• La Création et le rapport à la nature dans l'islam


    La Création et le rapport à la nature dans l'islam


    "Le respect de la Nature pour la paix de tous".
    BismiLlâh, ar-Rahmân, ar-Rahîm
    Dans un hadîth qudsî, c’est-à-dire une tradition prophétique dans laquelle Dieu
    parle à la première personne, Dieu dit : « J’étais un trésor caché et J’ai désiré être
    connu. Alors J’ai créé le monde.» Pour un croyant, l’existence de Dieu n’est pas
    mise en doute ; si bien que, dans cette sainte tradition prophétique, il nous est révélé,
    non pas une réalité qui doit être analysée, ou une démonstration qui cherche à
    prouver Son existence, mais uniquement une vérité, un indice spirituel qui, révélant
    tout d’abord l’Etre de Dieu, invite le croyant à la contemplation et à la méditation.
    Dieu Se connaît donc Lui-même, en Lui-même, par Lui-même, et n’a pas
    besoin du monde pour être. Il est, rappelle le Coran, l’Etre absolu, Celui qui se suffit
    à Lui-même, « l’Indépendant des mondes » (al-Ghanî ‘ani-l-‘âlamîn) dont toute
    chose dépend, l’Un (al-Ahad), le Soutien universel, l’Impénétrable (aç-Çamad).
    Quelle est la place du monde au regard de cette vérité ? Autrement dit,
    pourquoi Dieu a-t-Il créé le monde, alors que celui ci semble Lui être totalement
    inutile ? Parce qu’Il a désiré être connu et partager Son Etre. C’est par amour qu’Il a
    voulu partager le trésor qu’Il est. Dieu précise, d’une certaine façon, Son
    « intention », disant encore dans le Saint Coran : « Ce n’est pas par divertissement
    que Nous avons créé les cieux et la terre et ce qui est entre eux. Nous ne les avons
    créés qu’en toute vérité. Mais la plupart d’entre eux ne savent pas. » Par la création
    du monde, Dieu désire Se connaître et Se faire connaître à travers le voile des choses
    qui simultanément Le cachent et Le révèlent.
    La Tradition islamique enseigne que Dieu a créé le monde « à partir de rien »,
    c’est-à-dire à partir de rien d’autre que les réalités éternelles contenues dans Sa
    Connaissance et de Son projet pour la Création. « Quand Nous voulons une chose,
    Notre seule parole est : “Sois !” Et elle est. » Dieu amène les choses à l’existence par
    Sa parole, Son ordre. La Parole crée le monde et le sauve, grâce à la révélation qui est
    comme une nouvelle création. Comme le dit le Saint Coran, c’est Dieu « qui a créé
    sept cieux superposés sans que tu voies que le Tout Miséricordieux ait laissé
    échapper quoi que ce soit dans la Création. Tourne le regard : y vois-tu quelque
    faille ? »
    Le monde est l’effet de la miséricorde de Dieu (rahma) : il est créé « au nom
    de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très- Miséricordieux » (bismi-Llâh, ar-Rahmân,
    ar-Rahîm). Une autre sainte tradition prophétique rapporte : « Lorsque J’ai créé le
    monde J’ai fait cent parts de Ma Miséricorde. J’en ai gardé quatre vingt dix neuf
    auprès de Moi et J’en en ai laissé une dans le monde. C’est en vertu de cette part que
    la mère aime son enfant, et que la jument relève son sabot qui est prêt d’écraser son
    poulain. »
    En langue arabe, c’est sur la même racine, RHM, que sont formés les noms des
    deux attributs divins, ar-Rahmân et ar-Rahîm, que l’on retrouve dans le terme rahim
    qui signifie « matrice ». Cette miséricorde divine comporte deux dimensions : l’une
    universelle (ar-Rahmân), qui concerne la Création dans son ensemble, et une autre
    (ar-Rahîm), plus particulière, plus intime, qui concerne chaque créature. C’est au
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    travers du Nom ar-Rahmân (le Tout Miséricordieux) que Dieu crée le monde, et par
    le Nom ar-Rahîm (le Très Miséricordieux) qu’Il le sauve.
    Le Nom ar-Rahmân manifeste l’Un et définit, en quelque sorte, Sa relation
    avec la Création. Il est l’intermédiaire entre la Vérité immuable, unique et cachée, et
    le créé, multiple et voué au changement, au devenir. Ce Nom divin donne à la
    Création la possibilité de participer de cette immutabilité et de fonder ainsi sa réalité.
    Le Nom ar-Rahîm assure la présence permanente de l’Unité en toutes choses
    créées. Il est, en quelque sorte, le support de la « forme » que revêt l’Unité dans les
    différents degrés de la Création, comme le nombre un qui revêt la forme des autres
    nombres, ceux-ci n’étant en définitive que la succession indéfinie de l’unité rajoutée à
    elle-même, sans que cette dernière n’en soit pour autant altérée. Selon un autre
    symbolisme, ar-Rahmân est comme le métier à tisser entre les deux mains du Tisseur
    et sur lequel repose tout Son ouvrage. Ar-Rahîm est comme la trame sur laquelle est
    tissé le motif constitué des différentes couleurs qui, reliées entre elles, participent à la
    manifestation d’une réalité beaucoup plus vaste, qui n’est autre que l’actualisation
    permanente du désir de Dieu de Se faire connaître.
