• L’Église de saint Augustin à nos jours

    Yves Congar

     

     

     

    CHAPITRE I : SAINT AUGUSTIN

    Saint Augustin a élaboré sa théologie de l'Église : 1) par la nécessité, comme prêtre (391) puis évêque (395), d'en expliquer le mystère aux fidèles, surtout en exposant les Écritures qui sont toutes relatives au Christ et à l'Église, 2) en répondant aux questions posées par le donatisme, 3) en assumant dans son ecclésiologie les exigences de ses positions sur la grâce. En tout cela Augustin a mis en oeuvre des catégories ou schèmes de pensée liés à sa synthèse d'inspiration néo-platonicienne. Si diverses préoccupations ont porté Augustin à développer plus spécialement tel aspect ou tel thème, sa vision de l’Église n'a pas connu de changement notable depuis son sacerdoce. Même le thème des deux Cités s'annonce dès le De cat. rud. (v. 400). La distinction que nous faisons de chapitres différents ne doit pas porter à séparer des thèmes qui coexistent dans la synthèse ecclésiologique d'Augustin.

    Proposition pastorale du mystère. Dès les premières Enarr. in Psalmos, qui datent d'avant son épiscopat mais d'après son sacerdoce, Augustin revient fréquemment sur l'unité que les chrétiens forment avec le Christ. Il définit alors l'Église comme le corps dont le Christ est la tête, en sorte que corps et tête, Église et Christ, constituent un seul homme, une unique personne, le Christ total : unus homo, unus vir, una persona, Christus integer ou totus. Souvent cette doctrine est illustrée par une référence à Ac. 9, 4, « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? ». Souvent aussi ce thème des deux formant un seul corps est fondu avec celui d’Époux et Épouse, par une citation d'Ep. 5, 31 (Gn 2, 24), « erunt duo in carne una ». Ce corps dont le Christ est le Chef est coextensif à tout ce qui par la grâce, vit dans la justice : il comprend tous les justes « ab Abel usque ad ultimum electum ».
    De cette unité avec le Christ il suit que les textes de l'Écriture peuvent être entendus du Christ ou de l'Église, et qu'en particulier ceux qui parlent de misères sont mis dans la bouche du Christ parlant pour son corps, l'Église. C'est toujours la première Règle de Tyconius, bien connue d'Augustin dès 395. Le Christ prie en nous, souffre en nous, est sainteté en nous malgré notre impuissance. Augustin a donc, de l'Église comme corps du Christ, une vue très concrète, vivante. Il n'a pourtant pas la théologie de la gratia capitis (grâce du Chef) qu'élaborera la Première Scolastique - la grâce qui vivifie le corps est celle par laquelle Jésus a, le premier, été fait Christ, c'est le Saint-Esprit. C'est en étant dans le corps du Christ, c'est-à-dire dans les structures dogmatiques et sacramentelles de l'Église catholique, qu'on vit de l'Esprit du Christ. C'est pourquoi aussi le sacrement sensible de la table du Seigneur, la communion au corps et au sang du Christ, sont, pour les fidèles, le moyen de devenir eux-mêmes ce qu'ils célèbrent, le corps du Christ (voir le fascicule sur l'Eucharistie).

    Les questions ecclésiologiques posées par le Donatisme. Augustin a rencontré le Donatisme partout autour de lui dès son ordination en 391. Au cours de la persécution de Dioclétien (303305), des évêques et des prêtres avaient livré les saintes Écritures.
    On les appela traditores. L'évêque de Carthage Mensurius étant mort, on élut pour lui succéder, en 312, son ancien diacre Cécilien. Les évêques de Numidie, qu'on n'avait pas attendus pour consacrer Cécilien, accusèrent celui-ci d'avoir été consacré par untraditor et élurent contre lui Majorinus auquel succéda bientôt Donat, qui occupa le siège de Carthage de 313 à 347. Ainsi naquit une Église parallèle, « l'Église des martyrs », l'Église des purs, qui avait des communautés presque partout en Afrique, surtout en Numidie intérieure. Mais en Afrique seulement.
    C'est là où Augustin articule une première critique. Il ne cesse de montrer que Dieu a voulu réaliser une Église « toto orbe diffusa ». Il apporte en ce sens plus d'une trentaine de textes scripturaires. Il développe une théologie de la catholicité conçue comme universelle, théologie qu'il avait déjà formulée dans sa critique du manichéisme. L'Église est essentiellement la Catholica ; on n'est chrétien que dans une communion à une unitas aussi vaste que le monde : Communicare orbi terrarum, être en communion avec le monde entier. Les donatistes, limités à l'Afrique, n'étaient que la pars Donati. Ailleurs on trouve d'autres sectes mais toujours, en face d'elles, la même et unique Catholica, dont Augustin ne méconnaît d'ailleurs pas les obligations de perpétuelle croissance. Cette théologie de la catholicité est restée une acquisition de notre ecclésiologie et même de notre apologétique.
    Il en va de même de la critique (peut-être un peu facile) faite par Augustin de l'idée d'une Église de purs. Il ne s'est pas lassé de citer et d'expliquer les textes évangéliques fondant l'idée d,une Église mêlée, ecclesia mixta (il a récusé la catégorie tyconienne de « corpus bipartitum »), surtout Mt. 13, 24-40, 47-50. « La séparation des bons et des méchants n'est pas, ici-bas, corporelle : à ce plan-là, ils sont mêlés. Elle est spirituelle et ne deviendra corporelle qu'eschatologiquement, lors du jugement ». Augustin distingue ici ce que ne faisaient pas les donatistes, l' « ecclesia qualis nunc est » et l' « ecclesia quae futura est » : c'est de celle-ci seulement que vaut la formule paulinienne sur « l’Église sans tache ni ride ». Quant à la situation des pécheurs dans l'Église « qualis nunc est », question toujourà difficile, Augustin la formule en termes de « intus videri », que nous allons expliquer bientôt : les pécheurs sont corporellement, extérieurement de l'Église ou du corps du Christ, seuls les justes « proprie sunt corpus Christi » (C. Faust. XIII, 16). Mais Augustin utilise aussi parfois les termes, qui resteront classiques, « numero, non merito ».
    Les donatistes avaient une ecclésiologie qui se réclamait de saint Cyprien : le Saint-Esprit et le salut sont liés au baptême, qui n'existe lui-même que dans l'Église. Seul un ministre se trouvant dans la communion de l'Église pouvait célébrer des sacrements valides et communiquer la grâce : on ne donne que ce qu'on a. Augustin a compris cette position comme si les donatistes faisaient dépendre sacrements et grâce de la sainteté morale personnelle du ministre. Il n'est pas sûr que son argumentation portât sur ce point, autour duquel les donatistes gardent un halo d'ambiguïté.
    Elle portait, par contre, dans sa critique de fond en matière de théologie sacramentelle. Au fond, pour les donatistes, le vrai sujet de l'action sacramentelle était l'Église, c'était le sacerdoce. Non, dit Augustin, c'est le Christ, et ceci non pas seulement comme premier auteur d'un pouvoir transmis, mais de façon actuelle : « Pierre baptise, c'est le Christ qui baptise... Judas baptise, c'est le Christ qui baptise ». Cela signifie que l'Église et le sacerdoce n'exercent pas ici une potestas, un pouvoir, mais unministerium, un service. C'est là que s'articule la théologie du caractère appliquée, non seulement au baptisé mais au prêtre ordonné. Ainsi ce n'est pas notre sainteté (!) qui est communiquée, c'est celle du Christ. Toute cette théologie, qui rejoignait les positions tenues par l’Église romaine dès le milieu du IIIe siècle, est également entrée dans le trésor de la tradition catholique. Elle a influencé l'ecclésiologie de différentes façons. Il semble en effet que, dans la mesure où l'on admettait la validité des sacrements en dehors de la Communion catholique, on devait, pour éviter de mettre en péril l'unité de l'Église, insister sur des éléments plus sociaux union aux pasteurs légitimes et l'autorité de ceux-ci. C'est ce qui est arrivé par la suite.

    Saint Augustin avait une autre façon de justifier l'unicité de l'Église et, pour ainsi dire, son monopole ecclésiologique. Certes les sacrements étaient valides là où la foi et la forme instituée par le Christ étaient gardées, mais ils n'étaient reçus « utiliter, ad utilitatem », « salubriter, ad salutem », que dans 1'unitas, àlaquelle seule est assuré le Saint-Esprit. Cela restera la réponse de la théologie et de l'apologétique catholiques, au moins jusqu'à l'entrée de l'oecuménisme. Mais on l'entendra par la suite dans un sens institutionnel qui n'était pas exactement celui d'Augustin, et sans conserver vraiment l'inspiration de sa synthèse. Celle-ci s'inscrivait dans une perspective platonicienne selon laquelle une réalité existe à différents niveaux, le niveau inférieur étant déjà une certaine ébauche, une préparation ou une attente de ce qui n'existe en sa pleine vérité qu'au niveau supérieur. Il y a ainsi dans l'Egüse deux niveaux qu'Augustin désigne assez ordinairement par les termes communio sacramentorum, societas sanctorum (communion dans les sacrements, communauté de sainteté). Les sacrements sont des choses, des réalités corporelles et sensibles ; ils se rattachent à l'oeuvre du Verbe venu en notre chair « in forma servi ». Ils créent entre ceux qui les possèdent et les fréquentent une communio, mais extérieure, corporelle, dans laquelle sont mêlés les mauvais et les bons. Mais les sacrements visent un effet de grâce et de salut, qui est l’œuvre du Saint-Esprit, lequel n’est donné qu’à l’unitas, à la caritas qu’il met dans le coeur des saints. Augustin, assumant les valeurs symboliques et typologiques multiples attachées à la colombe, appelle Columba l'Église en tant queue se réalise, par la caritas du Saint-Esprit, dans 1'unitas, et qu’elle est « communio societasque sanctorum ». Autrement dit, Augustin voit dans l'Église la dualité de plans qu'il connaît dans l'ordre de la connaissance (species, intellectus), dans celui de la vie sociale ou de la pax, dans celui de l'appartenance au corps du Christ (« intus videri » ; « intus esse »). La continuité existant entre la communio sacramentorum et la socielas sanctorum est analogue à celle qui existe entre un sacramentum et sa res, entre la nue existence et l'existence vraie, ou encore (la comparaison est d’Augustin, Brevic. Collat. III, 10 ; 20) entre l'homme extérieur et l'homme intérieur. Dans ces différents domaines, le rapport entre le premier et le second moment est celui d'une réalité encore extérieure et imparfaite à la réalité devenue parfaitement ce qu’elle est appelée à être.
    C'est le, Saint-Esprit qui est le principe réalisateur de l'Église en sa réalité, c'est-à-dire, aussi bien, en son unitas, par la caritas. Aussi pour Augustin les opérations salutaires ont-elles pour principe le Saint-Esprit et, au niveau ecclésial, 1'unitas : c'est la « Colombe » qui a reçu les clefs et qui remet les péchés, c'est-àdire le Saint-Esprit donné à l'Église des saints, à leur unité par la charité. De même l'infaillibüité, la maternité spirituelle sont des attributs de 1'unitas comme telle. Ici encore, en a par la suite attribué à l'institution comme telle ce qu'Augustin attribuait à l'Église comme « societas sanctorum » ; en citant les textes de notre docteur sur ces thèmes et sur celui du Saint-Esprit-âme de l’Église, on a matérialisé sa pensée.

    Église et Cité de Dieu. La rédaction du De civitate Dei s'étend entre 413 et 426, mais l'idée de distinguer et d'opposer deux cités remonte au moins aux environs de 400 (De Catech. rud. 19, 31 ; comp. En. in Ps. 36, en 403) ; celle de les définir par deux amours se trouve dans le De Gen. ad litt. XI, 15 (en 411). Il faut être bien au clair sur le sens de l'expression : il ne s'agit pas d'une institution ou d'une société particulière désignable comme « cité de Dieu >, mais d’une grandeur mystique, coextensive au dessein créationnel de Dieu. Cette cité a commencé avant la création de l'homme par le choix qui s'est proposé d'abord aux anges de s'aimer soi-même jusqu'au mépris de Dieu ou d'aimer Dieu jusqu'au mépris de soi (cf. Civ. Dei XIV, 28). On n'insistera jamais trop sur ce point : la cité de Dieu est, de soi, essentiellement céleste, et les anges en sont les premiers cives. Dieu (en sa divinité) en est le créateur, conditor. Augustin ajoute qu'une partie de cette Cité est encore en exil sur la terre (peregrina), où elle bénéficie de l'aide de sa partie céleste (opitulatur). Les anges qui composent cette partie céleste s'intéressent d'autant plus à la partie encore en itinérance et en lutte qu’ils doivent, grâce à elle, remplacer nombre pour nombre ceux d'entre eux qui sont tombés : un thème lancé par Augustin, appelé à une grande fortune. La cité se présente donc comme une réalité mystique, mais elle n'est pas une pure idée : elle est une réalité concrète définie par la réalisation d'un idéal spirituel. Dans un grand nombre de textes, Augustin prend « Église » et « cité de Dieu » comme équivalents ou passe d'un terme à l'autre. Dans l'Enchiridion LVI s. (entre 421 et 424), où Harnack et R. Seeberg ont justement reconnu un exposé représentatif d’une pensée pleinement développée, toute l'idée de la cité de Dieu est proposée en termes d'ecclesia. Augustin appelle souvent « Église » la partie céleste, angélique, de la cité de Dieu. Cependant, sauf peut-être une fois, il ne dit jamais, de la cité de Dieu, qu’elle est mixta : la cité de Dieu ne recouvre l'Église que sous l'aspect où celle-ci est assemblée des saints, congregatio sanctorum. Augustin n'en fait pas non plus, comme de l'Église, l'Épouse du Christ. Il dit bien que le Christ est caput des anges, mais non que ceux-ci soient membres de son corps. Il est probable qu'on ne peut pas distinguer nettement les deux choses. Quand on croit y être parvenu, quelque texte vient tout remettre en question. On peut dire cependant que I'Église des hommes, « Ecclesia quae in hominibus est » (Ench. LVI), ou la Cité de Dieu pour autant qu’elle s'étend à l'humanité, « Civitas Dei quantum ad hominum genus pertinet » (CD XVIII, 1) se trouve en rapport avec le Christ, non en tant qu'il a toujours été « caput Ecclesiae » ou « rex civitatis », mais en tant qu'il l'est devenu par son Incarnation (Sermo 341, 11 et 12) et sa Passion (Ench. LXI). On peut aussi noter, croyons-nous, que la difficulté que nous éprouvons à préciser les rapports entre Église et Cité de Dieu vient en grande partie du fait que nous mettons spontanément sous le mot ecclesia d'Augustin le contenu de notre expression « l'Église » : alors que l'ecclesia d'Augustin est beaucoup plus proche de notre « communauté » et pourrait être remplacée par populus, gens, societas. Aussile mot est-il souvent accompagné d'un déterminatif : Ecclesia quae in hominibus est, Ecclesia deorsum, quae peregrinatur, etc., l'Église de notre humanité, l'Église d'ici-bas, en exil et en itinérance.
    Ce sentiment très vif d'une Église en exil et en itinérance n'empêche pas Augustin de tenir que cette Église est déjà le regnum Dei et que son histoire présente répond au règne de mille ans dont parle l'Apocalypse, dont le texte « vidi sedes et sedentes super eas, et iudicium datum est » (20, 4) - « Je vis des trônes sur lesquels ils s’assirent et on leur remit le jugement » - est interprété des « supérieurs par lesquels l'Église est ici-bas dirigée », « praepositi per quos ecclesia nunc gabernatur (cf. Mt 18, 18) » : De Civ. Dei XXII, 9. Certains ont vu là une historisation et une « ecclésiastisation » de l'eschatologie (R. Frick, E. Lewalter, M. Wemer). Il est certain que, pour Augustin, le royaume de Dieu est déjà présent d'une certaine façon dans l'Église, mais 1) les textes évangéliques impliquent cela (« etsi regnum coelorum aliquando ecclesia etiam quae hoc tempore est appellatur », « encore que même l'Église d'à présent soit parfois appelée Royau-me des cieux » :De s. virgin. 24, 25) ; 2) Augustin distingue bien les deux moments du Regnum, son « déjà » et son « pas encore », le « regnum militiae » et celui « quod erit post finem saeculi » - le « royaume de la militance » et celui « qui existera à la fin du monde » (cf. De Civ. Dei XX, 9 Tr. XXI in Ioan., 2 ; Sermo 56, 6).

