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L ORDRE DU TEMPLE EN BRETAGNE
L'ordre du Temple en Bretagne
(abbé Guillotin de Corson – 1897)
L'Ordre religieux-militaire des Templiers commença à Jérusalem en 1118. Ce fut l'oeuvre de quelques gentilshommes français ayant à leur tête Hugues de Payns. Ceux-ci s'associèrent au nombre de neuf et firent entre les mains du patriarche de Jérusalem, les trois voeux ordinaires de religion : de pauvreté, chasteté et obéissance ; ils y ajoutèrent un quatrième engagement caractéristique, celui de pourvoir à la sûreté des grands chemins, pour favoriser les pèlerinages en Terre-Sainte. Baudoin II, roi de Jérusalem, leur assigna pour demeure l'ancien temple de Salomon, et ils en prirent le nom de Frères de la Milice du Temple ou Chevaliers Templiers.
Lorsqu'en 1128 se réunit le concile de Troyes, Hugues de Payns se trouvait en France avec cinq ou six de ses compagnons ; il y était venu chercher quelques recrues et recueillir quelques aumônes. Il s'empressa de demander aux Pères du concile d'approuver son nouvel institut et sollicita d'eux une règle de vie religieuse. Cette approbation fut donnée par le concile et confirmée par le pape Honorius II ; saint Bernard fut chargé de tracer aux nouveaux religieux un ordre de vie qu'il intitula : Règle des pauvres soldats de Jésus-Christ et du Temple de Salomon (Longueval, Histoire de l'Eglise gallicane, VIII, 496). Cette règle, conforme à la vie militaire des Templiers, leur permit de substituer, en cas de besoin, la récitation d'un certain nombre de Pater à celle de l'office de choeur ; ils durent faire maigre quatre jours chaque semaine et jeûner tous les vendredis depuis la Toussaint jusqu'à Pâques. Honorius II leur ordonna de porter un habit et un manteau blancs, auxquels Eugène III ajouta une croix rouge en 1146. Ils se divisèrent en trois classes : les chevaliers, milites ; les écuyers, armigeri ; et les frères servants, clientes. Chaque chevalier put avoir à son service un écuyer et trois chevaux.
Ce fut peu de temps après l'institution canonique de son Ordre que Hugues de Payns vint en Bretagne. Vers 1130, il y reçut diverses donations de la part de Pierre de la Garnache et de Garsire de Machecoul, grands seigneurs du pays de Retz. Ces dons furent le noyau de la commanderie des Biais dans le diocèse de Nantes (Voir le Cartulaire de Coudrie, dans les Archives du Poitou, tome II. La commanderie des Biais devint plus tard un membre de celle de Coudrie en Poitou).
Il est vraisemblable que Hugues de Payns ne vint pas si près de Nantes sans entrer dans cette ville pour y saluer le duc Conan III, dit le Gros, qui régnait alors en Bretagne. Il nous paraît même probable que ce prince fit alors aux Templiers un premier don, tant à Nantes qu'à Rennes ; il leur concéda une vaste île voisine de Nantes appelée la Hanne, et y ajouta deux belles métairies dans la forêt de Rennes. La charte qui relate cette double donation (Archives de la Vienne, 3 H, 764) n'est point datée, mais elle doit être antérieure à une autre charte de 1141, dans laquelle Conan III rappelle et confirme ce don de la Hanne, ajoutant qu'ensuite postea, éclairé par le Saint-Esprit, il a voulu compléter son aumône par de nouveaux bienfaits (Dom Morice, Preuves de l'Histoire de Bretagne, I, 583).
L'île de la Hanne fut le principal domaine de la commanderie du Temple Sainte-Catherine de Nantes, et les deux métairies de la forêt de Rennes devinrent le Temple de Blosne et le Temple du Cérisier, constituant le domaine du Temple de Rennes, membre de la commanderie de la Guerche.
Hugues de Payns, satisfait de son voyage en Europe, retourna en Terre-Sainte et y mourut en 1136.
Cinq ans plus tard nous trouvons à Nantes, près du duc Conan III, trois Templiers : un précepteur ou maître, Guillaume Faucon, magister Militum Templi et deux chevaliers, Alfred et Henri, Alphredus et Henricus ejusdem Templi milites. Le duc leur confirma, avons-nous dit, à cette occasion, l'an 1141, le don précédemment fait de l'île de la Hanne et des métairies de la forêt de Rennes ; il le compléta par la donation d'une rente sur la cohue de Nantes et d'un emplacement pour bâtir une maison dans cette même ville (Dom Morice, Preuves de l'Histoire de Bretagne, I, 583).