    La nature qui nous entoure témoigne de l’attitude spirituelle à laquelle
    l’homme devrait préalablement adhérer, et qui consiste à accepter et à suivre la
    volonté de Dieu dans chaque instant. En effet, la nature n’a pas à proprement parler
    de véritable initiative. Elle est totalement soumise aux lois que Dieu a prédéterminées
    pour elle. La beauté et la simplicité de la nature tiennent au fait que, bien qu’elle ne
    connaisse pas la sentimentalité, ni la révolte qui en découle, elle témoigne de
    véritables sentiments, en manifestant les plus beaux Noms de Dieu : le Tout
    Miséricordieux (ar-Rahmân) S’y révèle par l’existence même de toute chose, le Très
    Louangé (al-Hamîd) dans l’invocation permanente des oiseaux, le Très- Généreux
    (al-Karîm) à travers le soin des animaux pour leurs petits et le respect de ceux-ci à
    l’égard de la hiérarchie, le Vivificateur (al-Muhyî) dans les bénédictions d’une pluie
    bienfaisante, le Très Contraignant (al-Qahhâr) à travers un soleil accablant ou dans
    une tempête terrifiante, le Patient (aç-Çabûr) dans la stabilité des arbres. Toute chose
    dans la Création Le glorifie et chante Sa louange : « Les sept Cieux et la Terre et
    ceux qui s’y trouvent célèbrent Sa gloire. Et il n’existe rien qui ne célèbre Sa gloire et
    Ses louanges. Mais vous ne comprenez pas leur façon de Le glorifier. Certes Il est
    Indulgent et Il pardonne sans cesse. »
    Ces innombrables témoignages de la présence de Dieu ne sont pas donnés par
    la nature pour elle-même, mais à l’attention d’une conscience qui peut les
    comprendre et surtout les réaliser, tout comme l’ensemble de la Création les réalise
    « naturellement ». Telle est l’autre station spirituelle fondamentale que la nature nous
    témoigne. Cependant, cette station ne peut être atteinte, en ce qui concerne l’homme,
    qu’à partir d’une véritable initiative, d’un effort et d’une tension spirituelle de chaque
    instant, et par l’abandon confiant à Dieu, sans l’aide de Qui rien n’est possible. En
    cela réside l’unique bien fondé du libre-arbitre que Dieu a confié a l’homme. Il nous
    revient d’utiliser ce dépôt de confiance pour retrouver en nous-mêmes les Qualités
    qu’Il y a déposées, et qui sont celles que nous tenons d’Adam (‘alayhi-s-salâm), le
    premier homme et le premier prophète, qu’Il a créé « selon Sa Forme ».
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    C’est en effet par la révélation que Dieu appelle l’homme à accepter et à comprendre
    le sens véritable de sa vie. La création elle-même peut être envisagée comme une
    révélation, et la nature comme le lieu de la manifestation des symboles qui sont tous
    rattachés à la Vérité. C’est par les symboles que l’homme peut passer du mental à la
    spiritualité et ainsi accéder à la compréhension profonde qui devient synonyme de
    réalisation spirituelle et de Connaissance, et c’est la Révélation qui délivre les clefs
    nécessaires à leur lecture. « En vérité, dans la création des Cieux et de la Terre et
    dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour ceux qui sont
    doués d’intelligence, qui, debout, assis, couchés sur leur côté, invoquent Dieu et
    méditent sur la création des Cieux et de la Terre, en disant : “Notre Seigneur ! Tu
    n’as pas créé cela en vain. Gloire à Toi ! Garde-nous du châtiment du feu.” »
    Pour le croyant, le monde créé par Dieu est comme un Livre ouvert où il peut
    lire les signes du Créateur, et Le contempler à travers les voiles qui le protègent de la
    vision brutale de Son incommensurabilité, permettant un processus de purification
    qui le ramène progressivement vers la Source surabondante, Origine de toutes choses.
    La seule contemplation de la nature comme support de la réalisation spirituelle n’est,
    bien entendu, pas suffisante pour les hommes de la fin des temps que nous sommes.
    La nécessité d’un cadre religieux qui dispense le secours plus direct des bénédictions
    divines n’est pas à démontrer, mais doit être pratiqué rigoureusement, avec la
    conscience aiguë du but à atteindre et une sincérité identique à celle de la nature
    soumise.
    Il faut rappeler aussi que, pour la Tradition islamique comme pour les autres
    Traditions orthodoxes, la Création de Dieu ne se limite pas au cosmos, c’est-à-dire au
    monde physique dont la science moderne a fait son objet d’étude exclusif. La
    Création comporte un nombre illimité de niveaux de réalité, hiérarchisés en fonction
    de leur degré de proximité à Dieu et de leur degré de transparence métaphysique.
    Ainsi le monde physique est-il situé en dessous des degrés du monde
    psychique, habité par les êtres que l’on nomme « djinns », terme qui évoque l’idée de
    ce qui est caché, invisible. Ces deux mondes constituent les degrés du monde formel.
    Au-dessus d’eux, s’étagent les degrés du monde informel, celui des réalités d’ordre
    intellectuel et spirituel, qui est peuplé par les anges. L’être humain est justement la
    créature qui participe à tous les mondes, puisqu’il est à la fois corps, âme et esprit.
    Dieu crée l’homme pour l’investir d’une responsabilité particulière dans la
    Création. Selon les mots mêmes du Coran, « ton Seigneur confia aux anges : “Je vais
    établir sur la Terre un représentant (khalîfa).” Ils dirent : “Vas-tu y placer quelqu’un
    qui y mettra le désordre et y répandra le sang, quand nous sommes là à Te sanctifier
    et à Te glorifier ?” Dieu dit : “En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas !” » Dieu
    connaît en effet le mystère de l’homme, qui seul dans la Création est capable de se
    déplacer le long de l’échelle verticale des états multiples de l’être, de monter vers
    Dieu, mais aussi de descendre et de s’éloigner de son Créateur.
    Dieu crée l’homme selon la fitrah, la nature spirituelle originelle. L’homme est
    ainsi créé « selon la forme du Miséricordieux », c’est-à-dire qu’il a la possibilité de
    réaliser l’ensemble des Qualités divines. Sa position au sein de la Création n’est pas
    celle de la meilleure des créatures, mais la position de celui qui est, par sa
    constitution même, le dépositaire élu de tous les Noms (al-asmâ’ kullahâ) ou Qualités
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    universelles qui appartiennent à Dieu. « Et Il enseigna à Adam tous les noms »,
    poursuit le Coran.
    L’homme est placé dans la Création comme le jardinier dans le jardin. Il a le
    droit de jouir des fruits du jardin, mais pas d’en abuser ou de les saccager car il n’est
    pas le propriétaire du jardin. « Et Nous dîmes : “Ô Adam, habite le Paradis, toi et ton
    épouse. Mangez de ses fruits partout où vous le souhaitez ; mais n’approchez pas de
    cet arbre, sinon vous seriez du nombre des injustes.” »
    La jouissance du jardin s’accompagne d’une interdiction formelle, qui vient rappeler
    que le jardin n’est pas le but de la vie humaine. Le but de la vie humaine n’est rien
    d’autre que la Connaissance de Dieu, Connaissance qui est comme un reflet de la
    Connaissance que Dieu a de Lui-même à travers le monde, et s’y identifie
    essentiellement.
