
    * *
    Les Domaines
    Les domaines de l'ésotérisme concernent les trois mondes ainsi
    résumés par saint Paul (Eph. IV, 6) :
    "Il n'y a qu'un Dieu et Père de tout" = l'Unité divine ;
    "qui est au-dessus de tout" = la transcendance, le Ciel ;
    "qui agit à travers tout" = les Energies, les Archétypes ; l'Espace
    intermédiaire.
    "qui vit au-dedans de tout" = l'Immanence, la Terre.
    Ce sont là les trois Niveaux de l'ésotérisme :
    - le Non-Etre, (ou Sur-Etre) = la Métaphysique proprement dite ;
    - l'Etre, ou Dieu = l'Ontologie ;
    - l'Existence, ou Manifestation cosmique = la Cosmologie.
    14
    Ces trois Niveaux ne sont pas séparés ; mais il y a
    interdépendance, où chaque grain énergétique communique avec
    tous les autres, irradie sa puissance et sa lumière à travers l'Infini.
    Le drame philosophique de l'Occident est d'avoir oublié le
    niveau supérieur du Non-Etre et retenu les deux autres : le dualisme
    était né.
    1. Le Non-Etre : sûrement pas le "néant" des nihilistes ; mais le Vide, ou
    Vacuité qui est absolue Plénitude.
    Autrement dit : le Non-manifesté ; la Possibilité universelle, où se
    tiennent les possibles destinés à se manifester, aussi bien que les
    possibles qui ne se manifesteront jamais.
    Le Non-Etre est au-delà de toute dualité et il est au-delà de
    l'Unité comme de la multiplicité.
    Il est l'Absolu, l'Infini, le Principe suprême ; la Déité, où "Ténèbre
    lumineuse" en ce sens qu'elle est obscure par excès d'éclat. Il
    échappe à toute définition ; la seule chose qu'on en puisse dire étant
    qu'on n'en peut rien dire.
    La voie apophatique, laquelle dit ce qu'il n'est pas, a pour ultime
    aboutissement le Silence.
    2. L'Etre : Dieu, le principe de la manifestation ; la première
    détermination du Principe suprême ; le monde des archétypes
    (Platon) ; celui des "dieux" du polythéisme ; ou celui des "anges" du
    monothéisme = les circuits énergétiques divins qui se manifestent en
    mode subtil. Si l'Etre est déterminé, il est aussi déterminant en tant
    que source de tous les modes de manifestation.
    A la fois il reflète le Non-Etre et il projette sa réflexion sur le
    monde manifesté. Interface.
    Il peut être "surpris", cerné dans ses polarités, à travers ses
    Attributs et Qualités. Voir :
    - les 10 Sephiroth dans le judaïsme ; les 99 Noms de Dieu dans
    l'islam ;
    - les Noms divins du christianisme : Vie, Lumière, Vérité, Sagesse,
    Intelligence, etc...
    Le Nom anonyme contient tous les noms qu'énumère la voie
    cataphatique.
    Deux noms présideront plus spécialement à la manifestation,
    tant dans l'économie cosmique que dans la destinée humaine :
    - la Rigueur (Dîn), (al-Jalâl) et
    - la Clémence (Hesed), (ar-Ramah).
    Deux polarités entre lesquelles oscille perpétuellement toute
    chose en une série de resserrements et d'expansions ; de
    "malédictions" et de "bénédictions". Voir dans le christianisme, le Dieu
    armé du glaive et le Dieu miséricordieux ; restant entendu que la
    Miséricorde l'emporte toujours sur la Rigueur.
    15
    Il faut tout ensemble aimer Dieu et craindre Dieu.
    Ces polarités, ces "émanations", s'entrecroisent, s'opposent, se
    relient, s'harmonisent. Ainsi chacune des sephiroth, contient son
    contraire. Voir de même dans le taoïsme, le yang inclus dans le yin,
    et inversement. Chaque chose ou créature contient la totalité des
    sephiroth. Chaque événement a ses parts d'ombre et de lumière,
    différentes pour chacun.
    Tout est question d'infléchissements toujours changeants,
    d'équilibres toujours menacés.
    3. L'Existence = la Création = la Manifestation cosmique, ayant pour
    base la Substance, qui rend visible par un certain nombre de
    "modalités" matérialisant les essences, les actualisant, qui projette
    toute forme dans le domaine de l'existence sensible, concrète,
    contingente, où règnent l'espace, la durée, le mouvement.
    Autrement dit, la Cosmogonie, où se déploient les quatre
    éléments ou "états" de la matière, réunis par un cinquième, l'Ether
    plus les tendances fondamentales (les guna de l'Inde), ascendantes
    (sattva), neutres (rajas) et descendantes (tamas), à partir de quoi
    sont formés les règnes minéral, végétal, animal et humain ; et
    l'ensemble des créatures visibles, déterminées, relatives.
    Tous ces êtres, dans la mesure où ils participent du Principe, ont
    une part de réalité effective ; dans la mesure où ils sont limités et
    contingents, destinés à retourner au non-manifesté, sont nuls au
    regard du Principe ; "poussière de poussière".
    Autrement dit encore : le Devenir : le fleuve dans lequel on ne se
    baigne pas deux fois (Héraclite) parce qu'il est toujours différent,
    mais dans lequel on se baigne toujours, si l'on considère non pas son
    courant sans cesse renouvelé, mais l'essence même dont il procède,
    représentée par l'Eau.
    Autrement dit enfin : le Multiple, réfraction arborescente dans la
    matière de l'unité de l'Etre.