II est vraisemblable que le Temple de Quimper fut fondé vers la même époque ; en 1232 les Franciscains, dit-on, remplacèrent en cette ville les chevaliers dans la maison qu'occupaient ceux-ci (Voir les Mémoires de la Société Archéologique du Finistère, XII, 5 et 31, et XVII, 143).
Durant le XIIème siècle, les Templiers se répandirent avec rapidité dans toute la Bretagne, et l'on comprend facilement les nombreuses donations qui leur furent faites alors. C'était l'époque des Croisades et tous les coeurs chrétiens s'intéressaient à un Ordre qui s'était donné la mission de favoriser ces lointains voyages, en surveillant, en Europe comme en Terre-Sainte, les grands chemins parcourus par les pèlerins et les croisés. On savait de plus qu'en Palestine, les Templiers ne se bornaient pas à sauvegarder les voyageurs, mais qu'ils combattaient en bataille rangée les Musulmans ennemis de la Chrétienté. Aussi éprouvait-on le besoin d'enrichir ces héroïques défenseurs de la Foi, à ce point qu'un chapitre général de l'Ordre de Saint-Dominique recommande aux confesseurs de conseiller les legs à la Milice du Temple (D. Martene, Thesaurus anecdotorum, IV, 1685). Riches et pauvres, tous donnaient aux Templiers. Auprès des aumônes considérables des ducs et des grands seigneurs de Bretagne, on remarque les dons moins importants des simples chevaliers et de leurs écuyers, des bourgeois et des gens du peuple. Grand nombre de ces derniers désiraient vivement, en effet, prendre part, comme les riches, à ces lointains voyages bénis par l'Eglise : la médiocrité de leur fortune ne leur permettait cependant pas d'y songer. Mais ils pouvaient du moins concourir en quelque façon à cette oeuvre sublime de la sauvegarde du tombeau du Christ, et ils s'empressaient de le faire en offrant une aumône aux vaillants Templiers qui, plus heureux qu'eux, combattaient en Terre-Sainte. Ces dons consistaient en champs, en vignes et en maisons, souvent aussi en rentes féodales. Parfois quelques seigneurs léguaient après eux leurs chevaux et leurs armures ; ainsi firent Geoffrey de Châteaubriant en 1262 et Geoffroy Tournemine en 1264 (Dom Morice, op. ci., I, 985 – A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, Anciens évêchés de Bretagne, tome III, p. 143). Il résulta de cette multiplicité de dons faits à l'Ordre du Temple, que celui-ci eut bientôt quelque propriété plus ou moins considérable dans un très grand nombre de paroisses bretonnes. Nous en avons la preuve dans une charte très importante, quoique apocryphe, dont il nous faut parler ici.
Cette charte, publiée par MM. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne dans les Anciens Evêchés de Bretagne (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, Anciens évêchés de Bretagne, tome VI, p. 136), est censée donnée à Frère Guillaume Ferron, religieux du Temple, par le duc Conan IV ; elle est datée de la ville de Quimper en l'an 1182, et parmi ses témoins figure Frère Even, maître de l'Hôpital en Bretagne. Cette date seule prouve la fausseté de l'acte, car Conan IV était mort dès 1171. Quant à Guillaume Ferron, il vivait bien vers cette époque, puisqu'on le trouve ailleurs mentionné en 1170, avec la qualité de maître du Temple, magister Templi (Dom Morice, op. cit., I, 663).
La charte de 1182, est donc apocryphe ; elle semble, dit M. de Barthélemy qui l'a étudiée avec beaucoup de sagacité (Voir Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, XXXIII, 445, et A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 136), « avoir été rédigée à la fin du XIIIème siècle, alors que les ducs de Bretagne avaient centralisé le pouvoir dans leurs mains, et que les Templiers avaient besoin de titres pour obtenir la sauvegarde royale ». Ce document n'en a pas moins une réelle importance, car il nous donne pour cette époque le tableau des possessions de l'Ordre du Temple en Bretagne.