    L’homme qui désobéit à Dieu paie le prix de cette désobéissance, et quitte le
    jardin paradisiaque où Dieu l’avait placé en lui assurant Connaissance, subsistance et
    immortalité. C’est la chute. On sait que, pour la Tradition islamique, Adam se repent
    et revient vers Dieu, qui lui pardonne et inaugure un nouveau cycle de Connaissance,
    à travers la Révélation.
    Depuis la chute, le rapport de l’homme à la Création est faussé. Cet
    obscurcissement est inhérent à notre condition d’homme déchu. C’est uniquement par
    l’effort spirituel de l’homme, pour être conforme à la volonté de Dieu exprimée dans
    la Révélation, que ce rapport peut retrouver sa légitimité originelle. Or, notre époque,
    encore plus éloignée dans le temps de l’origine primordiale, a oublié cet état de
    proximité à Dieu. Elle ne sait plus voir dans la nature la présence du supra naturel,
    dans le relatif celle de l’Absolu, et sépare le matériel du spirituel, la substance de
    l’essence, la réalité de la Vérité. Le point de vue moderne prétend se priver de toute
    référence spirituelle, et nie l’Origine divine de toutes choses, ainsi que leur
    permanente dépendance vis-à-vis du Principe unique.
    En l’absence de cette référence, la Création perd sa signification réelle et
    devient une « nature » opaque qui est posée dans l’existence sans désigner son
    Créateur. Cette nature posée là, sans aucun lien avec l’Absolu, peut alors être utilisée
    et sur utilisée sans aucune retenue, particulièrement lorsqu’on la considère comme se
    suffisant à elle même, en méconnaissant ainsi le rôle et la place réels que l’homme
    doit tenir par rapport à elle et par rapport au Créateur.
    Il ne s’agit là, en fait, que de la manifestation, par l’homme, d’un point de vue
    d’où est absente la Connaissance véritable. Toutefois, cet état de fait n’empêche
    aucunement les choses d’être ce qu’elles sont réellement et ce qu’elles ont toujours
    été en elles-mêmes, selon la Vérité.
    Les signes de l’imminence eschatologique semblent se multiplier de façon
    exponentielle, et nous ne pouvons, actuellement, que les constater à travers les
    conséquences néfastes de l’oubli, par l’homme, du lien véritable qui le rattache à la
    nature. Ces signes prennent aujourd’hui la forme de multiples maladies qui rongent
    notre humanité. Néanmoins, cette erreur de perspective et ses conséquences ne sont
    peut-être pas totalement irréparables, pour peu que l’homme se montre fidèle à sa
    vraie vocation, à sa vraie destinée, en se tournant avec sincérité, humilité et
    repentance vers Dieu qui connaît tous les remèdes.
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    Il revient à l’homme d’accomplir avec soumission et conscience cette destinée,
    et d’user du libre-arbitre inhérent à sa propre nature, pour exercer l’effort spirituel
    nécessaire dans l’oeuvre d’adoration, qui le conduira, in-shâ’Allâh, si Dieu le veut, à
    la sainteté et justifiera pour un temps encore, l’existence du monde, qui n’a été créé et
    ne subsiste que pour cela. C’est en retrouvant en nous-mêmes notre fitrah, notre
    « nature » spirituelle originelle, grâce à la contemplation des symboles de Dieu dans
    la nature et avec l’aide et la pratique de la Révélation, que, à défaut de changer le
    monde, nous élèverons notre esprit au-dessus de nous-mêmes (comme le dis un saint
    musulman du 20ème siècle), changeant ainsi notre façon de voir le monde, pour y
    trouver uniquement Celui qui, Seul, est.
    Pour illustrer les considérations qui précèdent, et qui pourraient paraître un peu
    trop « théoriques » ou trop métaphysiques, je voudrais vous rendre compte d’un débat
    auquel j’ai assisté.
    J’écoutais, il y a quelque mois, une émission radiophonique diffusée le
    vendredi après-midi par France-Culture, que vous connaissez peut-être, et qui
    s’intitule « Science publique ». La question du jour était : « Vivons nous une
    extinction massive des espèces ? »
    L’émission était animée par plusieurs éminents scientifiques, membres
    directeurs du département écologie et biodiversité du Muséum d’histoire naturelle, du
    CNRS et du Comité français de l’UICN (l’Union Internationale pour la Conservation
    de la Nature). Le propos a tourné principalement autour de l’impact de l’activité
    humaine sur l’environnement, et plus particulièrement de son influence sur la
    disparition massive des espèces. Si pour les uns, la disparition des espèces semble
    une évidence dramatique constatée jour après jours, pour les autres, cette même
    évidence serait relativisée par l’apparition de nouvelles espèces qui compense ces
    disparitions, comme cela se serait déjà produit dans des phases antérieures de
    l’histoire.
    La discussion entre les différents intervenants a mis très rapidement au jour,
    pour les auditeurs, une controverse concernant la manière de lire et d’interpréter les
    observations scientifiques faites par les uns et les autres au cours de ces dernières
    années, ainsi que la manière de confronter ces observations aux conclusions
    provisoirement (dans l’état actuel des connaissances) tirées par la science moderne,
    pour expliquer ce qui se serait produit tout au long des cinq cent millions d’années
    qui se seraient écoulées jusqu’à présent. Nous serions donc en train d’assister, d’après
    certains de ces spécialistes, à la sixième occurrence de ce phénomène d’extinction
    massive des espèces, dans l’histoire de notre planète. Un certain consensus semble
    s’être néanmoins dégagé sur le plateau de l’émission en ce qui concerne la cause
    immédiate de cette sixième occurrence, cause qui pourrait principalement avoir son
    origine dans la dégradation du milieu naturel résultant de l’accroissement de l’activité
    humaine, elle-même à son tour conséquence de l’accroissement exponentiel de la
    population mondiale et des besoins qui lui sont inhérents en terme d’espace, de
    ressources alimentaires et d’énergie.
