• RENE GUENON PENSEUR DE LA TRADITION

    Analyste de « la crise du monde moderne » et contempteur du « règne de la quantité », René Guénon influença de nombreux écrivains français. Pourtant, il est aujourd’hui largement méconnu, voire oublié. A l’occasion du soixantième anniversaire de sa mort, deux ouvrages rappellent, cependant, son riche héritage intellectuel.

    La pensée de René Guénon s’articule autour de la notion de Tradition, orthographiée avec une majuscule. Qu’est-ce à dire ? Guénon affirmait l’existence – tant sur le plan métaphysique que suprahistorique – d’une hypothétique source originelle à laquelle se seraient abreuvées toutes les grandes religions. Leurs symboles communs, affirmait-il, renverraient à la réalité d’une « Tradition primordiale », sorte de jardin d’Eden pour initiés.

    En conformité avec l’hindouisme, la conception guénonienne se réclame de la doctrine cyclique des quatre âges. Selon celle-ci, le monde moderne se rapporte au Kali Yuga, c’est-à-dire à l’âge sombre ou âge de fer de la tradition gréco-romaine –venant après les âges d’or, d’argent et de bronze. Le déroulement historique impliquerait une régression progressive obligatoire. Néanmoins, il existe des périodes de l’histoire plus élevées que d’autres, comme la Rome antique et le Moyen Age européen. Mais il ne s’agirait là que de périodes de redressements relatifs au regard des principes absolus de la Tradition.

    Radicalement antimoderne, René Guénon s’opposa au matérialisme et à l’individualisme de masse, au relativisme démocratique et à l’égalitarisme niveleur, au nom d’un élitisme aristocratique de type sacerdotal. Mettant en accusation un Occident selon lui décadent, puis parodique, il se tourna vers l’Orient, qui lui semblait ne pas avoir été autant contaminé par le virus progressiste. Il se fit alors initier à l’islam. Empruntant la voie sèche – pour reprendre la formulation alchimique – avec un style littéraire froid, désincarné et hautement classique, Guénon se caractérise par un orgueil et un constructivisme intellectuels que d’aucuns pourront juger incapacitants pour la contemplation comme pour l’action. Il reste que toute sa vie et toute son oeuvre ont été guidées par une pensée solide, cohérente, rigoureuse et, à certains égards, prophétique, irriguée par une connaissance vertigineuse du symbolisme sacré.

    Quant à son influence intellectuelle, elle fut considérable auprès des écrivains français de son temps, tous bords confondus. Ainsi, en 1924, Léon Daudet fait-il l’éloge, dans les colonnes de l’Action Française, d’Orient et Occident, « qui, par certaines de ses pages, touche au plus grand problème du temps présent, avec une fermeté de pensée, une solidité de doctrine et une clarté d’expression mettant ce jeune auteur hors pair […] L’Occident est placé, depuis les Encyclopédistes, et audelà, depuis la Réforme, dans un état d’anarchie intellectuelle qui est une véritable barbarie […] L’Occident est menacé, plus du dedans, je veux dire par sa débilité mentale, que du dehors, où cependant sa situation n’est pas si sûre […] Lisez Orient et Occident et retenez le nom de M. René Guénon. »

    Les surréalistes sont aussi particulièrement séduits. Antonin Artaud, par exemple, assiste le 17 septembre 1925 à la seule conférence qu’ait jamais donnée René Guénon, à la Sorbonne, qui a pour thème : « La métaphysique orientale ». Elle sera retranscrite en 1939. Le chef de file des surréalistes, André Breton, trouve aussi son bonheur chez Guénon. En 1924, lançant la Révolution surréaliste, Breton souhaite ardemment, mais vainement, sa collaboration. D’autres surréalistes, notamment ceux rassemblés autour de la revue leGrand Jeu et de l’un de ses principaux animateurs, René Daumal, s’intéressent également de très près à la pensée guénonienne.

    Dans les années 1930, Daniel-Rops, Raymond Queneau, Pierre Drieu La Rochelle et Abel Bonnard lisent avec ferveur les ouvrages de Guénon. Même André Gide – l’écrivain qui lui est, a priori, le plus défavorable – avouera, en 1943, son engouement pour sa pensée. En octobre de cette année-là, depuis Fès, au Maroc, il écrit dans son journal qu’il lit « les livres de Guénon… qui sont remarquables » et qu’ils l’« ont beaucoup instruit, fût-ce par réaction ».

