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    Dans l'un des déserts les plus arides au monde, la Pampa del Ingenio, ou encore Pampa de Nazca, les étranges lignes de Nazca - qui atteignent pour certaines 8 km de long et forment un vaste réseau de figures géométriques et de dessins stylisés d’animaux, demeurent aujourd'hui encore  I'une des plus grandes énigmes de l’univers. Tracées en déplaçant les petites pierres ferreuses de couleur sombre accumulées à la surface du désert pour laisser à nu les terrains sous-jacents (du gypse de couleur claire), ces géoglyphes se conservent depuis près de 2000 ans, grâce à une absence quasi totale de précipitations et d'érosion éolienne.
    Depuis la route Panaméricaine qui traverse la pampa de part en part, on ne devine quasiment rien. C'est seulement à bord d'une avionnette – en partant de l’ aérodrome de Nazca - que l'on peut se faire une idée de l'étendue et de la complexité de ces lignes énigmatiques dont la signification divise encore les chercheurs.

    La découverte de Paul Kosok
    C'est en 1939. alors qu'il survolait la région dans un petit avion. que le scientifique nord-américain Paul Kosok prêta attention à ces lignes que l'on prenait jusqu'alors pour un système dirrigation pré-inca. Cet expert en hydraulique arriva très vite à la conclusion que ces dessins n'avaient rien à voir avec un quelconque système de canalisations. Par chance, ce jour-là coïncidait avec le solstice d'été; en effectuant un second survol, Kosok remarqua que les rayons du couchant suivaient la direction de I'un des dessins d'oiseaux. II baptisa aussitôt la plaine de Nazca "le plus grand livre d'astronomie du monde ".
    Ce n'est pas Kosok, mais une jeune mathématicienne allemande qui devint la spécialiste des lignes et qui fit le point sur cette question. Arrivée au Pérou en 1932, Maria Reiche (1903-1998) avait 35 ans lorsqu'elle rencontra Kosok lors d'un colloque sur les fameux dessins, au cours duquel elle servit d'inlerprète au scientifique. Après la conférence, elle eut une conversation avec Kosok qui I'encouragea à étudier la pampa. EI1e devait s'y consacrer pendant un demi-siècle.

    Le travail de Maria Reiche
    Jour après jour, Maria Reiche mesura. nettoya et cartographia ces lignes, d'avion et du sommet de la plate-forme métallique de 15 m qu'elle avait fait édifier. Jusqu'à l'âge de 95 ans, elle fut la gardienne jalouse des lignes : "Jusqu'à la dernière minute de mon existence, ma vie sera pour Nazca. Ce temps sera peu pour étudier cette merveille nichée au sein des plaines péruviennes et c'est ici que je mourrai" déclara-t-elle un jour. On lui doit désormais l'interprétation la plus largement admise sur les centaines de dessins qui couvrent un périmètre de 50 km entre Nazca et Palpa. Son travail et ses théories furent pour la première fois reconnus et cités par J. Alden Mason dans son ouvrage The Ancient Civilizations of Peru (1957) qui révélèrent à un large public l'étrangeté des lignes de Nazca et la personnalité de leur singulière gardienne...
    Ces lignes sont l'oeuvre des Nazca, peuple d'artisans sédentaires, et reproduisent à grande échelle les dessins qui figurent sur les tissus et céramiques produits par ces Indiens de I'ère pré-inca : on y reconnaît un lézard, un singe à la queue en spirale, un condor, une araignée, un colibri, un chien à longues pattes et, sur le versant d’une colline, un personnage à grosse tête ronde, surnommé « l’astronaute ». Ces dessins se complètent de lignes droites qui s’entrecroisent (près de 800) et de 300 figures géométriques (rectangles et trapèzes allongés). Ils ont probablement été tracés entre 300 et 900 de notre ère, pendant la phase classique de la culture Nazca. Selon Maria Reiche : "Cette oeuvre a été éxécutée pour que les dieux puissent la voir et, du haut de leur demeure céleste, aider les Indiens Nazcas dans I'agriculture, la pêche et dans toutes leurs autres activités".

