• Marcel Mauss

    Mythologie et symbolisme indiens

     

     

     

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    Marcel Mauss<o:p></o:p>

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    L'intérêt de ces publications saurait difficilement être exagéré. Il se pour­suit, en ce moment, en Amérique et en Australie, toute une série de travaux ethnographiques dont les résultats doivent être soigneusement enregistrés, vu qu'un bon nombre d'entre eux sont d'une valeur sociologique de premier ordre, telles que bientôt tout essai fait sans eux, hors d'eux, sera d'une portée singulièrement restreinte. Des mémoires qu'a publiés le Musée américain d'Histoire Naturelle [2], à la suite de l'expédition anthropologique organisée par lui, aux frais de M. Jesup, nous ne retenons ici que la série qui a trait à la mythologie. D'autres, que nous aurions dû signaler en leur temps, se rappor­tent à l'organisation sociale [3] ; d'autres ont trait à l'esthétique des sociétés riveraines du Pacifique nord [4]. Mais la raison qui nous a guidés à choisir ainsi dans une masse de travaux est que nous estimons que le domaine sociologique où l'activité des ethnographes américains s'est exercée avec le plus de bon­heur, c'est encore la mythologie. Leur contribution est des plus importantes.<o:p></o:p>

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    Les deux travaux de M. Boas sont consacrés à des études mythologiques. L'un consiste dans une étude systématique de la mythologie de la tribu des Bella Coola (Colombie Britannique), l'autre, dans l'édition et la traduction des textes mythologiques recueillis de la bouche des Kwakiutls, tribu voisine des Bella Coola, et dont M. Boas a déjà décrit l'organisation sociale, les sociétés religieuses et leurs rites [5].<o:p></o:p>

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    Commençons par ce dernier travail où il est fait la moindre part à toute espèce de théorie. Les textes sont tous des traditions de villages et de sociétés, ils relatent tous des questions d'origine, d'ascendance, de révélation des rites, de conquêtes, de pouvoirs et de masques, de droits à jouer tel ou tel rôle rendant la "danse d'hiver", ce tissu étrangement compliqué de cérémonies divisées à l'excès entre des confréries et à l'intérieur de ces confréries. Toute cette mythologie n'est, pour ainsi dire, qu'un commentaire infini de l'organisa­tion religieuse et sociale de cette importante tribu. Le caractère étiologique de cette mythologie est même assez restreint. L'essentiel, ce sont des aventures merveilleuses de héros, aventures dont font partie, à simple titre d'épisodes, des thèmes relatifs à des créations (soleil, etc.), des déluges. Nous avons dit mythes de héros, parce qu'à proprement parler ces ancêtres, bien que doués de pouvoirs surnaturels (c'est même un de leurs titres), ne sont pas des dieux, et que même la vie de la plupart d'entre eux est positivement rapportée à une époque récente (à partir de la partie III, les mythes ne racontent plus que des événements survenus après l'âge mythique).<o:p></o:p>

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    La mythologie des Bella Coola est, au regard de celle des Kwakiutls, un système plus élaboré et plus complet. En premier lieu, elle comprend un panthéon proprement dit, une "maison de ou des mythes", dont le maître est le soleil, et ces dieux en nombre presque indéterminé, à fonctions assez défi­nies, sont tous l'objet de cérémonies, ou même en sont censés les agents ; telle la cérémonie du Kusiut que fait la lune lors d'une éclipse. Les traits principaux de cette mythologie sont d'une relative banalité, surtout si on la compare aux autres mythologies de la côte du Pacifique Nord. Des légendes de naissance miraculeuse de fils du soleil, des mythes diluviens (avec canot, montagne, etc.), n'ont rien d'extraordinaire. En second lieu, ce système mythologique est directement relié aux cérémonies des confréries qui, chez les Bella Coola comme chez les Kwakiutls, absorbent le culte public. Danses d'hiver et socié­tés du cannibale reçoivent leurs illustrations mythiques, et les mythes se trouvent représentés dans les masques dont nous possédions déjà des descrip­tions. Mais voici un fait encore plus remarquable ; si nous en croyons M. Boas, un bon nombre de ces traditions se rattachent à certains rites qui sont la propriété de certains clans (à descendance à la fois utérine et masculine comme chez les Kwakiutls). Les unités sociales coïncideraient avec les unités mythologiques. Même ces dernières seraient, par un curieux retour, les causes d'une organisation toute spéciale aux Bella Coola. Pour assurer la transmis­sion exclusive de ces rites, de ces mythes, de ces pouvoirs, dans des lignées de parents, les clans locaux seraient devenus strictement endogames, sauf pour les chefs, qui, en ajoutant à leurs femmes parentes des femmes d'autres clans, peuvent ajouter à leur fortune les masques et les richesses magiques d'autres familles et d'autres clans. - Le fait serait intéressant s'il était certain, mais les renseignements de M. Boas ont tout le caractère d'une hypothèse.<o:p></o:p>

