De la conscience historique
Les peuples heureux, dit-on, n'ont pas d'histoire. Mais cela signifie-t-il, comme on tendrait parfois à l'insinuer, qu'ils ne doivent pas non plus posséder de mémoire ? Pauvres peuples en vérité, que leur bonheur enfermerait ainsi, sans espoir de délivrance, dans un éternel présent !
Or, tout au long de son histoire, l'Humanité, précisément, s'est efforcée de contenir cette fuite incessante du temps présent où vit chaque homme, dans son destin singulier, et qui le jette, en dépit de lui-même, dans un futur qu'il ignore, et l'éloigne d'un passé qu'il risque ainsi de perdre. Les premiers balbutiements de la philosophie grecque en portent témoignage : "Panta rhei", "tout s'écroule" proclame Héraclite, tandis que Parménide et Zénon exploitent toutes les ressources du sophisme pour démontrer, contre l'évidence, mais dans un dessein bien précis, que le mouvement n'existe pas. Ah oui, en vérité, comme tout serait simple, si Zénon avait raison contre Héraclite ! Mais il manquerait alors quelque chose au monde, que l'on nomme la vie.
Dès que l'homme a su parler, puis écrire, peindre, graver, dessiner, en attendant de sculpter et de bâtir, ce fut aussitôt pour fixer des instants que le temps épargnerait, et qui demeureraient ainsi, sur la pierre, le bois ou le parchemin, ou simplement dans la mémoire des anciens dont la parole réminiscente, lorsqu'elle se ferait entendre, serait comme un livre ouvert, un fidèle écho des origines, un message immatériel surgi des temps révolus.
"Les morts gouvernent les vivants" écrivit un jour Auguste Comte, qui était, malgré les apparences, et quoi qu'en eussent pensé les positivistes eux-mêmes, un profond mystique, ce que, du reste, notre F. Littré reconnut, et qui le fit quitter, précisément, son premier Maître… Or ce mot de Comte est profondément juste, et sa vision pénétrante, car ils soulignent que les peuples et les civilisations, au mépris des rapports de force immédiats qui semblent gouverner le quotidien des hommes, obéissent à des lois et respectent des institutions dont les auteurs et les fondateurs ont depuis longtemps déserté la scène pour rejoindre le royaume des ombres. Si les morts gouvernent de la sorte les vivants, c'est aussi parce que le passé gouverne le présent : mieux encore, il le fonde, l'explique et le justifie. Pour autant, du moins, que l'Humanité continue à se penser dans la continuer dans la cohérence d'elle-même, car s'il fallait la refonder, il faudrait d'abord la détruire, d'une certaine manière, dans son essence même qui réside justement dans cette mémoire. On pourrait alors s'écrier : "du passé faisons table rase". Mais c'est là, comme l'eût dit notre F. Kipling, "une autre histoire"…
Lorsqu'il dit passé, l'homme moderne - nous verrons plus loin ce qu'il faut entendre par là - pense immédiatement histoire, et toute la difficulté où nous sommes à présent est bien là, car il n'en fut pas toujours ainsi, loin s'en faut.
Pendant de longs siècles, disons des millénaires, les hommes ont eu du temps passé une conception et une perception singulièrement différente de celles qui prévalent de nos jours. Pour ne nous en tenir qu'aux civilisations qui nous sont les plus proches, et qui ont exercé sur nous l'influence la plus directe, de l'Egypte antique à la fin du Moyen Age occidental, en passant par l'Orient ancien, de Jérusalem à Babylone, et sans oublier naturellement Rome et la Grèce, des générations innombrables se sont succédé, sans posséder le moins du monde ce que l'on nomme, depuis le milieu du XIXè siècle, la conscience historique. Or le fait, qui appartient à l'histoire intellectuelle de l'Humanité, est suffisamment important que nous nous y arrêtions un instant.