    De son côté, Henri Bosco confie : « Ma femme et moi, nous possédions déjà une bonne connaissance de toute l’oeuvre écrite de Guénon, que j’admirais, et cette admiration est restée intacte : j’ai trouvé dans son oeuvre de nouvelles raisons de croire, catholiquement. » Bosco rapporte également une discussion à laquelle il participa, avec Gide, à Rabat, à l’époque où ce dernier découvrait Guénon : « Gide : “Si Guénon a raison, eh bien, toute mon oeuvre tombe…”. A quoi quelqu’un lui répondit : “Mais alors, d’autres tombent avec elle, et non des moindres, celle de Montaigne, par exemple…” […] Gide réfléchissait […] Enfin, ému, il avoua la raison de son inquiétude : “Je n’ai rien, absolument rien à objecter à ce que Guénon a écrit. C’est irréfutable.” Comme aucun de nous ne se jugeait en mesure de réfuter ce que Gide lui-même venait de déclarer irréfutable, on se taisait. L’aveu inattendu était d’une telle importance qu’il ne pouvait être suivi que d’un silence approbatif dont, cependant, nul de nous n’attendait qu’il annonçât une déclaration de ralliement à la doctrine de Guénon. En effet, Gide dit : “Les jeux sont faits, je suis trop vieux.” »

    Albert Paraz, René Barjavel, Louis Pauwels, Raymond Abellio, André Malraux, Jean Paulhan, Dominique de Roux… comptent parmi les jeunes écrivains d’après-guerre qui reconnaissent leur dette intellectuelle envers l’oeuvre de René Guénon. Celle-ci est de nos jours méconnue, voire oubliée. Tout comme la vie singulière de son auteur. Le soixantième anniversaire, cette année, de sa disparition passe quasi inaperçu. Seuls deux ouvrages, René Guénon et les docteurs, de David Gattegno, et Julius Evola, René Guénon et le christianisme, de Daniel Cologne – une réédition –, rappellent, à cette occasion, son riche héritage intellectuel.

    Né le 15 novembre 1886 à Blois, René Jean Marie Joseph Guénon est le fils d’un architecte, Jean-Baptiste Guénon, et d’une jeune fille de la bourgeoisie blésoise, Anna-Léontine Jolly. Jusqu’à sa douzième année, sa tante, Ernestine Duru, institutrice, sera sa préceptrice. Faisant ses études dans sa ville natale, il se révèle un élève sensible, nerveux et fébrile, qui doit tempérer son violent tempérament. De santé chancelante, il souffre de rhumatismes. Son baccalauréat de lettres en poche, le jeune homme enchaîne un baccalauréat de mathématiques élémentaires, qu’il décroche en 1904. La même année, il est lauréat du Concours général et remporte le prix d’Honneur du collège, ainsi que le prix d’Instruction religieuse. Après un court séjour à Lourdes, il « monte » à Paris afin d’y poursuivre des études de mathématiques, qu’il arrête en 1906.

    Guénon a, alors, vingt ans et mène, déjà, une quête spirituelle désarçonnante qui lui fait intégrer plusieurs ordres hermétiques (Ordre martiniste, Eglise gnostique) et obédiences maçonniques (loge Humanidad ; loge Thébah, une émanation de la Grande Loge de France). Il occupe même la fonction de secrétaire du IIe congrès spiritualiste et maçonnique, qu’il abandonne après avoir écouté un discours fumeux de Papus, le « Balzac de l’occultisme ». Il fonde, alors, avec quelques amis, l’éphémère Ordre du Temple rénové, ainsi que la revue la Gnose – qui cessera sa parution en 1912.

    C’est à partir de cette date qu’il rompt avec les organisations occultistes jugées subversives et antitraditionnelles. En revanche, il demeure franc-maçon. En juillet de la même année, il se marie selon le rite catholique avec Berthe Loury, institutrice comme sa tante. Exigeant et tâtonnant, il se fait initier, peu après, à l’islam soufi. Son nom musulman est Abdel Wahid Yahia.

    Dans les années 1913-1914, René Guénon écrit paradoxalement dans la revue la France antimaçonnique, sous le pseudonyme « le Sphinx ». Mais bientôt, la Première Guerre mondiale fait disparaître cette publication. Réformé depuis 1906 en raison de sa santé fragile, il ne participe pas aux combats. Licencié ès lettres à la Sorbonne, il enseigne comme suppléant au collège de Saint-Germain-en-Laye, puis, ayant obtenu son diplôme d’études supérieures en philosophie, il fait la connaissance de Jacques Maritain. En 1917, alors que sa mère vient de mourir, il part comme professeur de philosophie pour Sétif, en Algérie, avant de revenir à Blois, l’année suivante. Préparant l’agrégation, en 1919, Guénon quitte l’enseignement et revient habiter Paris. Il collabore à la Revue de philosophie du père Peillaube, et se lie au grand symboliste chrétien Louis Charbonneau- Lassay. En 1921, il publie son premier ouvrage métaphysique, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues. Puis, grâce à l’intervention de Maritain, paraît, la même année, le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, livre édité par la Nouvelle Librairie nationale, proche de l’Action française. Reprenant, l’année suivante, ses activités d’enseignant à l’école des Francs-Bourgeois, René Guénon poursuit, avec l’Erreur spirite (1922), son réquisitoire contre les spiritualismes, à ses yeux frelatés. Deux ans plus tard, paraît Orient et Occident, qui marque un tournant. Il brocarde implacablement, dans cet ouvrage, le matérialisme et le rationalisme de l’Occident, tous deux issus du processus de sécularisation à l’oeuvre depuis les débuts de l’âge moderne. A contrario, il défend l’Orient traditionnel, resté attaché, selon lui, à un sacré transcendant et à un mode de vie enraciné. Toujours enclin à divulguer la doctrine traditionnelle à travers son propre prisme, Guénon publie, successivement, en 1925, l’Esotérisme de Dante et l’Homme et son devenir selon le Védânta. Il donne également des articles au Voile d’Isis, de Paul Chacornac, et débute sa c

    ollaboration à Regnabit.