    Un double concept d'Église ? La question n'a plus le même intérêt qu'à l'époque où H. Reuter l'a posée. Il y aurait chez Augustin, pensait-il, deux concepts de l'Église étrangers l'un à l'autre : l'un où elle serait définie par la communio sacramentorum, la communion dans les sacrements, qui procure le salut : Église hiérarchique, empirique ; l'autre où le salut et l'Église seraient le terme de la prédestination divine, idée qu'on trouve dans les écrits antipélagiens (412 et s.).
    Notons d'abord qu’Augustin développe particulièrement dans ces écrits plusieurs thèmes déjà familiers à sa pensée : celui des deux Adam, celui du Christ auteur de toute sainteté et de notre union à lui en un seul corps, celui de « ab Abel justo osque ad ultirnum electum », d'Abel le juste jusqu'au dernier élu, enfin celui de l'Église qui sera « sans tache ni ride » seulement eschatologiquement et qui a toujours, ici-bas, de quoi répéter : « Dimitte nobis debita nostra ». Augustin accentue, à partir de 412, la nécessité des moyens de grâce, baptême et Eucharistie. La prédestination comporte les moyens de son efficacité et, pour Augustin, ces moyens sont le baptême et l'Église. On ne peut donc dire : salut par l'acte de Dieu prédestinant ou salut par l'Église. C'est un faux problème. Mais il reste que la vie dans le cadre externe ou sacramentel de l'Église ne se recouvre pas nécessairement avec l'ensemble des prédestinés ou même des justes actuels : De corr. et gratia 13, 39-42. C'est pourquoi aussi certains semblent être dedans qui sont en réalité dehors : De bapt. V, 38. Mais le problème ainsi soulevé n'est pas propre à saint Augustin, il est inhérent à toute ecclésiologie, il tient au statut du salut, irréductible à une situation extérieure quelconque. Il se pose aussi bien pour nous aujourd'hui. Nous disjoindrions même les deux plans de réalités plus que ne l'a fait Augustin, car il alliait plus étroitement que nous la prédestination à la rencontre effective de l'institution sacramentelle.

    Structures sociales et autorité. L'Église est une communion dans la foi et les sacrements que prêche et célèbre le sacerdoce, dans un certain « ordo » qui règle la vie fraternelle et la paix. Augustin, qui parle si souvent de l'expansion de l'unique Église universelle à partir des Apôtres, « incipiendo a Ierusalem », suit Tertullien dans le rôle qu'il attribue aux Églises apostoliques. Parmi ces Églises apostoliques, celle de Rome a une situation privilégiée : non qu'Augustin fonde une autorité de primauté, au sens de Vatican I, sur les textes de Mt. 16, 18-19, et Jn 21, 1517, mais parce que l'Église de Rome possède la chaire de Pierre, dont le Seigneur a fait le premier parmi les Apôtres et qui, à cause de cela, a représenté et comme personnifié toute l'Église. C'est pourquoi, au début de sa lutte contre le donatisme, Augustin a argué de la communion à tenir plus particulièrement avec le siège de Pierre, sans cependant faire appel à l'autorité de ce siège. Par la suite, il a préféré en appeler à la communion du monde entier, au jugement de l'orbis terrarum (formule fameuse du C. epist. Parmen.III, 4, 24). L’autorité de la sedes Petri est invoquée dans ce même contexte, au cours de la lutte antipélagienne après l'envoi des canons des conciles de Carthage et Milev à Innocent Ier, 416, et la réponse de celui-ci : « Déjà, sur la question en litige, le texte de deux conciles a été envoyé au siège apostolique : sa réponse nous est parvenue. L’affaire est terminée ; puisse l'erreur avoir bientôt son terme ! » Augustin attribue là au siège romain, sans le séparer des autres (apostolica sedes et Romana cum ceteris : C. lulian. I,4, 13), une valeur de confirmation de la foi de l'Église africaine, en raison de son abundantia gratiae (Ep. 177), sans pour autant qu’il soit porté atteinte à l'indépendance disciplinaire et canonique de l'Église d'Afrique.
    Ni au rôle des conciles. Ce sont eux qui constituent l'instance doctrinale normale. Il faut en effet que l'Église fixe sa pensée et sa pratique sur des points pour lesquels les Écritures avec la Tradition ne précisent rien ; elle le fait par les conciles pléniers, « quorum est in ecclesia saluberrirna auctoritas », « dont l'autorité est la plus profitable à l'Église », car en eux se reflète et se réalise l'unanimité de la Catholica.

    Destin de certains thèmes augustiniens. Bien des apports augustiniens ont été tôt ou tard acquis pour la tradition latine : théologie du corps mystique, idée d'ecclesia mixta, valeur objective des sacrements et caractères, idée du caractère purement ministériel de l'Église à l'égard de la grâce... La théologie de la Cité de Dieu a dominé l'ecclésiologie du Haut Moyen Age. On se tromperait cependant en croyant que ce livre, avec son titre, ait fourni une sorte de modèle pour la réalisation d'une société temporelle chrétienne qui fût une cité de Dieu sur terre. Ce sont les textes moraux que l'on en cite surtout dans le Haut Moyen Age, ceux qui esquissent le portrait du bon prince, qui gouverne avec justice et s'applique à dilater le culte de Dieu, en particulier lib. V, c. 19 et 24. Le De Civ. Dei a moins agi conune programme politique que comme élément du moralisme dont saint Grégoire et saint Isidore ont été, avec un De XII abusivis saeculi faussement attribué à saint Cyprien, les principaux inspirateurs. Saint Augustin a fourni les grandes catégories, essentiellement morales et religieuses, avec lesquelles le Moyen Age a structuré sa vision de l'histoire et de la société.
    Saint Augustin a également alimenté la plupart des courants spiritualistes de l'Occident, et d'abord bien des mouvements de réforme. On a puisé chez lui une certaine valorisation de la réalité spirituelle intérieure et personnelle, indépendamment du sacrement ou du moyen extérieur de grâce. Aux XIV-XVIe siècles, des textes d'Augustin ont été invoqués pour appuyer l'idée que la validité de la fonction sociale dépendait de la situation spirituelle personnelle, ou l'idée d!Église invisible, existant là où se trouvent des élus de Dieu. Mais Augustin a été également invoqué par les théocrates et les partisans absolus de l'institution sacerdotale. C'est le signe de l'étendue et de la richesse de la synthèse qu'il a conçue, mais dont l'équilibre ne tient que si l'on en garde tous les éléments liés par les principes d'Augustin lui-même.
    Parmi les fidèles disciples d'Augustin, Fulgence de Ruspe († 533) mérite ici une mention spéciale. Son De fide ad Petrum, qui a connu au Moyen Age une diffusion et un crédit d'autant plus grands qu'il se présentait sous le nom d’Augustin (d'où PL 40, 750-778), contient une formule extrêmement stricte de l'Extra Ecclesiam nulle salus : après avoir affirmé que le baptême, même valide, ne procure pas la vie éternelle en dehors de l'Église catholique (3, 41 ; 36, 77 ; 37, 78) et que les enfants morts sans baptême sont voués au supplice éternel (27, 68), Fulgence conclut : « Tiens fermement et sans la moindre hésitation que non seulement tous les païens mais tous les juifs, tous les hérétiques et schismatiques qui meurent en dehors de l'Église catholique, iront au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. » Il ne se contente donc pas d'affirmer un principe ecclésiologique : il désigne concrètement des catégories d'hommes dont il affirme la damnation. On peut comparer, en 585, le texte du pape Pélage II, epist. Dilectionis vestrae (Jaffé 1055: PL 72, 713-714 ; Dz 247 : DSch 468-469).

     

     

     

    CHAPITRE II : DES PÈRES AU MOYEN AGE

    LES PAPES DE SIRICE (384-399) À HORMISDAS (514-523)

    Il ne s'agit pas ici de recueillir pour elles-mêmes les principales affirmations de l'autorité du Siège romain, mais de jalonner le développement de l'idée de la monarchie papale en tant qu’elle implique et détermine une ecclésiologie. Or plusieurs thèmes qui entrent dans cette idée sont exprimés par les papes du Ve siècle. Le plus commun est celui de Rome-caput, tête de ce corps qu’est l'Église universelle. Les énoncés des papes en ce sens assument, non seulement le sentiment de Rome capitale de l'Empire et même de l'Orbis, mais la notion romaine de l'État considéré comme un corpus ayant nécessairement, comme tel, un caput.
    L'Église est considérée comme un corps - non seulement au sens d'une communion spirituelle et sacramentelle avec le Christ, mais au sens social ou corporatif du mot : elle a comme telle un caput, un princeps. Pas seulement à l'origine, au sens de « chef de file » ou « tête de ligne », mais de façon actuelle, comme l'ordre permanent dans l'Église. Evidemment cette qualité comporte, pour celui qui tient la place de Pierre, une charge de responsabilité universelle. Dans la décrétale de Sirice, la conscience de cette responsabilité, présente depuis longtemps à Rome est liée avec la conviction que l'apôtre Pierre lui-même porte cette charge en ses successeurs. Nous tenons ici un des premiers chaînons d'une idée qui s'affirme ensuite chez Innocent Ier (Epist. 182), Zozime, Boniface Ier, Célestin Ier, Sixte III, puis d'une façon systématique chez saint Léon. C'est Pierre lui-même qui est présent et qui agit dans ses successeurs (saint Léon aime dire : ses héritiers). L'évêque de Rome est le vicarius du prince des apôtres, c'est-à-dire l'exécutant visible et actuel de son action.
    L'idée de caput est très proche de celle de fons, source. Innocent Ier écrit aux évêques d'Afrique pour approuver la condamnation qu'ils ont faite des thèses pélagiennes : « Duquel [Apôtre = Pierre] est sorti l'épiscopat et toute l'autorité attachée à cette dignité », « de là [le siège romain] les autres Églises recevraient la détermination de ce qu'elles devraient prescrire : comme des eaux qui découlent toutes de leur source et des ondes qui, sorties pures de la tête, se répandent sans altération par toutes les régions du monde ». Innocent reprend l'idée, née en Afrique et adoptée par saint Cyprien, que l'épiscopat a eu sa naissance en Pierre. Innocent rapproche, jusqu'à les assimiler, le siège de Rome et l'apôtre Pierre. Là où Cyprien pensait à l'unité de l'épiscopat manifestée dans l'unicité de son origine, Sirice et Innocent pensent à la qualité de source et de norme qu'a le siège romain. Innocent est celui qui a lancé l'idée, qui fut communément « reçue », selon laquelle toutes les Églises d'Occident devaient leur origine à Pierre ou à ses successeurs (JAFFÉ 286). Après lui, Zozime voit la pax, c'est-à-dire la communion de foi et de charité, découler pour le totus orbis de ce fons qu'est le siège apostolique (JAFFÉ 329). Son successeur Boniface a une formule d'allure plus juridique dans un texte presque intraduisible où il passe, lui aussi, de Pierre à son siège romain . « Institutio universalis nascentis Ecclesiae de beati Petri sumpsit honore principium in quo regiinen eius et summa consistit. Ex eius enim ecclesiastica disciplina per omnes, Ecclesias... fonte manavit ». « A sa naissance, la formation de l'Église universelle a son origine dans la magistrature de saint Pierre, en lequel réside son gouvernement et son résumé essentiel. C'est de lui comme de sa source que se répand dans toutes les Églises la discipline ecclésiastique. »
    Saint Léon a, dans son style inoubliable, synthétisé et systématisé toute cette théologie. Il reprend, mais dans un sens bien différent, le thème cyprianique selon lequel 1° l'épiscopat est un ; 2° il a été institué d'abord en Pierre (Mt. 16, 19 rapproché de Jn 20, 21 s. : De unit. 4) afin, précisément, de signifier son unité. L'union, dans le Christ, de l'humanité terrestre et de la divinité, fonde la permanence de son mystère et de sa grâce dans l'Église : à la permanence de sa divinité telle que Pierre l'a confessée, répond la permanence de ce que, sur cette base, le Christ a institué en Pierre ; Pierre est toujours présent in sede sua, tel qu'il est désigné en Mt 16, fondement solide, porteur des clefs du ciel, chargé du soin de tout le troupeau : Sermo 3, 2-4 (54, 145-147). Le Verbe fait chair communique à Pierre, qui a confessé sa divinité, la qualité de Pierre qui lui est propre au titre de sa puissance (Serm. 4. 2 ; 54, 150 et Ep. 10, 1 citée n. 13), où Léon substitue l'interprétation romaine de Mt 16, 18-19 à celle de saint Augustin, In loan. tr. 124, 5 ; cf. J. LUDWIG, Op. cit., 87 s. Mieux : de même que les mystères sauveurs, accomplis historiquement une fois par le Christ, constituent une figure ou un type qui veut s'achever dans les chrétiens, « mysticortun forma gestorum » (s. 35 : 54, 249-250), de même il existe une forma Petri (un modèle et une empreinte de Pierre) qui fait d'un évêque, s'il observe l'aequitas de Pierre (sa droiture, son intégrité), une réalisation de l'unique épiscopat qui a commencé en celui-ci (s. 4, 3 : 54, 151 A). Pour Léon, il ne s'agit pas simplement de signifier l'unité. L'épiscopat (caractérisé par le pouvoir de lier et de délier) est un. Il a été donné à Pierre le premier comme à la tête depuis laquelle ou par laquelle il passerait à ses autres détenteurs : de Pierre aux autres apôtres ; du pape aux autres membres du corps épiscopal. Notons qu'il ne s'agit pas ici de vicaires du pape, comme Anastase, son vicaire à Thessalonique, appelé « in partem sollicitudinis, non in plenitudinem potestatis ». Il s'agit des évêques et archevêques auxquels Léon reconnaît leur fonction propre, mais en dépendance de sa position decaput, car la même structure voulue par le Christ au niveau des apôtres demeure celle de l'Église et s'actualise en elle comme un mystère permanent. Le privilège de Pierre continue d'exister dans son successeur ou son héritier. C'est celui d'être caput, princeps, celui d'un principatus. Léon applique à Pierre (Ep. 10 citée n. 13) le même mot,principaliter (en condition de principe), qu'il applique d'abord au Christ (Sermo 4, ib.). Nous lisons chez saint Léon aussi bien des affirmations de monarchie pétrinienne et des appels, adressés aux évêques, à exercer leur part d'activité, à coopérer avec lui. Les deux choses sont parfaitement cohérentes. Pour saint Léon, la charge pastorale est répartie (« multique pastores »), mais elle reste une et, en ce sens, collégiale : de façon, cependant, que, dans cette unité organique, le successeur de Pierre est toujours caput, princeps, fons, chef, premier, source. Il y a donc à la fois monarchie et collaboration. De fait, les papes du Ve siècle parlent souvent en termes de « collège » ; ils conçoivent leur primauté comme la présidence d'une Communion unique et universelle, comme la charge d'affermir leurs frères. Mais cette présidence est autre chose qu'une situation de « primus inter pares », car si, entre les apôtres (les évêques), la dignité est commune, il existe une « discretio potestatis » (Léon, Epist. 14, 11). Le collège est hiérarchisé selon le schème : tête-corps ou membres. Vraiment, ce schème et cette conception organique de l'Église comme société-corpus au sens juridique du mot, constituent la base de toute l'ecclésiologie romaine. Les papes parlent de l'unité de l'Église, de la communion des Églises, de la catholicité, de l'Église-Épouse, Corps du Christ, peuple sacerdotal. Mais leur préoccupation dominante, leur apport propre, consistent dans la présentation de ce corps comme une réalité organique où, successeurs de Pierre, ils occupent la place de tête visible, en sorte que la vie du corps est toute dépendante d'eux. C'est la concorde avec la tête qui assure la concorde entre les membres, et donc l'unité de tout le corps.
    Gélase Ier (492-496) représente un autre sommet parmi les papes du Ve siècle. Son pontificat est marqué par le début d'une remarquable activité canonique : elle se prolonge dans l'oeuvre de Denys le Petit qui, à travers diverses éditions, aboutit à la Dionysiana, recueil de canons des conciles et de décrétales des papes. L’Église avait ses normes propres, tout comme ses principes propres d'organisation et d'existence. Le pontificat est encore plus profondément marqué par les difficultés nées entre Rome et les sièges orientaux du fait des querelles monophysites : l'empereur Zénon, prétendant ramener l'unité, publie son Henoticon (482) et le schisme d’Acace (qui avait accepté l'Hénoticon) dure de 484 à 519. Gélase s'élève contre la prétention de l'empereur à s'immiscer dans les questions de dogme ou d'excommunication. De là les deux grands textes qui ont connu une destinée exceptionnelle : la lettre de 494 Famuli vestrae pietatis à l'empereur Anastase et le Tractatus IV, c. 11 de 495 ou 496. Gélase dénonce l'idéologie et le système issus de l'hellénisme christianisé, qui régnaient depuis Constantin et dans lesquels l'empereur de la Nouvelle Rome, signe et instrument visible de la Monarchie divine, personne sacrée, « prêtre et roi », assurait l'unité de foi qui était le principe le plus décisif d'unité de l'Empire. « Il existe en effet deux instances par laprimatie desquelles le monde est régi : l'autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. En cela, la charge des évêques est d'autant plus importante qu’ils auront à répondre, au tribunal de Dieu, pour les rois eux-mêmes. » « Duo quippe sunt, imperator auguste, quibus principaliter mundus hie regitur : auctoritas sacrata pontificum et regalis potestas. In quibus tanto gravius est pondus sacerdotum, quanto etiam pro ipsis regibus hominum (domino ?) in divino reddituri sunt examine rationem. »
    La première affirmation est celle d'une dualité de hiérarchies, dont d'autres passages font même une dualité de compétences : à l'empereur, l'ordo publicae disciplinae, le cursus temporalium rerum, où les évêques lui sont soumis ; aux évêques seuls, et plus encore à l'évêque de Rome, les res devine qui engagent le salut, lereligionis ordo, le jugement sur les doctrines de la foi. Et le Tract. IV d'expliquer : avant la venue du Christ, et en figure de lui, les mêmes hommes ont pu être rois et prophètes : c'est le cas de Melchisédech dont déjà saint Augustin et saint Léon avaient parlé dans le même sens. Mais le Christ « a distingué la tâche de chacun des deux pouvoirs par leurs opérations propres et par des titres distincts » (« sic actionibus propriis dignitatibusque distinctes officia potestatis utriusque discrevit ») en sorte que les empereurs chrétiens aient besoin des évêques pour leur salut et que les évêques utilisent les arrêts impériaux en matière temporelle.
    Il n'y a donc pas simplement distinction : pour assurer leur salut, les rois doivent se soumettre aux prêtres. Ils ne sont pas au-dessus de l'Église, mais dans l'Église, et Gélase appelle l'empereur son fils. Il est certain que, surtout lors de la réforme du XIe siècle, le texte de Gélase a été souvent utilisé, par la suite dans un sens hiérocratique. Les mots mêmes qu'il emploie, « auctoritas sacrata pontificum et regalis potestas » portent-ils une intention en ce sens, comme le pense W. Ullmann ? Auctoritas désigne la supériorité morale, la puissance fondée en droit, potestas, la puissance publique d'exécution. La phrase frappée en maxime est donc, en elle-même, favorable, non seulement à une thèse de subordination personnelle que l'ensemble du texte exprime, mais à une thèse de dépendance ontologique du pouvoir royal par rapport à l'autorité des pontifes. Il faut cependant noter, avec Gmelin et Ensslin, que, dans les textes de Gélase, on passe facilement d'auctoritas àpotestas et vice versa, ou que parfois auctoritas désignele pouvoir impérial et potestas le sacerdotal (« potestas ligandi et solvendi »).
    Ajoutons - tout cela est cohérent - que Gélase a consacré l'usage du mot principatus pour parler de la papauté et qu'il a formulé le principe «le premier siège n'est soumis au jugement de personne ».

