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De l'Intelligence - Frithjof Schuon -
DE L'INTELLIGENCE
(Premier chapitre de « Racines de la condition humaine »,
Frithjof Schuon, Éditions Les chemins de la Sagesse, La Table Ronde, Paris, 1990)
L'intelligence, c'est la perception d'une réalité, et a fortiori la perception du Réel en soi;
elle est ipso facto le discernement entre le Réel et l'irréel — ou le moins réel — et cela au
sens principiel, absolu ou « vertical » d'abord, et au sens existentiel, relatif ou «
horizontal » ensuite. Précisons que la dimension « horizontale » ou cosmique est le
domaine de la raison et de la tentation rationaliste, tandis que la dimension «verticale» ou
métacosmique est celle de l'intellect, de l'intellection et de la contemplation unitive; et
rappelons que parmi toutes les créatures terrestres, l'homme seul possède la position
verticale, ce qui indique la potentialité «verticale» de l'esprit, et de ce fait même, la raison
d'être de l'homme1.
Il faut distinguer, dans l'esprit humain, entre des fonctions et entre des aptitudes : dans
la première catégorie, qui est plus fondamentale, nous distinguerons d'abord entre la
discrimination et la contemplation2, et ensuite entre l'analyse et la synthèse3; dans la
seconde, entre une intelligence qui est théorique et une autre qui est pratique4, puis entre
une qui est spontanée et une autre qui est réactive, ou encore, entre une intelligence qui
est constructive et une autre qui est critique.5 A un tout autre point de vue, il faut
distinguer entre une faculté cognitive qui est potentielle seulement, une autre qui est virtuelle,
et une troisième qui est effective : la première est le fait de tous les hommes, donc
aussi des plus bornés; la seconde concerne les hommes non informés, mais capables de
comprendre ; la troisième enfin coïncide avec la connaissance.
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Il est trop évident que l'effort mental n'aboutit pas automatiquement à la perception du
réel ; l'esprit le plus habile peut véhiculer l'erreur la plus grossière. Le phénomène
paradoxal d'une intelligence, même « brillante », véhiculant l'erreur s'explique tout
d'abord par la possibilité d'une opération exclusivement « horizontale », donc en
1 Force nous est de faire remarquer dans ce contexte que la position verticale se rencontre aussi chez certains oiseaux
aquatiques, ce qui s'explique par le jeu volontiers paradoxal de la Possibilité universelle. En un sens moins rigoureux, on
pourrait même attribuer la verticalité à tous les oiseaux; on devra se rap peler alors que les oiseaux en général manifestent,
et partant symbolisent, les états célestes; quelques espèces ayant au contraire une signification maléfique, mais toujours «
surnaturelle » en vertu du symbolisme des ailes.
2 Ou la « conception » et l' « assimilation », la première fonction étant active et en quelque sorte masculine, et la seconde,
passive et féminine.
3 Dans le bouddhisme Shingon, l'un des deux tableaux schémas fondamentaux (mandara, de mandala) représente l'Univers
sous le rapport de l'analyse ou du déploiement, tandis que l'autre suggère la synthèse ou la racine; ce qui montre que les
fonctions de l'esprit humain se prêtent aux applications spirituelles les plus importantes.
4 Ou abstraite et concrète. Ces deux termes présentent toutefois l'inconvénient d'être mal utilisés ; on appelle trop souvent
abstrait » ce qui appartient à l'ordre principiel ou universel, et « concret » tout ce qui est phénoménal ; comme si Dieu était
une abstraction, et comme si seuls les phénomènes étaient des réalités. Dans la dispute scolastique des universaux, toute la
question était de savoir ce qu'on entend par un « universel », ou de quelle façon on envisage une réalité principielle ou
archétypique.
