• LA FRANC-MAÇONNERIE
    ENTRE TRADITION ET MODERNITE


    Conférence publique
    Caen, le 16 septembre 2006
    Franc-maçonnerie, tradition et modernité s'imbriquent étroitement. Ces notions ouvrent
    sur la fraternité, la liberté, la construction d'un avenir meilleur ainsi que sur la recherche
    du sens.
    La modernité apparaît, non comme un concept, mais comme une interprétation de
    phénomènes complexes et mouvants, oscillant entre formes de culture, état d’un progrès
    matériel et nébuleuse des idées philosophiques.
    Elle émerge clairement à la Renaissance sous le vocable de Temps modernes. Cette
    période de l'histoire a vu naître un désir de liberté, une dynamique du changement, qui
    devait conduire, deux siècles plus tard, les membres de la Royal Society à poser les bases
    écrites de la franc-maçonnerie : cette dernière, en dehors de tout cadre textuel, se dégage
    bien à la Renaissance de son caractère opératif.
    On peut dire ainsi qu'une filiation manifeste existe entre la fraternité maçonnique et le
    Traité sur la tolérance de Voltaire, comme entre ce dernier et le principe d'écoute de
    Rabelais, tel que cet auteur le développe en évoquant symboliquement la nouvelle vision
    du monde née de l'oreille de la terre mère.
    Ainsi, la modernité contient-elle une pensée sur elle-même, une recherche permanente du
    sens, sous toutes ses formes, spirituelle, intellectuelle, économique, ou autre : elle
    intéresse d'autant un cherchant qu'elle représente la clé d'un avenir qu'il peut mieux
    prévoir et sur lequel il espère influer.
    Cette recherche de l’ultime signification trouve écho dans le processus maçonnique dont
    l'objet consiste, non en un but déterminé, mais en un travail incessant, en un voyage sans
    fin, clef de l'amélioration de l'individu et de l'humanité.
    La réflexion sur la modernité permet de s'apercevoir que l'homme de la Renaissance se
    situe, non dans l'opposition, mais dans la distinction des concepts. Soutenir qu'il dresse,
    de façon rédhibitoire, tradition contre progrès, métaphysique contre philosophie, science
    contre religion serait hasardeux ; il souligne, au contraire, leurs domaines d’application
    respectifs.
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    Cette attitude se retrouve en franc-maçonnerie. Prenons l'exemple de ses symboles les
    plus connus, l'équerre qui, par l'archétype du carré, fait référence au monde et le compas
    qui, par celui du cercle, renvoie à l'esprit, à la Conscience, c'est-à-dire à la question
    ontologique.
    La franc-maçonnerie s’empare des deux concepts, elle les imbrique, les superpose,
    plaçant graduellement chacun des deux tantôt au-dessus tantôt au-dessous de l'autre.
    Par ce geste ostensible et cette symbolique, elle transmet un message fondamental, mais
    discret de rassemblement, d'élan vers l'unité des forces ou des entités éparses ou
    opposées.
    Elle adresse un second signal, dont l'importance apparaît à tous : parce que la
    signification de chacune de ces figures s’enrichit de l'autre, leur correspondance laisse
    penser que la vie des hommes suit la même règle, et qu'un individu ne se révèle rien sans
    l'autre, sans les autres. Elle suggère au cherchant que l'autre demeure important, non en
    ce qu'il lui renvoie son image ou constitue le complément de sa propre personnalité, mais,
    au contraire, en ce qu'il s’avère fondamentalement différent de lui. Cela se traduit par la
    reconnaissance et le respect de la différence, ipso facto par le rejet de toute attitude de
    dominance ou d'ignorance : l'autre devient source impérieuse de sa régénération.
    Voici l'exemple d'une conscientisation par un tiers, revêtant une valeur de premier plan
    dont la transmission ultérieure se révèle non seulement utile, mais nécessaire. Nous nous
    situons là au coeur de la raison d'être de la tradition, de cette Tradition, dont l'origine
    latine tradere signifie justement transmettre.
    La tradition véhicule un ensemble d'informations de ce type. Or la tradition maçonnique
    présente la particularité de contenir des renseignements qui affectent, au-delà de la
    morale, un mode d'être dans la pensée et dans l'action.
    Voilà pourquoi la franc-maçonnerie va rechercher dans un passé mythique et historique
    de quoi vivre la modernité.
    La tradition comporte en germe l'idéal de fraternité, en ce qu'elle constitue un facteur de
    reliance entre tous ceux qui se sont ouverts à son message.
    Le phénomène de cette ouverture s'appelle, chez nous, initiation si bien que les initiés
    francs-maçons se qualifient de frères.
    La fraternité se décline sous toute une série de vocables et de situations, telle que celles
    de combat, d'idées, de sang, la solidarité etc. L'élargissement du concept amène à
    concevoir et mettre en oeuvre une fraternité en humanité.
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    La fraternité constitue tant un mode de communication qu'un but, une reliance de nature
    horizontale.
