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DES CAILLOUX ET DES HOMMES
Des cailloux et des hommes
Il y a évidemment les pierres qui roulent et accumulent les biffetons depuis bien trop
longtemps, celles qui au contraire n’amassent pas mousse, les pierres précieuses ridicules
mais pas tant que ça qui friment avec leurs carats, les pierres à feu toujours prêtes pour les
scouts, les pierres lancées par les gamins palestiniens sur les jeeps des soldats israéliens,
celles semées par le Petit Poucet, la Pierre Noire de la Kaaba que devrait embrasser un jour ou
l’autre tout bon musulman, la pierre d’Unspunnen lancée par les gros bras de l’Oberland
bernois, la pierre philosophale sur laquelle on a beaucoup compté, en vain, pour transformer
en bijoux tous nos cailloux, la pierre jaune de Neuchâtel, la Pierre Verte du camping de
Fréjus, la pierre ponce de la droguerie en bas de chez moi, la pierre-tu-es-Pierre-et-sur-cettepierre-
je-bâtirai-mon-Eglise Mt. 16.18-19, , la pierre de Rosette mais aussi finalement celles
de Paul, Jacques ou Jean, les pierres de taille qui font les immeubles cossus, les pierres taillées
qui font les femmes du monde, les pierres du mur de Berlin qui ont fini comme presse-papier
à côté d’un cendrier, celles du mur de Jérusalem qui fondent sous les lamentations, les pierres
d’angle aussi pratiques que les canapés du même nom, les vieilles pierres dont on fait les
jeunes chaumières, la pierre magique pour tirer le bon numéro au loto ou encore les pierres
tombales qui retiennent les morts au cimetière.
Et puis il y a les pierres suspendues, Stonehenge comme on dit dans la langue du pays, le pays
en question étant le comté de Wiltshire en Angleterre, un bout de terre humide coincé entre
Southampton et Bristol, où l’on peut manger de délicieuses tourtes au chevreuil arrosées
d’une pinte de Black Sheep Ale. Un pays où il y a du brouillard environ 320 jours par an, ce
qui n’est pas terrible pour la récolte du houblon mais assez bon pour le tourisme local. Rien
de tel en effet qu’une légère brume enveloppant sensuellement ce monument mégalithique,
composé d’un ensemble de structures circulaires concentriques érigé du Néolithique à l’âge
du bronze, pour donner une ambiance expressionniste digne des plus grosses productions
hollywoodiennes (celles qui misent sur l’authenticité comme gage de qualité, et par
conséquent veillent à ce que la moindre petite culotte du dernier des figurants soit cousue
main avec du fil traité à l’huile de lin). En se couchant sur l’Altar Stone (pierre d’autel situé
au centre du cromlech1) et avec un peu d’imagination, on peut facilement se prendre pour
Nastassja Kinski dans la fameuse scène du film Tess (monument mélo du cinéma historique
dit "de qualité", voir les culottes trois lignes plus haut), celle où elle unit à jamais son destin à
celui du site païen. Sauf qu’aujourd’hui ce ne sont pas les gendarmes de l’Angleterre
victorienne avec leur pittoresque couvre-chef qui viennent vous déloger, mais les vigiles de la
Salisbury and Stonehenge Tourism Partnership avec leur talkie walkie qui vous demandent de
rejoindre vite fait le parking sans faire de grabuge. Ce qui finalement n’est pas plus mal
lorsqu’on connaît le destin peu enviable de l’héroïne de Thomas Hardy. Bref, au XXIème
comme au XIXème siècle, on ne se couche pas impunément sur un bloc de six tonnes de grès
vert micacé du Silurien-Dévonien, qui a donné du fil à retordre à plusieurs générations
d’archéologues et continue de captiver des millions d’amateurs, souvent initiés aux grandes
énigmes de l’Histoire par la lecture du Selection Reader’s Digest en attendant leur tour chez
le dentiste.