5 Il y a d'autres modes, tels que la présence d'esprit, l'habileté, la ruse, mais qui sont d'un niveau inférieur et se rencontrent
du reste aussi dans le règne animal.
l'absence de toute conscience des rapports « verticaux » ; mais la définition « intelligence
» demeure, puisqu'il y a toujours discernement entre un essentiel et un secondaire, ou
entre une cause et un effet. Un facteur décisif dans le phénomène de l' « erreur
intelligente » est de toute évidence l'intervention d'un élément extra-intellectuel, telle la
sentimentalité ou la passion; l'exclusivisme de l' « horizontalité » crée un vide que
l'irrationnel vient nécessairement remplir. A noter que l' « horizontalité » n'est pas
toujours la négation du surnaturel ; elle peut être le fait d'un croyant dont l'intuition
intellectuelle reste à l'état latent, ce qui précisément constitue l' « obscur mérite de la foi »
; dans ce cas on peut parler, sans absurdité, de « verticalité » dévotionnelle et morale.
L'évolutionnisme transformiste offre un exemple patent d' « horizontalité » sur le
plan des sciences naturelles, du fait qu'il met à la place de l'émanation cosmogonique
à degrés « descendants6 », une évolution biologique à degrés « ascendants » ; de
même, les philosophes modernes — mutatis mutandis — remplacent la causalité
métaphysique par des causalités « physiques » et empiriques; ce qui exige sans doute
de l'intelligence, mais c'est une intelligence pour ainsi dire décapitée.
Il faut mentionner ici le fait paradoxal qu'un entendement qui est à la hauteur des
vérités « verticales » n'est pas toujours une garantie pour l'intégrité de l'intelligence «
horizontale » ou pour les qualités morales correspondantes; mais nous sommes alors
en présence, soit d'un développement unilatéral des dons spéculatifs au détriment des
dons opératifs, soit d'une anomalie comportant une sorte de scission de la personnalité
; mais ce sont là des contingences qui n'ont rien d'absolu en face du miracle de
l'intellect et de celui de la vérité. N'empêche que l'intelligence métaphysicienne n'est
intégrale et efficiente qu'à condition que les dimensions spéculative et opérative se
tiennent en équilibre.
***
Peut-être vaut-il la peine de rendre compte ici du phénomène ambigu de la naïveté :
celle-ci est avant tout du manque d'expérience combiné avec de la crédulité, comme le
prouve l'exemple des enfants, même les plus intelligents. La crédulité peut avoir un
fond positif: elle peut être l'attitude de l'homme véridique qui croit tout naturellement
que tout le monde est comme lui ; il y a des peuplades qui sont crédules parce qu'elles
ignorent le mensonge. Il va donc de soi que la naïveté peut être chose toute relative :
un homme qui ne connaît pas la psychologie des fous est un naïf aux yeux des
psychiatres, même s'il est fort loin d'être un sot. S'il faut être « prudents comme les
serpents » — à condition d'être « simples comme les colombes7 » — c'est avant tout
parce que l'ambiance dresse des embûches et qu'il faut savoir se défendre, c'est-à-dire
6 Nous entendons le terme « émanation » au sens platonicien : le point de départ demeure transcendant, donc inaffecté,
tandis que dans un émanationisme déiste ou naturaliste la cause est du même ordre ontologique que l'effet.
7 Ce qui du reste fait penser aux « pauvres dans l'esprit », qui ne sont certes pas censés manquer de facultés mentales. On
connaît cette histoire : les novices condisciples du jeune Thomas d'Aquin, connaissant sa crédulité - réelle ou apparente -
l'appelèrent un jour pour lui montrer « un boeuf qui vole », puis se moquèrent de lui parce qu'il courut à la fenêtre pour
voir le phénomène; il leur répondit : « Un boeuf qui vole est chose moins extraordinaire qu'un moine qui ment. »
que notre imagination doit avoir conscience des caprices de la mâyâ terrestre.
Quoi qu'il en soit, si nous nous en tenons au sens courant du terme, être naïf c'est
s'arrêter à la perspective simplificatrice et matérialisante de l'enfance, sans pour autant
devoir perdre l'instinct pour la « seule chose nécessaire », lequel n'exige aucune
expérience complexe ni aucun don de spéculation abstraite.
Nous voudrions répondre ici à la question suivante : un homme libéré d'une erreur
pernicieuse est-il devenu plus intelligent pour autant? Au point de vue de l'intelligence
potentielle, non ; mais au point de vue de l'intelligence effective, oui, certainement;
car sous ce rapport, vérité égale intelligence. La preuve en est que l'acceptation d'une
vérité-clef entraîne la capacité de comprendre — comme par une réaction en chaîne
— d'autres vérités du même ordre, plus une multitude d'applications subordonnées;
toute compréhension illumine, toute incompréhension obscurcit.