    Plusieurs arguments sont avancés dans ce contexte. Le premier repose sur le
    postulat selon lequel, je cite, « l’extinction, la disparition d’une espèce est un
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    phénomène « normal » tout comme la mort pour un individu est un phénomène
    naturel, c’est ce que l’on appelle communément l’évolution. » Ce premier argument
    s’appuie sur des données statistiques qui évalueraient à cinq millions d’années
    l’espérance de vie moyenne pour une espèce. Pour les tenants de cette théorie « le fait
    qu’il y ait à notre époque une intensification du processus d’extinction, lié aux
    activités des sociétés humaines ou au « succès » de l’espèce humaine si, je cite, « l’on
    préfère prendre les chose sous cet angle plus positif », n’est absolument pas
    douteux. »
    Un deuxième argument, largement plus alarmiste, met l’accent sur
    l’accélération de ce processus d’extinction auquel nous assistons qui veut, je cite,
    « qu’antérieurement on assistait, par exemple, à l’extinction d’une espèce d’oiseaux
    par siècle alors que maintenant il s’agit d’une extinction par an, et cela augmente en
    fréquence. De même, une plante disparaissait naturellement tous les vingt cinq ans
    pendant les quatre cent millions d’années passées alors que maintenant il en
    disparaît cinq par jour, et nous ne sommes qu’au début du processus. » Nous
    assistons également à la prise de conscience actuelle de, je cite, « l’interdépendance
    du milieu avec les espèces et avec l’espèce humaine, et du fait qu’on a considéré
    jusqu’à présent que l’on pouvait exploiter la nature à outrance. On se rend compte à
    présent qu’il va falloir vivre d’une autre manière, c’est-à-dire, plus du tout, comme le
    disais un astronaute américain confiné dans une capsule autonome, face à une nature
    qui serait infinie mais que l’on est dans un jardin qu’il va falloir cultiver de la
    meilleure manière qui soit. »
    Un autre argument entend faire remarquer que l’échelle de temps humaine et
    celle de l’évolution des espèces est sans commune mesure, et que l’on ne peut donc
    pas apprécier réellement et comparer les phénomènes antérieurs d’extinction qui
    furent suivis chaque fois, et à cinq reprises, d’après les scientifiques, d’une
    restauration de la biodiversité. Selon les paléontologues, ces phénomènes étaient dus
    à des cataclysmes géologiques qui se seraient étalés sur plusieurs millions d’années, à
    la différence du phénomène que nous connaissons actuellement. L’espèce humaine en
    aurait l’entière responsabilité, et elle devra impérativement y remédier sous peine de
    sa propre extinction.
    Un quatrième argument tourne autour de l’écologie et du désormais fameux
    « pacte écologique » qui a été signé par la plupart des candidats à la dernière élection
    présidentielle. L’écologie serait, je cite l’un des intervenants, « jusqu’à aujourd’hui,
    une notion rejetée et malmenée par la communauté scientifique parce qu’elle est
    devenue une notion plus politique et sociale, et qu’elle irait surtout à l’encontre des
    intérêts économiques et politiques défendus jusqu’à présent par la science officielle.
    On a eu tendance, culturellement, dans les sociétés occidentales, à mettre la nature
    d’un côté et l’homme de l’autre, parce que l’on a considéré que ce dernier ne faisait
    pas partie de la nature. Les effets négatifs du succès de l’homme sont tels qu’il
    devrait se retourner contre lui-même pour y remédier, et que, par ailleurs, il serait
    urgent de convaincre l’ensemble des gens que l’on appartient à la nature. Tout cela
    n’a pas empêché que la culture soit apparue au sein de l’espèce humaine et qu’elle
    soit dans une large mesure une spécificité humaine, même si, aujourd’hui, on
    commence à parler aussi de plus en plus d’une culture animale pour beaucoup
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    d’autres primates. Le fait d’appartenir à la nature n’interdit pas d’être conscient de
    toutes les particularités culturelles, philosophiques et éthiques qui sont le propre de
    l’homme. Au contraire, c’est précisément parce que l’on a cette capacité de nous
    projeter dans le futur et de développer des philosophies, des religions et de l’éthique,
    que l’on doit assumer nos responsabilités par rapport à cette nature qui est aussi la
    nôtre. C’est une façon de s’enraciner dans la terre, sur notre planète terre. » Et de
    poursuivre : « On a été élevé depuis deux mille ans dans l’idée que l’homme était le
    centre du monde alors qu’il ne l’est aucunement car il vit dans un milieu et, s’il le
    démolit, il va y passer avec ! Actuellement, on est obligé de repenser les problèmes et
    donc toute notre culture est remise en question ! Actuellement, les intellectuels, les
    gens qui se prétendent savants ne le sont pas ! Ils ne se rendent pas compte du
    changement radical, c’est un peu une révolution copernicienne qui a considéré, à un
    moment, que la terre n’était plus au centre de l’univers ! L’homme, lui non plus, n’est
    pas au centre de l’univers naturel ! Il faut donc considérer que l’on vit avec les
    animaux, avec les plantes, et que si l’on n’arrive pas à vivre avec eux, et bien, l’on
    mourra et disparaîtra avec eux ! »
    Dans la seconde moitié de l’émission, une place a été faite aux interventions et
    aux questions d’auditeurs. L’un d’eux a ainsi notamment fait la remarque somme
    toute très logique, que c’est parce que l’homme est une espèce un peu particulière,
    capable d’analyser, qu’il a bâti cette théorie de l’extinction des espèces. A notre
    place, une autre espèce qui n’a pas ce degré de conscience, participerait à l’évolution
    sans se poser de questions. La réponse apportée à cette remarque a été : « Il y a eu des
    phénomènes comme ça. Quand l’espèce va trop loin elle dégrade son milieu et doit
    être rappelée à la raison. Simplement, dans le cas de l’espèce humaine il s’est passé
    quelque chose d’un peu particulier : on a triché. On vit sur des ressources qui ont été
    accumulées pendant des milliards d’années, et nous dépensons, en une seule journée,
    ce qu’il a fallu des milliers et des milliers d’années pour se constituer. » Un autre
    intervenant répond : « On s’est qualifié d’homo sapiens : il va falloir le prouver.