    C’est alors que paraissent, coup sur coup, en 1927, le Roi du monde et la Crise du monde moderne. Le deuxième ouvrage – l’un de ses plus célèbres – poursuit en profondeur la critique radicale, déjà entamée, de la modernité occidentale. Réitérant son constat de la déperdition spirituelle et de la « matérialisation progressive » en résultant, Guénon étrille « l’individualisme » et « le chaos social », mais aussi les grandes idéologies « majusculaires » de l’heure. Autrement dit, la « Science », le « Progrès » et le « Droit ».

    En 1929, Guénon publie Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, ainsi qu’une brochure laudative sur saint Bernard de Clairvaux, avant de partir, l’année suivante, pour Le Caire, où il s’établit bientôt définitivement. Ayant perdu, successivement, sa femme et sa tante, plus personne, en effet, ne le retient vraiment en France. En revanche, il continuera d’y publier ses livres et ses articles. Rédigeant de nombreux textes, notamment un livre intitulé le Symbolisme de la Croix (1931), il écrit aussi sur l’ésotérisme islamique pour le Voile d’Isis. Adoptant les coutumes et le mode de vie locaux, il tente de prolonger et d’approfondir son ouvrage antérieur, l’Homme et son devenir selon le Védânta. En 1932, il fait ainsi paraître les Etats multiples de l’être.

    René Guénon se remarie, en 1934, avec Fatima, fille du cheikh Mohamed Ibrahim, descendant du prophète Mahomet. En 1936, le Voile d’Isis est rebaptisé Etudes traditionnelles. Des représentants de la pensée traditionnelle, tels que les Suisses Frithjof Schuon et Titus Burckhardt, ou l’Anglais Martin Lings, lui rendent visite, tandis qu’il correspond avec le penseur traditionaliste italien Julius Evola. Père, en 1944, d’une petite fille prénommée Khadija, il publie son deuxième plus célèbre ouvrage, complétant et radicalisant la Crise du monde moderne : le Règne de la quantité et les Signes des Temps. Il s’explique, cette fois, sur la place qu’occupe la « déviation » antitraditionnelle, qui « est susceptible de degrés indéfiniment multiples […] De sorte qu’elle peut s’opérer peu à peu et comme insensiblement ». Et de préciser son déroulement, tout en éclairant le titre du livre : «Nous en avons un exemple dans l’acheminement graduel de la mentalité moderne de l’“humanisme” et du rationalisme au mécanisme, puis au matérialisme, et aussi dans le processus suivant lequel la science profane a élaboré successivement des théories d’un caractère de plus en plus exclusivement quantitatif, ce qui permet de dire que toute cette déviation, depuis son début même, a constamment tendu à établir progressivement le “règne de la quantité”. »

    S’établit alors une déflagration spirituelle liquidant toutes les structures restées encore marginalement traditionnelles. Guénon observe ainsi que nous passons d’un état de « solidification » matérielle à une nouvelle phase, celle de la « dissolution » intégrale, qui annonce « la grande parodie » de tout ce qui est traditionnel en cette fin des temps : « Ce ne sera certes plus le “règne de la quantité”, qui n’était en somme que l’aboutissement de l’“antitradition” ; ce sera, au contraire, sous le prétexte d’une fausse “restauration spirituelle”, une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise à rebours de sa valeur légitime et normale. » Des lignes prémonitoires sur la mode du New Age et ses dérivés, ainsi que sur l’actuelle prolifération des sectes comme phénomène parodique, et des manipulateurs de symboles au sein de la nouvelle économie globalisée. Guénon ou l’anti-Attali, que ce dernier cite – ainsi que son recueil posthume d’articles, les Symboles fondamentaux de la science sacrée (1962) – dans la bibliographie de son livre Chemins de sagesse (1996), en lui attribuant le prénom de Robert ! Il est vrai que l’identité d’un penseur du Ciel ne peut être forcément connue d’un mystificateur affairiste de ce monde. Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, paraissent les trois derniers ouvrages de Guénon publiés de son vivant : les Principes du calcul infinitésimal, la Grande Triade et Aperçus sur l’initiation. En 1947, il devient père de Leila, sa seconde fille. S’étant fait naturaliser égyptien, il aura encore deux fils, Ahmed, en 1949, puis Abdel Wahid, né le 17 mai 1951, quatre mois après sa mort, survenue le 7 janvier de cette année-là. Un grand esprit, trop grand peut-être, venait de s’éteindre, laissant derrière lui une oeuvre très riche qui mérite d’être (re)découverte avec le discernement nécessaire.