    Fait d'espace, le Monde manifesté se déploie en fonction des
    points cardinaux dans le sens de l'"ampleur" et de l'axe zénith-nadir,
    dans le sens de l'"exaltation". Tout point de l'espace est à
    l'intersection de ces droites, et en ce sens, tout point de l'espace
    peut être considéré comme un centre. En tant que centre, il est
    potentiellement autel. Voir J. Hani : Le symbolisme du Temple
    chrétien, Trédaniel, 1990.
    Chacun de ces points est porteur de tout un symbolisme. Mais il
    en est un particulièrement digne d'intérêt : l'Est ; le point où le soleil
    se lève, symbole de la Connaissance. C'est vers lui que se tournent
    les liturgies de toutes les traditions ; - sauf, assez curieusement et
    depuis peu, la messe romaine, tournée vers l'ouest chaque fois qu'elle
    est célébrée dans une église normalement orientée.
    16
    Exemple inquiétant d'inversion, qui semble n'avoir pas troublé
    beaucoup de consciences, aujourd'hui ignorantes de ce
    symbolisme.(comme des autres, au demeurant).
    - Fait de temps, le Monde manifesté est soumis à un certain
    nombre de phases, de cycles, dont les saisons de l'année peuvent
    donner une idée, mais se déroulant sur des durées infiniment plus
    vastes.
    L'Inde parle des quatre yuga qui se développent et s'accélèrent
    dans un sens descendant, par suite de l'éloignement graduel du
    Principe. L'Antiquité grecque parle de la même façon des Ages d'or,
    d'argent, d'airain et de fer, que l'on retrouvent dans la Bible (Daniel) :
    la statue du songe de Nabuchodonosor. Cet ensemble aboutit à un
    éclatement final (la fin du Kali-yuga), dont "nul ne connaît le jour ni
    l'heure...", mais dont les signes annonciateurs se multiplient depuis
    plusieurs siècles. Voir R. Guénon : Le Règne de la Quantité et les
    signes des temps, Gallimard, 1945, sv. (Ouvrage capital).
    S ans doute, le point de vue chrétien est-il différent.
    Le Christ est venu abolir la répétitivité du temps ; il l'a
    "transfiguré" par l'intervention de Dieu dans l'Histoire, évacuant la
    conception du temps cyclique, "archaïque", considéré dès lors
    comme "infernal" par sa répétitivité.
    A partir du Christ, l'humanité amorce sa montée vers la
    Jérusalem Céleste. (Vision d'où est issue l'idée laïque et scientiste du
    progrès continu). Cependant, si cela peut-être vrai in divinis, le Christ
    n'a pas supprimé les phases respiratoires du cosmos : il y a toujours les
    mêmes rythmes alternatifs dans la nature comme aussi dans tout
    organisme vivant. De plus, l'histoire de la Création et de l'humanité
    présente le même schéma que dans les autres traditions : un paradis
    initial (le satya-yuga de l'Inde), une rupture et une chute (le trêtayuga),
    une intervention avatarique (le dvapara-yuga), une
    apocalypse (le Kali-yuga), conclusion suivie d'un nouveau cycle.
    En vertu de l'équation microcosme humain = macrocosme divin,
    ce que nous venons de dire concernant le macrocosme va se
    retrouver, miniaturisé en quelque sorte, dans l'homme.
    - Au Non-Etre correspond le vide central reproduisant au coeur
    de l'être humain la Vacuité métaphysique, résidence de l'Intellect, (le
    noûs des Grecs), organe de la Connaissance où l'être et le connaître
    sont un.
    - A l'Etre correspond l'Ame (psyché) sous tendue par les trois
    tendances fondamentales et déterminant chez saint Paul la
    répartition entre les "pneumatiques", les "psychiques" et les "hyliques"
    et le Mental, en tant que siège de la vie intellectuelle.
    17
    - A l'Existence correspond le corps (sôma) constitué des cinq
    éléments, au niveau subtil d'abord, puis au niveau physique.
    Cette double tripartition - macro et micro-cosmique - se retrouve
    dans l'ensemble des traditions ; ce qui autorise à poser l'existence de
    leur fond commun, de leur identité originelle. Voir F. Schuon : De
    l'Unité transcendante des Religions, Le Seuil, 1979. A. Huxley : La
    Philosophie éternelle, Le Seuil, 1977.
    Malgré des différences circonstancielles dépendant des
    composantes humaines, des mentalités, des psychologies, la Tradition
    enseigne toujours la même doctrine, unique et fondamentale ; elle
    est issue d'une Tradition primordiale et originelle ; réinterprétée par
    les fondateurs des grandes religions, adaptée aux époques et aux
    lieux, mais toujours identique quant aux principes.
    Cette Tradition primordiale est dite hyperboréenne, ou polaire,
    parce que le Pôle symbolise le Centre, le Sommet, l'Origine -,
    indépendamment même de toute considération géographique.
    (Cependant, l'Apollon hyperboréen est censé venir du nord.)
    Elle déroule une succession de messagers, d'envoyés divins,
    d'Avatâra, chargés de la renouveler et de l'adapter à de nouvelles
    conditions cosmiques.
    Cette Tradition primordiale n'est autre que la Philosophia
    perennis, correspondant au sanatana dharma de l'hindouisme, au
    hikmat al-khâlidah de l'islam.
    Bhagavad-Gîtâ, IV, 7 : Krishna à Arjuna : "Chaque fois qu'en
    quelque endroit de l'univers, le dharma (= l'Ordre cosmique, la Loi
    universelle) s'efface (décline), et que s'élève, (prédomine) le non-
    Ordre, (la non-Loi), alors Je prends naissance."
    18
    Judaïsme Christianisme Islam Hindouisme Bouddhisme Taoïsme
    Métaphysique :
    le Non-Etre
    Ontologie :
    l'Etre
    Cosmologie :
    l'Existence
    Anthropologie :
    l'Homme
    19
    L'Image classique de la Roue permet de comprendre que les
    différents points inscrits sur la circonférence représentent les
    traditions, et que le centre désigne leur origine, leur fond commun.