    SAINT GRÉGOIRE LE GRAND († 604)

    Deux termes d'inspiration augustinienne sont caractéristiques de l'ecclésiologie de saint Grégoire : a)ecclesia universalis, Église universelle par quoi il faut entendre la totalité de ceux qui, justifiés par sa grâce, forment le corps du Christ, depuis le juste Abel jusqu'au dernier élu, en passant par des hommes comme Job, qui n'appartenait pas au peuple juif. Les anges sont-ils inclus dans ce corps? Oui, et Grégoire les appelle « membres du Christ », bien qu'il ne semble pas penser à eux quand il parle d'ecclesia universalis. Ilreprend, par contre, le thème augustinien des hommes appelés à remplacer les anges et, selon lui, en nombre égal à celui des anges demeurés fidèles. Ainsi la cité d'en haut, la superna civitas est faite des anges et des hommes. - b) L’Église (sainte) des élus, (Sancta) ecclesia electorum : Grégoire entend par electi les chrétiens dignes de ce titre, dont le nom est inscrit dans le ciel, qui y arriveront et qui montrent ici-bas, par leur façon de vivre, des signes de leur élection, en particulier par leur charité et leur humilité. L'Église de saint Grégoire est, certes, la société visible des sacrements et du sacerdoce : il a été lui-même un homme de gouvernement et même un remarquable administrateur. Mais elle est surtout spirituelle, présence des saints au milieu de nous et ascension des chrétiens dans la communion des saints. Que saint Grégoire fasse une place à la crédulité, qu'il ait servi de patron à plus d'une pratique de piété populaire, n’empêche pas l'authenticité spirituelle de sa conception du sacerdoce et du pastorat (Regula Pastoralis, incessamment copiée et lue). Il ne conçoit l’autorité qu’exercée dans l'humilité et le service, à proportion même de son élévation. Il ne la sépare pas des attitudes spirituelles qui la rendent chrétienne. On pourra même citer de lui des textes tels que : « Exercent maintenant la charge de Pierre pour lier et délier, ceux que leur foi et leur conduite font occuper saintement un poste d'autorité. » Pourtant Grégoire ne rejette pas les pécheurs hors du large sein de l'Église présentel. D'autre part, selon lui, un pasteur légitime doit toujours être obéi. Sans doute sa légitimité tient-elle à ce qu'il se trouve dans labeati Petri ecclesia, celle qui tient la foi de Pierre, a hérité de son pouvoir de lier et de délier et à laquelle préside l'héritier du principatus duprinceps apostolorum.
    Quand il parle de l'Église comme corps du Christ, compago corporis Christi, Grégoire insiste sur la vie de grâce, de foi et de charité, et sur l'unité qu'elle établit entre nous et le Christ. Qu'il prenne corpus au sens éthique et spirituel, on le voit bien par l'insistance avec laquelle il parle d'un corpus diaboli. Mais notre union avec le Christ est telle que nous formons avec lui « una persona ». Comme pour Augustin et pour Léon, tous les fidèles sont prêtres en tant que membres du souverain Prêtre, membra Summi Sacerdotis (In Ev. hom. 31, 8 : PL 76, 1231-1232.)
    Le règne de Dieu est entendu par Grégoire de façon spirituelle et morale : « L'Église présente est appelée Royaume des cieux. En effet, le royaume des cieux désigne l'assemblée des justes. » Mais ce royaume spirituel tend à une consommation. Grégoire insiste sur la dilatation de l'Église par la prédication dont il exalte le rôle, et il a envoyé Augustin avec ses moines en Angleterre.
    Les préoccupations essentiellement morales de Grégoire inspirent ce qu'il dit sur les princes et le pouvoir étatique. Ce chapitre est important parce que c'est de Grégoire et d’Isidore plus que d'Augustin que le Haut Moyen Age tiendra son moralisme. Grégoire a formulé une notion ministérielle du pouvoir royal, toute finalisée par le service du royaume céleste : « Le pouvoir sur tous les hommes a été donné d'en haut à la piété de mes Seigneurs, pour aider ceux qui cherchent à bien faire, pour ouvrir plus largement le chemin du ciel, pour que le royaume terrestre soit au service du royaume céleste. » Grégoire compare le pouvoir royal à un gros animal, le rhinocéros, dont les services peuvent être utiles (Mor. XXXI, 5, 6 et 7 : PL 76, 575-576) : il amènera par la contrainte à l'obéissance religieuse ceux que la parole n'a pas réussi à convaincre : une idée déjà justifiée par Augustin dans une perspective tout objectiviste, considérant comme bien concret pour chacun le bien absolu et objectivement vrai. C'est pourquoi aussi, ou plutôt d'abord, un roi n'est véritablement tel que s'il se régit lui-même. Le prince inutile est un prince déchu. Toutes ces idées, traduites et transmises par les conciles, la liturgie des sacres, les Miroirs des Princes, ont contribué à fonder l'idée du pouvoir royal comme ministère de l'ecclesia identifiée à la société chrétienne.

    SAINT ISIDORE DE SÉVILLE († 636)

    Ses textes dans le sens d'une conception ministérielle, éthique et religieuse de la fonction royale, ont été plus cités encore que ceux de Grégoire : Reges a recie agendo vocati sunt, ideoque recte faciendo regis nomen tenetur, peccando amittitur. La qualité royale était définie par des vertus, essentiellement par la justitia et la pietas (bonté, miséricorde), la primauté étant donnée à celle-ci.
    Isidore a été le maître du Haut Moyen Age encore par ses définitions des principaux concepts ecclésiologiques qui ont formé un cadre conceptuel classique : ecclesia = convocatio propier quod omnes ad se vocat. Ecclesia signifie « convocation », du fait qu’elle appelle tous les hommes à soi ; opposition entre ecclesia etsynagoga, parce que congregari et pecora solent, convocari autem magie est utentium ratione, sicut sunt hommes. Cette ecclesia est faite des fidèles, elle est le « nous » des chrétiens. Elle est catholique, c'est-à-dire universelle : « catholica, universalis apo tou kath’olon id est secundum totum », d'un terme grec qui signifie « selon le Tout », à la différence des hérésies, limitées à un coin du monde. Isidore a nettement orienté les esprits vers la valeur d'universalité (Etym. VIII, 1, 1). C'est la foi qui est principe de rassemblement dans l'unité de peuples divers. De fide cath. II, 1, 3 (83, 499 D). Elle commence à en faire le Corps du Christ, ce qu'achève d'opérer le sacrement du corps et du sang du Seigneur. C'est un sacrement que fait l'Église, « ecclesia offert », car elle est tout entière sacerdotale - et c'est un sacrement qui fait l'Église : Isidore ne se contente pas ici de recueillir les données de la tradition latine commune. Comme les Orientaux il voit la célébration eucharistique comme un processus dynamique se terminant dans le fidèle que le SaintEsprit, transfigurant les saints dons au corps du Christ, incorpore par ce moyen au même Christ. L'attention ne se porte pas sur la « présence réelle » opérée par transsubstantiation, mais sur le processus par lequel les fidèles sont assumés en la condition de membres de leur chef céleste.
    L'Église hispano-wisigothique de l'époque de Léandre, d'Isidore, d'Ildefonse et de Braulio est une Église ethnique ou nationale qui s'administre elle-même à l'aide de ses conciles, en particulier les dix-sept conciles tenus à Tolède entre 397 et 694. Saint Isidore a composé, pour le quatrième (633), non seulement la prière Adsumus, qu'a récitée encore Vatican II, mais un Ordo de celebrando concilio qui, reproduit en tête des Fausses Décrétales, a connu une large diffusion en Occident. Enfin Isidore a formulé une définition du concile, matériellement inspirée du droit romain, et une louange des conciles comme étant le moyen spécifique pour assurer à l'Église l'unité et la santé (Etym. VI, 16, 2-3 : 82, 243).

    LES LITURGIES

    Le temps qui va du milieu du IVe siècle à la fin du VIIe est en Occident et même en Orient, le moment où se fixent les formulaires liturgiques, surtout ceux de la célébration eucharistique,. Ces textes ont incorporé et exprimé une vision de l'Église non systématisée mais très riche.
    Le vocabulaire est notable : 1° - On trouve, dans les oraisons, concurremment avec ecclesia tua, les équivalents populus tuus, plebs tua, jamilia tua, ton peuple, ta famille. Maisecclesia n'a pratiquement pas d'autre usage que chrétien, c'est pourquoi on l'emploie sans adjectifs, tandis qu’on dit le plus souvent populus christianus, plebs fidelis, peuple chrétien, fidèle etc. 2° - Dans les textes liturgiques le mot « Église » désigne tantôt les fidèles actuellement réunis pour le culte, et il arrive qu'on passe de nos àecclesia et réciproquement, tantôt la réalité englobant la personne de ces fidèles mais aussi la transcendant, réalité qui répond au dessein de Dieu efficacement réalisé dans et par le Christ : elle est, en face de lui, en union intime avec lui, son Corps, son Épouse, notre Mère. Mais, même alors, ecclesia ne désigne pas l'institution au sens juridique du mot. L'ecclesia, sont les hommes que la foi assemble pour recevoir le don du salut et rendre gloire à Dieu. Parfois le mot désigne l'assembl locale, parfois la totalité ou l'universalité des fidèles ; le plus souvent on ne peut discerner s'il s'agit de l'une ou de l'autre et l'expression engloble les deux. C'est le cas généralement pour le prières demandant la grâce, le secours de Dieu. Et en effet comme il ne s'agit pas de l'institution mais des hommes, on demande à Dieu, pour son ecclesia, « ut Sancta Spiritu congregata hostile nullatenus incursione turbetur », « ut ab omnibus vitiis expiata percipiat sempiternae redemptionis sacramentum », « a diabolica simulatione purgatam » ; Da ecclesiae tuae, Domine, superbe non sapere, sed tibi placita humilitate proficere ; « Tu ecclesiam tuam donis spiritualibus auge. Ut et virginitate prepolleat, et nulles inimici propulsetur tentationibus ad ruinam, sed carens incendiis voluptatum horrendis, in te ardeat desiderio.. » L'Église de la liturgie est engagée dans le combat spirituel, c'est une Église qui fait pénitence.
    Le même mot d'« église » désigne aussi le lieu où se rassemble la communauté des fidèles pour la célébration des mystères. Il existe un rapport, entre les deux réaliés que le même mot désigne. L:édifice devait symboliser la communauté comme « royaume de Die' ». En Occident, le type basilical a dominé, exprimant davantage le chemin vers Dieu (portique, baptistère, nef, sanctuaire) ; en Orient, la construction ronde a dominé. On a aimé y commenter l'édifice en détail comme signifiant le mystère de l'Église : Eusèbe, déjà, vers 314-316 ; après lui, Théodore de Mopsueste, Jean Chrysostome, Isidore de Péluse fondent ce qu'on peut appeler la Mystagogie allégorique antiochienne. Certaines Mystagogies ne développent qu'une explication des rites de la célébration eucharistique et du symbolisme des vêtements sacerdotaux (Denys le Ps. Aréopagite, saint Sophrone de Jérusalem † 638 ou ceux qui ont retravaillé son traité). D'autres présentent aussi une explication de l'Église comme édifice, mise en rapport avec le mystère de l'Église (Saint Maxime le Confesseur [voir infra], saint Germain de Constantinople, s'il est vraiment l'auteur de l'Historia ekklesiastikè kai mustagogikè). La liturgie syrienne connaît une « fête de l'église » qui, à propos de l'édifice, célèbre l'institution de l'Église par le Christ. Une hymne du VIe siècle en l'honneur de la cathédrale d'Édesse exprime les idées que nous retrouverons chez saint Maxime : l'église (l'Église) est l'image de Dieu et l'image de l'univers.
    En Occident, la liturgie de la dédicace des églises, limitée primitivement à une première célébration de la messe (ainsi à Rome encore au VIIe siècle), s'est enrichie à partir de la fin du IVesiècle dans un sens qui a exprimé de plus en plus le passage du monde à la sainteté : aspersions et lustrations, onctions de l'autel élevé sur les reliques des saints. On entre de la terre dans Jérusalem. L'assomption, dans l'office de la Dédicace, de l'hymne Urbs beata Jerusalem, composée d'abord comme chant de procession aux fonts baptismaux et qui a remplacé une hymne plus ancienne « Christe cunctorum dominator », exprime adnùrablement ce sens eschatologique de l'Egilse, mystère dont le vrai lieu est le ciel.
    Le fait que la liturgie s'exprime souvent en images ne l'empêche pas de communiquer une théologie profonde de l'Église : celle même des Pères. L'idée dominante est que l'Église est inséparable du Christ, lequel achève de réaliser son mystère dans et par l'Église. Elle est son Épouse, sortie de son côté comme Ève du Premier Adam ; ils sont ainsi deux en une seule chair duo in carne una, elle est donc son corps. Sortie de la croix, elle est par nature sacerdotale, vouée à célébrer un sacrifice qui est celui de son Chef mais en même temps le sien. Épouse de notre Chef, elle est de ce fait notre mère, nous engendrant par la Parole et par les sacrements. Corps du Christ, l'Église vit ce qu'a vécu le Christ : prière, souffrance, passion, promesse de la résurrection.
    La seconde valeur dominante est que la liturgie réalise une union entre le céleste et le terrestre, le visible et l’invisible. Elle est principalement célébration sacramentelle et c'est surtout dans celle de l'Eucharistie que cette union apparaît. Le sentiment en est puissant en Occident comme en Orient, mais c'est en Orient qu'il s'exprime le plus, « Nous qui mystiquement représentons les chérubins », chante l'assemblée lors de la Grande Entrée. On est convaincu, non seulement que la liturgie de la terre rejoint celle du ciel, mais que les anges et les saints prennent part à nos célébrations et à nos eucologies terrestres. C'est une unique Église qui réalise alors son unité.
    La troisième valeur que rayonne la liturgie rejoint le contenu qu’elle met dans le mot ecclesia : c'est celle du caractère organique du corps ecclésial, tout entier sacerdotal, « genus regium et sacerdotale » : Mis. Gath., PL 72, 280 B. La liturgie est alors vraiment une action communautaire à laquelle chacun, fidèle ou clerc, prend part selon la place qu'il occupe dans l'ecclesia. A cette époque, les fidèles offrent véritablement « vota sua » pour la célébration eucharistique. Ce geste liturgique est attesté dès le IIIe siècle en Afrique, au IVe à Milan, à Rome, en Orient, puis très abondamment en Gaule, en Espagne à partir du Ve. L'Ordo en décrit le déploiement au VIIIe siècle à Rome. L'offrande revêtait deux formes : à Rome, à Milan, en Afrique et en Espagne, les fidèles montaient processionnellement vers l'autel ; en Orient, à la suite du développement du rite de la prothèse, et en Gaule, les fidèles remettaient leurs offrandes à la sacristie avant le commencement de la liturgie et les dons étaient apportés solennellement par les ministres, pendant la célébration : les pécheurs, les injustes notoires étaient exclus du droit d'offrir.
    Nous verrons plus loin comment cette participation active de toute l'ecclesia à une Eucharistie dont le fruit était l'unité de cette ecclesia-corps du Christ, s'est affaiblie à partir du VIIIe et du IXe siècle, du moins en Occident.