Voici le texte de cette charte, tel qu'il se trouve dans les Anciens Evêchés de Bretagne (nota : A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., tome VI, p. 136-141. Nous essayons de mettre en notes la traduction des noms propres d'hommes et de lieux cités dans cette charte ; mais la plupart ont été tellement défigurés par les copistes, qu'il est très difficile de les reconnaître tous) : Si nuperrime et noviter acta vix ad memoriam revocare valemus diu preterita nisi scripto firmentur in thesauro memorie tenere non possumus, ideoque previdit antiqua morum sollercia et instituit annotari quidquid imposterum vellet reservari, quorum mores et vestigia ego C. dux Britannie et comes Richemundie sequens, tam presentibus quam futuris notum fieri volo quatenus quidquid domni Templarii in omni ducatu meo possidunt liberum et quietum me concessisse ab omnibus costumis et redditibus ad me et ad meos successores pertinentibus. Hec sunt que suscribuntur libera et quieta ut cartula presens demonstrat : Languivurt (Langonnet - Morbihan) et elemosina de Castello Pauli (Lamballe - Côtes-d'Armor), Lerachoou (Le Rechou en Plounérin – Côtes-d'Armor), Guerncadiou (Kercadio en Penhars, puis Quimper – Finistère), Pontaul (Ploulec'h – Côtes-d'Armor), Coetrevar (Coëtrivas en Kervignac – Morbihan), Runargant (Runan – Côtes-d'Armor), Runhaleuc (Runellec en Squiffiec – Côtes-d'Armor), Trevoelan (Treffléans – Morbihan), Coetbelan (Coëtbihan en Questembert – Morbihan), tres villas in Plejehan (Ploujean – Finistère)quas dedit Rouaut filius Philippi, Elemosina de Gouelou (Vildé-Goëllo en Dinan, Côtes-d'Armor), Cleerfonten (Clairefontaine en Plédran – Côtes-d'Armor), Crihirac (Le Créhat en Plédran – Côtes-d'Armor), La Rochodert (La Roche en Plédran – Côtes-d'Armor), Sencheco (Saint-Quihouët en Plaintel – Côtes d'Armor), le Montfrocher (inconnu), Ilfiniac (Yffiniac – Côtes-d'Armor), unam villam quam dederunt duo filii Cahat (inconnu), La Verger a Ploehmic (Le Verger en Plémy – Côtes-d'Armor)et alteram villam in eadem Ploehmic (le Temple en Plémy – Côtes-d'Armor), la Fougerat (Faugaret en Assérac – Loire-Atlantique), et una elemosina in Sanheliren(Saint-Hilaire-de-Chaléons – Loire-Atlantique), Lanhane Cuncar (Launay-Congar en Hénansal – Côtes-d'Armor), elemosina Gaufredi Coeron (Geffroy de Corron, seigneur dudit lieu en Saint-Alban), scilicet suum molendinum de Vaal Ourugun (le moulin des Vaux en Hénansal)et terra sua de Viridario de Heenan (Le Verger en Hénansal), la Vil Barbe (La Ville-Barbé en Hénansal), la Bochin (inconnu), San Sanson (Saint-Samson en Hénanbihen – Côtes-d'Armor), elemosina Sahart (inconnu)et monasterium Hevariu ou Hevarni (inconnu), Boocerhut (Boqueho – Côtes-d'Armor), (elemosina quam dedit) filius Aguen Le Hil de Gerenes(inconnu), et in Moelan (Moëlan – Finistère), decimam unius ville in Pleiben (Pleyben – Finistère), elemosina una domus Nampnet (le Temple de Nantes – Loire Atlantique)et la Han (l'île de la Hanne), centum solidos de bancis Nampnet (Les Halles de Nantes – Loire-Atlantique), et fornaces et molendina de Marac (Mesquer – Loire-Atlantique)et Maupertus (Maupertuis en Le Temple-de-Bretagne – Loire-Atlantique), de Tornine (inconnu), et elemosina de Anchenes (Ancenis – Loire-Atlantique), Karantoe (Carentoir – Morbihan), Landiern (Lantiern en Arzal – Morbihan), Goholac (Guillac – Morbihan), Apondo (Le Ponthou – Finistère), unus homo in Guemcampo (Guingamp – Côtes-d'Armor)cum suis rebus, Caerguen (La Villeblanche en Boqueho – Côtes-d'Armor), Sendefaduc (Saint-Evarzec – Finistère), Tourc (Tourc'h – Finistère), Circes Audroen (Keraudren en Inzinzac – Morbihan), et Busic in Stahart (La Bouëxière en Scaër – Finstère), San Kaan (Saint-Cast – Côtes-d'Armor), Penmaelvas (Pont-Melvez – Côtes-d'Armor), et parrochia de Clihiriac (Cléguérec – Morbihan)cum omnibus appendiciis suis, et hoc donum dedit Alanus pater meus (Alain Le Noir, comte de Richemont 1093-1146), et Hilarius Vigerius (Hilaire Vigier), et in presencia mea habuit Katgoret filius ejus Vigerii D. solidos quia hoc donum concessit, Brugel (inconnu), Moelac (Molac – Morbihan), terra Guidonis filii Iven (inconnu)que erat libera absque herede, elemosina de Magno Fonte (La Grand'Fontaine en Hénanbihen – Côtes-d'Armor), Trevalac (Trévalot en Scaër – Finistère), Coëtbili (Couébily en Plurien – Côtes-d'Armor), Portaradur (Port-à-la-Duc en Pléhédel – Côtes-d'Armor), Losteliritelier (L'Hostellerie en Saint-Alban – Côtes-d'Armor), Guengalan (Vildé-Guingalan – Côtes-d'Armor), Keraart (Kerhas en Saint-Gilles-le-Vicomte – Côtes-d'Armor), Trepartan (Trébeurden – Côtes-d'Armor), Lanhoe (La Nouée en Yvignac – Côtes-d'Armor), la Fogerac (Le Fougeray en Saint-Alban – Côtes-d'Armor), Sangorac (Saint-Carreuc – Côtes-d'Armor), et unum molendinum juxta le Val Arveliu (inconnu), elemosina de Hirac (Hirel – Ille-et-Vilaine), Bidon (Vildé-Bidon en Roz-Landrieux – Ille-et-Vilaine), Alahalan (Lanhélin – Ille-et-Vilaine), molendinum de Haduc(Rôdé – Ille-et-Vilaine)et stagnum, elemosina de Romille (Romillé – Ille-et-Vilaine), et elemosina de Montfort (Montfort – Ille-et-Vilaine), et elemosina de Ploemagada (Plumaugat – Côte-d'Armor), elemosina Roberti filii Senter (inconnu), elemosina Roaut Vigerii (inconnu), elemosina Anger Manasac et Thome fratris ejus (la famille Ménassac établie au XIIIème siècle en Erquy), Gallac (Callac – Côtes-d'Armor), duo homines in Lohimac (inconnu), duo in San Teliaut (Saint-Thélo – Côtes-d'Armor), domus Radulphi archidiaconi in Raenes (Raoul, archidiacre de Rennes)juxta ecclesiam sancte Marie (Notre-Dame de la Cité à Rennes – Ille-et-Vilaine), et unus burgensis in eadem civitate (Rennes – Ille-et-Vilaine), et una elemosina juxta forest ejusdem civitatis (La forêt de Rennes – Ille-et-Vilaine), la Creuhit (La Guerche – Ille-et-Vilaine), tres homines in Vitre (Vitré – Ille-et-Vilaine), et una domus in Castro Girunt (Châteaugiron – Ille-et-Vilaine), et unus homo de Languinurt (Langonnet – Morbihan). Hec omnia in protectione mea recipio et si quis alicui horum molestiam inferre presumpserit mihimet inferre ne dubitet. Huic dono et concessioni legitimi testes interfuerunt egomet qui dedi et concessi, Haimo Leonensis episcopus (Hamon, évêque de Saint-Pol-de-Léon, 1157-1172), G. Corisopitensis episcopus (Geoffroy, évêque de Quimper, 1165-1184), R. Kempeelensis abbas (Rivallon, abbé de Quimperlé, 1163-1187), Capitulum Sancti Corentini (Le Chapitre de Saint-Corentin de Quimper), Iven magister Hospitalis in Britannia (Even, maître de l'Hôpital en Bretagne). Regnault Botorel (Renaud Boterel vivant en 1184), Guiumars junior vicecomes (Guyomar, vicomte de Léon), Gemelli (Les frères Jumeaux, fils de Richard), Henricus Bertran (Henri Bertrand). Factum est in Kempercorentin, anno dominice incarnacionis M° C° octuagesimo secundo. Et ut hoc breve ratum per succendia tempora permaneat mei sigilli munimine corroborare curavi ; datum est autem Guillelmo fratri Ferron (Guillaume Ferron, maître du Temple en Bretagne – 1170), his suprascriptis : adduntur Bocherut, Moustoer Euvrani et cetera acquisita et deinceps acquirenda.
