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ORDRES DES TEMPLIERS ET HOSPITALIERS
C'est à partir d'un hôpital dédié à saint Jean-Baptiste, que fut fondé à Jérusalem, vers 1110, par un chevalier provençal, Gérard Tunc, l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean. Huit ans plus tard, à l'instigation d'un chevalier champenois, Hugues de Payens, naquit aussi à Jérusalem l'ordre des Frères de la milice du Temple de Salomon. Assujettis à une règle propre, celle du Temple ayant été inspirée par saint Bernard, ils portaient des vêtements bien différenciés: pour les Templiers, un habit et un manteau blanc, sur lesquels vint s'ajouter en 1146 une croix rouge, pour les Hospitaliers un habit noir orné d'une croix pattée blanche sur la poitrine. Ils étaient divisés les uns et les autres en trois classes : chez les Templiers, les chevaliers, les écuyers et les frères servants, chez les Hospitaliers : les chevaliers, les prêtres ou chapelains, les frères servants, qui pouvaient assurer des fonctions militaires aussi bien que cultuelles ou hospitalières. Si, à l'origine, la mission des Hospitaliers était d'accueillir les pèlerins et les malades, cette vocation hospitalière se doubla, en effet, vers 1137 d'une activité militaire : assurer, à l'instar des Templiers, la sécurité des grands chemins empruntés par les pèlerins. Dans le contexte des Croisades, la prospérité des deux ordres ne pouvait qu'être rapide. Dès le XIIème siècle, leurs possessions, surtout celles du Temple, se multiplièrent en Occident. A ces possessions, qui consistaient en biens fonciers et immobiliers, s'ajoutèrent des rentes, des droits et privilèges divers. On leur léguait aussi parfois chevaux et armure: ainsi en 1196, André, seigneur de Varades (44), légua-t-il au Temple son cheval avec ses couvertures, aux Hospitaliers sa cuirasse et ses chaussures militaires, en précisant que si, à sa mort, il n'avait plus de cheval, il donnerait aux premiers sa cuirasse, aux seconds ses chaussures.
L'organisation administrative et l'implantation des
Ordres Templiers et Hospitaliers
Les possessions des deux ordres furent regroupées en préceptoreries ou commanderies. La commanderie se composait dans le principe de la résidence du commandeur, d'un logis pour les frères, d'une chapelle, d'un cimetière, parfois d'un hôpital ou hospice pour les pèlerins et, en zone rurale, d'une exploitation agricole. Un procès-verbal de visite décrit, en 1665, la commanderie de Pont-Melvez (22) comme constituée :
- d'une maison principale couverte en ardoise, garnie de vitres, avec au rez-de-chaussée deux salles basses et deux celliers, au ler étage, trois hautes chambres et une « bauge » (prison),
- de deux écuries, couvertes de genêts, l'une pour six chevaux, l'autre pour douze.
- d'une grange de trente pieds de large, couverte de genêts, avec une grande porte pour entrer les charrettes chargées, et au bout un enclos couvert de genêts servant de chenil aux chiens du commandeur.
- d'une boulangerie et d'un petit four « propre à cuire du pain blanc et de la pâtisserie ».
- le tout entouré de fossés « en la moitié desquels il y a de l'eau du côté du levant et du côté du couchant ».
De la commanderie relevaient des membres, maisons et domaines, qui pouvaient comporter aussi une chapelle et un logis pour les frères ou n'être que des exploitations agricoles. L'ensemble formait une baillie ou commanderie. Chez les Templiers, les baillies étaient regroupées en provinces, placées sous l'autorité d'un magister « maître » ou preceptor « commandeur de province ». La Bretagne, avec le Bordelais, l'Aunis, la Saintonge, le Périgord, l'Angoumois, le Poitou, la Touraine, l'Anjou et le Maine, dépendait de la province d'Aquitaine.