    L'HÉRITAGE AUGUSTINIEN DES PÈRES. SAINT BÈDE († 735) ET AMBROISE RUTPERT († 784)

    Ces auteurs dépendent étroitement des Pères latins, surtout Ambroise, Augustin et Grégoire. D'autre part, leur vision de l'Église ne s'exprime pas en traités théoriques ou scolaires, mais, soit dans des co-nurentaires bibliques très typologiques et parfois même allégorisants, soit dans des homélies très dépendantes du texte scripturaire. Ce statut épistémologique conditionne leur vision de l'Église, de deux façons principalement :

    a) Cette vision s'exprime en images plus qu'en concepts « Kirchenbild » plus que « Kirchenbegriff ». Ces images sont étonnamment multiples et variées. Bède en a conscience. Il trouve l'Églisee dans Ève et Marie, Abraham et Sara, Thamar, Rabab, Marie-Madeleine, la femme affligée d'un flux de sang, la femme forte (De muliere forte : PL 91, 1039-1052), Zachée, la Chananéenne, mais aussi dans l'arche, dans le Temple, l'autel, le chandelier à sept branches (De tabernaculo et vasis eius : PL 91, 393-498 ; De templo Salomonis, col. 735-808), la tunique sans couture, la vigne, dans le Paradis, dans la lune avec ses phases de lumière et d'obscurité, dans les nombres, etc. C'est que, selon la conviction traditionnelle (cf. p. 11 n. 2), toute l'Écriture dévoile le mystère double et unique du Christ et de l'Église. Tout est donc typologique. Bède suit ici, non seulement Augustin, mais Tyconius, dont il cite et applique les règles.

    b) On obtient dès lors une vision étonnamment large et riche de l'Église, non par élaboration de ce qui se voit, c'est-à-dire de l'institution ecclésiale, mais par une recherche du plan divin de salut ou de l’économie de grâce dans toute son ampleur. « L'Église universelle l'emporte très certainement sur tous ceux qui sont ses membres authentiques ou putatifs, elle qui, en ses membres fidèles, loue le nom du Seigneur du début à la fin des siècles, du lever du soleil à son couchant, depuis le Nord et la mer !

    Du coup, non seulement nous retrouvons la conscience vive et joyeuse de la catholicité, si fréquente chez les Pères et dans le Haut Moyen Age, mais nous sommes dans le climat de l'idée grégorienne d'ecclesia universalis, et même dans le climat de l'idée augustinienne d'une Église comprenant les anges et les hommes. Ceci est formel chez Bède. La Jérusalem d'en haut et celle d'en bas sont comme le côté droit et le côté gauche d'un unique corps (In Sam. 1, 9 : 91, 527 A). Bède a évidemment le thème de ab Abel (In Luc. 2, 7 : 92, 421 ; etc.), il reprend souvent l'expression grégorienne ecclesia electorum « Église des élus », « una catholica electorum omnium multitudo per omnia loca et omnia tempora saeculi ». (« Une seule foule catholique de tous les élus à travers tous les lieux et les temps de ce monde »). C'est l'ecclesia universalis avec l'ambiguïté inhérente à cette idée. Elle englobe en effet indistinctement une Église répondant à l’élection divine, comprenant les anges et les justes d'avant le Christ, et l'Église visible, sacramentelle et hiérarchiquement structurée issue de l'Incarnation et de la Croix : Église à laquelle le Christ a remis les sacrements et que Bède voit comme devant se dilater sans cesse par la prédication. Cela entraîne, comme chez St Grégoire, une notion tout éthique et, en ce sens, spirituelle, de corpus : aussi Bède parle-t-il également de corpus diaboli.
    Parlant de l'Église des sacrements chrétiens, Bède la voit principalement comme Nouvelle Ève, née du côté du Christ en croix, et ainsi comme son Épouse. Mais, dans la ligne de saint Augustin, il passe d'Épouse à Corps par le thème de una caro, et aussi d'Église-épouse à Mère. Toute la vision dogmatique du mystère de l'Église tient dans l'enchaînement de ces notions, dans une perception réaliste des titres d'Épouse et de Corps. Elle est merveilleusement riche et profonde. C'est celle des Pères qui ont perçu avec force que le Christ ne va pas sans l'Église et que les deux sont inséparables dans le même mystère du salut. Grégoire disait qu'ils forment « una persona », Bède dit « una natura ». Cette Église est le corps du souverain prêtre, elle est toute sacerdotale. Cependant, Bède n'élabore pas la nature du lien entre Eucharistie et unité du corps ecclésial.
    Chez lui également, ecclesia signifie l'ensemble des fidèles, mais il connaît un sens où ce mot désigne la quasi-personne supra-individuelle qui exerce la médiation du Seigneur et la maternité spirituelle. C'est le cas en particulier des textes où il !eagit de la pénitence et de la réconciliation des pécheurs. Car l'Église de Bède englobe les pécheurs, bien qu’elle soit elle-même immaculée, tout en tendant à la perfection eschatologique. Bède a une théologie du pouvoir des clefs qui a exercé une grande influence sur la théologie latine médiévale : les clefs ont été remises à l' « ecclesia » ; distinction vulgarisée (mais non créée) par Bède entre clavis scientiae etclavis potestatis, clef de la science et clef du pouvoir.
    Là s'arrête l'idée dogmatique de l'Église chez Bède : encore une fois, il ne se situe pas au plan d'une théorie de l'institution juridique. Il n'y a pas chez lui de mention d'une primauté du pape ; des textes comme Mt. 16, 19, Jn 20, 22-23 et 21, 15-17 ont été adressés à tous, et la pierre de Mt. 16, 18 désigne le Christ ou la foi au Christ. Pourtant Bède vit à une époque où la dévotion envers l'apôtre Pierre, portier du ciel, et ses reliques romaines, était vive et suscitait un vaste courant de pèlerinages.
    Bède n'ignore ni ne récuse cela, mais cela est autre chose qu'une confession de la primauté du siège romain. Cela entraîne pour les Églises le devoir moral de se conformer à la foi et à la pratique de l'Église de Pierre, qui ouvre ou ferme l'accès du ciel. C'est là une valeur d'ordre religieux, que Bède ne systématise pas à un plan canonico-dogrnatique.

    Le commentaire d'Ambroise Autpert sur l'Apocalypse (entre 757 et 772) est rempli de textes exprimant un sens très profond et spirituel de l’Église, trèsdans la ligne de saint Augustin et surtout de saint Grégoire. On trouve chez lui les expressions « ecclesia electorum (sanctorum) » (415 F-G, 420 A, 442 F, 620 B, etc.), le thème de l' « ecclesia ab Abel » (426 A, 509 F, 592 F, etc.), et donc de l' « ecclesia universalis » ou « generale corpus » au sens de saint Grégoire (411, 530 H, 567 H, 628 H) : corpus a donc également chez l'abbé de Voltumo un sens éthique, non socio-juridique ; Ambroise parle de même du corpus diaboli (443 A, 566 B, etc.). L'Église est à la fois céleste et terrestre : elle est « coelestis vitae informata » (597 F ; comp. 415 F, 476 A, 521 A et D), elle est faite des anges et des .hommes (407 G).
    Cependant, elle a ici-bas une existence historique : le Christ grandit dans son corps (508 F ; Sermo de Purif., 17 : PL 89, 1304 C). Comme Grégoire et Bède, Ambroise Autbert attribue une grande importance à la prédication de la foi (403 E, 410 DE, 416 B, 417 F, etc.).
    Sur un point, Ambroise Autpert apporte du nouveau par rapport à Bède, mais ce point intéresse un autre fascicule de cette histoire. Ambroise commence à faire évoluer le parallélisme de simple comparaison entre Marie, Nouvelle Ève, et l'Église, en parallélisme de médiation : chez lui, « la relation de type à exemplaire se prolonge en relation d'influence" ».

    Peu d'années après la terminaison par Ambroise Autpert de son grand commentaire sur l'Apocalypse, un moine de Liebana (Espagne) en composait un, lui aussi rempli d'énoncés ecclésiologiques, tissé d'extraits de Grégoire, Isidore, Augustin, Jérôme, Grégoire d'Elvire, mais aussi inspiré des commentaires de Victorinus, Apringius et Tyconius. Peu après, en 785, Beatus composait, avec l'évêque d'Osma, Etherius, l'Epistola ad Elipandum, contre l'adoptianisme (PL 96, 893-1030). Le second livre, qui est du seul Beatus, est intitulé De Christo et eius corpore, quod est Ecclesia, et de diabolo et eius corpore, quod est Antichristus, « Du Christ et de son Corps qui est l'Église ; du diable et de son Corps, qui est l'Antéchrist. » C'est une façon de situer Elipand dans la cité du diable, comme antiChrist, puisqu'il niait la divinité du Christ. Le thème augustinien duChristus totus ; caput et corpus est repris positivement (affirmation répétée d'unité entre le Christ et l'Église), mais le thème des deux cités est matérialisé dans un exposé hérésiologique assez diffus.

     

    CHAPITRE III : L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

    L' « ECCLESIA » COMME SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE

    La conversion des Francs et des Wisigoths à la foi catholique, à la suite de leurs chefs, a donné naissance à des Églises nationales ou ethniques (VIe et VIIe siècles). Le régime de l’Espagne wisigothique est représentatif, avec ses conciles nationaux réglant de façon autonome et sans intervention romaine, la vie de l'Église nationale. Ainsi s'est instaurée en Occident une situation de chrétienté caractérisée par une symbiose entre l'Église et la société temporelle et par le fait que celle-ci se conforme aux règles et aux finalités de celle-là.

    Le VIIIe et le IXe siècles ont un sentiment très fort de la royauté universelle du Christ, sentiment qui se traduit dans les formules des actes officiel, dans la liturgie, dans l'iconographie, et, bien sûr, dans les textes théologiques. Le Christ est à la fois prêtre et roi, selon le type biblique de Melchisédech. Il est seul à réunir les deux dignités ; il a disposé qu'après lui elles seraient départies à des personnes différentes. Mais le corps du Christ suit et reflète ce qui est dans le Christ lui-même : c'est là une conviction simple et profonde qui inspire les Pères et, comme nous l'avons vu, Isidore, Bède et les liturgies. C'est pourquoi les deux pouvoirs, que le Christ réunit, se trouvent, mais séparés, dans son corps fait des fidèles. Les témoignages sont nombreux. Voici celui des évêques réunis en synode à Paris :

    c. 2. Quod universalis sancta Dei ecclesia unum corpus, eiusque caput Christus sit (... ) .
    c. 3. Quod eiusdem ecclesiae corpus in duabus principaliter dividatur eximiis personis... in sacerdotalem videlicet et regalem...

    chap. 2. Que la sainte Église universelle de Dieu forme un seul corps, dont le Christ est la Tête.
    chap. 3. Que le corps de cette même Église se distribue principalement en deux personnes excellentes... la sacerdotale et la royale ...

    Et l'on cite le texte de Gélase, « Duae sunt » (supra).

    Mais ce texte a subi ainsi un changement profond de sens. Pour Gélase, c'était le monde, mundus hic, qui était régi, comme par deux principes, par les évêques et par les rois. Pour l'épiscopat carolingien, c'est l'ecclesia-corpus Christi, l'Église-Corps du Christ. C'est au point que, si le texte de Gélase est souvent cité avec les mots originaux « mundus hic », « ce monde », bien que dans un contexte d'application à l'ecclesia, il arrive que les mots « mundus hic » soient remplacés, dans la citation même, par ecclesia ou, en tout cas, que le gouvernement de l'ecclesia soit attribué aux pontifes et aux rois. De fait, non seulement Charlemagne, dont la position était singulière, mais ses successeurs sont appelés « rector ecclesiae », gouverneur de l'église, ou sont dits exercer les « ecclesiae gubernacula », l'administration de l'Église. Ainsi ecclesia désigne, non plus (seulement) ce que nous appelons l'Église, mais le peuple des baptisés ou des fidèles, la société des chrétiens.
    Cela entravait ce qu'on a justement appelé une notion ministérielle de la fonction impériale ou royale : car c'était une fonction dans l'ecclesia. Le prince n'assurait pas des intérêts purement temporels ou terrestres ; il assurait, par les moyens du pouvoir temporel, et donc par l'usage de la force et du glaive, les fins de foi et de fidélité, de charité et de paix, celles, en somme, du salut, des hommes qui lui étaient confiés. S'il s'agissait de l'empereur, sa dignité étant une traduction terrestre de la monarchie divine, et donc son autorité étant en principe d'extension universelle, ces hommes auraient dû égaler l'humanité. C'est pourquoi, non seulement l'empereur devait défendre les fidèles et promouvoir chez eux la connaissance de la foi, mais dilater les frontières de l'ecclesia par des nouvelles conquêtes, suivies d'une évangélisation et du baptême des nouveaux sujets (Charlemagne et les Saxons ; « Ostpolitik » (Politique orientale) des empereurs, singulièrement d'Otton Ier et Otton III). Cette conception ministérielle de la fonction royale faisait du prince un personnage sacré, autre chose encore qu'un simple laïc, fait qui s'est traduit liturgiquement dans les sacres. Mais en même temps elle menait à définir son personnage dans des termes presque uniquement moraux et religieux, comme on le voit dans les nombreux traités, admonitions des conciles et « Miroirs des Princes » qui remplissent les VIIe, VIIIe et surtout IXe siècles. C'est ce qu'on a justement appelé « le moralisme carolingien », qui s'est nourri surtout de saint Grégoire, de saint Isidore et d'un De XII abusivis saeculi, écrit en Irlande au milieu du VIIe siècle, mais lu sous le nom de saint Cyprien.
    On n'a jamais confondu les deux pouvoirs, mais en leur attribuait, chacun dans son ordre et usant de ses moyens propres, la même finalité : conduire le peuple chrétien (les hommes) au salut. Diverses circonstances, cependant, ont, au cours du IXe siècle, amené à mettre une différence, une certaine distance, entre l'ecclesia et la société chrétienne : volonté d'indépendance des évêques, sentiment que l'unité de l'Église demeurait intacte sous les divisions de l'Empire et les querelles des rois, conscience enfin qu'il existait une société temporelle chrétienne ayant ses intérêts temporels transcendant ceux des royaumes particuliers. On peut suivre chez Hincmar de Reims († 882), chez Nicolas Ier († 867), chez Jean VIII surtout (872-882) le progrès de cette conscience d'une certaine différence entre l'Église proprement dite et cette société temporelle chrétienne qu'on a nommée « respublica christiana », puis « christianitas » (surtout Jean VIII). Auparavant, et souvent encore au IXe siècle, christianitas signifiait l'ensemble de ce qui est au Christ, la qualité de chrétien, le christianisme.