Quand nous nous penchons sur la vie et les chroniques d'un peuple ancien, nous aimons à connaître par le détail, ce qu'étaient les mœurs quotidiennes des hommes et des femmes qui le composaient, comment ils s'habillaient, où ils habitaient, quelle langue ils parlaient, quels étaient leurs Dieux, à quoi ressemblait leur art, et il nous semble tout naturel de découvrir, sur tous ces points, des usages et des vues fort éloignés des nôtres et qui font, du reste, pour nous, le charme des reconstitutions historiques. De même, si nous sommes en présence d'un tableau d'une grand maître de la peinture, ou d'une statue née du génie et des mains d'un des plus illustres parmi les sculpteurs, à la beauté formelle de l'œuvre s'ajoute pour nous l'émotion réelle que suscite la proximité d'une chose ancienne, authentique, comme disent tout à la fois les notaires et les négociants. Nous comprenons en effet, nous sommes en tout cas profondément pénétrés par cette idée simple, que les hommes des temps anciens ne sentaient pas, ne voyaient pas, ne pensaient pas comme nous le faisons nous-mêmes. Tout cela définit la conscience historique. Or jusqu'à une époque récente de notre histoire, les hommes en étaient presque complètement dépourvus. Toute la question est, au demeurant, de savoir si en l'acquérant ils ont accompli un progrès, ou au contraire perdu une faculté : pour ma part, je ne me hasarderai pas à y répondre trop vite.
Temple de Jérusalem
Toujours est-il que lorsque Jean Fouquet, par exemple, le célèbre peintre de tant de chefs-d'œuvre du XVè siècle, peint cette miniature conservée aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale de France, et qui représente un monument fameux pour nous, puisqu'il s'agit du Temple de Salomon à Jérusalem, il nous le montre sous l'aspect d'une splendide et imposante cathédrale du gothique flamboyant, très exactement dans le genre de Saint-Nicolas-du-Port ou de Notre-Dame de Cléry. Autour d'elle s'affairent les ouvriers du Temple, vêtus comme les bâtisseurs de Notre-Dame, et le chantier est inspecté par quelque Salomon ou bien quelque Hiram portant les atours de Charles VII ou de son Trésorier, Etienne Chevalier, dont Fouquet était un familier. Nous pourrions aujourd'hui, nourris des savants travaux de l'archéologie moderne, en sourire, mais ce serait légèrement et à grand tort. Fouquet - et avec lui tous ceux qui administrèrent à juste titre son œuvre - était profondément convaincu, et sans doute légitimement fier, d'avoir rendu avec fidélité, d'une manière vraie et authentique, le chantier du Temple tel que la Bible le décrit, dans ses moindres détails. Pour lui, comme pour tous les hommes de son temps, l'essentiel - au sens le plus éminent de ce mot - était de saisir et de rendre sensible la réalité de ce Temple, à la fois immatériel et cependant bien tangible, et toujours présent à nous puisqu'intemporel, car en ce temps-là, dirais-je, le temps ne comptait pas.
L'imago templi est éternelle, c'est celle d'un monument édifié à la Gloire du Très Haut, illuminé de sa Présence dans le Saint des Saints, et s'agissant du Temple de Jérusalem, l'un des plus majestueux édifices sacrés de tous les temps. Or, la cathédrale chrétienne, avec ses flèches triomphantes montant vers le ciel, tandis que sur l'Autel rayonnait l'ostensoir de la Présence Réelle, était, aux yeux de ces hommes de foi, la parfaite réplique, l'image exacte du premier Temple, au point que nul ne pouvait même songer que leur apparence pût être différente. Oui ; le Temple de Salomon, pour Jean Fouquet et tous ses contemporains, est une cathédrale gothique, et il n'existe entre les deux édifices, aucune différence substantielle, aucune en tout cas qui soit digne d'être mentionnée, et plus encore d'être représentée.
Les Anciens Devoirs
Or, le XVè siècle est un siècle qui nous intéresse à un autre titre. C'est celui, on le sait, des plus anciens textes de la tradition maçonnique, des premières versions des Anciens Devoirs, du Ms Regius de 1390 environ, et du Cooke, vers 1420 probablement. Ces textes fondateurs comportent à la fois des prescriptions de caractère professionnel, et surtout une histoire du Métier, que nous dirions volontiers légendaire, fabuleuse ou mythique, dont lecture était donnée aux ouvriers qui recevaient les rudiments de l'art de bâtir.