Chez les Hospitaliers, les commanderies étaient regroupées en prieurés, rassemblés à leur tour en langues (Provence, Auvergne, France, Italie, Espagne, Allemagne, Angleterre). La Bretagne, qui relevait de la langue de France, fut pourvue de deux commandeurs: c'est ce qu'on peut inférer d'un acte de 1244 concernant la vente d'un domaine en Saint-Suliac (35), vente faite devant « Pierre de la Villedieu, humble précepteur actuel de la maison de l'Hôpital de Jérusalem in Romano Britannie ». Suite à la suppression de l'ordre du Temple par Philippe le Bel, en 1312, l'absorption de ses biens par les Hospitaliers, ayant triplé leurs possessions, un nouveau découpage administratif s'avéra nécessaire : la langue de France fut divisée en trois grands prieurés, à savoir de France, de Champagne et d'Aquitaine, la Bretagne relevant de ce dernier, qui eut Poitiers pour siège. La réorganisation toucha aussi les commanderies. Les quelque trente petites commanderies qui existaient en Bretagne furent peu à peu regroupées. Au XVIIème siècle, on dénombre celles de La Feuillée (29, de Carentoir (56), de la Guerche (35), de Nantes (44), des Biais et Clisson (44).
L'implantation des diverses commanderies s'est-elle faite au seul hasard des donations ? Bénéficiaires aussi bien que donateurs n'y avaient pas intérêt. Aussi nombre de commanderies ont-elles été établies au bord d'anciens itinéraires ayant une fonction commerciale ou pèlerine. En assurant la sécurité des chemins, les deux ordres ne pouvaient que contribuer à favoriser les échanges commerciaux, notamment ceux que pouvaient générer certaines grandes foires, comme celles du Temple de Montbran à Pléboulle (22), et ainsi accroître, en percevant notamment des droits sur les marchandises, leurs revenus. Certaines implantations sont aussi directement inspirées par le souci de mettre en valeur des terres jusqu'alors improductives, en y attirant des colons par des conditions avantageuses, cas de la commanderie hospitalière de La Feuillée, avec son régime de quevaize. Il apparaît aussi que certaines commanderies sont installées en limite de diocèse et surtout de paroisse, situation qui avait peut-être l'avantage d'une certaine ambiguïté.
C'est, pense-t-on, vers 1130, que s'est implanté en Bretagne l'ordre du Temple, suivi, un peu plus tard, par l'ordre de l'Hôpital. Si l'on sait que la préceptorerie du Temple de Nantes fut fondée en 1141 par le duc Conan III, notre connaissance de l'expansion ancienne des deux ordres repose essentiellement sur deux chartes apocryphes, énumérant leurs possessions, chartes datées, pour ce qui est des Templiers de 1182, des Hospitaliers de 1160. De la fin du XIIème siècle jusqu'au début du XlVème siècle, quelques rares autres actes, concernant surtout le pays nantais, apportent quelques éléments complémentaires. On peut considérer, comme le dit Anatole de Barthélémy, que, « dès la fin du XVIIème siècle, il n'y avait presque plus de titres anciens » des deux ordres.
Pour tenter de reconstituer l'état de leur temporel, ou plus exactement de celui des Hospitaliers, à qui échurent, dans une très large mesure, on l'a dit, les possessions du Temple, on dispose d'aveux ou de procès-verbaux de visite qui ne remontent pour l'essentiel qu'aux XVIIème et XVIIIème siècles. On se doit, en complément, de prendre en compte, d'une part, certains toponymes rappelant la présence des deux ordres, comme le Temple, la Templerie, pour les Templiers, Villedé et l'Hôpital, pour les Hospitaliers, d'autre part, les lieux de culte qui sont susceptibles de leur être imputables, notamment ceux où sont honorés le Christ, la Vraie-Croix ou le Baptiste.
Les chartes des Templiers et Hospitaliers de 1160 et 1182
Ces chartes sont, on l'a dit, toutes deux apocryphes. Celle en faveur des Templiers, qui indique que le duc Conan IV leur reconnaît la libre possession de tous leurs biens dans le duché, sans qu'ils aient à acquitter de coutumes et de rentes, est datée de 1182, bien que le duc, intronisé en 1156, soit mort en 1168. Ces chartes ne sont connues que par des copies, la plus ancienne étant de 1312 pour celle en faveur des Hospitaliers. Ces copies sont souvent fautives, particulièrement s'agissant des Templiers. Les chartes proprement dites n'auraient été rédigées qu'à la fin du XIIIème siècle.