    C'est-à-dire, est-ce que nous sommes vraiment savants, est-ce qu’on est capable
    d’être autre chose que des animaux, par exemple des lemmings, qui tous les cinq ans
    vont se jeter dans l’eau pour s’y noyer ? »
    A un autre auditeur qui insiste sur la normalité de l’extinction des espèces,
    conséquence naturelle de l’évolution, on lui répond : « C’est vrai que l’extinction,
    tout comme la mort, est un phénomène naturel. Mais si je meurs à deux ans parce
    que je me fais écraser par une voiture, est-ce que c’est naturel ? En effet les espèces
    doivent disparaître tout comme nous devons mourir mais plus on meure tard mieux
    c’est. Qu’un phénomène soit naturel dans son essence est une chose, le fait qu’il soit
    amplifié artificiellement par l’espèce humaine qui lui donne des proportions qui ne
    sont plus naturelles en est une autre. » Et l’animateur de l’émission de poursuivre :
    « Mais c’est vrai qu’aujourd’hui il y a un petit climat dans lequel on a l’impression
    que la mort devient quelque chose qui est liée à une erreur de notre part et non plus à
    un phénomène naturel. » Ce à quoi l’un des intervenants répond qu’il y a un
    phénomène naturel de disparition des espèces mais à l’heure actuelle nous
    provoquons la situation qui fait que nous nous mettons en danger par des activités
    inconsidérées d’exploitation et par l’impact qu’elles ont sur l’environnement.
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    L’animateur poursuit en lançant l’idée que le phénomène naturel serait qu’il y eût des
    apparitions d’espèces nouvelles, et il demande si s’est bien le cas actuellement. Il lui
    est répondu que les apparitions d’espèces s’enregistrent sur des périodes qui sont de
    l’ordre du millier d’années, et actuellement on fait plutôt des découvertes d’espèces
    que l’on n’avait pas encore répertoriées. « Des espèces apparaissent et disparaissent
    et suivant cette théorie il n’y aurait donc pas un capital qui se réduit contrairement à
    ce que l’on dit » fait remarquer un des participants. « Il n’en est rien », dit un second,
    « car en fait ce capital se réduit de manière drastique actuellement», et d’après un
    troisième, « comme il a pu augmenter dans le passé, cela compense le phénomène
    actuel. » Le mécanisme de l’évolution c’est quand même quelque chose qui
    transforme et qui n’appauvrit pas forcément affirme l’animateur. Il poursuit en disant
    qu’il y a eu des périodes d’expansion du nombre d’espèces, surtout après les crises
    d’extinction, comme par exemple celle des dinosaures, et qu’ensuite nous avons
    récupéré le déficit d’espèces. Actuellement, l’homme serait responsable de
    l’intensification du processus d’extinction des espèces en laissant peu d’espace à
    l’apparition de nouvelles espèces, si ce n’est de façon pathologique, comme le montre
    notamment l’exemple des invasions biologiques de certaines espèces qui apparaissent
    et se mettent à pulluler parce que l’on a dégradé complètement l’écosystème dans
    lequel nous vivons. On voit donc émerger des choses nouvelles, mais qui ont un
    caractère pathologique et négatif vis-à-vis de l’espèce humaine. De même, dans le
    domaine des micro-organismes où l’on a appris à lutter contre les agents pathogènes
    mais avec un mauvais usage des antibiotiques, entre parenthèses, eux-mêmes produits
    de la biodiversité naturelle. On se trouve ainsi exposé aujourd’hui à l’action d’agents
    pathogènes hyper virulents et hyper résistants à tous ces antibiotiques. Là,
    effectivement il y a de la novation, et même éventuellement nouvelles espèces, mais
    devons-nous nous en réjouir pour autant ?
    **********************************************
    L’animateur propose, après le constat, d’aborder les solutions possibles pour
    remédier aux déséquilibres. D’après l’un des intervenants : « les solutions existent
    bien. Les seuls obstacles sont d’ordre sociopolitique. » Il donne l’exemple d’une
    explication qui pourrait être fournie aux Chinois, et qui consisterait à leur dire :
    « qu’il n’existe pas de droit systématique à ce qu’ils possèdent tous des voitures
    susceptibles de polluer et de détruire la planète. » « Le problème, poursuit
    l’animateur, est qu’on ne peut en toute logique empêcher les Chinois de conduire.
    Quelles sont donc les actions raisonnables qui pourraient être entreprises ? » On lui
    répond : « qu’il faudra considérer le problème de la surpopulation qui doit être
    régulée très rapidement, qu’il faut que l’on change rapidement nos modes de
    production et de consommation, et que les problèmes d’environnement et de
    biodiversité soient au coeur de nos politiques. Il y a des actions que l’on peut
    entreprendre spécifiquement sur la biodiversité par la création de réserves
    naturelles, ainsi que par des plans de protection et de sauvegarde des espèces
    menacées, s’accompagnant d’un renforcement des moyens dédiés à l’application de
    ces politiques. Ces politiques sont, en France, coordonnées par le Ministère de
    9
    l’environnement, qui représente pour l’instant l’avant-dernier budget de l’Etat. On
    ne peut pas continuer à protéger les espèces et les milieux naturels si l’on ne modifie
    pas la cause des dégradations. Cela implique donc un effort également très important
    d’intégration des enjeux de la biodiversité dans toutes les grandes politiques
    publiques : urbanisme, agriculture, transport, tourisme. »
    Un autre intervenant poursuit : « Si les pays occidentaux ne donnent pas
    l’exemple, il n’y a aucune chance que le relais soit pris par les pays du sud où les
    problèmes en terme d’extinction des espèces sont aussi important que ceux de leur
    propre développement. Il est impératif que l’on remette en cause nos propres types de
    développement, et cela passe par l’éducation : faire comprendre que l’on est tous en
    interaction les uns avec les autres, à la fois au niveau de l’espèce humaine, mais
    aussi par rapport aux autres espèces. C’est assez facile à faire comprendre à des
    enfants. Il faut poser clairement les problèmes qui relèvent de ce que l’on appelle
    aujourd’hui le développement durable, c’est-à-dire rendre compatibles entre eux
    l’aménagement intelligent du territoire, la sauvegarde du patrimoine naturel, du
    patrimoine culturel et les conditions de développement d’une vie humaine saine. En
    impliquant l’ensemble des citoyens, on pourra ainsi mobiliser l’ensemble des acteurs
    de cette crise de l’extinction dont on parle, et agir sur un levier plus important. »
    L’animateur de l’émission dit « qu’on ne voit actuellement aucun modèle de
    société qui ait fait cet effort, même si l’on connaît les modes de développement
    économique du passé. Si la campagne électorale à laquelle on assiste parle de
    croissance, c’est davantage dans un but supposé de réduction du chômage, mais elle
    ne donne pas l’impression d’être dans la perspective de ce qui vient d’être évoqué.