On y contait comment la Géométrie, inventée par un fils de Lamech, avait été préservée du Déluge, et retrouvée par Hermés devenu le petit-fils de Noé, puis avait traversé l'âge des Patriarches, jusqu'au Temple de Salomon, dont l'architecte avait ensuite gagné la France pour enseigner son art à Charles Martel, soit seize siècles après la Dédicace du Temple !
Cependant pour l'ouvrier qui écoutait ce récit, étrange pour nous, l'histoire du Métier, du Déluge au chantier de Bourges, d'Amiens ou de Beauvais, était entendue et comprise comme la scène imaginée par Jean Fouquet. Cette histoire, pour lui, n'était pas de l'histoire, c'était une actualité, et après l'avoir écoutée, il pouvait retourner à son labeur sur le chantier pour y poursuivre sa tâche, comme ses collègues du Temple de Salomon - un an, un siècle ou un millénaire plus tôt, quelle importance ? -, pour y faire le même travail, avec les mêmes outils, ce qui lui paraissait bien naturel, puisqu'ils édifiaient justement la même œuvre.
Cette perspective que récuse l'esprit moderne, celui des Lumières au premier chef, dont on dit - par erreur - que la Maçonnerie est issue, comme celui du positivisme sommaire de l'affligeant XIXè siècle, et celui encore, le plus souvent désorienté, des sociétés occidentales contemporaines, cette perspective que nous croyons naïve parce qu'elle ignore superbement les règles de l'histoire fustélienne, fondée sur la critique des documents et des sources, ne mérite pourtant pas notre injuste condescendance. Il faut tout simplement comprendre que ce n'est pas une perspective historique, mais une vision traditionnelle du monde.
Tradition
Tradition : voilà le grand mot lâché ! Qu'on se rassure aussitôt : je n'en tenterai ici ni l'exégèse ni même le commentaire. Je me bornerai à indiquer que dans la pensée des fondateurs de la Loge Nationale Française, et de tous les Frères qui la composent aujourd'hui, il n'est pas de voie maçonnique cohérente et digne de ce nom, qui ne se situe dans le sillage d'une pensée traditionnelle. Que faut-il entendre par là ? Simplement, que, comme Jean Fouquet, nous avons reçu dans nos légendes, nos grades, nos rituels, nos symboles, nos usages, une foule considérable de données dont les auteurs sont presque toujours inconnus, et les sources le plus souvent indiscernables, mais que nous avons choisi de les considérer, sinon comme des vérités, du moins comme des repères, des guides essentiels, qui structurent et qualifient notre démarche, qui lui donnent tout simplement sa spécificité, son sens et sa portée. On peut évidemment, en délaissant cette Tradition, en l'ignorant, en la reniant même, faire quantité de choses importantes, intéressantes et utiles, et s'engager dans des chemins spirituels sans aucun doute fructueux. Tout cela est parfaitement licite, légitime et honorable. Mais cela n'est plus maçonnique. Or, ce qui nous intéresse, c'est précisément la Maçonnerie.
Toutefois, lorsqu'on a posé ces quelques principes, on est loin d'avoir tout résolu, car plusieurs obstacles se dressent, et plusieurs dangers apparaissent. La chronique et l'histoire de la Maçonnerie, depuis plus de siècles déjà, mais singulièrement aussi depuis quelques années, l'ont amplement montré.
Dangers
Le premier danger est celui de l'intégrisme, à la fois maçonnique et traditionaliste : il existe, je l'ai rencontré.
L'une de ses racines les plus profondes, mais sans exclusive, il est vrai, est notamment ce que Robert Amadou, avec une ironie d'autant plus cruelle qu'elle est juste, a qualifié de "psittacisme guénonien". Au nom de Guénon, mal connu, mal lu, mal compris, et qui mérite mieux que cela, mais aussi de quelques autres, rabâchés à l'envi, comme on psalmodie les tables de la Loi, quelques Saint-Just de la Tradition décrètent du haut de leur chaire l'excommunication majeure de tout ceux qui ne pensent pas comme eux, et notamment de ceux qu'ils qualifient de "tenants de l'histoire universitaire", ce qui n'est guère aimable sous leur plume, et qu'ils rangent immédiatement parmi les agents de la contre-initiation : je sais de quoi je parle, puisqu'ils m'y ont placé ! Plus sérieusement, penser que les textes de la tradition, maçonnique ou non, peuvent être abordés sans analyse préalable de leur contexte, de leurs antécédents, sans distance critique disons-le clairement, c'est oublier gravement, comme doivent le savoir pourtant tous ceux qui déplorent les travers intellectuels du monde moderne, que pour comprendre immédiatement et pleinement ces sources, il faudrait simplement à l'homme des facultés qu'il ne possède pas, ou qu'il a perdues.