D'après cette intéressante charte, l'on voit que les Templiers possédaient des biens dans près d'une centaine de localités bretonnes, notamment dans les villes de Rennes, Nantes, Lamballe, Vitré, Châteaugiron, Hédé, Ancenis, et qu'ils s'étendaient en même temps dans les campagnes des neuf diocèses bretons.
En 1217, le duc Pierre Mauclerc et Alix de Bretagne, sa femme, confirmèrent aux chevaliers du Temple toutes les donations faites par leurs prédécesseurs : Conan III et Conan IV, Alain Le Noir comte de Penthièvre et Hoël comte de Nantes, le duc Geoffroy II et la duchesse Constance. Ils y ajoutèrent le don d'une terre en Messac, qui devint le Temple de la Coëffrie, et certains droits dans les villes de Châteaulin, Châteauneuf, Lannion, Morlaix, Jugon et Moncontour (Dom Morice, op. cit., I, 836). La même année, Pierre Mauclerc manda à tous ses baillis et sénéchaux de faire jouir en paix les Templiers des droits d'usage et de pacage qui leur appartenaient en Bretagne et de réprimer toute atteinte portée à ces droits (Archives de Viennes, 3 H, 364). Cette protection des ducs de Bretagne devenait d'ailleurs nécessaire aux chevaliers du Temple, car leur puissance et leurs richesses leur créaient des ennemis. En outre, quoiqu'ils rendissent des services en Bretagne en protégeant ceux qui voulaient gagner la Terre-Sainte, on comprenait mieux leur présence en Orient où il fallait sans cesse combattre les Musulmans.
Aussi les trouve-t-on parfois chez nous au XIIIème siècle, en lutte ouverte avec certains religieux tels que les Bénédictins et les Cisterciens, ou avec les seigneurs voisins de leurs préceptoreries.
Heureusement pour eux, l'Eglise les défendait soigneusement, ses anathèmes atteignaient tous leurs adversaires : ainsi en 1213, l'évêque de Nantes oblige le sire de Clisson à indemniser les Templiers de cette dernière ville des préjudices qu'il leur a causés et du meurtre qu'il a commis dans leur propre cimetière (Archives de la Vienne, 3 H, 729) ; en 1222, Pierre d'Assérac est excommunié pour avoir refusé de mettre en liberté des hommes du Temple de Faugaret retenus injustement dans ses prisons (Archives de la Vienne, 3 H, 541) ; en 1215, Guillaume de Drault est condamné par l'official de Nantes à payer à perpétuité, lui et ses héritiers, une rente aux Templiers de cette ville, en punition d'avoir osé porter la main sur un chevalier du Temple appelé Foulques (Archives de la Vienne, 3 H, 784).
A mesure que le nombre des chevaliers du Temple augmentait en Occident, leur hiérarchie s'y constituait peu à peu, mais non sans certains tâtonnements. Ainsi chaque établissement ou maison du Temple, domus Templi, parait avoir relevé d'abord directement du grand maître ou précepteur de tout l'Ordre. Plus tard nous trouvons un maître ou précepteur de Bretagne, preceptorem domorum milicie Templi in Brittannia (Archives de la Vienne, 3 H, 784) ; c'est Guillaume Ferron en 1170 et Pierre de Langan en 1245. Dans la suite, diverses préceptoreries se forment isolément en Bretagne : ce sont celle de Nantes, que possède en 1276 Michel de Benays, et celle de la Guerche, dont le précepteur est mentionné sans être toutefois nommé dans un acte de 1245 (Archives de la Vienne, 3 H, 579). Au-dessus de ces précepteurs paraît le maître d'Aquitaine : c'est Giraud des Bruyères en 1225, Foulques de Saint-Michel en 1252, Hugues Grisard en 1254 et Guy de Bona Carmiena en 1262 (Cartulaire des sires de Rays, 158 et 1203 – Dom Morice, op.cit., 1, 985). Enfin au-dessus encore domine le grand maître de l'Ordre.
