• Frithjof schuon

    La Sophia Perennis et le Christianisme

    Le Christianisme dans l'oeuvre de Frithjof Schuon

     

     

    Plus d'un tiers des écrits de Frithjof Schuon font référence, d'une manière ou d'une autre, au Christianisme. Rien d'étonnant à cela puisque Schuon s'adresse essentiellement aux Occidentaux ou à ceux qui vivent dans un contexte occidentalisé, et que le Christianisme a été pendant des siècles et est encore maintenant la religion dominante de cette aire culturelle.

    Ces écrits peuvent cependant se lire à trois niveaux selon les lecteurs. Le premier niveau est celui de la foi : le lecteur non-croyant ou peu croyant, dont la foi n'a pas encore trouvé son expression ou qui s'est attiédie, peut retrouver, dans ces écrits très denses mais très clairs, et si simples au fond, les fondements les plus évidents de la foi chrétienne et en fait de toute foi religieuse. Le second niveau est celui de l'ésotérisme et de la gnose chrétienne, dont Schuon expose magistralement les fondements métaphysiques ainsi que les diverses méthodes spirituelles ayant existé au cours de l' histoire du Christianisme

    Le troisième plan enfin est le niveau de la Sophia Perennis: Schuon analyse le Christianisme sous ses diverses formes "confessionnelles" pour montrer qu'on peut reconnaître, au sein même de chaque forme métaphysiquement et spirituellement légitime, la voie vers l'Absolu qu'elles comportent nécessairement ; pour ce qui est de l'exotérisation proprement dite du Christianisme, l'auteur, sur la base métaphysique de la gnose universelle, évoque les limitations propres au Christianisme en tant que forme confessionnelle, comme il l'a fait d'ailleurs pour toutes les grandes religions.

    Les liens qui suivent ont pour but d'indiquer plus précisément dans quelle oeuvre ou dans quel chapitre ces divers niveaux sont exposés. Il est hautement recommandé de lire ces textes dans leur version originale plutôt que de s'informer à partir de sources plus indirectes ou de seconde main, y compris parmi certains admirateurs de Schuon : c'est ce que ne semblent pas souvent faire ceux qui, au sein même du Christianisme moderne, s'estiment le droit de diffamer Frithjof Schuon, sans prendre la peine de préciser, lorsqu'ils le condamnent d'un trait de plume, qu'ils n'engagent que leur manière très personnelle de le comprendre et non ce que Schuon a lui-même effectivement écrit. Très souvent, ceux qui s'opposent à Frithjof Schuon se gardent bien de fournir une quelconque citation à l'appui de leur jugement, alors que tous ceux qui, au contraire, ont un préjugé favorable, ne manquent jamais de citer avec exactitude le ou les passages de son oeuvre qu'ils admirent. L'objectivité est inséparable de la véracité et de la vertu.

    Un nombre étonnant de facettes du Christianisme sont traitées dans l'oeuvre de Frithjof Schuon; par exemple, un bon nombre de textes bibliques et évangéliques, dont le sens paraît obscur ou contradictoire, sont élucidés avec une clarté rarement égalée de nos jours; de nombreux passages sur le Christ et sur la Vierge Marie, ainsi qu'une méditation "spirituelle" de prières telles que le Magnificat, le Pater Noster, l'Ave Maria, les Psaumes et le Cantique des Cantiques; de nombreuses paroles ou actions de saints chrétiens sont mentionnés pour appuyer des analyses spirituelles très pénétrantes ; de nombreux thèmes dictés par les problèmes spirituels les plus urgents de notre temps ; des questions de théologie débattues avec profondeur et compétence ; une analyse des archétypes sous-jacents aux diverses confessions chrétiennes et les raisons de leurs conflits ; une analyse magistrale des divers aspects de l'art chrétien traditionnel et moderne ; un certain nombre de remarques sur le Protestantisme, sur l'Église orthodoxe, sur l'Église catholique et son histoire, sur la liturgie, sur la direction que l'Église catholique a prise après Vatican II, sur la signification profonde des symboles proprement chrétiens, enfin sur les dimensions intérieures de la spiritualité et de la morale chrétiennes.

    Une chose est certaine, si le lecteur veut "comprendre" objectivement ce qu'est le Christianisme et retrouver son sens originel, pour pouvoir ensuite l' "aimer" et le vivre -- si cela est sa vocation --, la lecture de ces textes représentera pour lui une merveille de ressourcement et de fraîcheur difficilement accessible au vingt-et-unième siècle.

    Gnose chrétienne

    Le Christianisme, c'est que "Dieu s'est fait ce que nous sommes, pour nous rendre ce qu'il est" (saint Irénée); c'est que le Ciel est devenu terre, afin que la terre devienne Ciel.

    Le Christ retrace dans le monde extérieur et historique ce qui a lieu, de tout temps, dans le monde intérieur de l'âme. Dans l'homme, l'Esprit pur se fait ego, afin que l'ego devienne pur Esprit; l'Esprit ou l'Intellect (Intellectus, non mens ou ratio) se fait ego en s'incarnant dans le mental sous forme d'intellection, de vérité, et l'ego devient Esprit ou Intellect en s'unissant à celui-ci.