    A mesure qu'elles remontent vers le Centre le long des rayons, les
    traditions se rapprochent les unes des autres avant d'aboutir à une
    seule et même Réalité transreligieuse.
    Quelques exemples d'isomorphismes tels que peut les révéler la
    méthode comparative de l'ésotérisme :
    • Au chapitre de la métaphysique : le Non-Etre
    = L'Aïn-Soph du judaïsme, le Principe ; représenté dans l'alphabet
    hébraïque par le iod, simple point à partir duquel toute la création se
    déploie.
    = la Suressence du christianisme, l'"au-delà de Dieu"
    (hyperthéos).
    = l'Unité indivisible de l'islam (al-Ahadîyah) ; inaccessible à la
    créature comme telle.
    = le nirguna-Brahman de l'hindouisme, sans attributs ni qualités ;
    sans détermination ni distinction ; totalement inconditionné.
    = la Vacuité suprême (Shûnyatâ) du bouddhisme.
    = l'Invariable Milieu (Tchoung-young) du taoïsme, identique au
    Principe non-agissant ; au-delà de toute causalité.
    • Au chapitre de l'ontologie : l'Etre
    = les Elohim, ou "principes créateurs" (Genèse) ; les Sephiroth, ou
    "numérations" de la Kabbale, organisatrices de l'informel.
    = les Energies divines, ou logoï par lesquels l'Imparticipable se
    rend participable ; les étincelles incréées tissant les mondes.
    = l'Unicité (al-Wahidîya) révélant l'Essence à travers les Qualités
    et les Noms divins.
    = le saguna-Brahman, le Brahman qualifié, déterminé : Ishvara, le
    Principe de la manifestation, mais sous son aspect personnel et
    formel ; le Père des créatures ; s'exprimant à travers la Trimurti :
    - Brahmâ : le principe producteur, créateur ;
    - Vishnou : le principe conservateur ; l'aspect sauveur ; source
    des Avatâra ;
    - Shiva : le principe destructeur et restructurateur.
    = la "Roue de la Loi", au moyeu immobile.
    = le "Recteur universel (Yeon) ; la Mère des dix-mille êtres.
    • Au chapitre de la cosmologie : l'Existence
    = la séphira Malkût, ou Réceptivité universelle ;
    = la Materia prima, la "Nature naturée" ;
    = la Substance universelle (al-Huyûlâ) ;
    20
    = Prakriti fécondée par Purusha ; ou Mâyâ, la magicienne
    démiurge, ou la puissance d'illusion.
    = le pôle yin, "substantiel", par rapport au pôle yang, "essentiel".
    • Au chapitre de l'anthropologie : l'Homme = l'esprit, siège de
    l'intellection :
    = le Noûs platonicien et plotinien, repris par le christianisme :
    reflet dans l'homme des trois sephiroth superieures : Kether : le
    cerveau caché ; Hochmah : le cerveau droit, vision synthétique de
    l'Un ; Binah : le cerveau gauche, qui distingue, analyse, sépare.
    = l'intellectus des scolastiques médiévaux ;
    = l'Aql al-awwal du soufisme ;
    = la Buddhi de l'hindouisme et du bouddhisme.
    Cet Intellect transcendant est l'organe de l'"Intuition intellective";
    supra-individuelle, supra-rationnelle ; l'"OEil du Coeur". Il transmet la
    lumière d'une Connaissance immédiate, faisant un avec la Vérité, en
    ce sens, infaillible, à la différence du savoir mental, livresque,
    discursif.
    On a pu rapprocher l'Intellect transcendant du Saint-Esprit ou du
    Logos, au point de l'identifier à eux. Outre l'Intellect, reflet du Non-
    Etre dans l'homme, on retrouvera en celui-ci le mental et la psyché
    en corrélation avec l'Etre, et le corps en corrélation avec l'Existence.
    Le Logos est la partie immortelle de l'homme ; comme le psychomental
    en est la partie semi-mortelle et le corps, la part mortelle.
    En dépit de sa spécificité, le christianisme admet, lui aussi, cette
    Unité des religions, du moins, s'il s'ouvre aux lumières de l'ésotérisme.
    Sans doute y a-t-il, là encore, certaines différences ; en particulier en
    ce qui concerne la Trinité, et le Christ. On peut dire cependant, pour
    la Trinité, qu'il est possible de la rapprocher mutatis mutandis de la
    Triade hindoue : Sat-Chit-Ananda : Sat, l'Etre pur, le Soi, équivaudrait
    au Père ; Chit, la Conscience du Soi, l'extériorisation "filiale" de Sat,
    au Fils ; Ananda, la Béatitude enveloppant les deux premières
    polarités, à l'Esprit.
    Ces trois éléments n'en forment qu'un au sein du suprême
    Brahman, à l'instar des trois hypostases trinitaires.
    Pour le Christ, sans doute n'est-il pas un Avatâra comme les
    autres. A la différence du dieu de la mythologie qui descend et se
    manifeste en gardant sa nature de dieu, le Christ s'anéantit dans une
    "forme d'esclave", il meurt de mort humaine, ressuscite ; il s'inscrit
    dans l'Histoire. Il s'agit par conséquent d'un genre inédit et original de
    théophanie.
    Cependant "l'Esprit souffle où il veut", les Pères de l'Eglise ont
    toujours admis la pluralité des "visitations" divines dans l'humanité. Il
    existe même une citation troublante : Somme théologique III, q, 3, a.7
    de Thomas d'Aquin :
    21
    "La puissance d'une Personne divine est infinie, et ne peut pas se
    trouver limitée à quelque chose de créé. C'est pourquoi l'on ne doit
    pas dire qu'une Personne divine ait assumé une nature humaine de
    telle sorte qu'elle n'ait pu en assumer une autre."