    Dans son livre Mystère sur le Désert (paru en 1968) elle donne son interprétation : la figure du singe serait le symbole précolombien de la Grande Ourse, constellation que les Indiens associaient à la pluie. Elle a démontré que certaines lignes désignent le point de l'horizon où se couche le soleil au solstice d'hiver (21 juin) et au solstice d'été ( 21 décembre) et que le long bec du colibri est orienté vers l'endroit où le soleil apparaît le jour de l'Inti Raymi, preuve que cette grande date solaire était célébrée avant les Incas. Reiche a également tenté d’expliquer comment les Nazcas avaient pu réaliser d'aussi grands dessins parfaitement proportionnés : ils utilisaient comme unité de mesure la longueur de l'avant-bras (du coude à l'index) soit environ 32 cm, et se servaient de cordes attachées à des poteaux pour former des cercles et des arcs qu'ils recoupaient par des lignes droites : c’est le bon vieux système du carroyage. On a d’ailleurs retrouvé sur le site nombre de pieux de bois fossilisés. Suivant ces repères, ils ôtaient de la surface du sol les pierres et les caillous noircis pour les disposer en lisière du tracé, laissant à nu la couche sous-jacente : du gypse de couleur jaune clair. Pour Maria Reiche, les géoglyphes faisaient donc office de calendrier astronomique. Selon elle, les lignes donnaient la position du Soleil, de la Lune et de certaines étoiles selon les saisons, rappelant aux habitants les étapes des cultures.

    Cette théorie fut contestée en 1973 par l'astrophysicien américain Gerald Hawkins, qui en se fondant sur des calculs réalisés par ordinateur, démontra que seules 20 % des lignes indiquaient des positions astronomiques exactes, soit autant que la probabilité du pur hasard… Toutefois, ses recherches furent finalement démolies à cause d'une erreur de méthodologie grave. Il avait reconstitué la carte du ciel en se fondant sur celle de Stonehenge, qui n'est pas dans le même hémisphère. Pas terrible pour un astrophysicien...

    Les théories les plus fumeuses
    Quelques uns ont tenté de réfuter Ies théories de Maria Reiche, niant le fait que les Indiens aient pu dessiner des figures qu'ils ne pouvaient pas voir du sol. Un certain "club international des explorateurs" essaya de prouver, en 1975, que les Nazcas disposaient de machines volantes et qu'ils auraient fabriqué des ballons gonflés à l'air chaud pour s'élever dans les airs : les membres de ce club fabriquèrent un ballon d'étoffe et de roseau, le "Condor I" qu'il firent voler pendant une minute à une altitude de 100 m. L’expérience se révéla peu concluante.
    La théorie la plus extravagante concernant les dessins de Nazca fut avancée en 1968 par Erich Von Daniken dans Chariots des dieux, ouvrage qui soutenait que la pampa était en fait une piste d'atterrissage pour les soucoupes volantes. Cette hypothèse, bien entendu, était conçue dans l'optique d'un gros succès de librairie. Même si Maria Reiche parvint à la réfuter catégoriquement, l'ouvrage de Von Daniken attira sur Ie site des milliers de visiteurs qui sillonnèrent la pampa à moto, en jeep et même à cheval, laissant des traces indélébiles de leur passage. Pour enrayer ce vandalisme, elle dut utiliser les recettes de la vente de son livre pour payer quatre gardes qui surveillaient le site en se relayant. Inscrit au patrimoine culturel de l’humanité par l’UNESCO en 1994, l'accès de la pampa est désormais jalousement surveillé.