    Le Christianisme est ainsi une doctrine d'union, ou la doctrine de l'union : le Principe s'unit à la manifestation, afin que celle-ci s'unisse au Principe; d'où le symbolisme d'amour et la prédominance de la voie "bhaktique". Dieu est devenu homme "à cause de son immense amour" (saint Irénée), et l'homme doit s'unir à Dieu par l' "amour" également, quel que soit le sens -- volitif, émotif ou intellectif -- que l'on donne à ce terme. "Dieu est Amour": il est -- en tant que Trinité -- Union et il veut l'Union.

    Maintenant, quel est le contenu de l'Esprit, ou autrement dit : quel est le message du Christ ? Car ce qui est le message du Christ est aussi, dans notre microcosme, l'éternel contenu de l'Intellect. Ce message ou ce contenu est : aime Dieu de toutes tes facultés et, en fonction de cet amour, aime le prochain comme toi-même; c'est-à-dire : unis-toi -- car "aimer" est essentiellement "s'unir" -- à l'Intellect et, en fonction ou comme condition de cette union, abandonne tout égocentrisme et discerne l'Intellect, l'Esprit, le divin Soi, en toute chose. "Ce que vous aurez fait à l'un de ces plus petits, vous l'aurez fait à Moi".

    Ce message -- ou cette vérité innée -- de l'Esprit préfigure la croix, puisqu'il y a là deux dimensions, l'une "verticale" et l'autre "horizontale", à savoir l'amour de Dieu et celui du prochain, ou l'Union à l'Esprit et l'union à l'ambiance, envisagée, celle-ci, comme manifestation de l'Esprit. A un point de vue quelque peu différent, ces deux dimensions sont représentées respectivement par la connaissance et l'amour : on "connaît" Dieu et on "aime" le prochain, ou encore : on aime Dieu en le connaissant, et on connaît le prochain en l'aimant.

    Mais le sens le plus profond du message christique, ou de la vérité connaturelle à l'Intellect, c'est que la manifestation n'est autre que le Principe; et c'est cela le message du Principe à la manifestation.

    Pratiquement, toute la question est de savoir comment s'unir au Logos ou à l'Intellect. Le moyen central est la "prière", dont la quintessence est objectivement le Nom de Dieu et subjectivement la concentration, d'où l'obligation d'invoquer Dieu avec ferveur. Mais cette "prière", cette union de tout notre être à son principe ou à sa source divine, resterait illusoire sans une certaine union à notre totalité, le "prochain" universel dont nous sommes comme un fragment ou une parcelle; la scission entre l'homme et Dieu ne saurait être abolie sans que soit abolie la scission entre "moi" et "l'autre"; nous ne pouvons reconnaître que Dieu est en nous, sans voir qu'il est dans autrui, et comment il y est. La manifestation doit s'unir au Principe, et -- sur le plan de la manifestation et en fonction de cette union "verticale"-- la partie doit s'unir à la totalité.

    Intérieurement, si nous voulons comprendre que l'âme intelligente est "essentiellement" -- non dans son accidentalité -- l'Intellect ou l'Esprit, nous devons comprendre aussi que l'ego, y compris le corps, est "essentiellement" une manifestation de l'Intellect ou du Soi. Si nous voulons saisir que "le monde est faux, Brahma est vrai", nous devons saisir aussi que "toute chose est Atmâ". C'est là le sens le plus profond de l'amour du prochain.

    Les souffrances du Christ sont celles de l'Intellect au milieu des passions. La couronne d'épines, c'est l'individualisme, l' "orgueil" ; la croix, c'est l'oubli ou le rejet de l'Esprit et, avec lui, de la Vérité. La Vierge est l'âme soumise à l'Esprit et unie à lui.

    La forme même de l'enseignement du Christ s'explique par le fait que le Christ s'est adressé à tout homme, du premier jusqu'au dernier ; il ne pouvait donc donner à son message un mode d'expression inaccessible à certaines intelligences et inefficaces ou même nuisible pour elles. Un Shankara a pu enseigner la pure gnose parce qu'il ne s'est pas adressé à tous et qu'il pouvait ne pas le faire, la tradition hindoue existant avant lui et comportant a priori des voies adaptées aux intelligences modestes et aux tempéraments passionnels. Mais le Christ, en tant que fondateur d'un univers spirituel et social, ne pouvait pas ne point s'adresser à tous.

    S'il est faux de reprocher au Christ de ne pas avoir enseigné explicitement la pure gnose, -- qu'il a cependant enseignée par son avènement même, par sa personne, sa vie et sa mort et aussi par ses paraboles, ses gestes et ses miracles, -- il est tout aussi faux de nier le sens gnostique de son message et de dénier ainsi aux contemplatifs intellectifs -- c'est-à-dire centrés sur la vérité métaphysique et la pure contemplation ou sur l'Intelligence pure et directe -- le droit à l'existence et de ne leur offrir aucune voie conforme à leur nature et leur vocation. Cela est contraire à la parabole des talents, et à l'affirmation qu' "il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père".

    Tout le Christianisme s'énonce dans la doctrine trinitaire, et celle-ci représente essentiellement une perspective d'union; elle envisage l'union déjà in divinis : Dieu préfigure dans sa nature même les rapports entre lui-même et le monde, rapports qui, du reste, ne sont "externes" qu'en mode illusoire.

    "La Lumière a lui dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise" : cette vérité s'est réalisée, -- et se réalise -- au sein même du Christianisme, par la méconnaissance et le rejet de la gnose. Et c'est cela qui explique en partie le destin du monde occidental.

    Frithjof Schuon (Texte inédit)