    Cela peut laisser à penser que l'on pourrait admettre plusieurs
    Incarnations successives. On peut également supposer que pour
    Thomas d'Aquin, la Personne divine ne s'est incarnée qu'une fois -
    sans doute en le Christ -, mais qu'elle aurait la possibilité de s'incarner
    d'autres fois, si elle y consentait. D'autre part, cela ne signifie pas que
    Thomas d'Aquin aurait vu dans les Avatâra mythologiques des
    manifestations de la Personne divine dont il parle. Néanmoins, une
    telle remarque élargit considérablement l'horizon. D'autant plus que
    l'hindouisme admet des "pourcentages", si l'on ose dire, de divin,
    variables selon les Avatâra dits "majeurs" ou "mineurs".
    Le Christ lui-même partout reconnu comme Avatâra majeur,
    s'adressant aux peuples méditerranéens, leur dit qu'il est la porte par
    laquelle passer pour être sauvé, - ce qui paraît logique - ; mais il
    ajoute qu'il y a d'autres brebis, dans d'autres bergeries ; et que
    beaucoup viendront d'Orient et d'Occident. Cela peut laisser
    supposer qu'il admet l'existence d'autres possibilités que la sienne,
    par lesquelles il est également possible de faire son salut.
    • Témoignages patristiques :
    Clément d'Alexandrie reprend saint Jean : "Le Verbe, auquel tous
    les hommes participent..." Il salue l'exceptionnelle réputation des
    brahmanes et des gymnosophistes (comprendre les yogui).
    Justin : "Ceux qui ont vécu selon le Verbe sont chrétiens, fussentils
    tenus pour athées, comme chez les Grecs, Socrate, Héraclite, et
    leurs semblables.
    Origène : "Il existe diverses formes du Verbe sous lesquelles Il se
    révèle à ses disciples" : - Des Anges président à la philosophie secrète
    des Egyptiens, à l'astrologie des Chaldéens, etc... A chaque peuple
    est préposé un Ange qui veille à ses destinées.
    Cyrille d'Alexandrie : "Il serait absurde de dire qu'il y eut un temps
    où le Verbe n'existait pas. Cela reviendrait à dire qu'il y eut un temps
    où le Père était sans Verbe, séparé de sa propre splendeur."
    Augustin d'Hippone : "La réalité que nous appelons aujourd'hui
    religion chrétienne existait aussi chez les Anciens, et n'a pas manqué
    au genre humain depuis son origine, jusqu'à ce que le Christ vienne
    en la chair ; et c'est pourquoi la vraie religion, qui existait déjà,
    commença de s'appeler chrétienne." (Rétractations, I, 12, 3).
    Le simple fait que le christianisme reconnaisse la validité des
    autres traditions prouve amplement, déjà, qu'il adopte là une
    attitude marquée d'ésotérisme. En revanche l'exotérisme pur
    22
    proclame la validité de la seule religion à laquelle il correspond ; il
    fait de l'unilatéralité sa demeure.
    De même, la notion de Tradition primordiale n'est pas étrangère
    au christianisme, comme on pourrait le croire.
    On peut y reconnaître une allusion dès l'épisode de Babel :
    avant la construction de la tour, "tout le monde usait d'une même
    langue et des mêmes mots" (Genèse) ; c'est-à-dire d'une spiritualité
    unique.
    La Pentecôte, où tous les assistants parlent en différentes
    langues et se comprennent, est une résurgence ou restauration de
    l'époque où tous les hommes se comprenaient en parlant la même
    langue. En revanche, l'actuelle tentative d'une Religion mondiale
    n'est que la caricature de la Tradition pérenne ; chaque tradition s'y
    trouve vidée de son âme.
    Clément d'Alexandrie (Stromates, VI, 7) : "Chaque révélation
    remonte à une Révélation primitive". Et encore : "La philosophie
    révélée aux Grecs est l'héritage d'une Tradition beaucoup plus
    ancienne et partout rencontrée : prophètes d'Egypte, druides,
    chaldéens, mages de Perse, gymnosophistes..."
    Le personnage de Melkitsedek (personnage ou fonction
    spirituelle ?) est dit : "Roi de Salem" : il occupe le Centre suprême. Il
    est "sans père, ni mère, ni généalogie" : il est contemporain de
    l'Origine. Son "sacerdoce" est "éternel" : principiel ; celui de l'Age d'or
    de l'humanité.
    J. Daniélou : " Melkitsedeq est prêtre de cette religion première
    de l'humanité qui n'est pas limitée à Israël, mais embrasse tous les
    peuples."
    La révélation du Christ est une réactivation, une restauration de
    cette Tradition primordiale à laquelle il se confond. Voir J. Tourniac :
    Melkitsedeq, Albin Michel, 1983.
    Cette révélation unique se fragmente ensuite, en s'adaptant aux
    contours mentaux propres à chaque peuple, en se diversifiant à la
    façon des couleurs du prisme.
    On peut dire que chaque tradition, prise séparément, est
    universelle en ce qu'elle puise dans la Révélation unique ; et elle est
    singulière en ce qu'elle s'adapte à des intelligences et à des
    sensibilités diverses. Chacune insiste de préférence sur tel ou tel
    aspect :
    - le judaïsme et l'islam : l'Unité divine face à la tentation
    d'idolâtrie ;
    - le christianisme : la kénosis de l'Incarnation ; la primauté de
    l'Amour ;
    - l'hindouisme : le maintien de l'Ordre cosmique par le Sacrifice ;
    - le bouddhisme : la Compassion et l'Impassibilité ;
    23
    - le taoïsme : les opposés complémentaires ; la transparence,
    l'allégement.