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    Le travail de M. Lumholtz sur le symbolisme des Indiens Huichols nous transporte dans un tout autre monde de faits et nous amène, pour une part, au sujet du mémoire que nous avons présenté plus haut. Les Huichols sont des Indiens pueblos du centre mexicain. Leur civilisation, leur mythologie sont à mi-chemin entre la civilisation des Zuñis et celle des anciens Aztèques. Leur symbolisme très particulier et leur mythologie sont (on est vite devenu unani­me sur ce point dans la science) un sujet des plus intéressants. Leur étude éclaire d'un jour tout nouveau, et la mythologie en général, et la mythologie comparée des religions du Sud de l'Amérique du Nord. D'autre part, les ren­seignements que nous transmet M. L. sur ces différents points sont d'une autorité et d'une exhaustivité dont, à notre avis, rien n'approche, ni dans les travaux concernant l'antiquité classique, ni même dans ceux que les ethnogra­phes ont produits dans les derniers temps. Le système des croyances et des figurations est étudié complètement, d'après des objets fabriqués et identifiés sur place, décrits et expliqués par les croyants eux-mêmes. A un certain point de vue, nous dirions presque que île meilleur document d'iconographie reli­gieuse, actuellement connu, c'est ce travail sur les Huichols.<o:p></o:p>

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    Nous ne ferons porter ici nos remarques que sur deux points, qui sont, d'ailleurs, ceux auxquels M. L. a consacré sa conclusion.<o:p></o:p>

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    Le premier est la relation de la prière aux symboles mythiques. L'exemple des Huichols est d'autant plus important qu'il exprime, d'une façon typique, une multitude de faits nord américains [6], et, peut-être, illustre un nombre incalculable de faits empruntés à toutes les civilisations. La représentation figurée, écrite pour ainsi dire, des mythes a, chez les Huichols et bien ailleurs, une valeur précative ; elle est une prière elle-même. Et inversement, l'un des modes les plus importants d'entrer en relations précatives avec les puissances religieuses, l'un des moyens de les prier, c'est de les représenter, de les figurer. Ainsi, nous arrivons à ce fait important que le mythe se matérialise souvent à l'occasion de la prière, et que, inversement, l'un des moyens les plus fréquents de prier, c'est de matérialiser, par une figuration relativement permanente, l'être religieux auquel on s'adresse. Par ce côté, le rite oral, le mythe et la représentation du mythe coïncident réellement. Il y a même dans l'imagination religieuse une sorte de langage intérieur, et cela fait que la seule objectivation des images peut avoir une vertu efficace. Dresser une statue, c'est faire un ex-voto, une [en grec dans le texte] une prière, comme disent les inscriptions grecques ; c'est un contact, oral en partie, établi avec le dieu. Le fait des Huichols est singulièrement démonstratif ; qu'on en juge. - Les temples des Huichols sont littéralement encombrés d'objets symboliques qui sont des prières (appendice où tous les faits sont soigneusement rassemblés suivant l'objet des prières symbolisées). Ces objets sont les uns déposés et fabriqués par les prêtres (M. L. les appelle indûment shamanes) au nom de la tribu, lors des fêtes, et symbolisent les prières publiques ; les autres symbolisent des prières individuelles. Mais les uns et les autres sont de même genre, de même forme, et les décorations, qui sont les symboles des dieux, suivent les mêmes principes. Les différences de dimension, de couleur, de disposition s'expli­quent toutes suivant des principes rituels fixés ou des accidents naturels de technique. - Les uns, et ceux-là ressortissent plutôt au culte public, sont les disques placés sous les idoles, et les idoles mêmes des dieux. Les autres sont des boucliers à prières, des flèches à prières, des bouteilles votives, des yeux de dieux. D'ailleurs, tous les objets du culte ont, chez ces Pueblos, une valeur représentative et précative à la fois. C'est ainsi que les plumes du shaman, les gâteaux d'offrande, les peintures rituelles de la face lors des fêtes sont des moyens de consécration, des prières, et aussi, en quelque sorte, la trans­cription des divers mythes.<o:p></o:p>