    La Grande Loge de France lie la tradition, la modernité et la fraternité en disposant en
    tête de sa constitution : « La franc-maçonnerie est un ordre initiatique, traditionnel et
    universel fondé sur la fraternité. Elle constitue une alliance d'hommes libres et de bonnes
    moeurs, de toutes races, de toutes nationalités et de toutes croyances. La francmaçonnerie
    a pour but le perfectionnement de l'humanité. À cet effet, les francs-maçons
    travaillent à l'amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan spirituel et
    intellectuel que sur le plan du bien-être matériel ».
    Si la tradition maçonnique avait été entendue comme la transmission d'une doctrine
    religieuse ou, plus généralement, d'un dogme, elle se serait sans doute révélée inadaptée à
    la modernité. Tout dogme se trouve en effet immobilisé dans les rets du temps ; il
    empêche l'homme d'évoluer. N'oublions pas que la rigidité du système géocentrique a
    failli priver l'humanité des découvertes de Galilée, et que l'affirmation non d’un Adam
    unique mais d’une pluralité d’adamites a envoyé Giordano Bruno au bûcher.
    Par sa conception même de la Tradition, la franc-maçonnerie évite l'écueil : elle s’avère
    adogmatique en ce qu'elle se réfère à des archétypes non définis1. Même les landmarks,
    ces textes de la période opérative dont la franc-maçonnerie se prétend fille, se vérifient
    indéfinis en nombre.
    Ce choix entraîne trois conséquences majeures :
    d'abord, la franc-maçonnerie de Rite Écossais Ancien et Accepté pratiquée à la Grande Loge
    de France, ne décrit jamais le chemin, mais se contente d'indiquer la direction ;
    ensuite, tous les principes de la tradition demeurent susceptibles d'un enrichissement
    personnel permanent ;
    enfin, la démarche maçonnique se situe dans le domaine de l'expérience intime, ce qui
    explique le caractère fondamental du secret2.
    Par application et à la lumière de notre propos, on comprend pourquoi, si la cérémonie de
    réception en franc-maçonnerie constitue bien un phénomène ponctuel, le processus
    initiatique se révèle lui-même sans fin : la prise de conscience du franc maçon de la
    Grande Loge de France se manifeste, en effet, à tous les instants de sa vie, à l'intérieur
    comme à l'extérieur du temple.
    1 Et non parce qu'elle s'oppose systématiquement à tout dogme religieux.
    2 Le secret maçonnique ne doit pas, en conséquence, être confondu avec la discrétion. Cette dernière se
    trouve malheureusement encore utile, compte tenu de l'hostilité encore manifestée par ses opposants.
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    Reste à régler le problème de la méthode de transmission. Cet ensemble d'informations se
    trouve susceptible d’une large diffusion à l'humanité à condition d’utiliser un code
    accessible à tous. Comment y parvenir face à tant de langues et de raisonnements
    différents ? Rappelons-nous la tour de Babel qui s'est effondrée en l'absence d'un langage
    universel ! La franc-maçonnerie dispose d'un média de ce type, compréhensible par tous
    les hommes, sans considération ni d'espace ni de temps : il se compose du symbole, de
    l'image et du mythe. L'institution situe l'universalité dans ce principe. Seuls les
    détracteurs de mauvaise foi peuvent encore croire aujourd’hui que si la franc-maçonnerie
    se proclame universelle c'est, pour reprendre une affiche de propagande nazie, « parce
    que c'est une pieuvre et qu'ils sont partout »…
    La nature de la Tradition et la méthode de transmission caractérisent l'identité de la francmaçonnerie
    initiatique et lui assurent une place non pas concurrente, mais
    complémentaire des autres spiritualités de l'humanité.
    Cela veut dire que si les totalitarismes qui ont combattu l'institution ne se sont pas
    trompés d'ennemis, il n’en a pas été de même des religions, qui, au même titre que la
    franc-maçonnerie, constituent des milieux socioculturels au sein desquels l'homme peut
    apprendre à devenir adulte.
    Cela permet aussi de comprendre pourquoi la discipline maçonnique a traversé avec
    succès l'histoire et comment elle s'est adaptée à chaque phase de sa modernité.
    Contrairement à ce que déclarent les ignorants, ce ne sont pas les francs-maçons qui ont
    réalisé la Révolution française : ces derniers ont simplement, à travers cette époque,
    véhiculé les valeurs de leur Tradition. Ce ne sont pas les francs-maçons qui ont effectué
    la mutation de la civilisation du travail et du progrès à celle de la culture et des loisirs : ils
    ont seulement transmis les archétypes fondamentaux que l'humanité transporte.
    Cela permet d'expliquer en quoi la maçonnerie pratiquée à la Grande Loge de France peut
    encore proposer une démarche d'ordre initiatique dans la modernité alors que de
    nombreuses religions parviennent désormais avec peine à corréler les deux concepts. La
    franc-maçonnerie, dont nous parlons, constitue sans doute l'une des dernières sociétés
    ésotériques du monde, tournées vers la liberté.