    En 1453, Nicolas de Cuse, cardinal, légat du pape, écrit un livre,
    De pace et fide -, "De la paix et de la foi".
    L'auteur imagine un Concile où se rencontrent à Jérusalem,
    autour du Christ, de Pierre et de Paul, les représentants des diverses
    religions : un Arabe, un Persan, un Grec, un Hindou, un Tartare. Tout
    en donnant la prédominance au Christ, Nicolas de Cuse affirme la
    vérité et l'unité des traditions, dès lors que l'on fonde la foi sur la
    gnose. On ne peut pas mieux rejoindre l'ésotérisme dont nous
    parlons. Seule, l'ignorance préside aux guerres entre croyants, alors
    que tous vénèrent le même Dieu. S'adressant à ce Dieu, il dit :
    "Aux diverses nations Tu as envoyé divers prophètes et divers
    maîtres, les uns en un temps, les autres en un autre temps."
    C'était l'amorce, ou l'annonce de la Rencontre des Religions à
    laquelle nous assistons aujourd'hui, et qui n'est véritablement possible
    et souhaitable que si tout élément passionnel, toute intrusion
    politique, nationaliste ou idéologique sont impitoyablement écartés.
    Au XVIIIe siècle, le philosophe allemand Lessing écrit une pièce,
    Nathan le Sage (1779), - dédiée au grand-père du futur musicien
    Mendelssohn -, qui met en scène un juif, un chrétien et un musulman.
    Quelle est la meilleure des trois religions ?.., se demande-t-on.
    Nathan rapporte la parabole des trois anneaux, dont un seul est
    authentique. Cependant, les trois sont d'une telle perfection qu'il
    reste impossible de savoir lequel des anneaux est l'authentique.
    Au nom de la notion laïque de tolérance, mais rejoignant
    indirectement la vision ésotérique, le dialogue entre les religions était
    ouvert, sans doute. Voir Raimond Panikkar, prêtre catholique (père
    hindou et mère catholique) : Le Dialogue intrareligieux, Aubier, 1985.
    Georges Vallin : La perspective métaphysique, Dervy, 1977
    (comparaison entre Eckhart, Plotin, Shankara, Nagarjuna). F.
    Chenique : Sagesse chrétienne et mystique orientale, Dervy, 1996
    (Mise en regard du thomisme, védânta et bouddhisme). Henri Le
    Saux: La Traversée entre deux rives, Le Cerf, 1986 (christianisme et
    hindouisme).
    *
    * *
    Les Modalités d'expression
    1. L'apophase : consiste à dire de Dieu ce qu'il n'est pas, à l'inverse
    de la cataphase, qui énumère les attributs de Dieu et relève plus
    directement de l'exotérisme.
    24
    La Réalité suprême étant au-delà de toute définition, description
    anecdotique ou détermination, l'on n'en pourra rien exprimer ; on
    procédera par soustractions, restrictions, effacements successifs.
    Deux exemples :
    Dans l'hindouisme : le suprême Brahman est qualifié de "noncompréhensible,
    non-visible, non-saisissable ; ni grossier ni subtil ; ni
    flamme ni liquide ; ni obscur ni coloré", etc... La Bhagavad-Gîtâ
    assure qu'il est "par-delà ce qui est et par-delà ce qui n'est pas". Dans
    le christianisme, à la suite de Plotin, recourront à l'apophatisme :
    Denys l'Aréopagite, Théologie mystique, IV-V : "Nous disons que la
    Cause universelle, située au-delà de l'univers entier, n'est ni matière
    (...) ni corps ; qu'elle n'a ni figure, ni forme, ni qualité, ni masse ;
    qu'elle n'est dans aucun lieu, qu'elle échappe à toute saisie des
    sens". Grégoire Palamas, Maître Eckhart : Dieu est "non-visible, nondescriptible,
    non-divisible", etc... Il est même "athée" (athéatos) : sans
    Dieu (autre que lui).
    2. Le symbole : saint Paul : "La lettre tue, l'esprit vivifie".
    Sans nier le sens littéral, l'ésotérisme est sensible à la polysémie
    des symboles, qui déploie un éventail de sens selon différents niveaux
    de réalité, et tout un réseau d'analogies et de correspondances. A la
    suite d'Origène, Thomas d'Aquin discernera dans les Ecritures : le sens
    littéral (historique) = le corps ; le sens moral (la vie intérieure) = l'âme ;
    le sens analogique (le monde d'en bas, reflet du monde spirituel) =
    l'esprit ; et le sens allégorique (purement sapientiel).
    Un symbole peut être une production de la nature, un lieu
    particulier, un objet usuel, un personnage dont il est possible de faire
    l'amplification, à partir du fait que la partie représente une totalité,
    que l'inférieur reflète le supérieur, que le connu suggère l'inconnu -,
    cela en fonction de la symétrie et de l'identité macro/microcosme,
    celui-ci étant le plan de projection de celui-là.
    Quelques exemples élémentaires :
    le soleil : image du Principe.
    La montagne : l'axe du monde reliant la Terre et le Ciel, le
    monde manifesté et le monde archétypique.
    Le fleuve : le courant des formes, le multiple, le Devenir.
    Les animaux : les tendances ascendantes (oiseaux), ou
    descendantes (reptiles).
    Les personnages : les différents états de conscience de l'être
    humain.
    Voir R. Guénon : Le Symbolisme de la Croix, Véga, 1983 (Image
    de la conciliation des contraires.) ; Symboles fondamentaux de la
    science sacrée, Gallimard, 1962, sv. (En particulier, le Centre et le
    Coeur, les armes, l'échelle, l'architecture, l'arbre).