    On ne voit pas très bien d’ailleurs quel modèle de société intègrerait les contraintes
    dont on vient de parler et surtout on ne voit pas très bien ce que ce modèle donnerait
    en terme de mode de vie. » Un des intervenants rétorque que « c’est comme si l’on
    était dans un véhicule lancé à grande vitesse et qu’on veuille en même temps faire
    marche arrière. Tout le monde ne pense qu’au progrès. Nous avons été élevés en
    prenant comme référence le siècle des lumières, c’est-à-dire dans une conception du
    progrès, qui s’est poursuivit ensuite par le marxisme et par la vision progressiste
    française. Par conséquent, l’écologie est une science subversive, puisque, au lieu
    d’aller vers le développement, elle aboutit au constat selon lequel il va falloir
    s’arrêter un jour et faire les comptes, ce qui n’est certes guère réjouissant. Tant que
    la nature avait des réserves on pouvait dépenser sans compter, mais maintenant on
    arrive au bout du chemin et il va falloir effectuer une révolution complète, pas
    seulement sociale mais aussi dans les mentalités. C’est sans doute difficile ; c’est
    sûrement un tout autre mode de vie mais dans ce « malheur » je pense qu’il y a une
    vertu : celle de la pédagogie de la catastrophe. Au fur et à mesure qu’arrivent les
    problèmes, de plus en plus de gens se rendent compte qu’on ne peut pas continuer
    indéfiniment comme cela et que l’on ne peut pas dépenser indéfiniment plus que ce
    que l’on gagne. Ayons l’intelligence de prendre dès à présent les mesures nécessaires
    pour vivre le moins mal possible ce changement de mode de vie. » Un autre
    intervenant poursuit : « pour moi, cette crise de la biodiversité est une chance, pour
    l’espèce humaine, de se remettre en cause et de s’interroger sur sa dimension
    d’espèce sage, raisonnable, capable de penser le futur pour ses enfants et petits10
    enfants. Oui, l’espèce humaine est capable du meilleur. On savait déjà qu’elle était
    capable du pire, comme elle est en train de le démontrer tous les jours un peu plus,
    mais elle est malgré tout aussi capable du meilleur. Donc, tout cela dépend de nous !
    Sommes-nous réellement capables, oui ou non, de comprendre la leçon ? Je pense
    pour ma part que la réponse finira par être oui. Mais la question est : combien de
    catastrophes faudra-t-il pour agir, pour réagir enfin ? »
    L’animateur évoque alors de nouveau le point de vue de la science devant ces
    phénomènes, qui consiste à dire que : « somme toute, tout cela n’est pas bien grave,
    et que l’on va finalement mettre tout le patrimoine naturel dans des sortes d’arches
    de Noé génétiques. Ainsi, si la biodiversité n’existe plus à l’instant présent, elle
    pourra toujours être reconstituée lorsque « les choses iront mieux » dans le futur, ou
    quand on aura trouvé un moyen d’exploiter ce patrimoine préservé. » Il demande ce
    qu’en pensent ses invités.
    « J’ai entendu - répond l’un d’eux - des gens de la communauté scientifique
    dire, dans le même ordre d’idée, que pour éviter les problèmes de pollution sur terre
    on partira sur Mars. En fait la seule solution réaliste selon moi, c’est celle de
    changer rapidement de mode de vie. Ce n’est pas un seul pays qui peut prendre seul
    une telle décision et avoir une influence sur l’ensemble de la planète. On voit, par
    exemple, les difficultés qu’ont les 25 membres de l’Europe pour s’entendre sur les
    grands sujets. Peut-on raisonnablement nourrir l’espoir que l’humanité puisse avoir
    cette prise de conscience simultanée et généralisée ? S’il s’avère exact que l’on va
    vers une catastrophe, ce ne sera pas seulement une catastrophe au niveau de la
    biodiversité mais aussi une catastrophe économique et sociale car on ne connaît pas
    de crise écologique qui ne soit, en même temps, une crise économique et sociale,
    c’est-à-dire une crise dont le coût est élevé pour les gens qui vivent notamment dans
    des pays dits pauvres et où la biodiversité va continuer de s’effondrer. Ils vont être de
    plus en plus pauvres, la catastrophe sera de plus en plus grande. Certes, on ne peut
    se prononcer pour l’ensemble de la planète, mais on voit bien que lorsque les
    problèmes deviennent cruciaux, l’homme est capable de réagir. La seule incertitude
    repose sur « l’addition » qu’il faudra payer quand on va réagir. Quand on va droit
    dans le mur, il ne suffit pas de dire qu’on avait un développement qui n’était pas
    durable et que désormais, hop ! on tourne la fiche et on fait du développement
    durable sans rien changer. Ce n’est pas comme ça que cela va devenir durable. » Fin
    de citation.
    Tout d’abord, veuillez m’excuser d’avoir restitué ici presque intégralement les
    propos des différentes personnes qui ont participé, à divers titres, à cette émission, au
    risque d’avoir un peu alourdi la teneur de mon intervention. Je souhaitais, en fait,
    qu’apparaissent d’elles-mêmes la complexité et la complémentarité générale des
    arguments qui structurent le thème qui nous est aujourd’hui proposé. Par ailleurs, je
    souhaitais qu’apparaissent aussi la confusion et l’inquiétude grandissantes, à rebours
    de toute paix intérieure, qui règnent dans la mentalité de notre époque toujours plus
    troublée. Cela dit, nous ne commenterons pas directement les différents arguments et
    propositions énoncés lors de cette émission. En effet, un grand nombre de questions
    concernant le diagnostic et les causes nous semblent là mal posées, de même que les
    11
    solutions proposées nous semblent presque enfantines et totalement dérisoires parce
    qu’elles sont coupées de la vraie Connaissance autant que de la conscience de la
    véritable nature des choses qui en découle.