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    Le second point que nous voulons étudier, c'est le rapport qui existe entre le mythe et sa figuration. Par suite de cette nécessité où se trouve le mythe de s'exprimer en idéogrammes rituels, il se crée un certain nombre de symboles qui sont de véritables écritures conventionnelles désignant les dieux. Nous saisissons donc ici un moment de l'évolution mythologique où, contrairement à ce que l'on rencontre dans d'autres sociétés, le signe est relativement indé­pendant de la chose signifiée ; il n'est qu'un moyen d'évocation ; il n'est plus le dieu, la force religieuse. Lorsqu'au cours d'un de ses rites totémiques, l'Arunta représente l'espèce totémique, l'émou par exemple [7] par des dessins faits avec le sang de gens du totem de l'émou, c'est bien l'espèce tout entière qui est ainsi immédiatement rendue présente. Mais une mythologie plus savante, un rituel plus complexe, ont nécessité chez les Huichols l'établissement de tout un système de signes. Ces signes, dès lors, sont des sortes d'écriture en voie de formation ; ils symbolisent et ne reproduisent plus. Ils sont devenus, dans une certaine mesure, conventionnels, artificiels ; ils ont une vie par eux-mêmes. Les uns sont destinés à noter des idées abstraites, que sont les dieux (ex. Grand-Mère Croissance). D'autres, des idées concrètes. Mais ils n'ont que des rapports indirects avec le mythe, quelle que soit l'exactitude avec laquelle ils finissent par le matérialiser.<o:p></o:p>

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    La méthode qu'a suivi l'esprit collectif dans la création de ces systèmes peut être aisément suivie, et elle illustre assez ce que nous avons dit plus haut. Un petit nombre d'objets, mais d'importance considérable au point de vue religieux, fournissent les quasi-idéogrammes qui servent de clefs aux autres. Ainsi, la notion du serpent joue un rôle considérable dans la mythologie ; le serpent devient donc le principe d'une foule de représentations ; les dieux sont, pour la plupart, des serpents ; les déesses le sont toutes ; il en est ainsi des cours d'eau, du vent, de l'éclair, des rivières, de la pluie, des rayons du soleil, des langues du feu, de tous les phénomènes naturels. Mais les choses humaines sont aussi des serpents ; c'est le cas de la flèche, de l'arc, du cheveu, de la ceinture, du mais, des sentiers. Il y a, on le voit, un processus d'identifi­cation forcée ; une notion est donnée, qui revêtue d'une force considérable, attire à elle les autres, et leur sert ainsi de symbole.<o:p></o:p>

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    Mais néanmoins nous en restons encore à un stade primitif du symbo­lisme. En premier lieu, la signification de tel ou tel trait, de telle ou telle couleur n'est pas unique ; elle varie suivant les autres signes associés. Ainsi, des lignes longitudinales signifient un lit, une trace, la pluie, des plumes d'aigle, l'aigle ; les mêmes lignes, mais plus courtes, représentent la plante de maïs, etc. ; disposées comme des rayons dans un cercle, ce sont d'autres plantes ; s'échappant d'une circonférence, ce sont des rayons de soleil. Les valeurs des signes sont donc multiples. Il en est de même dans les symbolis­mes les plus primitifs connus, par exemple chez les Aruntas.<o:p></o:p>