    25
    On n'oubliera pas le double sens des symboles : le serpent
    désigne le mal, mais il peut désigner le Christ. Le pont relie les rives
    mais danger de l'emprunter. La pluie est descente de la Grâce mais
    aussi dissolution des formes (déluge).
    Les récits eux-mêmes s'offrent à une exégèse symbolique :
    Cantique des Cantiques : le mariage sacré, la hiérogamie entre
    le Verbe divin et l'âme aimante. (Même idée dans le mythe hindoue
    de Krishna et des bergères).
    Le passage de la Mer Rouge : quitter l'Egypte, - Misraïm, - le pays
    de l'esclavage, c'est prendre congé de l'ego et de ses limites ; mû
    par le souvenir de la terre natale (le jardin d'Eden).
    La montée du Sinaï par Moïse : les étapes de l'âme humaine
    jusqu'à Dieu.
    Grégoire de Nysse, dans sa Vie de Moïse, montre que parti de la
    Lumière et de la Nuée, Moïse accède à la Ténèbre. Etapes le
    conduisant au Dieu invisible, et à la conclusion que voir Dieu consiste
    à ne pas Le voir. La Lumière : purification ; dépassement du sensible ;
    la nuée : contemplation de Dieu dans ses attributs et ses oeuvres. la
    Ténèbre : contemplation de Dieu dans son Essence ; "le semblable
    connaît le semblable" ; le Sommet : l'Inconnaissance : "le semblable
    devient le semblable".
    3. Le paradoxe : cette "écharde" dans la chair du rationalisme... Il
    met au défi la claire logique de A différent de B, la pensée binaire,
    nettement catégorielle et dualiste.
    Une vue rapide fait croire à la contradiction dans les termes ; il
    n'en est rien. Mais comme le dit l'Inde, "les dieux se plaisent à
    l'obscur", comme aussi, les oracles de Delphes ou les réponses
    ambiguës du Yi King.
    Le paradoxe inaugure le "renversement des pôles" de la pensée,
    comme la métanoïa opère le renversement intérieur auquel l'homme
    doit oeuvrer, en procédant à une révision complète de tout ce qu'il
    croyait être.
    Exemples :
    Denys l'Aréopagite : la Ténèbre -, mais plus que lumineuse.
    Du Bien suprême, il est dit qu'"il fait que toutes choses sont unies
    et distinctes, identiques et opposées, semblables et dissemblables".
    Par lui, les esprits, les âmes et les corps demeurent à la fois stables et
    mobiles. Le Bien suprême est tout ensemble "repos et mouvement,
    tout en étant lui-même au-delà de l'un et de l'autre".
    On évoquera de même l'"immobile mouvement d'amour" des
    Personnes trinitaires.
    Grégoire de Nazianze : les trois Personnes sont "unies par la
    distinction et distinctes par l'union."
    26
    Grégoire Palamas : "La nature divine doit être dite en même
    temps imparticipable, et dans un autre sens, participable (...) Nous
    accédons à la participation de la nature de Dieu, et cependant, elle
    reste totalement inaccessible. Il nous faut affirmer les deux à la fois."
    Maxime le Confesseur : le Christ est la "synthèse de la limite et de
    l'illimité, de la mesure et du sans-mesure" (...) "Il est forme humaine du
    Sans-forme, nom divin du Sans-nom, manifestation du Nonmanifesté."
    Il est, d'autre part, et à la fois, "pleinement Homme et pleinement
    Dieu". (Ce qui lui vaut d'être aussi "pierre de scandale".)
    "Le Verbe se cache (Deus absconditus) en se révélant (dans la
    nature et dans le Christ) ; et il se révèle (acte de présence) en se
    cachant (acte d'absence)." (L'actuelle physique ne semble pas
    parler très différemment.)
    On aura remarqué la fréquence des expressions : "en même
    temps", "à la fois" (grec hama/latin simul/sanskrit sam = idée de
    totalité). Nous sommes dans la démarche du ET ... ET ... de la pensée
    inclusive -, ésotérique, par opposition à la logique du OU ... OU ..., de
    la pensée exclusive -, exotérique. De la même façon, le Christ, "soleil
    de justice", naît au coeur de la nuit, (comme le soleil dont parle
    Tchouang-tseu) - ; lors de la crucifixion, les ténèbres se font en plein
    midi - ; le tombeau est "chambre nuptiale" : Dieu y épouse
    l'humanité.
    De même encore, Marie est Mère tout en restant Vierge ; elle est
    "Epouse inépousée" ; elle est "Mère de Dieu", (autre cause de
    scandale) puisque le Christ est Dieu.
    *
    * *
    Les Pratiques
    L'ensemble des pratiques constitue la "voie" -, une méthode, une
    discipline, la soumission aux règles de la tradition que l'on suit. Avec
    cette double consigne : il n'y a pas à suivre plusieurs voies à la fois,
    car risque de n'en suivre véritablement aucune et de verser dans le
    confusionnisme ; et il n'y a pas à changer de voie en cours de route,
    car risque de déstabilisation.
    Le mieux semble de rester dans la tradition où l'on est né : il n'y a
    pas hasard de naissance - ; l'héritage psychique, affectif, intellectuel,
    joue un rôle insoupçonné ; la nécessité d'appartenir à une
    communauté a aussi son importance, même si le gnostique relève
    moins d'un groupe que de la solitude, de l'"Eglise intérieure".
    Il existe des exceptions que confirment des signes du destin. Mais
    l'adaptation à une voie étrangère n'est pas facile. Est-on jamais sûr
    de s'y être intégré ?.. N'est-on pas l'objet d'une illusion ? Ces
    27
    exceptions peuvent se justifier davantage dans des périodes
    troublées comme la nôtre. Ainsi, dans le présent cycle, cas de l'islam,
    dernière Révélation du cycle ; mais n'obligeant pas plus à s'y
    convertir que le christianisme ne rendit pas tous les juifs chrétiens, ni
    le bouddhisme, tous les hindous bouddhistes. L'aspect "scientifique",
    apparemment athée, du bouddhisme, a pu néanmoins séduire
    certains de nos contemporains.