    Ces arguments permettent, néanmoins, de mettre en évidence le fait que les
    contradictions qui apparaissent dans la manière d’énoncer certains d’entre eux,
    devant la gravité de la crise que le monde connaît aujourd’hui et que nous pouvons
    tous constater, proviennent davantage de préjugés, eux-mêmes issus d’une mentalité
    et d’une forme d’éducation spécifiques, que de l’expression consciente et délibérée
    d’une quelconque malhonnêteté intellectuelle chez les différents intervenants de
    l’émission. Ceux-ci semblent, pour la plupart, sincèrement animés de la bonne
    intention de vouloir remédier aux problèmes évoqués, mais semblent aussi totalement
    démunis pour y parvenir. Devant la manifestation patente d’une certaine impuissance
    face à la complexité supposée des problèmes et à la naïveté de telles bonnes
    intentions – intentions dont, suivant les Evangiles, l’enfer est pavé –, force est de
    constater, à la lumière des enseignements de la Tradition dans son mode d’expression
    islamique que nous avons exposés au début de notre intervention, que nous sommes,
    en définitive, en présence d’un des effets du renversement des rapports qui lient
    normalement l’homme à la création divine.
    Ce renversement éloigne l’homme de la véritable Connaissance, dont nous
    venons de parler, et qui lui permettrait tout d’abord de suivre une démarche simple
    consistant non pas à se demander, comme le dit l’un des intervenants, s’il est en fin
    de compte « aussi savant qu’il pourrait le penser », mais à se demander plutôt s’il
    n’est pas plus savant qu’il ne pense, et s’il n’aurait pas en fait, par oubli et par
    mauvaise habitude, remplacé cette Connaissance intellectuelle par un savoir
    empirique tout extérieur. Autrement dit, l’homme n’a t’il pas substitué totalement ce
    savoir extérieur à la véritable spiritualité qui est, rappelons-le ici, le sommet dans la
    hiérarchie de son architecture intime constituée par l’esprit, l’âme et le corps.
    Alors qu’est posée plus haut la question de ce que serait une société adaptant
    son mode de vie aux nécessités impératives qui se font jour actuellement sur le plan
    environnemental, on perd de vue le fait que la transmission de la connaissance
    traditionnelle enseignée depuis toujours par toutes les traditions religieuses et
    métaphysiques orthodoxes, a toujours permis, tant qu’elle était comprise, acceptée et
    suivie par le plus grand nombre, chacun à son niveau, la pratique équilibrée d’un
    mode de vie relativement harmonieux grâce à l’actualisation d’une sagesse vivante,
    au moins jusqu’à une époque, somme toute, assez récente. La conscience de cette
    architecture intime de l’homme et la pratique de cette sagesse traditionnelle n’ont
    jamais compromis, comme ils le sont aujourd’hui, les grands équilibres
    fondamentaux.
    C’est ce qu’exprime, d’une manière particulièrement claire, cette citation tirée
    du livre « l’Islam intérieur », au chapitre intitulé « La Religion naturelle », écrit par le
    Shaykh ‘Abd al-Wâhid Pallavicini, maître spirituel contemporain dans une confrérie
    contemplative islamique : « - On ne peut pas accuser la Tradition judéo-chrétienne
    d’avoir provoqué la détérioration de l’environnement dans lequel nous vivons, car ce
    ne sont certainement pas les traditions divines qui peuvent provoquer quelque
    dommage ou quelque crise que se soit. Ce sont seulement les hommes, justement
    12
    parce qu’ils ne sont plus religieux, parce qu’ils ne sont plus de véritables juifs, de
    véritables chrétiens ou de véritables musulmans, qui provoquent de telles
    aberrations. Les hommes se cachent même parfois derrière les religions pour les
    accuser d’avoir fomenté les guerres du passé ou de fomenter celles du présent. Ce
    qui a été dit pour l’écologie vaut aussi pour les idéologies pacifistes modernes : en
    effet, ces dernières aussi abordent le problème de l’extérieur, en prétendant réaliser
    une paix en dehors de la préalable et nécessaire soumission à la Loi divine
    (rappelons au passage que le mot islam évoque très précisément la Paix et la
    soumission), soumission qui comporte par elle-même la Paix, mais qui, selon les
    paroles du Christ, « n’est pas comme la donne le monde. » »
    En effet et en fin de compte, tout se passe comme si l’on assistait, plus
    particulièrement depuis ces cinq derniers siècles, à la transposition, à l’échelle du
    monde et de l’humanité, de l’aggravation continuelle de ce que l’on appelle
    aujourd’hui, surtout dans le monde occidental, la « crise d’adolescence » d’un
    individu qui rejette l’expérience intellectuelle et l’enseignement de la sagesse
    transmise par ses prédécesseurs, sous le prétexte qu’il devrait, au nom d’un
    humanisme individualiste, faire sa propre expérience, découvrir une sagesse et une
    connaissance et accéder à une paix qui viendrait de nulle part et qu’il s’approprierait
    d’une manière arbitraire. Il s’agirait donc d’une nouvelle sagesse qu’il faudrait à tout
    prix inventer et vérifier seulement par le biais de l’expérience sensible, dans
    l’intervalle limité de sa propre existence et ce, sans avoir la garantie que cette
    existence ne soit gâchée par une orientation inappropriée, dont les conséquences
    catastrophiques étaient pourtant prévisibles intellectuellement et spirituellement dès
    le départ. Une telle démarche voudrait injustement priver, au nom de la théorie du
    chaos et du hasard, la personne de sa possibilité d’atteindre dans sa propre vie, par
    des chemins providentiels empruntés avant lui avec succès par les prophètes et les
    saints, au vrai bonheur résidant dans la réalisation de la plénitude de ses possibilités
    qui s’identifient avec la Connaissance totale.
    De fait, s’il existe bien une Connaissance qui appartient en propre à chaque
    être, ce n’est pas en vertu du fait que cet être est un individu, mais plutôt parce qu’il
    est une personne, au sens étymologique du terme (« laissant passer le son »), qui est
    faite à l’image et à la ressemblance de Dieu, Seul véritable détenteur de l’Etre dont
    nous tirons tous notre réalité. Dieu est aussi le véritable et l’unique détenteur de la
    Connaissance qu’Il peut, Lui seul, nous dispenser, selon des modes qui nous sont
    propres et qu’Il a voulu pour nous. Cette Connaissance, nous avons tous, en principe,
    la capacité ontologique de la recevoir et de la réaliser grâce aux enseignements
    transmis par les différentes révélations prophétiques qui se sont périodiquement
    succédées depuis l’origine de l’humanité.