Si tel est le cas, force est néanmoins d'admettre que des documents antérieurs y ont été mis en oeuvre. Ainsi relève-t-on, dans la charte de 1182, la forme Heenan pour désigner Hénansal (22), conforme aux graphies Henan en 1163, Henant en 1177. Or c'est entre 1177 et 1198 que se situe le démembrement de l'ancienne paroisse de Henan, partagée entre Hénansal et Hénanbihen. C'est en 1198 que l'on rencontre la première mention de Henan Bihan et en 1213, la première attestation de Henantsal, utilisée dès lors constamment.
Satisfaisantes à quelques exceptions près, ce qui n'est pas le cas de celles de la charte de 1182, les graphies de la charte de 1160 en faveur des Hospitaliers présentent certains traits qui constituent des archaïsmes au XIIIème siècle. Ainsi, la métathèse qui a conduit de Bannazlant à, aujourd'hui, Balanant, nom d'un village de Plouvien (29), se trouve entérinée dans l'usage pour Ploubazlanec (22) autour de 1250: noté Ploibanazlech en 1224, Ploibanazlec en 1230, Plobanalec 1239, le nom est transcrit Plobalanech en 1252, Ploebalanec en 1267. On constate d'autre part l'usage, comme en vieux-breton de th, de t ou de d pour noter le son z: relevons Brithiac pour Briec (29) (Briziac en 1249), Ploeneth pour Plonéis (29), Cothon pour Cuzon, en Quimper (29), (Cozon et Cuthon en 1227). Mathalon pour Mahalon (29) (Mathalon en 1267, Mazalon en 1306-1308), Bodoc Kapsithun pour Beuzec-Cap-Sizun (29) (Buzoc au XIème siècle, Bozoc en 1270 ), Blagueth pour le Blavet (Blavez en 1184), Ploearthmael pour Ploërmel (56) (Ploiarmel entre 1066-1082, Ploiasmel en 1112, Ploermel entre 1124-1131, Ploasmel en 1173), An Rodoued Gallec pour Roudouallec (56), an Folled pour la Feuillée (39), Pennhart pour Penhars (29) (Penharz en 1262). On peut aussi relever que la plupart des noms cités apparaissent sous la forme vernaculaire bretonne ou romane, parfois précédés de l'article défini français, comme La Bollie, ou breton, comme an Rodoued Gallec, en Luch, an Folled. Rares sont ceux qui font l'objet d'une latinisation: ainsi Locus Sancti Maclovii, Grandifonte, Saltus calvus, Grandisvilla..
L'identification de certains des lieux cités dans les deux chartes n'est pas aisée. C'est surtout la charte de 1182 qui, de par ses graphies souvent fautives, présente le plus de difficultés : sur les 84 noms qui y sont cités, une vingtaine au moins ne peuvent être identifiés avec certitude, alors que sur, les 58 noms que comporte la charte de 1160, seuls 3 sont inconnus.
L'absence de logique interne dans l'énumération des noms dans la charte de 1182 ne facilite pas la tâche. En revanche, dans l'acte de 1160, l'énumération des lieux cités suit, même si elle n'est pas strictement respectée, une certaine logique géographique, qui nous conduit de Trégor en Goëlo, de là en Haute-Comouaille, puis dans les Monts d'Arrée, de là en Léon, puis, en passant par le pays du Faou, dans la Cornouaille du sud-ouest, de là dans le secteur de Quimperlé et dans le Vannetais occidental, puis dans le Vannetais oriental, ensuite dans le Nantais, avant de rejoindre pour finir le Penthièvre, l'embouchure de la Rance et le pays de Dol.
Aux possessions citées dans les deux chartes précédentes, s'ajoutent quelques autres connues par des actes du XIIIème siècle. Ainsi, le duc Pierre Mauclerc et son épouse Alix, confirmèrent-ils aux Templiers les libéralités de leurs prédécesseurs et y adjoignirent Messac (35), une villa dans le pays de la Mée (Medeia) et les « hôtes », c'est à dire les tenanciers, qu'ils revendiquaient à Châteaulin (29), Châteauneuf-du-Faou (29), Morlaix (29), Jugon (22), Moncontour (22) et, sans doute, Lannion (22). Le texte porte Lemnon, ce qui pourrait faire songer à Lennon (29), mais comme il s'agit de villes castrales et qu'il existe une variante Lennion, le choix de Lannion paraît s'imposer.