Il est à noter que les noms de commanderie et de commandeur, employés plus tard par les Hospitaliers, ne paraissent point dans les chartes des Templiers ; on ne connaît chez ceux-ci que des préceptoreries et des maîtres ou précepteurs, encore la préceptorerie semble-t-elle formée de l'union de plusieurs maisons ou temples inférieurs. Comme on vient de le voir, toutes les préceptoreries des Templiers en Bretagne relevaient de la Grande préceptorerie d'Aquitaine.
Remarquons encore que les maîtres ou précepteurs portent seuls leur nom de famille : les simples chevaliers du Temple, et à plus forte raison leurs écuyers, ne sont désignés dans les actes que par leurs noms de baptême.
Dans l'Ordre des Templiers ni la règle ni sa sanction n'étaient publiques. « On ne savait rien de la vie intérieure des frères, ni des punitions qu'ils s'administraient entre eux : la curiosité non satisfaite débitait là-dessus bien des fables. Mais divers indices montrent que cette règle était démocratique dans une certaine mesure. Ainsi, quand un précepteur, même d'une juridiction supérieure, traitait pour une maison, c'était toujours avec l'assentiment des frères de cette maison ».
« Quant à sa situation extérieure "la Milice du Temple de Salomon", comme elle s'intitulait quelquefois, continuait de primer, dans tout le cours du XIIIème siècle, les autres ordres religieux. Son sceau respecté était recherché pour les actes les plus considérables de ce temps. Le témoignage des Templiers était invoqué dans les circonstances importantes, et ce n'est pas la moindre preuve de la considération dont ils jouissaient toujours » (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 92 et 93).
Les Templiers se soumettaient d'ailleurs volontiers à la juridiction ecclésiastique sans jamais chercher à se faire justice par eux-mêmes, malgré l'arrogance dont on les accusait ; d'autre part, nous l'avons vu, les évêques diocésains n'hésitaient guère à recourir, en leur faveur, aux foudres ecclésiastiques lorsque le besoin s'en faisait sentir.
Mais à la fin des Croisades, l'Ordre du Temple, ne pouvant plus guerroyer dans la Terre-Sainte qui échappait à la chrétienté, se mêla de plus en plus à la vie des sociétés de l'Occident. A leur apparition en Bretagne, les Templiers avaient accepté des aumônes, comme des étrangers qui passent, se dérobant aux liens de la hiérarchie féodale et voulant rester libres de voler là-bas au premier appel.
Plus tard il n'en fut plus ainsi ; ils acceptèrent des fiefs avec toutes leurs charges et songèrent même à reconstituer l'antique recommandation. En 1272, en effet, Jean Gaëlin reconnut devoir aux Templiers de la Guerche deux sous de rente pour être sous leur protection et défense comme leurs autres hommes (Archives de la Vienne).
« Bientôt, dit M. de Barthélemy, ils ne se contentèrent pas du sol, ils voulurent s'emparer du numéraire par le commerce sur les bonnes voies commerciales, telles que les ponts de Nantes ; ils bâtirent des boutiques et des magasins qu'ils louèrent ou firent valoir eux-mêmes » (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 94). Ils disputèrent même à l'évêque de Nantes ses droits sur le commerce des vins. Il est à croire qu'ils créèrent ou favorisèrent au moins en Pléboulle la grande foire de Montbran, où ils se bâtirent une tour fortifiée près de la voie gallo-romaine d'Aleth à Carhaix.
Cette tour est au reste la seule forteresse que nous connaissions en Bretagne, construite par les Templiers. Partout ailleurs à Nantes, à la Guerche, à Clisson, à Carentoir, à Quimper, ils semblent n'avoir élevé que de simples manoirs. Mais dans les logis qu'ils possédèrent à la campagne, ils s'efforcèrent de soigner leurs domaines et de les faire rapporter de bonnes rentes ; on a la preuve de leur intelligente administration rurale dans un inventaire de leur commanderie du Temple d'Ansigny (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 218).
