• René Guénon un exemple en Occident

    UN EXEMPLE EN OCCIDENT
    "RENE GUENON"



    Il est des esprits qui bouleversent le cours de leur temps et secouent la succession
    des idées sans que pour autant ils deviennent les étincelantes vedettes des
    engouements fugitifs. René Guénon est de ceux-là. Humble et effacé, ayant mené
    une vie silencieuse, il semble passer lentement d'un clair obscur à la nuit complète
    sans s'occuper beaucoup des figures de son époque et des recettes qui assurent la
    célébrité. Ce solitaire amoureux éperdu des grandes perceptions spirituelle fut-il un
    philosophe? Assurémént pas. Il contempla la philosophie et put, chose insigne et
    légitime dans son cas, se permettre d'en sourire. Fut-il un orientaliste de talent, mais
    simplement un orientaliste quand même; un de ceux qui ont l'Inde facile? Non
    point, il "aperçut" l'Orient, et s'y arrêta bien moins qu'on se plait à dire. En fait, il le
    survola, mais le survola comme un aigle: en oiseau de proie qui plonge chaque fois
    qu'il découvre la victime qui assurera son alimentation. De toute façon son propos
    couvrait trop de choses et dévoilait trop de richesses pour qu'il soit possible d'en
    faire l'homme d'une spécialité. Nul "dada" ne fut son domaine. La synthèse de
    l'homme et de l'univers seule le préoccupait réellement. Et, ayant peut-être
    découvert des arcanes de la grande mécanique céleste il put bientôt se moquer de
    nos agitations, de nos concepts sitôt remplacés par d'autres concepts tout aussi
    éphémères. Son style est celui des rois et des mages (toujours il courtise le "nous").
    Son pluriel est celui de la majesté incontestable. Guénon ne propose pas, ne
    suggère pas. Il affirme. Sa devise serait bien celle de quelques Brahmane védique:
    "connaître et imposer". Nul dogmatisme pour autant, mais l'assurance de celui qui
    revient d'un voyage étonnant. Un voyage pendant lequel il aurait été transporté sur
    une montagne d'où il aurait pu découvrir, de l'extérieur enfin, les choses des astres
    pour, une fois revenu, pouvoir en rire délicieusement et assurer comme fait
    inexorable ce qui est gros encore dans le ventre de l'avenir. Car le chemin de
    Guénon passa par un sentier où l'instant dépasse le futur pour rejoindre le passé.
    Peu d'oeuvres effacent avec autant de vigueur la figure de leur créateur, René
    Guénon. Mais peut-on même imaginer l'enfant qu'il fut? Nulle part ses angoisses ne
    transparaissent; toujours sa plume, qui est celle d'un des grands maître du style au
    vingtième siècle, glisse vers les contrées qui ne concernent pas le corps et ses
    caprices. Le monde est ébranlé par les plus violentes secousses que la civilisation
    ait eu à subir; pourtant l'oeuvre guénoniène se continue impavidement: il est là,
    sans colère, étranger à jamais aux caprices de l'actualité. Il a trente-et-un ans quand
    la sainte Russie, devenant la République des Soviets met fin au monde des
    certitudes et intronise le temps de l'angoisse. Il a cinquante-neuf ans quand la
    connaissance à rebourgs inonde le ciel de deux villes du Japon et que le néant
    nucléaire boucle la boucle des mythes et suscite, par son affirmation pratique de la
    désintégration matérielle, le vertige et l'attente de la réintégration en Dieu. Certes
    ces ouvrages sont là pour marquer les années, mais en aucun cas ils ne forment une
    maturation suivie et réellement chronologique. Dès son premier livre publié,
    "l'introduction générale aux doctrines hindoues", sa formation est structurée comme
    elle le demeurera jusqu'à sa mort. Rien n'aura évolué au sens fort de ce terme. Il y
    aura eu des approfondissements, mais l'âge de l'auteur disparaît devant sa création.
    René Guénon immole le temps pour que demeure l'immédiat de la réalité
    métaphysique. Tout son propos sera décidément construit dans cette oblation faite à
    l'immédiateté de thèmes à la fois immémoriaux et intemporels. Ses historiens,
    biographes ou hagiographes, ont bien mentionné ses origines profondement
    françaises et son appartenance ancestrale à ces pays de la Loire qui sont comme la
    quintessence de notre civilisation. René Descartes et René Guénon sont issus du
    même terroir; le premier naquit en Touraine et le segond en terre blésoise. Il n'y a là
    de hasard qu'en apparence; en réalité les deux formes d'intelligences sont proches et
    appartiennent à la même discipline intérieure, à la même horreur des formules
    vagues et des dissertations éperdues. La lumière austère de la Loire nous offre des
    écrivains épris d'absolu, pas un absolu facile, et surtout de dépouillement. La
    mystique n'est nullement dans le tumulte et les formules rodomontantes; elle réside
    dans l'absence de tout attrait extérieur à l'objet même de la quête, qui, en lui-même,
    s'évanouit dans la conscience ultime de l'être qui pénètre tout l'univers. Ni St Jeande-
    la-Croix, ni René Guénon ne nous contrediraient. On nous parle trop de
    mystique, parce que le monde de la mystique est défunt; toujours l'on parle d'une
    chose, d'une entité, quand déjà elle n'est plus. Ce cahier sur Guénon nous offre bien
    la chance de pouvoir réajuster quelque peu les mots et leur sens. Trop de
    galvaudages proposèrent des vues inconsistantes sur les plus profondes réalités.