Car en fin de compte, mise à part l’inévitable question de la symbolique de ce cromlech, on
peut se demander ce qui a poussé des milliers d’hommes, durant des décennies voire des
siècles, à transporter des pierres pesant jusqu’à 50 tonnes sur plus de 250 km, par bateaux,
halage terrestre et enfin sur des traîneaux avec des cordes et des rouleaux de bois, alors que
ceux-ci avaient certainement mieux à faire à l’époque (tailler des pointes de silex, élever des
chèvres, chasser des sangliers, cueillir des baies etc.). Se dépasser ? Répondre aux angoisses
existentielles ? Donner un sens à l’au-delà ? On dira qu’on va s’arrêter là, tant le terrain des
réponses est déjà abondamment occupé par les religions, les sectes, l’anthropologie, la
philosophie, les mouvements New Age et dans ce cas précis, les écoles néo-druidiques qui
réunissent jusqu’à 30'000 personnes chaque année sur le site de Stonehenge pour célébrer le
solstice d’été dans une grande fête où l’on ne fait pas que s’échanger du gui.
Plutôt que de se plonger dans le passé sans lampe de poche, projetons-nous dans l’avenir,
même si ses réserves énergétiques sont menacées, histoire de voir à quelle sauce nos
descendants interpréteront nos faits et gestes. On peut en effet légitimement se demander si,
dans quelques centaines d’années, lorsque la neige aura rejoint le Crapeaud doré, le Tigre de
Java et le Minitel au rayon des objets perdus de la planète, les humains de l’époque resteront
aussi interloqués devant les restes d’alignements de pylônes de téleski des anciennes stations
alpines que nous le sommes aujourd’hui devant ceux des menhirs de Carnac. Prenons par
exemple le domaine skiable des 4 vallées dans le canton du Valais en Suisse : on peut
observer que le parcours des téleski du lieu-dit le Tracouet, en amont de Nendaz, forme très
nettement une étoile à 6 branches ; deux vallées plus loin, entre Verbier et La Tzoumaz, les
remontées mécaniques de Savoleyres dessinent assez clairement le profil du museau d’un
porc-épic, à la rigueur d’un hérisson avec de très longs piquants ; un peu plus haut, celles de
l’ensemble des Ruinettes forment des entrelacs riches et complexes qui font étonnament
penser aux drapés de la cape de Saint-Georges terrassant le dragon dans le célèbre tableau de
Raphaël peint en 1505. Est-ce à dire qu’un jour des néo-chamanes occiront par l’épée de
jeunes hérissons pour se recouvrir de leurs épines avant de disposer ceux-ci en étoile sur un
bûcher au milieu d’une clairière où, quelques siècles auparavant, d’honnêtes skieurs
déballaient leur sandwich jambon après s’être remis une couche de crème Piz Buin sur le
nez ?
Tout est possible.
Tant qu’il y aura des cailloux et des hommes avec des bras, on fera des théories sur le
comment du pourquoi les seconds utilisent les troisièmes pour déplacer les premiers. Parfois il
n’y a pas de réponse. En son temps, Albert Camus a ainsi jeté l’éponge et proposé de ficher la
paix à Sisyphe en le laissant une bonne fois pour toutes en bas de la montagne avec son
rocher. Dans une démarche assez "développement personnel et optimisation des ressources"
avant l’heure, il nous invitait même à imaginer Sisyphe heureux. Dans d’autres domaines plus
décontractés, comme les arts plastiques, certains ne se sont pas gênés pour emprunter des
motifs aux Grands Mystères Lithologiques de l’Humanité, sans faire tout un plat de de leur
symbolique cachée. Ainsi l’artiste Jérémie Gindre qui s’est approprié le plan du cromlech
central de Stonehenge pour le dresser à la verticale et le transformer en paroi de grimpe
artificielle. Un renversement de perspectives, un bouleversement d’échelles et une
métamorphose des matériaux qui produisent finalement un message à caractère spirituel
affirmant en substance, sur le mode métaphorique de l’escalade, la pensée profonde de Lao-
Tseu, celle que le fils du vénérable Wang dans le Lotus Bleu essaie de transmettre avec son
sabre à ce crétin de Tintin qui ne veut rien en savoir : dans la vie l’important c’est de trouver
la Voie.
Avec ou sans cailloux (mais avec c’est souvent mieux).
1) monument mégalithique préhistorique constitué par un alignement de monolithes verticaux (menhirs), formant
une enceinte de pierres levées, généralement circulaire.souvent mieux).