L'implantation des deux ordres présente une image assez contrastée : les possessions du Temple sont surtout réparties sur le versant nord de la péninsule, celles de l'Hôpital sur le versant sud, avec entre les deux une zone vierge. On constate aussi de très fortes disparités entre les diocèses et à l'intérieur même des diocèses. Le diocèse de Léon ne comporte que trois établissements, l'un templier (Saint-Pol-de-Léon), les deux autres hospitaliers (Saint-Jean-Balanant et Kerfornédic, en Commana); le diocèse de Rennes, peu marqué par la présence templière, ne comporte aucune fondation hospitalière. La moitié sud du diocèse de Saint-Malo est vierge de toute présence, tout comme le centre des diocèses de Cornouaille et de Vannes.
Les toponymes révélateurs des Templiers et Hospitaliers
On considère habituellement que les toponymes Vildé, Le Temple/La Templerie, L'Hôpital sont révélateurs de la présence des deux ordres. Pour être souvent avéré, ce critère appelle quelques réserves ou précisions.
Le nom Villa Dei, à l'origine des Villedieu et Vildé romans, dont on relève quelque huit occurrences en Haute-Bretagne, presque toutes groupées dans le même secteur, serait un marqueur privilégié d'établissements relevant des Hospitaliers. Néanmoins, outre qu'un des tout premiers exemples, Villedieu-le-Château (41), attesté vers 1032, est antérieur à la fondation de l'ordre, tout comme Villedieu (21), attesté vers 1090-1096, Vildé-la-Marine, village de Hirel (35), est donné dans un acte de 1191 comme une possession de l'abbaye du Mont-Saint-Michel. Trois autres Vildé, à savoir Vildé-Guingalan (22), Vildé-Goëllo, en Quévert (22), et Vildé-Bidon, en Roz-Landrieux (35), figurent non pas dans la charte en faveur des Hospitaliers, mais dans celle en faveur des Templiers. Cités, sans être précédés du terme Villa Dei, dans l'acte de 1182, ils ont pu, il est vrai, devenus propriété des Hospitaliers, recevoir d'eux le qualificatif.
La même problématique se pose s'agissant des toponymes Temple/Templerie. C'est assez rarement que ces noms coïncident sur le terrain avec ceux cités dans la charte de 1182. Quasiment inexistants en Cornouaille et en Tréguier, ils sont surtout présents en Vannetais, notamment dans le Vannetais oriental, dans un secteur où l'implantation hospitalière ancienne est bien marquée. La dévolution des biens du Temple à l'ordre de l'Hôpital a fait que celui-ci s'est assimilé à celui-là. Il est significatif de voir, en 1603, le commandeur de La Feuillée opposer, entre autres arguments, au seigneur de Saint-Bihy en Plélo (22), qui avait fait valoir des prétentions sur la chapelle Saint-Jean du Temple, que « ce mot de Temple ne s'accommode qu'aux commanderies des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, lesquels aussi par cette cause s'appellent Templiers ». On ne peut donc se prévaloir de l'appellation de Temple pour attribuer systématiquement à l'ordre la fondation des établissements portant ce nom.
La même prudence doit s'exercer face aux toponymes L'Hôpital. Dans certains cas, ils dénoncent effectivement une présence de l'ordre : ainsi à Louargat (22), lieu cité dans la charte de 1160, existe un lieu-dit Douar-an-Hospital; de même, on relève des lieux-dits an Hospital à Pédemec (22), Penvénan (22), Plonéis (29), l'Hôpital à Pléhérel (22) et à Quessoy (22), paroisses citées aussi en 1160. Mais s'agissant de L'Hôpital-Camfrout (29), une charte des années 1080-1090 nous révèle que cet établissement, « au service des pèlerins et des indigents », fut fondé par les moines de Landévennec. A Taulé (29), existe bien une parcelle dite Parc-an-Hospital, mais c'est parce qu'elle appartenait à l'Hôpital de Morlaix. Il convient donc d'être circonspect.