    ÉGLISE ET EUCHARISTIE. CLERCS ET FIDÈLES.

    Unanimement, les auteurs des VIIIe et IXe siècles mettent une continuité dynamique entre le corps du Christ, Verbe fait chair, le corps eucharistique et le corps du Christ qu'est l'Église. Au fond, c'est le même mystère qui se réalise dans les trois réalités qui portent le même nom de « corps du Christ » : le mystère du Christ s'achève dans l'Église par le moyen du sacrement. C'est pourquoi le corps sacramentel est alors appelé « mystique », c'est-à-dire relatif à un mystère et réalisateur d'un mystère, tandis que le corps ecclésial est alors appelé « vrai corps du Christ », comme étant le terme visé par toute l’économie du mystère. Ainsi l'Eucharistie fait l'Église comme corps du Christ.
    C'est le sentiment de l'unité de ce corps qui, au-delà d'une animosité contre l'ancien chorévêque de Lyon, contre un liturgiste trop enclin à créer des symbolismes secondaires, a poussé Florus de Lyon à exciter les évêques francs à faire condamner Amalaire (conciles de Thionville, 835, mais surtout de Quierzy, 838). Amalaire avait expliqué le rite de la fraction de l'hostie comme signifiant trois parties ou trois états du corps du Christ : « Le corps du Christ a trois formes (...) En premier lieu, le corps saint et sans tache pris de la Vierge Marie ; en second lieu celui qui chemine sur la terre ; en troisième lieu, celui qui repose dans les tombeaux. La particule de l'hostie qu'on met dans le calice signifie le corps du Christ ressuscité des morts ; la partie que consomme le prêtre ou le peuple désigne celui qui chemine sur la terre ; celle qui reste sur l'autel, la partie reposant dans les tombes. » Florus voit là non seulement un symbolisme arbitraire et nouveau, mais un danger pour l'unité absolue du corps ecclésial du Christ : « L'unique Chef, le Christ, a un unique corps fait de tous les élus... » « Tous, ceux d'autrefois comme ceux d'aujourd'hui, les vivants aussi bien que les morts, nous sommes un seul pain dans le Christ, nous sommes incorporés et unis au Christ... » Florus exagérait dans ses accusations, mais la thèse qu'il défendait répondait à la vision de l'Église qu'on tenait aàors communément, caractérisée par le sens de l'unité de mystère entre le Christ et l'Église, et de l'unité de l’Église entre le ciel et la terre. Les autres débats du IXe siècle en matière eucharistique (Paschase Radbert, Raban Maur et Ratramne) relèvent de l'histoire du dogme eucharistique.
    Sur un autre point encore, Amalaire et Florus sentaient différernment. Dans le Liber officialis d'Amalaire, vers 827, le sacrifice eucharistique apparaît comme offert moins par tous les fidèles (par le ministère de leurs prêtres) que par les prêtres pour les fidèles. Le prêtre entre seul dans le Canon. Florus, dans son remarquable De aciione missarum (835-838) exprùne mieux la tradition ancienne. Pour lui la célébration eucharistique ne comporte pas un seul pôle actif, le prêtre qui la préside, mais deux : le Christ a remis la célébration du mémorial de sa Passion aux Apôtres, et ceux-ci « generaliter omni ecclesiae » (c. 60 : PL 119, 52 B - 53 B). Dans cette célébration il y a deux personnes actives, encore que dans des conditions inégales, le sacerdos et l'ecclesia, c'est-à-dire l'assemblée des fidèles. Florus a créé la formule appelée à devenir classique : « quod enim adimpletur proprie ministerio sacerdotum, hoc generaliter agitur fide et devotione cunctorum », « ce qui est accompli proprement par le ministère des prêtres est fait par l'ensemble, grâce à la foi et à la dévotion de tous les fidèles ».
    Cependant, à cette époque les fidèles ne comprenaient plus le latin. A partir de la fin du VIIIe siècle, le Canon est récité tout bas, le prêtre célèbre dos au peuple, les fidèles n'apportent plus leurs offrandes à l'autel, les messes solitaires se multiplient dans les monastères ; au début du IXe siècle, au lieu du simple « qui tibi offerunt », on dit « pro quibus tibi offerimus vel qui tibi offerunt ». LesOrdines rédigés vers le milieu du Xe siècle en pays franc, notamment dans la région rhénane, homologuent et fixent les progrès d'un certain éloignement du prêtre par rapport aux fidèles. Le contenu concret du mot ecclesia pourrait bien en être affecté. On pourrait commencer à cette époque la liste des témoignages faisant consister l'Église principalement dans le clergé.

    LE SACERDOCE (ÉPISCOPAT), POUVOIR DE LIER ET DE DÉLIER. SON UNITÉ COLLÉGIALE.

    Tandis qu'à Rome le texte de Mt. 16, 19, « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié », etc., était interprété, sans faille, de l'institution, en Pierre et en ses successeurs, d'une primauté de juridiction et de magistère, une autre interprétation se rattachant à saint Cyprien, était largement répandue dans le reste de l'Église, même en Occident. Mt. 16, 19 était lu en liaison avec Mt. 18, 18, où le pouvoir de lier et délier était donné également à tous les Apôtres, et avec Jn 20, 22-23, « Recevez l'Esprit-Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis... »Ainsi, en Mt. 16, 19 on ne lisait pas tellement la primauté de Pierre, bien qu'on citât parfois ce texte pour la justifier, que l'institution du sacerdoce, ou plutôt de l'épiscopat, qui apparaissait ainsi comme caractérisé
    1°) par le pouvoir de lier et de délier.
    2°) par son unité. Notons que, au moins depuis le Ve siècle, on lisait Mt, 16, 13-19 comme évangile à la messe in ordinatione episcopi.
    On s'est d’ailleurs peu appliqué, à cette époque, à préciser le contenu exact de « lier et délier ». Pierre était le portier du ciel. En lui avait commencé un sacerdoce de pasteurs, dont les autres Apôtres étaient semblablement participants et par l'exercice duquel l'accès du ciel était ouvert ou fermé aux fidèles. L'excommunication tenait une grande place dans la vie de l'Église, et donc de la société.
    On ne rencontre guère davantage d'énoncés théoriques sur la collégialité de l'épiscopat. Elle était cependant impliquée dans l'idée que le pouvoir pastoral avait été donné également à l'ensemble des Apôtres, dont tous les évêques étaient les successeurs, dans la participation à une charge et à un pouvoir qui demeuraient un. Deux textes très souvent repris et cités, de saint Isidore et de saint Bède, exprimaient ce sens des choses :

    Dans le N. T. l'ordre sacerdotal a commencé, après le Christ, en Pierre. C'est à lui, en effet, que le pontificat a été donné d'abord dans l'Église du Christ ( ... ) ; bien que les autres apôtres aient reçu en partage avec Pierre une égale dignité et un égal pouvoir....
    En effet, ce qui a été dit à Pierre, Pais mes brebis, a été dit à tous sans distinction. Car les autres apôtres étaient ce quêtait Pierre, mais le premier rang a été donné à Pierre pour recommander l'unité de l'Église. Tous sont pasteurs mais on met en évidence l'unité du troupeau dont la pastoration était alors assurée par l'unanimité de tous les apôtres et, depuis eux, l'est par la sollicitude commune de leurs successeurs.

    Paul Diacre († 799) suit, et parfois même copie Bède. La Relatio des évêques francs à Louis le Pieux après le concile de Paris de 829, et Jonas d'Orléans unissent Mt. 16, 19, Mt 18, 18 et Jn 20, 22-23 : donné d'une façon singulière à Pierre, le pouvoir sacerdotal est commun à tous les Apôtres et à leurs successeurs. L'épiscopat forme un ordo. Selon Haymon d'Auxerre et Raban Maur, Pierre n'a reçu les clefs qu'au nom de tous. Par « tous » il faut entendre les évêques et les prêtres (Haymon), voire toute l'ecclesia (Raban 1). Tous les évêques possèdent un épiscopat unique et commun, qu'ils ont reçu en la personne de Pierre. C'est pourquoi tous les évêques sont alors parfois appelés « vicaires de Pierre ».
    Au point de vue d'une conscience de la collégialité, Hincmar de Reims († 881) mérite une mention particulière. Sous la division des royaumes, l'Église demeure à ses yeux un peuple unique, un peuple saint, un unique troupeau sous la conduite de pasteurs habités par la sollicitude de toutes les Églises : cette sollicitude assure l'unité du troupeau. Les pasteurs l'exercent en usant du pouvoir de lier et délier reçu en la personne de Pierre, lequel représentait tout le « choeur » des évêques. Nous retrouverons Hincmar un peu plus loin.
    De ce pouvoir de lier et délier qui constitue leur potestas, les évêques francs du IXe siècle ont usé avec vigueur, excommuniant et réconciliant, ne cessant d'admonester les rois, présidant à la pénitence de Louis le Pieux : une première fois à Attigny, 822, une seconde fois à Soissons, octobre 833. Ce sont les évêques qui exercent alors l'autorité d'un sacerdoce chargé du soin, non des corps, comme les rois, mais des âmes, en vue du ciel dont Pierre a reçu les clefs. Mais l'heure de la papauté allait sonner.

    NICOLAS Ier ET JEAN VIII

    La papauté intervient dans l'ecclesia-société chrétienne, comme gardienne et arbitre de la paix, avec Grégoire IV en 833, puis surtout avec les papes de vive conviction romaine que turent Nicolas Ier (858-867), Hadrien II, Jean VIII (872-882). Sur l'Église comme mystère, unie au Christ comme son Épouse et son corps, ils n'apportent rien d'original. Tout au plus accentuent-ils l'aspect d'unicité, « una et unica sponso suo », elle est une et unique pour son Epoux, « unus Christi thalamus » « une unique chambre nuptiale » (Nicolas) et d'unité. Nicolas Ier et Jean VIII ont le souci de conserver l'unité des baptisés, soit au plan proprement ecclésiastique, soit au plan de la chrétienté. Jean VIII introduit une certaine distinction entre ces deux réalités : l'ecclesia est faite des chrétiens en tant qu'ils relèvent du pouvoir sacerdotal ; les mêmes sont christianitas oupopulus christianus en tant qu'ijs relèvent par surcroît du gouvernement des princes chrétiens chargés des intérêts temporels de leurs peuples. Nicolas et Jean VIII interviennent à ce plan temporel, comme juges ou arbitres dans les questions de justice, de fidélité (serments, mariages) et de paix. On ne peut à ce sujet parler de « Weltherrschaft » ou de prétention à gouvemer impérialement le temporel comme tel. On doit noter cependant chez Jean VIII un progrès dans le sens d'une conception tout ecclésiastique et même romaine-curialiste de la dignité impériale, toute relative à la défense de l'Église romaine. Il ne prétend pas que le pouvoir impérial dérive du pape, mais bien que l'approbation du pape et le sacre conféré par lui font un prince empereur.
    Ayant la charge de l'unité, le successeur de Pierre, que Jean VIII appelle une fois « vicaire du Christ » (MGH Epp. VI/2 p. 322), a le pouvoir et l'autorité de procurer cette unité. Nicolas Ier et Jean VIII formulent l'idée d'une monarchie pastorale : Rome est source, elle éclaire les Églises comme le soleil éclaire l'univers ; elle est le caput que les membres doivent suivre s'ils veulent vivre. L'Église romaine ou le pape (on n'a jamais précisé entre les deux une distinction) est, pour l'Église universelle un principe constituant, source et norme de loi ex sese (ces mots ne sont pas employés, mais on rencontre leur contenu). Nicolas ramène à son autorité celle des métropolitains (conflit avec Ravenne et avec Hincmar de Reims), celle des patriarches, celle des conciles. Aucun ne peut être reçu ni mériter le nom de synode s'il lui manque le consentement du Siège apostolique, car c'est de l'autorité et de la sanction du premier siège qu'ils reçoivent force et consistance. L'idée n'était pas entièrement nouvelle à Rome, mais elle n'avait jamais été proclamée comme cela : à ce titre, Nicolas commençait le processus qui, à travers Thomas d'Aquin (S. Théol., IIa IIae q. 1, a. 10) et la crise du XVe siècle, aboutira à la reconnaissance de la supériorité du pape sur le concile oecuménique lui-même.
    À notre époque, cette question ne se pose pas. On vit dans un climat de coopération ct non de concurrence, entre le pape et les conciles. Nous verrons plus loin ce qu’il en était en Orient.

    LES FAUSSES DÉCRÉTALES

    La compilation, qui se donnait comme venant d'Isidorus Mercator, a vu le jour en pays franc, on ne sait au juste où, vers 850. L'intention des faussaires n'était pas proprement d'exalter le pouvoir de l'Église romaine, mais de rendre l'autorité sacerdotale indépendante des laïcs, de rendre l'ordre et le droit ecclésiastique indépendants de l'ordre laïc. Peu utilisées par les papes du IXe siècle après leur réception à Rome en octobre 864, les Fausses Décrétales le seront abondamment par Grégoire VII et les hommes de sa réforme dans le sens de la monarchie pontificale : elles influenceront sur plusieurs points la discipline emlésiastique ; Gratien retiendra d'elles 324 passages tirés des documents attribués aux papes des quatre premiers siècles, dont 313 inauthentiques.
    Quelle a été finalement l'influence des FD sur les id6es ecclésiologiques? En fabriquant des textes attribués aux papes de l'époque des martyrs, dans lesquels les structures ecclésiastiques du IXe siècle étaient présentées comme venant de décisions de ces papes, les FD n'ont pas seulement ruiné les chances d'un sens du développement historique, elles ont accrédité l'idée que toutes les déterminations de la vie de l'Église avaient découlé de la papauté comme de leur source. De la papauté elle-même, le Pseudo-Isidore donnait une image toute juridique : celle d'une autorité de type moins charismatique et spirituel que juridique. Dans les FD, la tenue des conciles, même provinciaux, est ramenée à l'autorité du pape (HINSCHIUS, Pp. 19, 224, 228, 459) : toutes les causae maiores (donc celles qui touchent les évêques) relèvent du pape (pp. 74, 84, 125, 128, 132, 243) ; le texte de saint Léon, in partem sollicitudinis vocati, est appliqué à tous les évêques dans l'exercice de leur charge ; une tendance s'affirme à étendre aux évêques de toute l'Église, même orientaux, le style d'intervention romaine qui était en usage, à l'époque de saint Grégoire, pour les évêques du ressort métropolitain du siège de Rome. La compilation du Pseudo-Isidore attribue aux papes martyrs de l'antiquité l'idéologie corpus-caput au sens qui s'est affiriné à Rome à partir de saint Dainase, où le corps qu'est l'Église dépend en toute sa vie du caput qu'est l'Église romaine (pp. 84, 136, 712). Les FD n'ont pas créé cette idéologie. On peut citer des antécédents pour presque tous les points où elles formulent un droit relativement nouveau. Il reste qu'elles ont oeuvré en faveur de la monarchie papale.