    Quand une voie traditionnelle n'offre plus de méthodes
    complètes de réalisation, la "conversion" à une autre voie peut se
    justifier. Mais une extrême prudence s'impose, la vertu de
    discernement.
    Changer de voie peut être une excuse commode pour éviter la
    véritable conversion qui consiste en une métamorphose radicale. Il
    peut s'y ajouter un certain attrait de l'exotisme : parce que c'est loin,
    c'est plus beau, ou plus vrai. Mais y a-t-il encore des guru ?..
    D'autre part, il est bien dit qu'avant d'atteindre à l'ésotérisme
    d'une tradition, il faut passer par son exotérisme, c'est-à-dire par une
    vie morale et ritualisée, - ce qui est déjà beaucoup aujourd'hui !
    Le paradoxe du christianisme - un de plus -, est qu'il offre tout ce
    dont un Occidental a besoin ; donc aussi, l'ésotérisme ; mais plus
    personne ne semble le savoir : les Occidentaux se sont endormis sur
    un trésor dont ils ne soupçonnent pas l'existence, ni l'importance
    irremplaçable. C'est ce trésor qu'il s'agit de redécouvrir d'urgence.
    L'oubli de la primauté de la dimension sapientielle incluse dans la
    tradition chrétienne comme dans les autres, et le mépris de la
    doctrine traditionnelle, (à ne pas confondre avec traditionaliste), qui
    ouvre à l'homme la possibilité de connaître les choses dans leur
    principe, ont conduit à la destruction pure et simple de la civilisation
    occidentale, laquelle, avant de mourir, a contaminé toutes les
    autres. Voir S. H. Nassr, La Connaissance et le Sacré, L'Age d'Homme,
    1999 ; (l'idée de Tradition ; l'entreprise de désacralisation ; la
    multiplicité des formes sacrées). Ouvrage capital.
    Outre les principes métaphysiques que nous avons vus, et dont
    l'étude correspond au jñâna - yoga de l'Inde -, le christianisme offre
    les deux autres yoga principaux que sont le yoga de l'action (karmayoga)
    : le service désintéressé accompli dans un esprit évangélique,
    le "sacrement du pauvre", où celui-ci est image du Christ, et non dans
    un esprit socialisant, étatique, où le matricule l'emporte sur la
    personne humaine ; et le yoga de la dévotion (bhakti-yoga) :
    certainement l'essence du christianisme, où amour (agapê) et
    connaissance (gnôsis) se rejoignent - ; à condition de ne pas verser
    dans un sentimentalisme qui n'a rien à voir avec la force intérieure du
    combattant de Dieu. Une voie où la beauté, l'émotion purifiée,
    l'émerveillement jouent un rôle essentiel.
    28
    Ces trois yoga peuvent être pratiqués ensemble, prédominance
    étant donnée à celui qui est le plus en accord avec notre nature :
    active, mentale ou affective. Voir F. Chenique, Le Yoga spirituel de
    saint François d'Assise, Dervy, 1978.
    Mais le sommet de la vie intérieure est et reste la prière. Celle-ci
    offre, elle aussi, un aspect exotérique : un discours assez vague,
    comme la pratique s'en répand de plus en plus actuellement ;
    souvent d'une grande indigence ; et un aspect ésotérique : la litanie,
    reposant sur le principe de la répétition, du "creusement" fixant
    l'attention ; et, quintessence de la litanie, la "prière du coeur", ou
    "prière de Jésus", consistant en l'invocation lente et consciente de la
    formule du publicain : "Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi".
    Prière héritée des Pères du Désert d'Egypte des premiers siècles,
    pratiquée dans les monastères de l'Orient chrétien ; sortie des
    monastères et répandue parmi les fidèles au début du XIXe siècle.
    Divulgation providentielle, d'ordre "compensatoire" et relevant des
    signes des temps ; avant de passer en Occident en même temps que
    les saintes images (ce dont on ne peut que se féliciter). Voir :
    - Paroles des Anciens ;
    - Petite Philocalie de la prière du coeur ;
    - Récit d'un pèlerin russe (Le Seuil).
    R. Guénon écrit que "le caractère réellement initiatique (de
    l'hésychasme) ne semble pas douteux". Les caractères ésotériques de
    la prière du coeur se retrouvent dans son origine même : une parole
    sacrée dont elle est l'exacte application : saint Paul : "Priez sans
    cesse" ; dans son principe : la mémorisation, reliée à l'idée de
    tradition et de fidélité à celle-ci ; dans sa méthode : la répétition du
    Nom divin, sur le rythme de la respiration ; la descente de l'esprit dans
    le coeur, en tant que centre et lieu de la Présence ; dans son esprit :
    identité de ce Nom et de cette Présence (la Shekhinah) : s'identifier
    au Nom, c'est accéder à la Présence incluse en lui, de la même
    manière que contempler l'icône, c'est contempler cette Présence
    dans le visage représenté.
    Enfin, dans son universalité, cette prière trouve ses
    correspondants dans les autres traditions : le zakkar hébraïque,
    célébrant Adonaï, le dhikr du soufisme, invocation scandée du nom
    d'Allâh ; le nembutzu du bouddhisme japonais, la récitation du nom
    du Bouddha Amîtâbha ; le japa-yoga de l'hindouisme, invoquant,
    parmi d'autres, les noms de Krishna ou Râma.