Les cultes du Christ et de la Vraie-Croix
« L'on répète couramment, écrivait Largillière en 1926, que les Chapelle-Christ sont des fondations des Templiers; telle semble bien être la vérité, bien que le fait n'en soit pas vérifié. On aurait là une date pour les noms de lieux en Lochrist. Les Templiers et les Hospitaliers se faisaient un devoir de prêcher la Passion, et nul doute qu'ils ont développé le culte rendu au Sauveur flagellé ; car telle est la signification du vocable Christ en breton: les statues de Christ représentent le Christ à la colonne, l'Ecce Homo ». On considère que c'est aussi grâce à eux que se serait développé en Bretagne le culte de la Vraie-Croix, dont ils auraient notamment rapporté un certain nombres de reliques.
Il est, de fait, indéniable qu'en un certain nombre d'endroits la relation entre les cultes du Christ et de la Croix et la présence des deux ordres se vérifie. A Beuzec-Cap-Sizun (29), paroisse citée dans l'acte de 1160, la chapelle du Christ de Lochrist appartenait aux Hospitaliers, de même que celle de Louargat (22), paroisse citée dans le même document. A Pont-Melvez (22), possession templière à l'origine, devenue chef-lieu d'une commanderie hospitalière, le village du Christ, avec sa chapelle Saint-Jean-Baptiste, rappelle la présence des deux ordres. Il en est de même de la chapelle du Christ à Lochrist, en Coatréven (22). A Kergrist-Moëlou (22), le membre hospitalier de la Madeleine, avec sa chapelle Saint-Jean-Baptiste, possédait des quevaizes dans le village voisin du Croisty. A Ploumilliau (22), où les Hospitaliers avaient des biens, existe une Chapelle-Christ ; de même à Loguivy-Plougras (22), où une chapelle du Christ existait au village de Kergrist, ou encore à Plougonvelin (29), où il possédaient l'hôpital Saint-Jean, non loin de Lochrist. Les noms en lok s'étant répandus entre le XIème et le XIVème siècle, les Lochrist apparaissent donc comme de précieux témoins de l'implantation templière ancienne. Cependant on ne saurait systématiser, puisque le Christ de Pleyber-Christ (29) est déjà mentionné au nombre des biens de l'abbaye de Saint-Jacut dans une confirmation papale de 1163 et qu'un lieu nommé Caer Crist (peut-être Lochrist en Locam (22)) fut donné à l'abbaye de Quimperlé entre 1084 et 1112.
Les mêmes constatations valent pour le culte de la Croix, que pérennisent les noms de Sainte-Croix, la Vraie-Croix, en breton Langroaz, ou encore Croasti. Il est de fait qu'à Sulniac (56), c'est aux Hospitaliers qu'on doit la naissance de la trêve de la Vraie-Croix, avec sa chapelle dédiée à Saint-Jean-Baptiste, qu'à Moëlan (29), paroisse citée dans l'acte de 1182, on relève un village de Langroez, qu'à Languidic (56), paroisse citée dans l'acte de 1160, où les Hospitaliers possédaient la chapelle Saint-Jean, existent des hameaux de Langroaz et du Croasty. De même, on trouvait des reliques de la Vraie-Croix dans des sanctuaires relevant, soit de l'Hôpital, comme ceux du Guerno (56) et de la Varie-Croix (56), soit du Temple, comme ceux de Lantiern d'Arzal (56), du Temple de Carentoir, dont le reliquaire remonte au XIIIème siècle, ou encore des Biais en Saint-Père-en-Retz (44). Cependant, des reliquaires de la Vraie-Croix sont aussi signalés à Plouénan (29), Béganne (56), Rochefort (56), Saint-Gildas-de-Rhuys (56), Sarzeau (56), Saint-Léry (56), Les Fougerets (56), sans que l'on puisse, semble-t-il, établir de lien avec la présence d'un des deux ordres.