    Trop d'écrivains pris de spasmes névrotiques crurent "réinventer" un langage
    inspiré parce qu'ils étaient incapables de savoir encore ce que penser veut dire.
    Des formes extérieures à la révélation intérieure:
    Il est né le 15 Novembre 1886 à Blois; son acte de baptême porte les noms de
    Guénon René-Jean-Marie-Joseph, son acte de décés établi le 08 Janvier 1951
    (lendemain de sa mort) porte les noms de Abdel Wahed Yahia. Quoi de plus
    chrétien d'une part, quoi de plus musulman de l'autre? Quels furent donc les
    évènements et les découvertes qui conduisirent cet homme sur des sentiers
    tellement éloignés de nos routines? En fin de compte cette brève étude n'aura
    d'autre but que de cerner ces questions en les esplicitant par le biais de la vie. Fils
    d'un architecte, Jean-Baptiste Guénon et d'une fille de la bourgeoisie bléroise,
    Anna-Léontine Jolly, il ne connut à Blois que les charmes d'une enfance et d'une
    adolescence feutrées, ponctuées par de très fréquents succès scolaires, mais aussi
    cependant par quantité de maladies dues à une santé qui, dès le départ, s'avèra
    délicate.
    A la recherche d'un savoir authentique:
    Brillant élève dans différents établissements religieux de la ville,il ne devait guère
    connaître que les plaisirs de la lecture et des rêveries quand ses condisciples ne
    parlaient que de plaies et de bosses. De tels détails le prédisposaient, certes, à n'être
    "pas comme les autres". Rien de plus mais le hasard existe. Ce genre d'enfant
    solitaire fait aussi bien de grands généraux que de profond religieux. Un choc, une
    rencontre, la lecture d'un livre ou une réaction impromptue risquent d'orienter toute
    l'existence d'un jeune timide, méditatif et doué. Pour René Guénon nous ne savons
    vraiment pas ce qui se passa. Pourquoi ce bon mathématicien ne devin pas un
    honorable savant ou un maître de la stratégie? La découverte de Paris en octobre
    1904 à la suite de sa réussite au baccalauréat de 1903? Paris ne fut quand même que
    le catalyseur de virtualités plus profondes que le jeune homme charriait depuis les
    mystères de la naissance. Paris, ce fut tout d'abord le collège Rollin où il fut admis
    pour y préparer une licence mathématiques. Excellent élève à Blois, il ne désira
    plus, une fois dans la capitale, faire carrière. Nous sommes en 1906, il avait 20 ans.
    Quels sont les causes de ce changement, radical en apparence? Nous devinons
    seulement que dés lors la vie spiritualiste parisiènne possédait des attraits chaque
    jour plus puissants. Le mouvement occultiste avec son chef le docteur Encausse,
    mieux connu sous le pseudonyme de Papus et une multidude d'autres sectes se
    réclamant de l'ésotérisme, d'une pseudo-maçonnerie et des sciences traditionnelles
    donnaient alors au Paris des chercheurs de la "Parole perdue" un singulier aspect de
    ruche et de marché de la gnose. René Guénon allait désormais se mouvoir dans ce
    labyrinthe. Quelquefois il s'arrêtera dans une officine: ce sera le cas auprès de
    Papus et de son école Hermétique de la rue Séguier. Toujours il écoutera, voudra
    retrouver les fondements de la véritable tradition, et chaque fois il repartira vers son
    petit appartement du 51 de la rue Saint-Louis-en-l'Ile un peu sceptique, un peu plus
    acide. Il lui fallait le véritable enseignement, et les ésotéristes de cette grande foire
    lui offraient des bribes volées ci et là à quelques rêveries issues des différents
    fantasmes qui peuplèrent l'horizon spirituel de l' occident. Il guettait le maître,
    l'inconnu au pouvoir révélé, il se heurtait à quantité de petits papes aux prétentions
    paranoïques. Son acrimonie vis-à vis de tout savoir non étayé par une profonde
    connaissance et sa sévérité intellectuelle furent, pour une part, des réactions à ces
    expériences. Il convient de dire un mot de son séjour chez les papusiens, lequel
    séjour fut sans doute sa première véritable expérience néo-spiritualiste. Celle aussi
    qui devait, dès le départ, le mettre en garde contre les périls charriés par toutes les
    sectes. En 1906 il se fait admettre comme élève de l'école supérieure libre des
    sciences hermétiques dont Papus est le maître. Rapidement il gravit les échelons de
    la hiérarchie martiniste et devient "Supérieur inconnu". Successeur en titre-chez les
    Martiniste- de Saint-Yves-d'Alveydre (dont les oeuvres, les célèbres "missions",
    qui sont au départ de l'idéal synarchique, inflencèrent Guénon, notamment dans le
    "Roi du Monde", Encausse Papus prétendait que son Ordre martiniste était bien le
    descendant régulier de celui des "Elus-Coens" de Martinez de Pasqually qui, fondé
    au XVIIIème siècle, compta parmi les plus illustres membres, Louis Claude de
    Saint Martin- dit "le philosophe Inconnu"- et Joseph de Maistre.