    Un peu plus loin dans le même chapitre de son livre, le Shaykh ‘Abd al-Wâhid
    Pallavicini poursuit : « Chaque Révélation est une nouvelle création qui redonne à la
    nature déchue sa dignité originelle, au moins relativement à celui qui bénéficie d’une
    telle Révélation. Ainsi, si tous les hommes étaient vraiment religieux, les prétendus
    problèmes écologiques cesseraient par là-même « objectivement ». Ceux-ci, en
    réalité, bien loin de constituer quelque chose de purement matériel, sont comme
    l’extériorisation du manque de pureté de l’homme déchu. D’autre part, le
    13
    « purisme » auquel aspirent les écologistes est seulement apparent et luciférien : la
    vraie pureté se trouve dans la transparence des symboles, et la Révélation accorde
    justement la capacité de bénéficier de nouveau des réalités naturelles en tant que
    « vestiges de Dieu », selon l’expression de Saint Bonaventure. L’idéal des
    écologistes, bien au contraire, s’éloigne de la transparence des archétypes encore
    plus que ne s’en éloigne un monde pollué dans lequel subsiste néanmoins les signes
    évidents du paradis perdu et de la lutte entre des tendances opposées. »
    Notre propos n’est justement pas d’opposer deux points de vue qui seraient,
    d’un côté, celui de la science moderne finissant par se poser la question de savoir si
    elle est une véritable science et, de l’autre côté, le point de vue des religions qui
    semblent de prime abord affirmer péremptoirement des vérités qu’elles nous
    demandent d’accepter sans réflexion, sans approfondissement. Il ne s’agit pas non
    plus de chercher à établir une complémentarité qui serait totalement artificielle, en
    situant ces deux points de vue sur un plan identique, ni de faire la promotion du
    « retour en arrière », motivée par la nostalgie d’une époque passée. Il s’agit au
    contraire de vivre l’actualité de la revivification spirituelle permanente qui
    s’accomplit à chaque instant dans le monde par la présence du sacré qui est en lui, et
    qui redonne à l’homme la compréhension du sens véritable de sa propre existence et
    de celle du monde.
    C’est, en effet, par une véritable concentration de notre attention sur les
    enseignements de la sagesse traditionnelle éternelle et par la contemplation de leur
    réalisation déjà accomplie dans la création, dont notre vie quotidienne est un des
    éléments constitutifs, que notre réflexion, qui caractérise l’homme en tant que tel,
    trouve sa pleine capacité mais aussi sa propre limite ! Approfondir ces enseignements
    tout en pratiquant assidûment la Tradition sacrée, voilà qui peut nous amener à
    l’acquisition, avec l’aide de Dieu, de la Connaissance authentique qui dépasse la
    raison et la réflexion qu’elle illumine. Elle ne saurait admettre aucun doute ni aucune
    limite, car cette Connaissance est une, totale et vraiment infaillible. Elle est tout cela,
    car supra humaine ! Elle n’est pas un produit de l’invention de l’homme qui, comme
    le disait plus haut l’un des scientifiques, serait capable, je cite, « … de développer des
    philosophies, des religions et de l’éthique. »
    Pourtant, seule une infime partie de cette Connaissance représente cette faculté
    d’anticipation qui permet à l’homme de savoir, dans son interdépendance avec le
    reste de la création, s’il prend le bon ou le mauvais chemin, pour lui et pour ses
    descendants. Encore faut-il qu’il fasse preuve d’une véritable intelligence pour le
    reconnaître en acceptant de mourir à ses préjugés. Encore faut-il aussi qu’il en soit
    encore temps pour cette humanité qui semble se précipiter vers l’eschatologie de la
    fin des temps. Les constats mentionnés précédemment dans le cadre de cette émission
    radiophonique nous le montrent, même s’ils ne constituent qu’une partie des signes
    annonciateurs de l’imminence de l’eschatologie universelle.
    Cette eschatologie est « prévue » par les Traditions religieuses et spirituelles
    authentiques depuis le début, car elle est dans la nature des choses. Elle est le
    symbole de notre eschatologie personnelle, le symbole de cette eschatologie qui nous
    a été assignée au début même de notre existence et a été assignée de la même façon
    au monde. Sa prise en compte ne doit pas nous pousser par désespoir à aller, comme
    14
    les lemmings, nous noyer en masse. Tout au contraire, elle est l’aiguillon qui devrait
    nous pousser à vivre pleinement notre destinée de créature faite à l’image et à la
    ressemblance de Dieu, créature confiante et reconnaissante qui essaye patiemment de
    percevoir, à travers le prisme des formes éphémères des apparences, l’expression
    même de la Connaissance divine. Cette Connaissance, dont nous parlons tant ici, qui
    est la source inépuisable dont sont issus tous les différents degrés de réalité, donne à
    l’existence sa raison d’être. Dieu Se connaissant Lui-même a désiré se faire
    connaître, (nous avons débuté cette intervention par cette sainte tradition), c’est par
    Sa Connaissance seulement qu’il nous est donné de réaliser notre destinée
    ontologique, celle d’en être les témoins et les dépositaires privilégiés qui sauront, de
    surcroît, cultiver à nouveau, comme il se doit, le jardin de Dieu, et bénéficier de ses
    fruits dans la justice.
    C’est à ce prix que, faute de pouvoir arrêter le processus inéluctable de
    l’eschatologie, qu’elle soit universelle ou personnelle, chacun d’entre nous pourra, si
    Dieu le veut (in-shâ’Allâh), utiliser le temps qui lui est imparti pour s’efforcer de
    reprendre conscience, grâce aux enseignements transmis par nos diverses traditions
    orthodoxes, de notre nature réelle de créature faite à l’image et à la ressemblance de
    Dieu et du rôle de représentant de Dieu que nous avons à jouer dans la Création.
    Peut-être éviterons-nous ainsi de nous laisser entraîner vers l’abîme d’une angoisse
    existentielle fondée sur l’incertitude qu’offre une science humaine qui n’a pas pu, et
    ne pourra jamais à elle seule, préserver la Nature dans la Création de Dieu, ni garantir
    la paix en nos coeurs et encore moins la paix entre nous tous. Car Lui seul est le
    Seigneur des mondes, Lui seul détient les clefs de l’avenir, Lui seul est la vraie Paix,
    cette Paix éternelle qui est promise aux hommes de bonne volonté.
    Que la paix de Dieu soit sur vous ainsi que Son salut et Ses bénédictions.
    ‘Abd ar-Rashîd Bossa.