Le second danger, plus répandu, plus anodin en apparence, et par là plus insidieux peut-être, est la confusion intellectuelle.
Un autre précurseur doit être ici évoqué, fût-ce au risque d'en peiner quelques-uns : je veux parler d'Oswald Wirth, qui fut, non pas le "mainteneur de la véritable Franc-Maçonnerie" comme jadis le qualifia pompeusement Jean Baylot, mais, c'est incontestable, le rénovateur d'une certaine intelligence symbolique dans les Loges françaises, dès le début de ce siècle. Mais dans quel contexte intellectuel, sur quelles références, dans quel désordre, mêlant sans vergogne, une alchimie simplifiée au point d'en être réduite à une pitoyable caricature, une obsession regrettable pour un magnétisme fin de siècle, et cette méthode curieuse et dévastatrice qui consiste à tout comparer à tout, sans se soucier le moins du monde de la vraisemblance de rapprochements, de la cohérence des sources, de la compatibilité des correspondances !
"Tout est dans tout et réciproquement" aimait à rappeler, sans rire, le regretté Pierre Dac, qui nous donnait au passage une simple et judicieuse leçon sur les dangers du comparatisme sauvage, tandis que Sacha Guitry, assurément fort éloigné de l'ésotérisme, avertissait plaisamment : "Aimez les choses à double sens, mais assurez-vous d'abord qu'elles en ont bien un !". Toute une littérature symbolique sur la Maçonnerie, malheureusement répandue et prisée, caractérisée par son effroyable pauvreté intellectuelle, et la médiocrité de ses références, a usé, ad nauseam, de cette méthode confuse, et a produit dans nombre d'esprits sincères des ravages profonds.
Ces deux dangers, il est capital de s'en garantir, de les éviter à tout prix, sans quoi la Maçonnerie se voulant, ou se disant traditionnelle, tomberait dans un piège mortel, condamnée à osciller entre un cénacle crypto-sectaire, et un bazar pseudo-ésotérique.
Ces dangers, les Maçons Traditionnels Libres, avec à leur tête, voici plus de trente ans, René Guilly, esprit à la fois profond et rigoureux, ont voulu les conjurer, et ils ont pour cela établi une méthode, leur méthode, paradoxale en apparence, sans doute inattendue, et rebutante pour certains, car exigeante pour tous.
Histoire de la tradition
Elle se résume en une simple formule : pour approfondir et éclairer la tradition, il faut recourir à l'histoire.
De même, en effet, que l'histoire de l'institution maçonnique, et singulièrement de son passage de l'opératif au spéculatif, est encore semée d'incertitudes, de lacunes et de contradictions, de même, l'élaboration de son corpus légendaire n'apparaît guère résulter d'une descente providentielle d'un savoir constitué et structuré d'emblée, et moins encore d'un dépôt immuable, transmis d'âge en âge par des voies régulières, mais bien plutôt d'une construction progressive, par apports successifs, de sources très diverses et parfois fort récentes, sans aucun plan concerté dès l'origine. En d'autres termes, et l'on me pardonnera la banalité de cette découverte, cette tradition a une histoire. On doit noter toutefois que cette banalité ne va pas de soi pour tout le monde, et que dans certains milieux intellectuels, notamment maçonniques, une telle affirmation, de nos jours encore, est parfaitement insoutenable. La soutenir néanmoins, c'est précisément cela encore, être un Maçon Traditionnel Libre.