    RÉSISTANCE ÉPISCOPALE

    Hincmar de Reims s'est heurté aux papes Nicolas Ier, Hadrien II et Jean VIII en quatre grandes occasions. S'appuyant sur le droit conciliaire de Sardique, il maintenait le privilège des métropolitains, contre la prétention pontificale à juger, dès la première instance, les causes épiscopales. Après que son neveu, l'évêque de Laon, eut invoqué contre lui le nouveau droit des Fausses Décrétales, Hincmar de Reims récusa ce droit sans aller jusqu'à soupçonner et dénoncer la falsification, au nom du droit et des textes contenus dans les collections reçues, c'est-à-dire dans la Dionysio-Hadriana reçue officiellement en pays franc depuis le concile d'Aix-la-Chapelle de 802. La « réception » tient une grande place dans l'ecclésiologie d'Hincmar. Elle signifie que l'ecclesia, c'est-à-dire le choeur des évêques, n'est pas purement passive, soumise à l'autorité absolue et finalement arbitraire du pape, mais participe activement à la régulation de sa propre vie. Hincmar reconnaît formellement la primauté romaine comme d'institution divine : il a déclaré qu'il se soumettrait à ses décisions et il a tenu parole, non sans faire reculer plusieurs fois le pape. Mais selon lui, les décisions papales ne font qu'appliquer un droit conciliaire qui leur est supérieur, émanant des conciles oecuméniques (Sardique est rattaché à Nicée), qui sont « receptissima » (126, 359 B). L’Église romaine doit juger « conformément aux saintes Écritures et aux décrets des saints canons » (MANSI XVII A, 346). La valeur d'une décision conciliaire lui vient du fait qu’elle traduit le sentiment de l'Église catholique, universelle, bref d'une communion avec 1'universitas. C'est dans la communion avec tous que les évêques accomplissent les opérations saintes de l'Église. En raison de cette communion, quand un évêque juge ou décide selon les canons ou les décrets (d’application) des pontifes romains, tous ses prédécesseurs, ses pères dans la foi et toute l'Église co-jugent et co-décident avec lui ; ils co-ordonnent avec lui dans les ordinations qu’il fait. Si Hincmar résiste à l'introduction d'un nouveau droit, celui des Fausses Décrétales, favorables à l'absolutisme pontifical c'est au nom d'une conception de l'ecclesia comme communion s'exprimant de façon privilégiée dans les conciles en tant qu'ils sont « catholiques ».

    C'est pourquoi la résistance d'Hincmar n'a rien de commun avec la banale révolte de Gunther de Cologne et Theutgaud de Trèves qui, excommuniés par Nicolas Ier pour leur faiblesse dans l'affaire du divorce de Lothaire, écrivaient qu'ils se contentaient « totius ecclesiae communione et fraterna societate », de la communion de toute l'Église et de la communauté fratemelle, dont le pape s'était séparé...
    C'était là un cas aberrant. Tout le monde, en Occident, admettait la primauté romaine, mais tout le monde ne lui donnait pas le sens qu'on lui donnait à Rome dans la ligne de saint Léon. Le sens cyprianique de Mt. 16, 19 domine chez les auteurs du Xe siècle : Rathier de Vérone († v. 961), Atton de Verceil († v. 974), Gerbert d'Aurillac. Par contre, avec le clunisien Abbon de Fleury († v. 1004), on retrouve la veine léonine et romaine, l'idéologie de Rome-caput (cf. supra).
    Abbon, champion d'un pouvoir pontifical monarchique s'est affronté avec une tout autre tendance au concile réuni à Saint-Basle de Verzy, juin 991, pour régler le cas de l'archevêque de Reims, parjure envers Hugues Capet. C'est Gerbert qui a rédigé le discours d'Arnoul d'Orléans et les Actes du concile. A Verzy, deux conceptions de la vie canonique de l'Église s'affrontent : celle tenue par Rome, qui prend un nouvel appui dans les Fausses Décrétales, expressément citées ; celle d'Arnoul et de Gerbert, basée sur les canons de Nicée, de Sardique et des conciles africains, très critique à l'égard de la papauté d'alors, au sujet de laquelle on évoque la figure de l'antéchrist (PL 139, 316 A, 320 A).
    Gerbert concevait l'Église comme une communion d'Églises locales, c'est-à-dire aussi bien d'évêques, sous la présidence et la direction d'une « prima sedes ». Le mandat de paître le troupeau, donné à Pierre, est partagé par tous les évêques. L'Église n'est donc pas une monarchie ; elle est une communion dont la vie est réglée, non par le jugement d'un seul « unius arbitrium », mais par la loi commune de l'Église catholique « lex communis ecclesiae catholicae ». Gerbert est devenu pape (2. IV. 999) sous le nom de Sylvestre II, associé à ce nouveau Constantin qu'était le jeune empereur Otton III. Sous la plume de Sylvestre II, on trouve bien des attestations de la conscience qu'il avait d'exercer le ministère de Pierre, mais non les énoncés monarchiques familiers à Nicolas Ier et à Jean VIII.

     

    CHAPITRE IV : L'ORIENT DE LA PÉRIODE PATRISTIQUE À LA RUPTURE AVEC L’ÉGLISE ROMAINE

    Le titre de ce chapitre porte en lui-même une double incertitude. Comment et d'où dater la fin de la période patristique en Orient ? De Jean Damascène ? Tout comme en Occident, où l'on peut joindre aux Pères Bède et saint Bemard, on pourrait, en Orient, rattacher aux Pères Syméon le Nouveau Théologien et Nicolas Cabasilas. Comme en Occident, cependant, il semble qu'à la fin du VIe ou au début du VIIe siècle, on vit en Orient d'un héritage constitué, celui, précisément, des Pères : tel est le cas, en particulier, de saint Jean de Damas. Cette indication nous suffira, sous le bénéfice de la remarque suivante : cet héritage n'est pas mort, il poursuit sa vie dans les générations et les siècles.
    Comment et d'où dater la rupture entre l'Orient et l'Église romaine ? Elle n'est pas consommée après l'excommunication de 1054. Pas même après l'échec de l'union de Florence. Elle ne l'a jamais été totalement, et ce fait est lié à la substance profonde de l'ecclésiologie, ici et là. Au plan, évidemment le plus profond, où l'Église est le sacrement de ce Sacrement de Dieu qu’est le Christ, il existe un accord substantiel entre l'Orient et l'Occident. Cet accord traduit la réalité des choses.

    L'HÉRITAGE DES PÈRES. - 1. CHRISTOLOGIE ET ECCLÉSIOLOGIE : L'ÉGLISE, CORPS DU CHRIST.

    L'affirmation paulinienne, l'Église est le corps du Christ, se retrouve évidemment à notre époque. Elle reçoit comme une note particulière dans le monde byzantin du fait que la théologie y est dominée et synthétisée par le thème de notre divinisation. L'humanité du Christ est le moyen de notre assimilation à la divinité. En elle, Dieu est devenu ce que nous sommes pour que nous devenions ce qu'il est. On a également hérité des débats christologiques du Ve siècle, l'argumentation sotériologique : ce qui n'aurait pas été assumé ne serait pas sauvé. Ainsi l'Église-corps du Christ est-elle vue d'emblée dans l'économie totale du salut ou plutôt de la divinisation. L'argumentation se trouve chez Anastase d’Antioche († 599), contemporain et aini de Grégoire le Grand, dont il faut citer ce texte remarquablement synthétique :

    Dieu a porté en lui cela tout entier que nous sommes. Il a assumé toute notre race en un seul individu, et il est devenu ainsi les prémices de notre nature.
    Il voulait, en effet, redresser en sa totalité ce qui était déchu. Or, toute notre race était déchue. Il s'est donc mélangé à Adam tout entier, Il s'est répandu, lui la vie, dans le mort, pour le sauver. Il a pénétré dans la totalité de celui qu'il s'était uni, comme ferait l'âme d'un grand corps, le vivifiant tout entier et lui communiquant partout la vie de façon sensible. C'est pourquoi on appelle le genre humain « corps du Christ et ses membres chacun pour sa part » (1 Cor., XII, 27) ; parce que le Christ s'étend également en tous, et que, cependant, il habite de façon particulière en chacun.

    Une argumentation semblable se trouve chez saint Sophrone de Jérusalem (t 638), opposant au monothélisme, chez saint Jean de Damas († 749), qui, sans connaître les Règles de Tyconius, propose une exégèse analogue à celle qu'on trouve en Occident à la suite de saint Augustin, des passages qui attribuent au Christ une raisère ou une faiblesse.
    Notre incorporation au Christ s'opère par les deux sacrements figurés par l'eau et le sang sortis du côté de Jésus en croix : le baptême et l’eucharistie. Dans le baptême la foi est reçue selon la paradosis (tradition) de l'Église. L’Eucharistie non seulement accomplit l'action transformante et divinisante qu'entraîne notre union avec le Christ, mais elle procure 1'unité de tous ceux qui la reçoivent comme nous .
    Le thème central de notre divinisation est souvent exprimé en termes de Retour au Paradis. L'Église est alors présentée comme le Paradis retrouvé, dont la Vierge Marie est la réalisation personnelle anticipée. Anastase le Sinaïte (seconde moitié du VIIe siècle) dit que les anciens (Papias, Irénée, Justin, Pantène) « avaient contemplé spirituellement les choses dites du paradis, en les rapportant à l'Église du Christ », et il reprend la même veine.

    L’HÉRITAGE DES PÈRES 2. LES MYSTAGOGIES. LE MYSTÈRE : VISIBLE ET INVISIBLE

    Saint Maxime le Confesseur (580-662) fut un martyr de la résistance au monothélisme. Il a rédigé, vers 628-630, une Mystagogie dont les sept premiers chapitres expliquent le sens de l'église-édifice, les seize suivants le sens des rites de la cél6bration eucharistique. Les symbolismes s'ajoutent et interfèrent : l'église (I'Église) est une image de Dieu : comme lui elle unit les hommes par la charis et la dunamis de la foi (c. 1). Mais l'église (l'Église) est aussi l'image du monde : nef et sanctuaire évoquent le sensible et l'intelligible du cosmos (c. 2) ou la terre et le ciel sensibles (c. 3), mais aussi les parties de l'être humain, corps, âme et nous (c. 3, 4 et 6), et enfin les deux moments des saintes Écritures, A. et N. T. (c. 6). L’image de l'Église qui s'exprime ainsi assume la totalité de l'oeuvre de Dieu avec ses aspects cosmologiques, anthropologiques, économiques. L'Église est la totalité du « nouveau mystère », celui de notre (salut ou) déification.

    L’Istoria ekklêsiastikê kai mustagôgikê de saint Germain de Constantinople († 733) connaît le symbolisme de ligne alexandrine, dionysienne ou platonicienne : l'église (lieu de culte) est un « ciel sur terre » ; l'autel est la réplique de l'autel céleste, les ministres celle des hiérarques spirituels. Mais l'ouvrage met la célébration liturgique en rapport symbolique avec l'histoire du salut, dans la ligne inaugurée à Antioche par saint Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste.
    Le genre littéraire des Mystagogies se retrouve, dans la seconde moitié du XIe siècle, avec la Protheoria de Nicolas d'Andida (entre 1054 et 1067) revue par Théodore d'Andida : l'explication du symbolisme historique est ici très détaillée, mais la liturgie est toujours présentée comme un reflet de la louange angélique, sous le sacerdoce souverain du Christ. D'autres traités dérivent de celui-là : celui, inédit, du Vaticanus graecus 504 (Bornert, p. 212) ; celui que le card. A. Mai publia sous le nom de Sophrone de Jérusalem († 638) mais qui est une compilation mêlant l'Hist. eccles. de saint Germain et de la Protheoria de Nicolas d’Andida. Recueillons du moins, chez le pseudo-Sophrone, ce texte où s'exprime bien le sens byzantin des choses :

    Il n'y a qu'une seule Église en haut et en bas, d'où Dieu soit venu vers nous, ait été vu auprès de nous, ait accompli ce qui était pour nous. La Liturgie, la communion et la contemplation du Seigneur ne sont qu'un seul acte, et il se réalise de haut en bas.

    Les Mystagogies de Nicolas Cabasilas († vers 1400) et de Syméon de Thessalonique († 1429) relèvent d'une autre époque et n'apportent rien de plus au point de vue ecclésiologique. L’image de l’Église qui en ressort est bien celle d'une « Mysterienanstalt », selon le mot de F. Kattenbusch.
    Ce sens mystériqu, cette union de tout le créé terrestre et dela sainteté céleste s'expriment évidemment dans les liturgies : textes des différentes fêtes et célébration eucharistique. La liturgie syriaque en particulier occupe les dernières semaines de l'année liturgique à célébrer la consécration des églises, et en elle le mystère même de l'Église ; d'autres moments, comme l'Épiphanie, expriment aussi plus particulièrement le motif des épousailles du Christ et de l'Église à travers l'économie du salut et jusque dans l'eschatologie.

    LE TÉMOIGNAGE DES ARTS LITURGIQUES

    Le sens oriental de l'Église s'exprime aussi dans l'architecture et dans l'iconographie. Chacune, à sa manière cherche à traduire sensiblement le mystère spirituel.
    Les églises de la fin du IVeet du début du Ve siècle expriment le mystère de la croix salvatrice et victorieuse : elles sont en forme de T avec une abside au fond, l'autel occupant le milieu de l'espace dessiné par les deux bras. Les Pères (Cyrille de Jérusalem, Basile, Grégoire de Nazianze, Chrysostome) célèbrent l'autel comme le lieu mystérieux où le roi céleste s'offre en sacrifice, entouré des anges. Les églises à coupole ont eu un premier modèle, modeste, dans le mausolée de Galla Placidia (Ravenne) ou dans telle église dAsie mineure que décrit avec enthousiasme saint Grégoire de Nazianze. Avec Sainte-Sophie à Constantinople, consacrée en 537, Justinien a voulu signifier la coupole ou la tente descendant du ciel sur la terre, image de l'empire universel de Dieu qui se reflète dans la monarchie terrestre. Dans ce type d'église, la coupole centrale est ornée d'une mosaïque du Christ Pantokrator (ainsi la Chapelle palatine à Palerme) : le Christ est le centre de l'histoire de la création et du salut évoquée dans l’anaphore de la liturgie de saint Basile. Cependant le symbolisme est moins historique que cosmique et théologique, dans la ligne de Denys et des premiers chapitres de la Mystagogie de saint Maxime. L’édifice représente, ensemble le cosmos et le mystère de la divinité
    L'iconographie, elle, signifie que l'assemblée des anges et des saints est présente à l'assemblée des fidèles et l'entoure. Le même mot, en russe, désigne l'assemblée, la cathédrale et le concile : sobor. C'est une des significations de l’iconostase. L'Église est donc moins représentée qu'évoquée sous son aspect d'assemblée ou de communion des saints. Elle n'est pas personnifiée comme en Occident, sauf, tardivement, comme Sagesse (Sainte-Sophie de Kiev), mais souvent son mystère est représenté dans la Vierge Marie portant L'Enfant, entourée de tous les saints distribués hiérarchiquement, ou de tout le cosmos (« Toute la créature surgit en toi, pleine de grâce »).

    LE BASILEUS ET L'ÉGLISE. RÉSISTANCE AU CÉSAROPAPISME ; APPUI SUR ROME.