    L'Inde précise que cette prière est celle qui convient le plus
    adéquatement aux hommes de la fin de cycle. Par elle s'accomplit la
    lente transmutation des éléments, la mort au monde profane, la mort
    au moi, et la préparation au grand Passage, à la "seconde
    naissance". Régénération où le "vieil Adam le cède peu à peu à
    29
    l'"homme nouveau" ; ouverture à l'ultime. Fusion sans confusion du
    sujet orant et de l'Objet contemplé.
    Nul n'est assuré d'arriver au terme, lequel recule d'ailleurs à
    mesure qu'on avance. Grégoire de Nysse : "L'âme va de
    commencements en commencements, qui n'ont jamais de fin". Mais
    l'essentiel est de se mettre en route.
    Les "écorces" tombent peu à peu ; la maturité qui se fait permet
    de mieux saisir les réalités qui se profilent derrière les textes. Ces
    réalités nous concernent au premier chef, car elles font d'abord
    partie de nos vies. Elles y ont toujours été, mais enfouies, inaperçues.
    Ce travail de décryptage les fait émerger lentement, et nous permet
    de mieux comprendre les autres et le monde en nous comprenant
    mieux nous-mêmes. Elles sont ce qui donnent sens tout ensemble à
    l'existence, à la destinée et à l'univers.
    Dans quelques rares cas par siècle, le miracle se produit : la
    "déification" (théôsis), la Révélation spirituelle, où s'opère la fusion de
    l'Etre et du connaître : la dualité sujet humain/Objet divin s'abolit
    totalement par suite de la disparition sacrificielle de l'ego. D'où la
    phrase de saint Paul : "Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit
    en moi" (I, Cor., XIII, 12). De même, Maître Eckhart : "L'oeil par lequel je
    vois Dieu est le même oeil que celui par lequel Dieu me voit". Ainsi
    s'opère le passage de l'"image", d'obédience exotérique : la raison et
    la liberté de choix qui séparent l'homme des autres créatures, à la
    "ressemblance", d'obédience ésotérique : l'identité de l'homme et de
    Dieu.
    De cet homme déifié l'on peut dire qu'il est comme Dieu parce
    qu'il échappe à toute définition. Or, et en réalité, - et cela relève une
    nouvelle fois de la perspective ésotérique -, il n'y a pas à réaliser le
    Divin pour la simple raison que nous le sommes déjà, et l'avons
    toujours été. Il y a seulement à le laisser remonter de notre
    profondeur, de la "caverne du coeur", à travers toutes les couches de
    sédimentation sécrétées et accumulées par l'oubli de ce Divin en
    nous. Il y a seulement à le redevenir.
    L'Infini se connaît lui-même à travers celui qui se connaît luimême
    en tant qu'Infini, qui a réalisé effectivement qu'il est de la
    même essence que l'Essence divine ; qu'il est cette Essence même.
    C'est ce qu'enseignent d'un silence unanime tous les êtres réalisés
    dans l'ensemble des spiritualités : le tsaddiq, résidant dans le "Saint-
    Palais" - ; l'hésychaste parvenu à la tranquillité parfaite (hésychia)
    dans le "Royaume des Cieux" - ; le walî, dans le "Jardin de l'Essence" -;
    le jîvan-mukta (le "délivré vivant"), ou le bodhisattva (l'"éveillé"),
    réalisant le "nirvâna" - ; le tcheun-jen (l'"homme transcendant") dans
    le "Séjour des Immortels" - ; ces différents lieux représentant en réalité
    des états, tous correspondant sous des termes différents au Point
    30
    central, à l'Invariable Milieu, au Vide parfait que rappelle, dans le
    christianisme, le chas de l'aiguille.
    *
    * *
    L'Esotérisme tel que nous l'avons présenté semble la seule et
    ultime solution à la Crise où nous sommes engagés. Face à un
    matérialisme tout-puissant et puissamment organisé, et compte tenu
    de l'attitude très insatisfaisante et insuffisante des Eglises constituées,
    qui se contentent désormais d'une extériorisation de l'exotérisme, la
    redécouverte de l'ésotérisme chrétien, d'une part, en vue d'un
    réenracinement traditionnel, et celle de l'ésotérisme universel, d'autre
    part, en vue de la constitution d'un véritable front ou confédération
    des grandes traditions spirituelles de l'humanité (sans qu'il y ait là le
    moindre syncrétisme ou concordisme hâtif), cette double
    redécouverte semble bien être l'Arche de salut destinée à conserver
    les germes de l'avenir à travers les déluges qui ne manqueront pas
    encore de se produire par le seul fait de l'ignorance au pouvoir.
    Cette double redécouverte offre également aux croyants
    désorientés la formation doctrinale qui leur a été retiré, pour ainsi dire
    à leur insu, et qui leur permettra de faire connaissance avec leur
    religion. Elle offre aux incroyants, - ou à ceux qui se croient tels -, la
    démonstration que les traditions spirituelles ne sont peut-être pas
    seulement des ramassis d'obscurantisme, mais qu'il s'y cache autre
    chose de beaucoup plus sérieux, et dont la difficulté n'a rien à envier
    aux domaines scientifiques les plus complexes.
    Encore ceci pour finir, et sur quoi méditer.
    Parce qu'il est universel, l'ésotérisme s'adresse aux hommes de
    toute race et de toute nation ; il s'adresse donc aussi à nous.
    Parce qu'il est éternel, il s'adresse aux hommes de toute époque;
    il s'adresse donc aussi à ceux d'aujourd'hui.
    Parce qu'il est salvateur, il s'adresse aux hommes en péril de
    mort; et donc, éminemment à ceux d'une fin de cycle comme la
    nôtre, scrutant au fond de l'Age crépusculaire, les pointes de
    diamant d'une aurore incertaine.
    Jean Biès
    Conférence à l’Université Interdisciplinaire de Paris
    Le 26 mars 2003 à 19h





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