Les Templiers acceptèrent aussi des fours banaux : Alain de la Roche leur abandonna en 1246 celui de Couëron ; dès 1163, ils prétendaient avoir des droits sur le four de Montfort (Dom Morice, op. cit., I, 929, Cartulaire de l'abbaye Saint-Melaine), et il est en 1182 fait mention de leurs fours et de leurs moulins de Merlay, en Assérac, ainsi que de ceux du Temple de Maupertuis (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 139 - Actuellement nommé le Temple-de-Bretagne).
En se mêlant ainsi à la vie du peuple par le commerce en détail, en le soulageant surtout par d'abondantes aumônes (nota : chaque maison de Templiers devait, trois fois par semaine, faire une distribution d'aumônes – Longueval, op. cit., XII, 480), ils conservèrent jusqu'au bout l'attachement des masses. Rien n'indique d'ailleurs qu'ils se soient exclusivement recrutés dans la noblesse. Aussi dans les derniers temps les dons leur venaient-ils surtout des classes peu élevées.
« Si l'on n'avait pas redouté cette popularité dont ils jouissaient en France comme en Bretagne, aurait-on tant insisté sur cette accusation que s'ils distribuaient du pain de seigle aux pauvres, ils nourrissaient leurs pourceaux avec du froment (Procès des Templiers, I, 199, II, 52, 84)? Rien n'indique que cette absurdité ait trouvé aucune créance » (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 94 et 95). Les Hospitaliers, en recevant les charges avec les biens des Templiers, purent s'apercevoir combien la libéralité de ces derniers était grande.
Une charte de 1293 (Archives de la Vienne, 3 H, 790) fait connaître la composition d'un domaine rural ou hébergement du pays nantais, Teillay, en la paroisse du Cellier. Cette terre fut cédée moyennant tine rente perpétuelle à Galleran de Châteaugiron, sire d'Oudon, par « religieux homme frère Jacques de Molay, humble maistre en celuy temps des maisons de la chevalerie du Temple d'Oultre mer ». Cet acte est, semble-t-il, la seule preuve de la présence sur le sol breton du malheureux et célèbre grand maître de l'Ordre du Temple. Cette pièce prouve encore que l'autorité, bien que fortement constituée parmi ces religieux, n'était pas un pouvoir absolu. Elle fait donc justice de ces stupides accusations d'une prétendue tyrannie qui serait allée jusqu'à exiger l'idolâtrie et les crimes les plus révoltants.
« Il est une autre pièce sur laquelle nous appelons l'attention du lecteur. C'est le procès-verbal de réception de Pierre de Launay dans l'Ordre du Temple en 1294 (Procès des Templiers, II, 165 et 188). La cérémonie eut lieu dans la chapelle de la Nouée en Yvignac, au diocèse de Saint-Malo. Frère Pierre de Villiers, qui recevait le néophite, était assisté de quatre autres frères. Ainsi tombe cette monstrueuse accusation qui prétendait que le frère recevant et le frère reçu étaient seuls pour se livrer à toutes sortes de sacrilèges, à toutes sortes d'obscénités » (A. de Barthélemy et Geslin de Bourgogne, op. cit., VI, 95).
Nous ne pouvons que mentionner ici le procès encore énigmatique, intenté à l'Ordre du Temple. On sait qu'il se termina par l'abolition de cet institut prononcée par le pape Clément V au concile de Vienne au mois de mai 1312, et par l'exécution du grand maître Jacques de Molay brûlé vif à Paris, par ordre de Philippe le Bel, le 14 mars 1314.
En Bretagne on ne retrouve aucune trace d'enquête faite au sujet des crimes monstrueux reprochés aux Templiers. Mais le peuple y conserve le souvenir de leur arrestation effectuée dans toute la France le 13 octobre 1307 ; les habitants du Temple de Carentoir prétendent même que les chevaliers habitant la commanderie de ce nom, furent massacrés tous ensemble au pied d'un chêne subsistant encore non loin de leur manoir.
Il est aussi à remarquer que les commissaires de Philippe le Bel étant venus à Nantes, le 10 août 1308, pour s'emparer au nom du roi des biens des Templiers en cette ville, le peuple se souleva contre eux et les « chassa et bouta vilainement hors de Nantes » (Dom Morice, op. cit., I, 1217).
Tous ces faits sont en faveur des Templiers bretons et prouvent que l'opinion publique ne leur était pas hostile lorsqu'ils résidaient dans notre province.
abbé Guillotin de Corson