    L'Empire byzantin continue l'Empire romain, sans la rupture qu'a connue l'Occident avec les invasions des Barbares qui ont abouti à la création de royaumes et d'Églises ethniques, dans le cadre éthique et culturel fourni par le sacerdoce. Aussi Byzance a-t-elle conservé ce qu'on peut appeler, avec F. Dvornik, l'idéologie hellénistique de la royauté et de la monarchie. Cette idéologie avait été christianisée par Clément d'Alexandrie et surtout Eusèbe de Césarée. Elle voyait dans l'empereur le représentant de Dieu sur la terre, l'image visible de la Monarchie divine. L'empereur était chrétien et présidait à un peuple de baptisés. Aussi, tout en respectant les prérogatives sacramentelles du sacerdoce, il jouait un rôle d'autorité dans une Église qui était comme la face intérieure de l'Empire. L'Église et l'État sont en effet deux formes de manifestation d'un même christianisme. L'empereur était lui-mêrre un personnage sacré, bien qu'il n'y ait pas eu d'onction liturgique à Byzance avant le XIIIesiècle.
    D'après le Livre des cérémonies (entre 957 et 959), il y a quelque chose de divin dans l'empereur. Il est un Theos epigeios, il devait rassembler et conduire l'humanité dans la vraie louange de Dieu. L'unité et l'unicité de l'Empire apparaissaient ainsi comme essentielles à l'unité et à l'unicité de l'Église. Quand, au cours d'un de ses interrogatoires, Maxime le Confesseur nia que l'empereur fût à la fois prêtre et roi (une formule souvent utilisée !), un fonctionnaire lui répliqua : « Avec cela, tu as déchiré l'unité de l'Église " ! Pour avoir couronné Charlemagne empereur, Léon II était de même accusé de s'être séparé de l'Église. Aussi le Basileus avait-il une action déterminante dans la vie de l'Église : il pouvait créer des métropoles ecclésiastiques, il faisait les patriarches de Constantinople et nommait souvent aux évêchés, il convoquait les conciles et son intervention était un élément nécessaire de leur oecuménicité ; il faisait enlever et remettre le nom du pape dans les diptyques ; ses lois, nomoi, avaient parfois le pas sur les canons et entraient avec eux pour constituer le Droit ecclésiastique, lequel était, en Orient, un Nomocanon. Mais le plus grave est que l'empereur, conscient d'être responsable de l'unité de foi, principe le plus décisif de l'unité de l'Empire, s'attribuait souvent un magistère et prétendait imposer à ses sujets tel ou tel dogme qu'il avait promulgué, avec la complaisance des patriarches de Constantinople.
    C'est ainsi que l'histoire des doctrines christologiques ou les Histoires de l'Église parlent de l'Hénotique de Zénon, 482, de la condamnation des Trois Chapitres par Justinien, 543 et s., de l'Ecthèse d'Héraclius, 638, et du Type de Constant Il, de l'Édit de Léon III l'Isaurien contre le culte des images, 725 s., etc.
    Ces abus furent l'occasion d'interventions du magistère papal et, à Byzance même, des protestations de grands hommes d'Église qui cherchèrent un appui à Rome.
    1° - Durant la querelle monothéliste, Maxime le Confesseur, en 655, critiquait le titre de iereuspris par les empereurs : seul le Christ est roi et prêtre à la façon de Melchisédech (MANSI XI, 6 ; PG 90, 117).
    2° - L’iconoclasme avait été déclenché par les empereurs isauriens en réaction contre l'influence d'une Église qui revendiquait l'indépendance de sa vie, toute tournée vers le ciel (cf. G. Ostrogorsky; G. B. Ladner). Mais cette hérésie impériale a provoqué les protestations de saint Jean Damascène, de saint Théodore et des moines du Stoudion, enfin du concile de 787, can. 3 et 6, rétablissant l'indépendance de l'Église en son domaine propre et sa vie interne : « les pieds ne commandent pas aux yeux » (MANSI XVI, 312). Nous n'avons pas à faire état ici des protestations élevées par les papes de Rome.
    Sauf une déclaration de principe tout à fait générale comme la Novelle VI de Justinien (qu’on pourrait mettre en parallèle du Duo quippe sunt de Gélase), il n'y avait pas plus en Orient qu'en Occident de constitution écrite fixant les attributions ecclésiastiques du Basileus : la pratique les précisait. L'histoire des doctrines doit cependant situer les principaux textes intéressant ce sujet : a) l'ensemble de la législation de Justinien (527-565) . son Codex remplace en 534 celui de Théodose. Il reconnaît à l'Egâse une capacité légiférante propre et, par là, fonde une dyarchie. Les canons ont même valeur que les lois et doivent être considérés comme lois de l'Empire (Codex I, III, 44, (45) et Novelle 6 (535) c. 1, § 8). L’idéal est celui d!une consonantia (Nov. 6) ou d'une symphonie (Nov. 42) entre les deux autorités. Mais de fait Justinien a pratiqué le césaropapisme et, quand le pape Vigile lui a résisté, il l'a tenu pour rien, tout en protestant garder la communion avec son Siège (première distinction entre sedes et sedens, le Siège et celui qui l'occupe. - b) L’Eklogè Nomôn des empereurs isauriens, 726, qui attribue à l'empereur un rôle de pasteur de l'Église (cf. PG 113, 456) : de fait, ce fut l'iconoclasme. - c) Le Procheiron, préféré par Basile à l'Eklogè, vers 875, sans cependant parvenir à la remplacer tout à fait. - d) Peu après l'Epanagogè (885), où l'on trouve la main de Photius, sans devenir un manuel officiel, donna corps à un courant favorable à l'indépendance de l'Église et à une véritable dyarchie. Le patriarche y est présenté comme « imago Christi viva et animata » (III, 1, 4, 8 : PG 119, 909) et l'union entre l'Église et l'État comme semblable à celle qui existe entre le corps et l'âme. Le courant d'idées ainsi exprimé a eu de fait sa chance ; en tout cas, après la victoire de l'orthodoxie iconophile, les empereurs ne sont plus intervenus en matière doctrinale. - e) Cependant, les canonistes classiques de la fin du Xlle Siècle et début du XIIIeont repris des énoncés plus favorables à l'autorité impériale : Théodore Balsamon, sans cependant donner au souverain une autorité sur les canons (PG 138) ; Demetrius Comatenes va plus loin : « l'empereur, qui est et qui est reconnuepistemonarches des Églises, préside aux sentences synodales et leur donne force, il dispose des dignités ecclésiastiques et règle la vie publique de ceux qui servent à l'autel ». - En somme, deux courants, l'un d'indépendance ecclésiastique, l'autre dans le sens d'interventions iinpériales dans la vie d'une Église qui était comme le dedans de l'État, ont altemé ou coexisté dans l'histoire de Byzance. Contemporain du concile de Bâle, Syméon de Thessalonique a, vers 1430, nettement exprimé « la tendance à l'indépendance ».

    CONCEPTION BYZANTINE DE LA STRUCTURE HIÉRARCHIQUE DE L'ÉGLISE. AUX VIIe ET VIIIe SIÈCLES. PRIMAUTÉ ROMAINE. PENTARCHIE

    Us adversaires du monothélisme au VIIesiècle, comme plus tard les iconophiles, ont invoqué l'appui du pape romain, déclarant : « Vous êtes Pierre, comme le Verbe divin l'a vraiment proclamé, et sur votre fondement sont appuyées les colonnes de l'Église ». Sophrone de Jérusalem parle de Rome comme du « siège apostolique, où se trouvent les fondements de la doctrine orthodoxe » (MANSI X, 893). Saint Maxime le Confesseur rattache l'autorité universelle et le pouvoir de lier ou délier du Siège apostolique à l'institution du Verbe de Dieu incarné ". Mais il ajoute « dans tous les conciles selon les saùits canons et les règles de toutes les saintes Églises de Dieu ». Jamais en Orient l'autorité du Siège romain ne sera celle d'un principe monarchique. L'histoire du 6e Concile oecuménique, 680-681, est éloquente à ce sujet. Le pape Agathon y est acclamé, non parce qu'on obéirait sans plus à son autorité, mais parce qu'on a reconnu en sa parole une expression de la vraie foi, la foi de Pierre. Rien n'était décidé d'avance : sous la présidence de l'empereur, on a librement discuté sans que les léoats du pape aient conduit le débat. C'est dans le cadre de ce régime réel qu'il faut entendre les déclarations du concile au pape : « Nous nous remettons à vous de ce qu'il faut faire, à vous qui occupez le premier siège de l'Église universelle, qui restez sur le ferme rocher de la foi » (MANSI XI, 684-685). Aussi bien le concile a-t-il condamné et anathématisé le pape Honorius.
    Le pape Grégoire II s'était immédiatement dressé contre l'empereur iconoclaste Léon III : « Les dogmes ne sontpas l'affaire des empereurs, mais des prêtres ». Aussi le défenseur des images, saint Théodore le Studite, chercha-t-il un appui à Rome. Il rattache expressément à saint Pierre, et au Christ qui lui a remis les clefs, le charisme qu'a le « trône coryphée » de Rome d'être un critère de la foi, le centre décisif de la communion et de l'unité. Le patriarche de Constantinople Nicéphore n'invoque pas, comme Théodore, le texte de Mt 16 ; il rattache cependant la dignité supérieure de l'Église romaine aux coryphées Pierre et Paul : il s'agit d'un charisme plus que d'un « pouvoir ». Au sujet du 7e concile oecuménique, 787, il précise que la décision d'un concile n'est péremptoirement obligatoire que si elle a obtenu l'accord de l'Église romaine : mais, d'un côté, la version grecque du 7e concile avait supprimé les expressions favorables à une primauté romaine d'institution divine et, d'un autre côté, les déclarations de Nicéphore peuvent s'entendre d'un simple premier Siège dans le concert des cinq patriarches.

    De fait, la théorie de la Pentarchie, qui apparaît déjà dans les Novelles CXXIII et CXXXI de Justinien, était chère aux iconophiles, en particulier à saint Théodore le Studite. Elle n'avait rien alors d'antiromain. Elle était une façon de structurer la communion des Églises et d'assurer leur unité. L'accord des cinq patriarches, comparés aux cinq sens du corps (Justinien), ou à cinq sommets (saint Théodore), traduisait l'unanimité des Églises ; il était (et demeurera même parfois en Occident jusqu'au XVIe siècle) un critère d'oecuménicité conciliaire. La Pentarchie traduisait à sa manière le sens ecclésial de l'Orient, collégial et synodal, étant une forme de la communion des Églises dans l'homophonie.

    L'ORTHODOXIE BYZANTINE

    Le concile in Trullo de 692 s'est donné comme achevant, dans l'ordre des déterminations canoniques, les cinquième et sixième conciles oecuméniques, et il a été reçu comme tel en Orient : d'où son nom de « quinisexte ». Il a canonisé, en principe au plan oecuménique, des usages proprement byzantins, parfois contraires aux usages romains. Après et avec les canons des conciles anciens, avec des textes réputés (faussement) d'origine apostolique, il constitue le fond de la discipline canonique orientale. Il a donné à l'Église byzantine son statut propre. Au lendemain de la victoire des iconophiles, une situation nouvelle s'instaure. D'un côté, les empereurs n'interviennent plus dogmatiquement comme ils l'avaient trop souvent fait de façon hérétique. Au synode de Constantinople de mars 843, l'empereur Michel Il et le patriarche Méthode instituent la fête de l'Orthodoxie, le premier dimanche de carême. En principe, des anathématismes y sont lus, contre ceux qui se sont opposés à l'esprit de l'Orthodoxie. Mais cette Orthodoxie s'identifie de plus en plus à une tradition orientale et byzantine particulière et close : on le voit, par exemple en suivant la représentation des Églises dans les conciles à travers les VIIe-VIIIe et IXe siècles.
    D'un autre côté, la victoire sur le monothélisme, puis sur l'iconoclasme a été due largement aux moines. Ceux-ci devinrent un élément original et décisif de la vie ecclésiastique et même de la conception de l'Église. Déjà au début du VIIIesiècle, Anastase le Sinaïte témoigne d'un certain transfert de la direction spirituelle et de l'exercice du pouvoir des clefs dans la pénitence, du sacerdoce hiérarchique aux moines, qui sont les vrais spirituels. De fait, à partir de la fin de l'iconoclasme jusqu'au milieu du XIIIesiècle, les moines onteu, en Orient, une sorte de monopole du ministère de la confession, qu'ils fussent ou ne fussent pas prêtres. Les idées d'Origène et de Denys bloquant charisme de fonction et sainteté ou illumination personnelle, reprenaient vie. Au début du XIesiècle saint Syméon dit le Nouveau Théologien fait la théorie de la pratique. Peu après lui, Jean le Jeûneur en faisait presque un élément de structure de l'Église. Les moines étaient les pneumatikoi pateres ; la direction spirituelle et la remise des péchés étaient moins une prérogative du sacerdoce qu'un charisme de la sainteté.

    LE PATRIARCHE PHOTIUS ET LES CONCILES LE CONCERNANT

    Sur le mystère de l'Église, Photius, patriarche de Constantinople de 858 à 869, puis de 877 à 886, partage les vues communes : L'Église est le corps et l’épouse du Christ (cf. Spacil). Quant aux rapports entre le sacerdoce et l'autorité impériale, Photius est l'auteur de l'Epanagogè (879-886) dont l'inspiration est,nettement limitative de l'absolutisme impérial : le patriarche a le privilège exclusif d'enseigner avec autorité, d'interpréter les canons, de recevoir les appels. Mais ce recueil, destiné à remplacer l’Eklogè de 726, n'a jamais été reçu officiellement. Photius a surtout influencé la suite de l'ecclésiologie byzantine par son attitude complexe, ambiguë, et finalement plutôt négative touchant la primauté papale. Les textes les plus positifs sur une primauté de Pierre abondent chez lui, mais on ne voit pas qu'il opère le passage entre cette primauté et celle que l'évêque de Rome recevrait ainsi par héritage ou succession. Photius et ses amis ont pourtant laissé un passage qui exprime cette succession dans la version grecque de la lettre du pape Jean VIII à l'empereur, insérée dans les actes du concile de 879-880 qui a réhabilité le patriarche. Mais, de Photius lui-même, on ne peut rien citer de semblable. On trouve plutôt chez lui, au temps fort de son affrontement avec Nicolas Ier, une négation de la primauté romaine et, dans l'ensemble, une volonté d'indépendance appuyée sur la conviction que la primauté canonique était passée de l'Ancienne Rome à la Nouvelle. Il reste, au plan des faits, que Photius est mort en communion avec Rome et qu'il avait accepté un modus vivendi qui, d'après Dvornik, accordait l'autonomie administrative et liturgique de son Église avec une primauté romaine de présidence de la communion des Églises. Photius avait eu d'excellentes formules sur la compatibilité d'une pluralité de coutumes avec l'unité de la communion. Malheureusement, dans le feu de sa colère contre l'action romaine auprès des Bulgares, il a inauguré, contre les Latins, une polémique alimentée, non seulement par la théologie du Saint-Esprit (Filioque ou a Patre solo), mais par des reproches portant sur la différence des coutumes, l'usage du pain azyme principalement, où Photius voyait une trahison d'une vraie christologie et le symbole d'un corps sans vie.

    RUPTURE. POLÉMIQUE ET DIALOGUES. L'ECCLÉSIOLOGIE BYZANTINE SE FIXE. FAÇON DE SE CONSIDÉRER MUTUELLEMENT AU POINT DE VUE ECCLÉSIOLOGIQUE.

    Contrairement à ce qu'on croit souvent, la question ecclésiologique, même celle de la primauté papale, n'a pas joué le premier rôle, extérieurement tout au moins, dans les controverses qui ont opposé l'Orient et l'Occident latin. Ce rôle a été tenu par le Filioque et les azymes, à partir du XIIIepar le purgatoire et, à partir du XIVe par l'épiclèse. Cependant, chaque fois que l'Orient a été mis en présence de l'évolution de plus en plus marquée de l'Occident dans le sens de la monarchie papale, il a réagi de façon décidée : ainsi, sous Photius, au temps de Nicolas Ier et de Jean VIII, à l'époque de Cérulaire en face des thèmes de Léon IX, d'Humbert et des Grégoriens, à l'époque d'Innocent III et par suite des discussions menées aux XIIIe et XIVe siècles avec les représentants de la Scolastique. Ces réactions successives, très cohérentes et conséquentes, sont à la fois contre certaines positions et pour d'autres.

    CONTREune monarchie papale qui supposerait d'abord que rien n'est venu à l'Église des autres Apôtres, alors qu'ils ont tous reçu les mêmes pouvoirs que Pierre, et qui réduirait les autres Églises, celle des Grecs en particulier, au rôle de mineures et d'esclaves. Refus formel des schèmes pratiquement équivalentstête-membres, mère-fille, qui sont l'armature même de l'ecclésiologie romaine. Le corps du Christ n'a d'autre tête que le Christ lui-même. L’ecclésiologie romaine, disent les Grecs, attribue au pape un pouvoir discrétionnaire, inconditionné, alors qu'il est tenu, comme tout le monde, d'observer les limites posées par les Pères et les canons des conciles. Il est lié par la foi de l'Église. On ne reconnaît en lui la voix de Pierre que s'il professe la foi de Pierre. C'est sur la base de leur profession de foi que les patriarches s'admettent mutuellement à leur communion. Il n'existe aucune autonomie d'autorité par rapport à la Tradition objective exprimée dans les écrits des Pères et les conciles, également « théopneustes ».
    Rarement les théologiens byzantins rattachent la primauté du Siège romain à l'apôtre Pierre, encore que ce rattachement se trouve chez des auteurs prestigieux comme saint Maxime le Confesseur, saint Théodore le Studite, les saints Cyrille et Méthode, disciples de Photius, l'évêque syrien Théodore AbouKurra († 820), etc. La primauté de Rome est seulement celle du premier Siège, inter pares ; elle vient de la qualité de capitale de la vieille Rome, donc du principe d'adaptation des métropoles à l'importance politique des villes, non d'un principe apostolique. Ce point, admis successivement par les canons de Constantinople (c. 3), de Chalcédoine (c. 28, récusé par saint Léon), in Trullo (c. 36), n'a cessé -d'être un élément d'opposition entre Constantinople et Rome. À plus forte raison ne trouve-t-on rien, à Byzance, de l'idée Papa = Petrus ipse, si vivante à Rome et en Occident. Cette idée, d'abord simplement absente, a été ensuite formellement rejetée. À partir de la fin du XIe Siècle (Théophylacte) il s'esquisse une distinction qui devient tout à fait nette à partir du début du XIIIesiècle, entre Pierre-apôtre et le premier évêque de Rome institué par lui : un Apôtre est un docteur universel et ne peut être lié à un siège particulier. Les évêques de Rome ne succèdent pas à l'Apôtre Pierre. Rome, du reste, ne peut prétendre à la qualité de caput et de mater, au sens qu’elle donne à ces titres, qu'en prétendant contenir à elle seule toute la catholicité ou être comme l'epitomè et la personnification de toute l'Église. Les Byzantins rejettent cette prétention qui, une fois de plus, réduirait les autres Églises, et la leur même, à une situation d'esclavage ou de néant.