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    En second lieu, et ceci est un corollaire de ce qui précède, le rapport des diverses représentations est éminemment synthétique. Ce qui est représenté, c'est le tout ; le sens des parties du dessin symbolique n'est fixé que par rap­port à l'ensemble de l'événement mythique représenté. Car un dieu est 12531 toujours accompagné de ses animaux associés, de ses pouvoirs, de son oeil, de ses flèches, des choses qu'il produit et que la figuration a pour objet de l'inviter à reproduire ; son mythe est tout entier retracé sur les grands disques. Il arrive même, en particulier en ce qui concerne la barque du déluge, qu'un nombre considérable de choses et de personnages mythiques se trouvent représentés. (Cette barque sert de moyen extrême pour provoquer la pluie).<o:p></o:p>

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    On pourrait assez bien conclure des signes aux représentations que les Huichols se font de la nature des dieux et des rapports qui relient leurs diver­ses notions mythiques. On y trouverait les mêmes caractères : prédominance des classifications analogiques, existence de touts synthétiques et d'origine sentimentale. Mais nous devons, pour conclure sur ce point, attendre les renseignements que M. Lumboltz devra nous faire parvenir sur la mythologie, les fêtes et les rites des Huichols. Ce travail n'est pas aussi utilisable qu'il semble, précisément parce qu'il est tout partiel.<o:p></o:p>

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    Nous regrettons particulièrement de n'être pas mieux informés sur l'orga­nisation sociale ; les rapports de celle-ci avec le culte, du culte avec les mythes, des mythes avec leurs symboles. Sans aucun doute, les faits qui nous serons fournis ultérieurement seront capitaux pour la science. En attendant, la théorie Complète de cette mythologie reste encore en suspens. Mais il est certain dès maintenant que nous ne pouvons pas encore accepter les expres­sions de M. L., suivant lesquelles "toutes les choses sacrées sont des symbo­les pour l'homme primitif", ni admettre que la religion soit, pour les Huichols une affaire individuelle.<o:p></o:p>



    [1] Extrait de la revue Année sociologique, n˚ 6, 1903, pp. 247 à 253. Texte reproduit in Marcel Mauss, Oeuvres. 3. Cohésion sociale et division de la sociologie (pp. 62 à 68). Paris: Les Éditions de Minuit, 1969, 734 pages. Collection: Le sens commun<o:p></o:p>

    [2]      Memoirs of the <st1:place><st1:placename>American</st1:placename> <st1:placetype>Museum</st1:placetype></st1:place> of Natural History. - Anthropology. Jesup North Pacific Expedition. Vol. II, Part. 11; F. Boas, The Mythology of the Bella Coola Indians. Nov. 1898, pl. VII-XII, in-4°. - Vol. V, Part. 1 : F. Boas et G. Hunt, Kwakiutl Texts. 1902. - Vol. III. Part. I : Carl Lumholtz. The Symbolism of the Huichol Indians. 1900.<o:p></o:p>

    [3]      J. Teit, The Thompson Indians of <st1:state><st1:place>British Columbia</st1:place></st1:state> (ib. ib. 1906, p. 136-392).<o:p></o:p>

    [4]      Tels sont celui de M. Boas, sur les peintures de la face (1898), celui de M. B. Laufer, The Decorative Art of the Amur Tribes (lequel porte sur des sociétés nord asiatiques), ib. ib. 1901, vol. XII, I, pp. 1-79.<o:p></o:p>

    [5]      Voir Année sociologique, 3, p. 336.<o:p></o:p>

    [6]      Cf. p. 89, l'avis de Cushing qui rapproche les flèches-prières des Huichols et les flèches cérémonielles des autres Pueblos.<o:p></o:p>

    [7]      Cf. Spencer et Gillen, The Native Tribes of Central Australia, p. 170 et suiv.<o:p></o:p>