Attribuer aux deux ordres la primeur du culte de la Croix ne serait pas moins discutable, puisque ce culte est déjà impliqué à haute époque par le nom même de Plougras, Plebs Crucis en 1288, et qu'on en a plusieurs attestations dès le XIème siècle, comme l'abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé (29), fondée vers 1050, le prieuré de Sainte-Croix de Vitré (35), fondé vers 1055-1060, l'église Sainte-Croix de Mâchecoul (44), citée en 1055, etc. Si l'on peut penser que le nom du Croisty, ancienne trêve de Saint-Tugdual (56), possession des Hospitaliers citée dans l'acte de 1160, est imputable à ceux-ci, celui du Croësty à Arzon (56), existait dès le XIème siècle : écrite vers 1060, la Vie de saint Gildas nous apprend que le saint « avait construit lui-même un petit oratoire en l'honneur de la Sainte-Croix (près de) l'estuaire appelé Croesti, ce qui signifie maison de la Sainte-Croix ».
Le culte de saint Jean-Baptiste
Qu'en est-il s'agissant du culte de saint Jean-Baptiste, patron des Hospitaliers? Si en 1603, dans le différend l'opposant au seigneur de Saint-Bihy, le commandeur de La Feuillée se prévaut du nom de Temple donné à la chapelle Saint-Jean de Plélo pour la faire sienne, il affirme également, primo, que « partout où il y a chapelle et pardon de Saint-Jean, il y a membre de sa commanderie », secundo, que « le nom même de la chapelle indiquait à qui elle appartenait ».
Cette généralisation est pour le moins hâtive. Si on peut leur concéder d'avoir grandement contribué à répandre le culte du Baptiste, les Hospitaliers n'ont pas été les seuls à le mettre en honneur, contrairement à ce que laisse croire le commandeur de La Feuillée. Si dans un certain nombre de cas, l'ancienneté du patronage du Précurseur est toute relative, comme dans l'église Saint-Jean du Baly, où il n'a détrôné la Vierge que vers le milieu du XVIIème siècle, ce qui n'exclut pas que son culte y ait été célébré à titre secondaire plus anciennement, il est incontestable qu'il bénéficie d'attestations anciennes dans la péninsule.
Si on sait par Grégoire de Tours que sa Nativité était célébrée de son temps, au VIème siècle, dans la métropole tourangelle, où elle avait été instituée par l'évêque Perpetuus, entre 461 et 471, on peut conjecturer que le culte du Précurseur a été aussi célébré à haute époque dans les cités épiscopales de Nantes (44), de Rennes (35) et, sans doute, de Vannes (56). A Nantes, près de la cathédrale, lui était dédiée l'église du Baptistère, où furent mises au jour, au siècle dernier, deux piscines baptismales remontant aux IVème et VIème siècles. On sait par la Chronique de Nantes qu'au IXè siècle, la célébration de la Saint-Jean voyait affluer dans la ville une multitude de pèlerins. Sous le règne du comte Judicaël, entre 992 et 1004, les Nantais se réunissaient dans l'église et y passaient la nuit à veiller et prier. Le texte rapporte même un miracle qui eut lieu à cette occasion: un chevalier de la suite du comte ayant osé quitter le sanctuaire pour aller copuler avec une courtisane, ne put, comme les chiens, s'en séparer. Son repentir fit que grâce à Dieu et à saint Jean, il fut libéré de sa fâcheuse posture. A Rennes, pour n'être mentionnée qu'à partir du XIème siècle, l'église Saint-Jean-Baptiste, dépendance de l'abbaye de Saint-Melaine, est sans doute de fondation aussi ancienne.
D'autres témoignages textuels peuvent aussi être invoqués, comme celui de la Vie de saint Méen, compilée au XIème siècle, qui dit que le saint, établissant au VIè siècle le monastère qui allait porter son nom en consacra l'oratoire au Baptiste. C'est aussi en son honneur, que, selon sa Vie, écrite au IXè siècle, saint Martin de Vertou, édifia au VIè siècle son monastère.