Nous nous sommes forgés pour cela, depuis trente ans, quelques instruments de travail, parmi lesquels les Loges d'Etude et de Recherche, qui sont les fleurons de notre Fédération. Les Loges William Preston consacrée à la tradition maçonnique anglaise, Louis de Clermont qui explore les sources de la Maçonnerie française, Le Vray Désir qui se penche sur celles du Régime Ecossais Rectifié, et d'autres encore, sont des laboratoires, où sans contrainte et sans réserve, sont menées avec rigueur des études de longue haleine, une sorte de travail archéologique empruntant exclusivement, et délibérément, aux méthodes de l'érudition classique, sur les textes les documents, les sources les plus anciennes, souvent méconnues et plus d'une fois redécouvertes dans un fonds d'archives oublié, recensées, analysées, comparées, et restituées surtout dans leur époque, leur milieu intellectuel et spirituel d'origine, afin d'en faire resurgir l'esprit initial, dans sa première vigueur. En trente ans, combien de fables n'ont-elles pas été mises à mal dans ces séances, mais la Maçonnerie en est toujours ressorties plus belle, car plus vraie !
Nul ne doit craindre la vérité de l'histoire, car, nous l'avons éprouvé plus d'une fois, cette vérité est presque toujours plus belle et plus fascinante que la fiction la plus ingénieuse.
Exemple d'une approche historique et traditionnelle
Je voudrais simplement en quelques minutes, illustrer par un seul exemple, les fruits de cette méthode. Il porte sur un problème majeur de la symbolique maçonnique : ce sont les deux Colonnes du Temple.
Chacun sait que sur ce point, la Maçonnerie, depuis les années 1750, se partage en deux traditions : celle de la Première Grande Loge anglaise, dite plus tard des Modernes, qui place J. à gauche, au grade d'Apprenti, et B. à droite, au grade de Compagnon, et celle de la Grande Loge des Anciens, qui propose un ordre inverse, reprochant à la première de l'avoir délibérément interverti - Dieu sait pourquoi ? La Maçonnerie française, celle du Rite Français ou du Rectifié, procède de la première tradition. La Maçonnerie anglaise actuelle, mais aussi certains rites continentaux dans les grades bleus, comme le REAA, suivent la seconde.
Qui a tort ? Qui a raison ?
Si l'on suit la voie intégriste, le rite auquel on appartient détenant la vérité, il n'y a rien à discuter, et surtout rien à comprendre. Si l'on suit la voie "confusionniste", alors le débat est sans fin. Des tonnes de littérature, alignant toujours de savantes considérations symboliques, sur fond d'ignorance profonde de l'archéologie, des usages bibliques, comme de l'histoire des premiers textes maçonniques, a selon son habitude tout démontré et le contraire de tout, avec la même superbe et la même assurance.
Aux absurdités déjà proférées par Ragon au siècle dernier sur ce sujet - et sur d'autres -, on pourrait ajouter les laborieuses considérations d'O. Wirth, à la fois psychologiques et "alchimiques" sur ce qu'il appelle "l'intervention écossaise".
L'enquête initiée dès 1963 par René Guilly, poursuivie pendant des années dans nos Loges d'Etude, fut conduite à son terme et publiée voici deux ans, deux ans seulement, par ses continuateurs. Je n'en reprendrai pas ici le détail, mais elle établit notamment qu'il n'y eut donc sans doute jamais d'inversion des mots, ni en 1730, ni en 1739, mais un choix différent effectué indépendamment, au cours de cette même décennie, par les Anglais de la Première Grande Loge, puis par les Irlandais. L'ordre différent des deux Grandes Loges rivales n'aurait pas eu d'autre cause.
Plus fondamentalement surtout, elle montre que le Mot du Maçon (Mason Word), institution fondamentale de la Maçonnerie écossaise du XVIIè siècle, avait introduit le nom des deux colonnes du Temple dans le contenu traditionnel de la Maçonnerie. Le nom de ces deux colonnes, des deux mots, n'en formaient alors qu'un seul, et à l'origine n'étaient donnés qu'ensemble à un Maçon lorsqu'il était reçu. Ces deux mots n'avaient donc, du point de vue maçonnique, aucun ordre précis, car, si séparément, ils n'avaient aucun sens.