A l'opposé de la naïveté, il y a l'intelligence luciférienne, exploratrice, inventive,
laquelle s'enfonce passionnément et aveuglément dans l'inconnu et l'indéfini; c'est
l'histoire de Prométhée et d'Icare, et c'est la curiosité-suicide.
***
L'intelligence engendre non seulement le discernement, mais aussi — ipso facto — la
conscience de notre supériorité par rapport à ceux qui ne savent pas discerner;
contrairement à ce que pensent bien des moralistes, cette conscience n'est pas une
faute en soi, car nous ne saurions nous empêcher d'être conscients de quelque chose
qui existe, et qui nous est rendu perceptible par notre intelligence précisément. Ce
n'est pas pour rien que l'objectivité est un privilège de l'homme.
Mais cette même intelligence qui nous rend conscients d'une supériorité, nous rend
conscients également de la relativité de cette supériorité, et plus que cela : elle nous
rend conscients de toutes nos limitations. C'est-à-dire qu'une fonction essentielle de
l'intelligence est la connaissance de soi : donc la connaissance — positive ou négative
suivant les aspects envisagés — de notre propre nature.
Connaître Dieu, le Réel en soi, le suprême Intelligible, puis connaître les choses en
fonction de cette connaissance, et par conséquent aussi nous connaître nous-mêmes :
ce sont là les dimensions de l'intelligence intrinsèque et intégrale ; la seule digne de ce
nom, à rigoureusement parler, car elle seule est proprement humaine.
Nous avons dit que l'intelligence produit, par son essence même, la connaissance
de soi, avec les vertus d'humilité et de charité; mais elle peut produire aussi, en marge
de son essence ou de sa nature et à la suite d'une perversion luciférienne, ce vice par
excellence qu'est l'orgueil. D'où l'ambiguïté de la notion d' « intelligence » dans les
morales religieuses, et l'accentuation d'une humilité expressément extra-intellectuelle,
et par là même ambiguë et dangereuse à son tour, puisqu' « il n'y a pas de droit
supérieur à celui de la Vérité ».
***
A la question de savoir s'il vaut mieux avoir de l'intelligence ou un bon caractère,
nous répondrons : un bon caractère. Pourquoi? parce que, quand on pose cette
question, on ne pense jamais à l'intelligence intégrale, laquelle implique
essentiellement la connaissance de soi ; inversement, un bon caractère implique
toujours une part d'intelligence, à condition évidemment que la vertu soit réelle, et non
compromise par un orgueil sous-jacent, comme c'est le cas dans le « zèle d'amertume
». Le bon caractère s'ouvre à la vérité8, exactement comme l'intelligence fidèle à sa
substance débouche sur la vertu; nous pourrions dire aussi que la perfection morale
coïncide avec la foi, qu'elle ne saurait donc être un perfectionnisme social dépourvu
de contenu spirituel.
Si la faculté cognitive consiste à discerner entre l'essentiel et le secondaire et que,
par voie de conséquence, elle implique la capacité de saisir des situations et de s'y
adapter, sera concrètement intelligent l'homme qui saisit le sens de la vie et par là
même celui de la mort ; c'est-à-dire que la conscience de la mort doit déterminer
l'allure de la vie, comme, a priori, la conscience des valeurs éternelles prime celle des
valeurs temporelles. Si l'on nous demande qu'est-ce qui prouve la réalité des valeurs
éternelles? — mais cela est une digression —, nous répondons : entre autres le
phénomène même de l'intelligence, lequel serait en effet inexplicable — parce que
dépourvu de raison suffisante — sans ses contenus les plus fondamentaux ou les plus
élevés. C'est tout le mystère du phénomène de la subjectivité, si étrangement
incompris des modernes, alors qu'il est, précisément, un signe irrécusable de réalité
immatérielle et de transcendance.