    La recherche des sources ?
    La théorie d'un culte tourné vers l'eau et la fertilité est la dernière en date; elle a été défendue par les archéologues Markus Reindel et Johny Isla qui avaient travaillé en 1997 sur les lignes voisines de Palpa. Des chercheurs de l'Université du Massachusetts pensent que les lignes servaient de repère pour localiser les sources d'eau potables, rares dans le désert. Elles suivent, avancent-ils, des failles sismiques dans lesquelles circule les eaux souterraines. L'un de ces chercheurs, David Johnson qui étudie le site depuis 1990, a trouvé plus d'une douzaine de puits le long d'une des lignes. Les lignes et ses symboles composeraient selon lui "une langue pour communiquer lorsque des puits souterrains et des aqueducs sont localisés". Johnson a donné un sens à chaque personnage : les trapèzes pointent toujours vers un puits, les cercles sont tracés sur le lieu d'une fontaine, de même pour les figures complexes. Par exemple, le colibri pointe sur un puits géant avec son bec. David Johnson a publié, en collaboration avec Donald Proulx et l'hydrologue Stephen Mabee, plusieurs articles savants sur sa théorie, dont "The Relationship Between the Lines of Nasca and Water Resources" (1997), "The water lines of Nasca" (1998) ou encore "The Correlation Between the Lines of Nasca and Subterranean Water Resources" (1999).

    Musée Maria Reiche
    29 km du centre de Nazca. Ouv. 9h-19h.
    Situé au bord de la Route Panaméricaine (très exactement au km 417 depuis Lima), il est installé dans la maison où elle vécut et décéda, en 1998. On peut y voir son bureau, ses livres, ses outils et ses dessins. Sa tombe se trouve dans le jardin où est garé pour toujours le vieux combi Wolkswagen qu’elle utilisait comme bureau ambulant.
    En revenant vers la ville, au km 420, on peut monter sur la tour d’observation de 30 m de hauteur, qu’elle fit construire au bord de la Panaméricaine en 1976. Du sommet, on a une vue un peu écrasée sur trois dessins : le lézard (coupé en deux par la route), l’arbre et la grenouille.

    Survol des lignes en avion
    C’est le seul moyen d’avoir une vue d’ensemble des lignes. Du petit aérodrome de Nazca, à la sortie sud de la ville, plusieurs compagnies effectuent des sorties en avion d’une capacité de 2 passagers (durée 45 mn, environ 200 $). Les prix ont considérablement augmenté du fait des nouvelles normes de sécurité qui imposent la présence d'un copilote à bord depuis les accidents mortels survenus avant l'application de cette règle. Il existe aussi une formule combinant le survol des lignes de Nazca et des géoglyphes moins connus de Palpa, un peu plus au nord, (1h, 250 $). Parmi les compagnies les plus réputées, AeroCóndor, Aero Ica et Alas Peruanas ont leur guichet sur place. On peut également réserver ces survols depuis les agences de tourisme ou dans tous les hôtels du centre-ville. Il est en tout cas conseillé d’effectuer le survol des lignes le matin, quand  le ciel est clair et dégagé. L’après-midi, on risque des brumes de chaleur qui rendront les lignes un peu moins nettes (pour les photos) ou du vent de sable, qui peut provoquer des turbulences assez désagréables ou tout bonnement clouer les avions au sol.