    Bien entendu, la transmission de la Tradition et son application à la contemporanéité
    supposent une exemplarité. Qui serait cependant assez aveugle pour ignorer que tout
    maçon demeure en chemin, que la perfection se trouve inconnue de ce monde et que tout
    groupe humain se compose d'hommes avec leur grandeur, mais en même temps leurs
    faiblesses ?
    Prenons le cas du franc-maçon de la Grande Loge de France Pierre Brossolette.
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    Son suicide stigmatise la reconnaissance par tout individu de sa peur de trahir sous la
    torture, de son angoisse devant la souffrance potentielle ; il constitue la prise de
    conscience par le personnage de ses pauvres limites et de sa finitude.
    En même temps, son acte acquiert une valeur d'exemple dramatique, lançant à l'humanité
    un message de première importance, celui de la suprématie de l'engagement et de la
    dignité humaine, sur la réalité d'une existence dérisoire. Il signifie que des principes
    possèdent un prix supérieur à celui de sa propre vie, il explique que la puissance de
    l'esprit échappe au bourreau. Il constitue la synthèse sublime de la connaissance, de
    l'amour et de l'action.
    Pierre Brossolette n'a pas libéré la France, mais son geste a contribué à donner une âme à
    la résistance des Français contre la barbarie. Son témoignage demeure vivant pour les
    francs-maçons, parce que l'histoire et le message de cet homme se sont agrégés dans
    l'information universelle à transmettre, dans la Tradition, à travers le devoir de mémoire.
    La franc-maçonnerie est l'une des voies qui permettent à l'individu d’aller jusqu'au bout
    de son engagement. Elle le lui suggère sans l'aveugler, en lui indiquant le chemin de la
    transgression raisonnée, c'est-à-dire de la liberté.
    Un certain nombre d'analogies existe, sur ce point, entre les processus maçonnique et
    artistique. Peut-être le terme de Grand Art, employé pour qualifier la franc-maçonnerie y
    trouve-t-il une justification ! Quand Picasso déstructure ses visages puis les reconstruit, il
    adopte un cheminement très proche du phénomène de rupture et de renaissance
    initiatique maçonnique. Lorsque Delaunay dissocie le spectre de la lumière, il poursuit ce
    qui se cache derrière l'origine ; son attitude apparaît-elle foncièrement différente de celle
    du franc-maçon qui recherche, après le kabbaliste et l'alchimiste, ce qui se situe en amont
    de l’Ein-Soph ? Ces peintres ont appartenu à leur modernité et ils le revendiquaient ; leur
    préoccupation fait encore écho à l'élan des francs-maçons vers l'Unité.
    De part et d'autre, ce cheminement implique d'aller toujours plus loin, à la recherche de
    soi-même, de l'autre, à travers et avec lui, et surtout de transgresser en permanence. Or la
    transgression constitue un facteur d'avancement quand elle s'accompagne d'une
    imagination créatrice ancrée dans la raison.
    L’homme s'inscrit dans un milieu social, dans un cosmos, si bien que l’abstraction de
    toutes limites lui demeure impossible. La sortie du chaos vers l'ordre induit la règle donc
    la limite. Kant l’évoquait dans sa théorie des causes et des conséquences, lorsqu'il
    constatait l'impossibilité pour une barge de dériver vers l'amont de la rivière. Le
    découvrirent ces autres artistes de la liberté absolue, qui après avoir peint un carré noir
    sur un fond noir, un point blanc sur un support de même couleur, après avoir enlevé la
    toile pour préserver le spectateur de toute influence de l’auteur, furent contraints de
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    s’arrêter à l’exposition d'un châssis sans batiste, pour éviter, au-delà, de réduire l'art à une
    non-existence.
    Dans la franc-maçonnerie, le processus de réorganisation du chaos pour aller vers l'ordre
    induit la notion de règles, traduites elles-mêmes par des rituels. Ces derniers
    correspondent à l’encadrement minimum présenté par nos peintres : leur existence cause
    l'institution si bien d'une part que demeure inconcevable une franc-maçonnerie sans
    rituels, d'autre part que la qualité de ceux-ci recoupe la richesse de la démarche.
    Voici comment, du rituel à l'unité retrouvée, la méthode maçonnique instaure l'une des
    voies privilégiées, ouvertes à l'homme pour devenir libre.
    Voilà comment, de la réflexion à l'action, le processus lui suggère de comprendre que
    dans « sa modernité actuelle », faite de travail, de consommation forcée, de volonté de
    puissance portée jusqu'au plus destructrices extrémités de l'humanité, il tient lui-même
    lieu de Sisyphe, mais d’un Sisyphe en passe de découvrir, au-delà de l'absurdité
    apparente, que le sens de sa vie constitue sa démarche elle-même, laquelle s'inscrit dans
    la modernité. Seulement alors, peut s'ouvrir, devant lui, la porte de l'avenir.
    J'ai dit !





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