Se pose le cas de Ploujean, près de Morlaix. Paroisse bretonne primitive, fondée sans doute au VIème ou VIIème siècle, Ploujean (29), dont l'église est aujourd'hui dédiée à la Vierge, n'a conservé aucune trace d'un culte à saint Jean, ce qui surprend d'autant plus que les Templiers y avaient, selon la charte de 1182, des possessions. Dans ses Noms de saints bretons, parus en 1910, Joseph Loth considérait que l'éponyme de Ploujean était saint Jean, mais en 1924, il estimait qu'il y avait eu confusion entre le nom breton de Jean, Iohan, Iahan, et celui d'un saint indigène. L'hypothèse d'un « Johannes celtique » n'a de fait rien que de très plausible. Un saint breton de ce nom figure, à la date du 27 juin, dans le martyrologe romain parmi les quelques 128 saints ou bienheureux répondant au nom de Jean. L'existence de ce saint, honoré dans la collégiale Saint-Mexme de Chinon (37), nous est connue par deux sources du VIème siècle. Dans son livre « De la gloire des confesseurs », Grégoire de Tours célèbre la mémoire de ce Joannes, quidam presbyter, natione Britto, qui vivait en ermite dans une cellule près de l'église Saint-Mexme. La Vie de sainte Radegonde l'évoque également. En 552, la sainte, qui fuyait la vindicte de son époux, le roi Clotaire II, lui envoya une de ses moniales, qu'elle chargea de lui remettre un vêtement très précieux, en le priant d'intercéder pour elle et de lui procurer un cilice ; ce qu'il fit. Le solitaire mourut un 5 mai et fut enterré dans sa cellule, qui devint, par la suite, un oratoire dédié à sainte Radegonde. On ne saura jamais d'où était venu ce Jean le Breton, mais à l'époque où il vivait la péninsule voyait se mettre en place le réseau des ploue et le semis des lann.
Il serait donc très hasardeux de considérer Ploujean comme une manifestation précoce du culte du Précurseur. Aucune ploue n'est placée sous son patronage, en dehors de Plourac'h (22), dont l'église possède un reliquaire abritant des reliques de son saint patron et de saint Yves, encore ignore-t-on à quand remonte ce patronage. C'est seulement au XIème siècle que se rencontrent les premières attestations cultuelles le concernant, encore sont-elles peu nombreuses et extérieures à la péninsule bretonne proprement dite, puisque deux sont localisées dans le pays de Retz, à Cheméré (44) et à Mâchecoul (44), les autres à Saint-Nazaire (44), Cordemais (44), Sougéal (35) et Fougères (35). L'implantation, au siècle suivant, des ordres du Temple et surtout de Saint-Jean de Jérusalem, n'a pu que favoriser l'expansion de son culte.
Templiers et Hospitaliers bénéficièrent, en effet, très tôt d'un privilège important, celui de construire des églises qui leur soient propres. Dès 1139, une bulle du pape Innocent II exemptait les Templiers de la juridiction épiscopale et leur concédait « la faculté de construire des oratoires dans tous les lieux rattachés au Temple », afin qu'ils puissent y entendre l'office et d'avoir des cimetières où ils puissent être enterrés. On peut penser que les Hospitaliers bénéficièrent eux aussi, très tôt, de ce privilège, puisque, confirmant vers 1182 les concessions qui leur avaient été faites par ses prédécesseurs, le pape Lucius II leur accordait notamment le droit de construire des églises avec cimetières.
Nous avons recensé sur l'ensemble de la Bretagne quelque 334 édifices où sont, ou ont été honorés, à titre principal ou secondaire, des saints du nom de Jean. Faute de données précises, nous n'avons pu identifier le titulaire d'une soixantaine d'entre eux, constitués souvent de chapelles privées. L'écrasante majorité, soit 95% des 275 autres honore ou honorait le Précurseur. Si l'on ne peut attribuer aux Hospitaliers la paternité de son culte dans nombre d'édifices, il n'en demeure pas moins que l'ordre étaient installé ou possédait des biens ou des rentes dans une centaine de paroisses ou trêves ayant un édifice dédié au Précurseur. Soixante pour cent des 58 lieux identifiables dans la charte de 1160 possèdent un édifice l'ayant pour patron. La proportion est moitié moindre pour les paroisses concernées dans l'acte en faveur des Templiers. Encore le culte du Baptiste a-t-il pu y être introduit après la dévolution de leurs biens aux Hospitaliers. Guillotin de Corson ne semble pas en douter: « Au XIVème siècle, écrit-il, sans que l'on sache sur quoi il s'appuie, les Hospitaliers reconstruisirent plusieurs chapelles bâties primitivement par les Templiers et les dédièrent à leur patron saint Jean-Baptiste».