    La culture Nazca
    Héritière de la culture de
    Paracas, et succédant à la phase Paracas-Necropolis qui s'achève vers 200 avant J.-C, la région côtière du sud du Pérou traverse une période intermédiaire dénommée Proto-Nazca, s'étendant de 200 à 100 avant notre ère. Cette période est marquée par une instabilité qui semble due à la venue de populations nouvelles. Les arrivants se mêlent aux premiers occupants de la région. Il s'ensuit des transformations profondes dans le domaine des arts, et en particulier de la céramique. Celle-ci sera désormais plychromée avant feu, et révèlera une palette éclatante de couleurs chaudes offrant une surface admirablement lisse et brillante.
    Le style de Nazca a été l'objet de nombreuses spéculations pour tenter d'en fixer la chronologie. Aujourd'hui les travaux de Dieter Eisleb, publiés en 1976, établissent une séquence simplifiée, fondée sur les données les plus récentes. Selon cette chronologie, on distingue donc le Proto-Nazca, le Nazca Initial, qui s'étend de 100 avant J.-C. à 200 après le début de notre ère, le Nazca Moyen (200 à 300) et enfin le Nazca Tardif qui va de 300 à 600 de notre ère. Après quoi se fait jour une influence iconographique provenant de l'Altiplano et de
    Tiahuanaco
    qui est alors la capitale du bassin du Titicaca. Mais cette chronologie comporte également, en ce qui concerne l'évolution stylistique de la céramique, une série de subdivisions numérotées de 1 à 9 pour les 700 ans que dure la civilisation Nazca proprement dite.

    Cette culture Nazca est l'héritière directe de celle de Paracas, mais elle développe considérablement l'irrigation, selon des techniques et à une époque qui correspondent exactement à celles des Mochica au Nord du Pérou. Il y a d'ailleurs, dans des styles très différents, une évolution parallèle entre le royaume des Mochica et les communauté des Nazca. C'est une phase d'accroissement notable de la richesse, coïncidant avec une augmentation massive de la population sous l'effet des progrès de l'agriculture.

    Les gens de Nazca habitaient de gros bourgs situés en dehors de la zone cultivable, en bordure des déserts, afin de ménager les terres agricoles destinées à la production de nourriture et de coton. Cette population vivait dans des huttes de clayonnage à couverture de chaume. Le centre de chaque agglomération comportait une pyramide en adobes qui constituait le sanctuaire commun. C'est au Sud de l'actuelle cité de Nazca que se trouvait la plus grande agglomération précolombienne de la région, nommée Cahuachi (voir plus loin).

    La céramique Nazca
    La principale transformation que l'on constate avec l'avènement de l'époque Nazca concerne la céramique : fine, bien cuite et, à la différence de la poterie mochica, polychrome. La matière est jaune clair ou rouge, peinte de diverses couleurs dont les plus courantes sont des rouges, jaunes, bruns, gris et violet, ainsi que du noir et du blanc. Les dessins sont souvent soulignés de traits de peinture noire.

    L'étude des types de céramiques permet de distinguer plusieurs stades dans le développement de la culture Nazca. Les plus importants sont le Nazca A, très ancien, le Nazca B plus récent, le Nazca Y considéré comme tardif et post-classique. La céramique de la culture Nazca A est en général caractérisée par des dessins appliqués sur un fond rouge foncé, celle du Nazca B par un fond blanc. On trouve surtout des bols et des gobelets; des jarres à double goulot ou à tête modelée et à un seul goulot sont typiques de cette période. Les thèmes d'inspiration se répartissent entre deux genres principaux : formes animales ou végétales stylisées mais encore reconnaissables, telles que poissons, oiseaux ou fruits, et thèmes religieux ou mythologiques, par exemple un centipède à tête de félin qui portera un masque tel qu'en ont sur la bouche certaines momies. Quelques démons, qui appartiennent à ce répertoire, ont des têtes humaines. Quelquefois aussi un pot sera modelé en forme de tête coupée. La fréquence de ce motif indique vraisemblablement l'existence d'un culte des têtes-trophées, thème commun à presque toutes les cultures préincaïque de la côte mais aussi de la sierra : la décapitation rituelle des prisonniers ennemis (en général de la nation voisine) étant considéré comme une assimilation de sa force vitale et une preuve triomphante de suprématie. Il y a de fortes ressemblances entre les démons de la céramique Nazca et ceux des textiles de la nécropole de Paracas. Ce qui laisse à penser que la culture de Nazca et celle que la nécropole de Paracas nous a révélée sont à peu près contemporaines.