* * *
Les rationalistes évolutionnistes sont d'avis qu'Aristote, étant le père de la logique, est
ipso facto le père de l'intelligence enfin devenue mûre et efficace; ils ignorent
évidemment que cette éclosion d'une discipline de pensée, tout en ayant ses mérites,
va plus ou moins de pair avec un affaiblissement, voire une atrophie, de l'intuition
intellectuelle. Les anges, dit-on, ne possèdent pas la raison, car ils n'ont pas besoin de
raisonner; ce besoin présuppose en effet que l'esprit, ne « voyant » pas, se trouve dans
l'obligation de « tâtonner ».
On pourrait objecter que les plus grands métaphysiciens, donc les plus grands
intuitifs intellectuels, se sont servis du raisonnement ; sans doute, mais ce n'était que
dans leur dialectique —destinée à autrui — et non dans leur intellection en soi. Il est vrai
qu'il y a là une réserve à faire : comme l'intuition intellectuelle n'embrasse pas a priori
tous les aspects du réel, le raisonnement peut avoir pour fonction de provoquer
indirectement une « vision » de tel aspect; mais, dans ce cas, le raisonnement n'opère qu'à
8 « Errer est humain », dit saint Jérôme, et saint Augustin ajoute : « mais c'est diabolique de persévérer, par passion, dans l'erreur
». La passion coïncide ici avec l'orgueil, lequel annule pratiquement toutes les vertus; de même, l'erreur corrompt l'intelligence,
en profondeur et avec les réserves qui s'imposent sur le plan des choses pratiques ou profanes.
titre de cause occasionnelle, il n'est pas un élément constitutif de la cognition. On nous
dira peut-être que le raisonnement peut actualiser chez n'importe quel penseur une
intuition supra-rationnelle; c'est vrai en principe mais, en fait, il est beaucoup plus
probable qu'une telle intuition ne se produise pas, étant donné qu'il n'y a rien dans la
mentalité profane qui y prédispose, pour dire le moins.
Avec les précédentes considérations, nous ne visons pas Aristote, nous ne blâmons
que ceux qui croient qu'il a le monopole de l'intelligence et qui confondent la simple
logique avec l'intelligence en soi, ce qu'Aristote ne songeait pas à faire9. Que la logique
soit utile ou nécessaire pour l'homme terrestre, c'est l'évidence même, mais il est tout
aussi évident que ce n'est pas elle qui mène directement et indispensablement à la
connaissance; ce qui ne saurait signifier que l'illogisme soit légitime ou que le suprarationnel
coïncide avec l'absurde. Si l'on objectait qu'en mystique, et même en théologie,
il existe une pieuse absurdité, nous répondrions que dans ces cas elle n'est que «
fonctionnelle » — un peu comme dans les koan du zen — et qu'il faut scruter les
intentions profondes pour faire justice au moyen dialectique; sur ce plan, « la fin justifie
les moyens », c'est le cas de le dire.
Chose curieuse, le dogmatisme religieux, tout en stimulant l'intelligence par ses
vérités en substances universelles, la paralyse aussi par ses limitations; les théologies
anthropomorphistes, en effet, ne peuvent pas échapper aux impasses et aux
contradictions, du fait qu'elles s'obligent à combiner la complexité du Réel métaphysique
avec un Dieu personnel, donc avec une subjectivité unique qui, étant telle, ne saurait
assumer cette complexité.
**
Quelques mots sur la gnose s'imposent ici, puisque nous parlons d'intelligence et que la
gnose est la voie de l'intellect. Nous disons « gnose » et non « gnosticisme », car celui-ci
est un dogmatisme mythologique largement hétérodoxe, tandis que la gnose intrinsèque
n'est autre que ce que les hindous entendent par jnâna et Advaita-Vedânta; prétendre que
toute gnose est fausse à cause du gnosticisme, revient à dire, par analogie, que tous les
prophètes sont faux parce qu'il y a de faux prophètes.