Si l'on rassemble les données, tant anciennes que plus récentes, concernant l'implantation ou les possessions des deux ordres, on peut donc penser qu'ils n'ont pas été sans influencer la distribution du culte du Précurseur en Bretagne. C'est dans les zones où ils étaient possessionnés que la densité des édifices à lui être dédiés est la plus forte, notamment au niveau des chapelles. Peu de paroisses l'avaient, en effet, pour patron principal ou secondaire : moins de 4% des 1305 paroisses que comptaient en 1790 les neuf évêchés bretons. Les deux tiers de ces paroisses appartenaient aux diocèses de Nantes (12), Rennes (10) et Saint-Malo (9). Cette répartition n'est plus la même s'agissant des chapelles, les plus fortes densités appartenant aux diocèses de Vannes, Quimper et Tréguier, diocèses dont un quart des paroisses possèdent au moins un édifice dédié au Précurseur. Certaines paroisses en comptaient deux, voire trois comme Ploézal.
Conclusion sur les Templiers et Hospitaliers
Bien que l'ordre de l'Hôpital, devenu celui des chevaliers de Rhodes, après la conquête de l'île en 1309, puis de Malte à partir de 1530, suite à la donation de l'île à l'ordre par Charles-Quint, ait subsisté jusqu'en 1789, c'est l'ordre du Temple qui a, en dépit de sa disparition précoce, le plus marqué l'imaginaire collectif et sa fascination demeure. Si on ne rencontre pas, semble-t-il, de rues des Hospitaliers, les rues des Templiers ne sont pas rares. Châteaulin (29), où il est vrai les Templiers avaient des « hôtes », a la sienne. Kerfoum, près de Pontivy (56), en possède aussi une, en dépit de tout fondement historique, depuis les années 1970. Il suffit d'une vague tradition populaire... Mais force est de reconnaître que ce qui passe pour tradition populaire n'est parfois, sinon souvent qu'une invention des « antiquaires » du XIXème siècle ou des érudits locaux du XXème.
C'est aux érudits du XIXème qu'on doit le qualificatif de « Temple » pour l'église de Lanleff (22), inspirée de l'église du Saint-Sépulcre mais antérieure aux Templiers et qui dépendait de l'abbaye de Léhon. A Loguivy-Plougras (22), du nom d'une hauteur appelée Méné-Ru « la montagne rouge » s'est forgée la tradition que c'était un souvenir des menec'h ru « les moines rouges ». A L'Ile-aux-Moines (56), la tradition locale attribue aussi le nom de l'île aux Templiers, alors que le nom d'Enes Manac figure dès 854 parmi les possessions de l'abbaye de Redon (35). A La Forêt-Fouesnant (29), les vestiges du prieuré bénédictin de Logamand, fondé par les moines de Quimperlé en 1069, sont présentés dans un ouvrage paru en 1980 comme étant les vestiges d'une commanderie du Temple. Les exemples ne manquant pas, on ne peut qu'être circonspect, sinon réservé lorsque la tradition populaire n'est pas corroborée par les documents.
S'agissant de l'architecture, outre qu'aucun ensemble hospitalier n'a été conservé en Bretagne, nombre d'édifices ayant été détruits ou endommagés lors des guerres de Succession de Bretagne et de la Ligue notamment, les reconstructions dont ils ont fait l'objet les ont profondément transformés et les ont adaptés aux styles de l'époque. Quant aux croix dites « templières », la plupart méritent rarement d'être considérées comme telles, c'est du moins l'avis de l'abbé Castel.
Si l'on peut encore espérer progresser un tant soit peu dans la connaissance de l'implantation templière et hospitalière en Bretagne, cette quête restera, du fait des lacunes documentaires, inachevée.
(cet article a été publié avec l'aimable autorisation de son auteur - Bernard Tanguy)