L'écho n'est pas si lointain des querelles entre les rites maçonniques sur l'authenticité ou les significations ésotériques de l'un ou l'autre des ordres des mots sacrés. Ces querelles résultent sans doute surtout, comme nous espérons l'avoir montré, d'une méconnaissance grave des antécédents historiques de cette question.
Mise en perspective initiatique
Quiconque veut aujourd'hui porter sur la Maçonnerie un regard authentiquement traditionnel, doit nécessairement intégrer à sa réflexion, pour ne pas dire à sa méditation, les perspectives ainsi ouvertes.
La tradition maçonnique, ou plus précisément l'enseignement traditionnel de la Maçonnerie, était sans doute, à son origine lointaine, plus simple et par conséquent beaucoup plus cohérent que de nos jours. Il ne faut pas que nous perdions de vue que la complexité de la Maçonnerie est souvent moins le signe de sa richesse, que celui de la perte de sens traditionnel qu'elle a subie, au moins depuis le milieu du XVIIIè siècle.
L'étude historique, une fois de plus, rejoint sans la contredire la perspective plus spécifiquement initiatique, qu'elle contribue à éclairer et à revivifier, c'est notre conviction. L'histoire n'est pas l'ennemie de la tradition comme trop d'auteurs l'ont péremptoirement déclaré. Elle nous invite ici, par exemple, à retrouver J. et B. non seulement avant leur inversion - désormais problématique - mais avant leur séparation, qui semble, sur le plan traditionnel, avoir été plus grave.
Elle devrait surtout conduire chaque Rite à la tolérance à l'égard des formes, en prenant garde aux conclusions hâtives qu'une vérification historique n'a pas confirmées, et chaque Maçon à l'étude toujours plus attentive des sources de sa propre tradition.
Synthèse
De la Tradition à l'histoire : voilà, disais-je tout à l'heure, le chemin obligé en dehors duquel nous menacent, selon les cas, l'intolérance ou l'illusion. Mais la dialectique initiatique consiste, en permanence, à nier ce que l'on a affirmé, pour tenter une synthèse plus haute. Alors, au terme de notre démarche, ce qui importe, ce n'est évidemment pas l'histoire, mais la Tradition, car ce que nous promet la Maçonnerie, ce n'est pas un savoir, mais une sagesse. Nos Loges d'Etude et de Recherche, disais-je il y a quelques minutes, sont nos laboratoires, et le laboratoire conduit, parfois, à l'oratoire. Disons, plus simplement, que la réflexion, l'abord intellectuel, qu'il ne faut pas refuser ni minimiser - car on ne fait rien de grand sans exercer un peu son intelligence - doit être finalement dépassé, transcendé, pour ouvrir à l'approfondissement, à la méditation, et peut-être à la découverte de ce fameux secret qui se cache, dit-on, au cœur de l'Initiation, comme il se dissimule aussi dans les replis de l'histoire. Celui-ci, précisément, ne serait-il pas le symbole et le reflet de celui-là, et cette recherche ne conduirait-elle pas à la quête ?
Ainsi, pour quiconque s'interroge, comme nous le faisons nous-mêmes, sur la tradition initiatique, l'Initiation est d'une certaine manière une méditation sur l'histoire, aussi bien celle d'un homme singulier que celle de tous les peuples, car l'histoire comme l'Initiation elle-même, est fondamentalement un secret. Un grand initiateur, Martinès de Pasqually, enseignait déjà que la caractéristique essentielle - et la plus cruelle - du monde manifesté n'était pas d'être matériel, mais d'être temporel, soumis à la durée, et emporté par le devenir. Entravant le dialogue immédiat que l'homme, dans son premier état de gloire, entretenait avec son Créateur, le temps historique, avec la Chute, s'est inséré. Depuis lors, le message du Créateur est une énigme, un secret, et ce secret s'incarne dans l'histoire au sein de laquelle l'homme chemine. Comme dans le célèbre poème de Baudelaire, il y "passe à travers des forêts de symboles qui l'observent avec des regards familiers".
Alors, si l'Initiation est une voie privilégiée pour retrouver la vérité, elle passe par une intériorisation, presque une mystique de l'histoire, car déchiffrer l'histoire, c'est s'en affranchir, et décrypter son secret, c'est se libérer du temps.
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