Pour trop de personnes, le gnostique est l'homme qui, se sentant illuminé par
l'intérieur, non par la Révélation, se prend pour un surhomme et se croit tout permis ; on
accusera de gnose n'importe quel monstre politique qui est superstitieux ou qui a de
vagues intérêts occultistes tout en se croyant investi d'une mission au nom de telle
philosophie aberrante. En un mot, dans l'opinion vulgaire, gnose égale « orgueil
intellectuel », comme si ce n'était pas là une contradiction dans les termes, l'intelligence
pure coïncidant précisément avec l'objectivité et celle-ci excluant par définition tout
subjectivisme, donc notamment l'orgueil qui en est la forme la moins intelligente et la
9 A noter que l'Inde aussi a développé une science de la logique, à savoir le Nyâyâ de Gautama, lequel analyse avec un
soin particulier les raisonnements vicieux, et dont on trouve les traces chez nombre de dialecticiens subséquents. Ce
parallélisme entre la Grèce et l'Inde s'explique par ce que nous pourrions appeler, fort approximativement,
l'intellectualisme aryen, auquel participent évidemment les Sémites hellénisés.
plus grossière.
S'il existe un satanisme « gnosticiste » ou pseudo-gnostique, il existe également un
satanisme antignostique, et c'est le parti pris commode et malhonnête de voir de la gnose
partout où il y a le diable; c'est à cette manie — qui à rigoureusement parler relève du «
péché contre l'Esprit » — que peut s'appliquer l'injonction du Christ de ne pas jeter les
perles aux pourceaux ni de donner les choses sacrées aux chiens. Car s'il y a dans l'ordre
humain des perles et du sacré, c'est certainement du côté de l'intellect, lequel est aliquid
increatum et increabile, selon Maître Eckhart; donc quelque chose de divin, ce qui
précisément gêne et trouble les partisans de la pieuse superficialité et du fanatisme
militant.
Les précédentes réflexions nous permettent de passer à un sujet plus particulier, bien
que relevant du même ordre d'idées. L'ésotérisme, lequel coïncide avec la gnose, se
trouve confronté de facto avec trois forces adverses : de toute évidence avec le diable
puisque celui-ci est contre tout ce qui est spirituel, mais aussi, d'une tout autre façon, avec
l'exotérisme qui, tout en ayant droit à l'existence, représente une perspective limitée; et
enfin, ce qui est plus grave, avec une combinaison des deux forces mentionnées. Dans ce
dernier cas, l'attaque contre la gnose va de pair avec l'avilissement de la religion ; or cette
monstrueuse connivence ne serait pas possible s'il n'y avait pas une certaine imperfection
dans le point de vue confessionnel lui-même, ce que prouvent d'ailleurs à leur manière les
sottises et les crimes perpétrés au nom de la religion; les confessions participant
inévitablement — ou providentiellement si l'on veut — de l'imperfection des collectivités
humaines auxquelles elles s'adressent en cet « âge sombre10 ».
D'une part, l'ésotérisme peut prolonger la religion envisagée sous le rapport de son
symbolisme métaphysique et mystique, mais d'autre part, il est bien obligé de la
contredire en tant qu'elle n'est qu'une adaptation limitative, car « il n'y a pas de droit
supérieur à celui de la vérité ». Il est impossible de comprendre pleinement la relation
entre les faces exotérique et ésotérique de la tradition sans être conscient de ces deux
rapports contradictoires11, mais ancrés dans la nature des choses et par conséquent
complémentaires.
Toutes ces considérations se justifient dans notre contexte général du fait que
l'ésotérisme plénier est la voie de l'intellection, donc de l'intelligence, alors que
l'exotérisme est la voie de la croyance ou de la foi, ce qui ne peut pas ne point affecter les
spéculations métaphysiques en pareil milieu. La foi, représentée surtout par les Sémites,
nous enjoint de croire « en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre »;
l'intellection par contre, représentée surtout par les Aryens, nous révèle que « Brahma
seul est réel, le monde n'est qu'apparence, et l'âme n'est autre que Brahma seul ». Cette
différence de perspective ne saurait empêcher que la foi comporte nécessairement un
10 « Que m'appelles-tu bon? » a dit le Christ; ce qui peut s'appliquer à la forme religieuse, au système confessionnel.