    Bien vite René Guénon s'aperçut à quel point cette transmission était fictive. Rien
    dans l'enseignement de Papus ne pouvait le satisfaire. Une incompatibilité réelle
    existait déjà entre l'austérité intellectuelle du jeune homme et les brumes
    occultistes. Pourtant il cherchait encore. Parallèlement aux occupations
    papusiennes, il entreprit de se faire initier par les francs-maçons d'bédiances
    irrégulières. Ainsi ceux de la maçonnerie espagnole, Loge Humanidad, et ceux du
    Rite primitif et originel swédenborgien. Auprès de ces derniers il reçut de Théodore
    Reuss, grand maître du Grand-Orient et souverain sanctuaire de l'Empire
    d'Allemagne, le cordon de Kadosh. Le fait ne manque pas de piquant quant on sait
    que le même Reuss devait observer, un peu plus tard, avec curiosité et sympathie la
    création de Thulé. Laquelle fut, avec des membres tels que Rudolf Hess, pour une
    part dans l'origine du phénomène national-socialiste Allemand. Pendant deux
    années Guénon supporta les vues obscures et pathologiques de ces gens. En 1908 il
    devait même assister, en tant que secrétaire du bureau, au Congrès Spiritualiste et
    Maçonnique. Choqué par les outrances de Papus, qui voyait dans la doctrine de la
    survivance et de la réintégration la panacée des futures générations, il se retira, non
    sans avoir reçu une patente de haut grade pour le rite de Memphis-Misraim. Ce qui
    fut important c'est la rencontre en ces circonstances avec Fabre des Essarts, connu
    sous le nom de Synésius, le patriarche de l'église Gnostique, puisqu'il demanda
    aussitôt à celui-ci à être admis au nombre des adeptes de cette curieuse "église".
    Des expériences décevantes mais nécessaires:
    Ses nouvelles occupations gnostiques allaient le détacher peu à peu des premières
    sollicitations. Vers 1909 les martinistes et les maçons irréguliers l'exclurent. Il n'en
    avait pas moins vu ce qu'il voulait voir: la caricature occidentale des antiques
    initiations. Par la même occasion il constatait que grande était encore la nostalgie
    des ordres chevalresques et des cérémonies mystiques parmi tous ces petits
    bourgeois qui se jouaient la grande comédie à force de titres mirobolants et et de
    fausses décorations maçonniques. Toutefois son attitude par trop curieuse peut
    choquer ceux qui ne connaissent de lui que ses oeuvres, qui jamais ne s'attardent
    auprès des choses communes et quotidiennes. On le croit trop volontiers sans autres
    préoccupations que celles qu'il édictera dans des oeuvres magistrales. Pourtant dans
    les premières années de son séjour parisien il tirera peut-être ses aliments d'une
    nourriture trop facile qui ne pourra satisfaire son goût profond et absolu. Dans la
    suite on lui chercha injustement grief pour ses engouements du début. Sa réponse
    fut haute et sans appel, laissant bien entrevoir à ses détracteurs combien il méprisait
    de telles mesquineries: "Si nous avons dû, à une certaine époque, pénétrer dans tels
    ou tels milieux, c'est pour des raisons qui ne regardent que nous" (in,"le voile
    d'Isis", mai 1932). En 1909, Synésius, (Fabre des Essarts) lui facilitera la création
    d'une revue, "La Gnose" qui tint jusqu'en février 1912. Grâce à cette revue Guénon
    allait pouvoir approfondir les idées qui lui étaient déjà chères et qui devraient rester
    les fondements de ses recherches métaphysiques. Au départ la "Gnose" se
    présentait comme "l'organe officiel de l'église gnostique universelle" et Guénon la
    dirigea sous le nom de Palingenius. Cependant il devait se dégager très vite de
    l'inflence de Synésius pour transformer sa revue en une continuation de la "Voie",
    revue qui avait paru de 1904 à 1907 sous la direction de Léon Champrenaud, qui
    avait adhéré à l'Islâm sous le nom de Abdul Haqq, et de Albert de Pouvourville qui
    avait adhéré à la tradition taoïste sous le nom de Matgioi.