11 Dont la combinaison sentimentale a pour résultat un demi-ésotérisme très répandu en Orient; n'empêche que telle
spiritualité personnelle peut compenser et vaincre cet obstacle. Au demeurant, si la pure gnose doit rester plus ou moins
secrète en milieu fidéiste, c'est en partie à cause des droits de ce dernier; néanmoins, le chaos spirituel de notre époque
permet ou exige que l' « intérieur » se manifeste à l' « extérieur », car « il vaut mieux divulguer la sagesse que de l'oublier
».
élément d'intellection, tandis que l'intellection de son côté comporte tout aussi
nécessairement un élément de foi.
***
Mais revenons maintenant, pour terminer, à la question de l'intelligence en général. Il ne
faut pas confondre l'abus de l'intelligence avec celle-ci même, comme l'ont fait la Grèce
classique, la Renaissance, le siècle philosophique, le XIXe siècle et, avec des modalités
nouvelles et peu réjouissantes, le XXe; l'esprit humain n'a le droit d'être créateur que dans
la mesure où il est contemplatif, et s'il a cette qualité, il prendra acte de ce qui « est »
avant de s'occuper de ce qui « peut être ».
L'idéologie progressiste du xixe siècle a cru pouvoir réduire le problème de l'esprit
humain, sous un certain rapport tout au moins, à la distinction plutôt expéditive entre «
civilisés » et « barbares »; or si être intelligent c'est être réaliste, les Peaux-Rouges par
exemple, avec leur réalisme écologique, étaient plus intelligents que les Blancs
chimériquement industrialistes, et ils l'étaient, non à la surface seulement, mais en
profondeur. Ce qui nous permet de faire remarquer que le naturisme des peuplades sans
écriture se fonde plus souvent qu'on ne serait disposé à l'admettre sur un « choix primordial
» qui est loin d'être dépourvu de sagesse ; se méfiant instinctivement de l'intelligence
de l'apprenti sorcier, ils ont préféré s'abstenir12
Quoi qu'il en soit, et d'une façon générale : à la question de savoir si le genre
humain est effectivement intelligent, on est en droit de répondre par la négative, en
bonne conscience, puisque nous nous trouvons dans l'âge de fer. Somme toute, ne sont
concrètement intelligents que les sages et les saints13; on voit en eux des surhommes
— avec raison à un certain point de vue — alors que, étant réalistes, ils sont simplement
des hommes normaux; ou des hommes primordiaux, si nous pensons aux
conditions spirituelles de l'âge d'or. Cela nous permet de formuler, d'une manière
synthétique et quasi lapidaire, les considérations suivantes l'homme primordial savait
par lui-même qu'il y a Dieu ; l'homme déchu ne le sait pas, il doit l'apprendre.
L'homme primordial avait toujours conscience de Dieu; l'homme déchu, tout en ayant
appris qu'il y a Dieu, doit se forcer à en avoir toujours conscience. L'homme
primordial aimait Dieu plus que le monde; l'homme déchu aime le monde plus que
Dieu, il doit donc pratiquer le renoncement. L'homme primordial voyait Dieu partout,
il avait le sens des archétypes et des essences et n'était pas enfermé dans l'alternative «
chair ou esprit »; l'homme déchu ne voit Dieu nulle part, il ne voit que le monde en
tant que tel, non comme manifestation de Dieu.
La primordialité, c'est la fitrah des soufis: la nature humaine essentielle et
normative, créée à l'image du Créateur; et c'est par là même l'intelligence en soi,
12 Leurs axiomes : si vous créez quelque chose - en allant trop loin dans l'extériorisation et la concrétisation - vous en
deviendrez l'esclave; les agglomérations urbaines produisent et la dégénérescence et les calamités. Ces convictions
expliquent le vandalisme des peuples naturistes quand ils se font conquérants, bien que par la suite ils ne puissent pas
résister à l'hypnose des civilisations urbaines. L'iconoclasme judéo-musulman n'est pas sans rapport avec cette perspective.
13 Non les savants qui, en fin de compte, n'arrivent qu'à détruire le monde et l'homme.
projection de la conscience divine. Car « J'étais un trésor caché et je voulais être
connu, donc J'ai créé le monde »; et avec lui l'esprit humain.
Frithjof Schuon