    POUR une Église dont l'unité soit faite par l'accord et la communion d'Églises locales ou nationales réglant chacune sa vie ordinaire de façon autonome. Chacune de ces Églises a, par le sacerdoce et la célébration des sacrements, la plénitude sacramentelle de la vie divinisante. Leur communion s'exerce, dans les cas qui mettent en cause un élément vital ou supposent une décision nouvelle, dans les conciles. Elle est structurée dans le système des cinq patriarcats ou Pentarchie. Une décision ne s'impose que si elle a reçu l'accord des cinq patriarches, en premier lieu de l'évêque de la vieille Rome. L'union elle-même entre les Latins et les Grecs ne pourra être que le fruit d'un concile où le contentieux existant entre eux sera discuté librement.

    Comment Grecs et Latins se considéraient-ils réciproquement, comment appréciaient-ils leur situation au point de vue ecclésiologique ? Une réponse simple est impossible. Il existe des formules dures (hérétiques, tombant sous l'anathème), dont on devrait conclure que Latins et Grecs sont, aux yeux les uns des autres, en dehors de l'Église. Mais telle n'est pas, à beaucoup près, la note dominante. Il n'y a pas seulement les faits particuliers de communion, qui n'ont jamais cessé depuis 1054 : le plus grand nombre des déclarations, et d'un très grand poids, supposent que l'Église - la même, l'unique - existe encore sous la division et la brouille. Évidemment, l’appréciation dépend de la note théologique attribuée à la doctrine du Saint-Esprit. Les papes voient le point essentiel dans l'obéissance due à l'Église romaine, obedientia Romanae ecclesiae. Mais tantôt il semble que tout soit intact en Orient, sauf cela, tantôt on dirait que l’église romaine est l'Église et que, séparé d'elle, l'Orient n'est plus l'Église. De même en Orient : tantôt on accepte volontiers des actes de communion, tantôt on considère à peine les Latins comme des chrétiens et il arrive même qu'on les rebaptise (cf. concile de Latran 1215 : Dz 435 ; DSch. 810). Ces fluctuations, ces demi-inconséquences montrent que ni en Orient ni en Occident le concept de l'Église et de son unité n'était nettement élaboré.

     

    CHAPITRE V : LA RÉFORME DU XIe SIÈCLE (S. GRÉGOIRE VII), TOURNANT ECCLÉSIOLOGIQUE

    Bibliographie générale :

    A)Sources : outre les écrits de chaque auteur, Ph. JAFFÉ, Bibliotheca rerum Germanicarum. 6 vol., 1864-1873 ; réimpr. 1965 ; Libelli de Lite : 3 vol. des Mon. Germ. Hist. Hanovre, 1891, 1892, 1897 (liste des auteurs, date et origine dans C. MIRBT, Publizistik, pp. 81-86) Sigle : LdL ; E. BERNHEIM, Quellen zur Geschichte des Investiturstreites. 2 vol. Leipzig 1907 : Gregorii VII Registrum, ed. E. CASPAR (MGH Epist. sel. in usum Schol.) 21, ed. Berlin 1955.

    B)Études : C. MIRBT, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII. Leipzig, 1894, réimpr. 1966; A. FLICHE, La réforme grégorienne. 3 vol. Louvain 1924-1937 ; ID. dans Hist. de l’Église de FLICHE-MARTIN, t. VIII et IX/1. Paris, 1940 et 1944 ; E. VOOSEN, Papauté et Pouvoir civil à l'époque de Grégoire VII. Contribution à l'histoire du Droit public. Gembloux, 1927 ; W. WÜHR, Studien zu Gregor VII. Kirchenreform u. Weltpolitik. München u. Freising, 1930 ; H. X. ARQUILLIÈRE, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical. Paris, 1931 ; G. TELLENBACH, Libertas. Kirche und Weltordnung im Zeitalter des Investiturstreites. Stuttgart, 1936 ; Studi Gregoriani... raccolti da G. B. BORINO, 7 vol. Rome, 1947-1961 ; P. MORGHEN, Gregorio VII. Torino, 1942; Y. CONGAR, Der Platz des Papstturm in der Kirchentrômmigkeit der Reformer des 11. Jahrhunderts, inSentire Ecclesiam (Festschrift Hugo Rahner). Freiburg i. Br. 1961 ; G. MICCOLI, Pietro Igneo. Studi sull'età Gregoriana. Rome, 1960 ; ID., Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla Riforma del Secolo XI. Firenze, 1966 ; L. F. J. MEULENBERG, Der Primat der römischen Kirche im Denken u. Handeln Gregors VII., La Haye et Rome, 1965.

    LE BESOIN DE RÉFORME. PREMIERS EFFORTS. CLUNY.

    On trouvera dans les Histoires de l'Église et dans les monographies des descriptions documentées de la situation dans la première moitié du XIesiècle : on l'a justement définie « l'Église au pouvoir des laïcs ». Les églises demeuraient la propriété des seigneurs qui les avaient fondées et dotées et qui, en conséquence, y mettaient le prêtre de leur choix (églises privées « Eigenkirchen ») : d'où un large développement de la simonie, un clergé souvent sans vocation, vivant avec femme et enfants (« nicolaïsme »), échappant à l'autorité des évêques. Le système féodal accentuait encore ces inconvénients. Non seulement il morcelait l'autorité, mais il liait jusqu'à les confondre la fonction spirituelle etle temporel qui lui était attaché (les mêmes mots, honore dominium, episcopatus, souvent ecclesia, désignaient lesdeux).

    Les empereurs des lignées saxonne, puis franconienne ont lutté contre la simonie et pour la réforme des moeurs cléricales, dans le cadre d'un idéal de Saint-Empire. Les trois Otton, Henri II et Henri III veulent refaire l'unité à la fois spirituelle et politique de l'Empire, sous leur monarchie sacrée. Ils font et défont les papes : en décembre 1046, à Sutri, Henri II dépose les trois qui existent alors ; puis il en nomme un autre. A l'intérieur de l'Empire, les empereurs désignent aussi les principaux dignitaires, avec beaucoup de sérieux d'ailleurs (« Reichskirche », Église de l'Empire). La vie de l'Église serait-elle réglée et absorbée par un droit public d'Empire ? La papauté est faible alors, objet de disputes entre factions politiques et familiales.

    C'est dans cette situation et précisément à cause d'elle qu'une volonté d'indépendance et de réforme se fait jour, en particulier dans la région entre Germanie et France : Brogne, Gembloux (Olbert) Liège (Wason † 1048), Verdun (Bx Richard, abbé de Saint-Vannes), Toul, Moyenmoûtier. Mais c'est surtout Cluny qui représente d'abord la force réformatrice la plus structurée. Fondée en 910, l'abbaye bourguignonne a été gouvernée par des abbés remarquables (Odon, Maieul, Odilon). A son moment de plus grande expansion, la réforme clunisienne atteindra, directement ou indirectement, 1184 maisons, de Valladolid à Hersfeld et de Saleme à Utrecht. Le terme Ordo désigne alors, dans le vocabulaire monastique, une certaine réglementation définie de la vie : Ordo monasticus = les moines considérés en corps d'après leurs observances régulières. Ordo Cluniacensis traduit de plus l'idée d'un organisme ayant son organisation propre, au sens où nous parlons aujourd'hui d'un Ordre religieux. À Cluny, on a le culte de l'unité, « pietas christianae unitatis ». Meux : ce culte s'unit à celui de l'apôtre Pierre. Le fondateur avait fait don de Cluny aux apôtres Pierre et Paul, ce qui, dans la bulle par laquelle Jean XI confirmait ce statut d'« immunité » en 931, devenait un don au Siège apostolique. Au cours du siècle qui a suivi, diverses interventions papales ont établi Cluny, les lieux relevant de Cluny et tous les moines clunisiens dans un statut de libertas, c'est-à-dire d'appartenance au Siège de Pierre, et donc d'indépendance à l'égard de toute autre autorité épiscopale ou séculière. Cluny a donc vécu et représenté une situation d'Église supranationale, d'observance unitaire, appuyée sur la monarchie pontificale et soumise à son magistère. Par là, Cluny a non seulement constitué une force dont la papauté se servirait pour agir et surmonter le particularisme épiscopal ou féodal, mais aussi formé un milieu favorable aux idées ecclésiologiques qu'exprimeront un Léon IX, un cardinal Humbert (Moyenmoûtier, son abbaye d'origine, était rattaché à Cluny) un Grégoire VII (qui avait été moine à Cluny en 1047-1049).

    Ces idées sont comme esquissées déjà chez un Abbon, abbé de Fleury, abbaye apparentée à Cluny ; au concile de Saint-Basle, 991, il défendit Arnoul de Reims en disant que la question devait être remise au pape (PL 139, 309 A, 310-312) ; il reprend l'idée romaine de Rome-caput, tout le reste des églises devant suivre la tête, comme ses membres, et se conformer à elle. Cluny était orienté dans le sens des idées de la réforme papale. Par lui-même, cependant, il ne fournissait guère qu'un climat moral dont cette réforme devait faire son profit. En cela même, Cluny n'était pas seul : le courant érémitique en Italie, le renouveau canonial, les efforts des empereurs saxons ou saliens pesaient dans le même sens.

    SAINT PIERRE DAMIEN

    Néà Ravenne en 1007, devenu ermite à Fonte Avellana en 1035, zélé pour la réforme de l'Église et des moeurs, ayant écrit contre le nicolaïsme (Liber Gomorrhianus, 1049) et contre la simonie (Liber gratissimus, 1052), il fut fait cardinal par Étienne IX en 1057. Dès 1060, Hildebrand, convaincu, comme Humbert et comme l'avaient été Léon IX et Étienne IX, tous trois lorrains, qu'une réforrne radicale devait toucher l'ordonnancement juridique de la vie ecclésiale et s'appuyer sur la papauté, avait demandé à Pierre Damien de recueillir tous les textes sur la suprématie du Siège romain (cf. Opusc. 5 : PL 145, 89 C). Pierre ne fit jamais ce travail. Il est mort le 22. II. 1072, un an avant l'élection de Grégoire VII. Réformateur ardent, lié avec Hildebrand et les papes réformateurs, il est demeuré un pré-grégorien.
    Le fond de sa vision de l'Église est traditionnel : l'Église est, par l'Incarnation du Fils de Dieu, une descente et une manifestation sur terre de la Jérusalem d'en haut. L'Église est le Corps du Christ, en tant que, dans son extension universelle, elle est animée par son Esprit. Pierre Damien a développé, sur cette base, et sur celle de l'axiome traditionnel selon lequel « toute âme est l'Église », une théologie profonde de l'Église comme communion dans le Saint-Esprit. Toute l'Église, l'universalis ecclesia, est présente tout entière à chacun, tout en demeurant une et unique : « L'Esprit, qui est sans aucun doute un et (en même temps) varié... donne à la sainte Église, qu'il remplit, d'être une dans son universalité, et tout entière dans (chacune de) ses parties. » Ainsi l'Église est faite des hommes habités par l'Esprit : « nos utique sumus ecclesia », nous sommes, à coup sûr, l'Église » (Sermo 72 : PL 144, 909 C).
    Dans ce corps, tous les fidèles sont consacrés et ont une dignité sacerdotale. Les prêtres ordonnés ne font que donner une forme visible et une application à l'action de Dieu ou du Christ, souverain célébrant. Pierre Damien demeure dans la ligne de saint Augustin pour la question de la validité des ordinations simoniaques (rattachement à l'action efficace du Christ : donc validité à condition que l'on garde la foi de l'Église).

    Mais cette Église a reçu de Dieu une structure qui fait que l'Église romaine jouit d'une autorité divine aussi, qui travaille à la lui retirer est de ce fait hérétique. Le pape est seul évêque universel de toutes les Églises, « solus omnium ecclesiarum universalis episcopus » (Opusc. 23, 1 : 145, 474 C). Dans la décadence générale et en vue de la réferrne des moeurs, l'Église romaine est l'appui d'une efficacité incomparable. Elle est pour toute l'Église « fundamentum et basis ». La réforme s'appuiera donc sur elle. Par là, Pierre Damien est d'accord avec les « Lorrains » (Humbert, Léon IX) et les Grégoriens.
    Il se distingue d'eux et s'avère un antégrégorien, un homme du saint Empire des trois Otton et des trois Henri (de Henri III surtout, qu'il compare à David), par la façon dont il parle du pouvoir impérial et royal. Les deux pouvoirs procèdent également de Dieu, en quelque sorte ex aequo, même si les rois sont soumis aux prêtres pour leur salut. L'idéal est une entente, un appui mutuel, une sorte de circumincession par laquelle le pouvoir des rois serait dans le pape et le pouvoir du pape dans les rois. Cela suppose une ecclésiologie du « populus christianus » plus carolingienne que grégorienne, et aussi une idée très haute du caractère sacré des rois. Réformateur moral, Pierre Damien n'est pas un théocrate : l'énoncé du Sermo 69 surles deux glaives qu'on lui a longtemps attribué n’est pas de lui, mais de Nicolas de Clairvaux.

    HUMBERT DE MOYENMOÛTIER ET LÉON IX. NICOLAS II

    Désigné par l'empereur Henri II, décembre 1048, Brunon, évêque de Toul devenu Léon IX s'entoure de conseillers lorrains, parmi lesquels un moine de Moyenmoûtier, Humbert, qu'il fait cardinal-évêque de Silva Candida (Pâques 1049) et auquel on peut attribuer la rédaction des textes les plus dogmatiques de saint Léon IX. Tel serait le cas en particulier de la longue lettre de 1053 In terra pax à Michel Cérulaire et Léon d'Achrida. La pensée ecclésiologique de Humbert s'exprime à découvert dans deux brefs fragments De ecclesia Romana dont la destination n'est pas claire (discussion avec les Byzantins ; bref mémoire destiné au pape, à un collègue comme Pierre Damien, ou document directif pour une rédaction de chancellerie ?). Dans ces textes, la pensée ecclésiologique romaine, telle qu’elle existait déjà chez les papes du Ve siècle, puis chez un Nicolas Ieret un Jean VIII, s'exprime en toute sa netteté. Elle tient dans le rapport mis entre l'ecclesia Romana et les autres Églises ou l'Église universelle. L'Église romaine est la sedes Petri, mais sa relation avec la personne (fonctionnelle) du pape n'est pas vraiment précisée. Pour Humbert, c'est l'ecclesia Romana qui est indéfectible dans la foi, le pape pourrait se trouver « a fide devius ». Mais qu'est au juste cette ecclesia Romana ?Nous verrons que les cardinaux y trouveront leur place. La lettre à Cérulaire et à Léon d'Achrida, en réponse à l'accusation que ceux-ci avaient portée contre l'Église romaine, tombée dans l'erreur de célébrer avec du « pain » azyme, insiste sur le fait que l'Église romaine, ayant en elle la foi de Pierre, n'a jamais failli et ne faillira jamais (c. XXXII). Pour Humbert, comme pour Deusdedit ou Bernold de Constance, ce qui ne peut dévier de la foi n'est pas la personne, même fonctionnelle, du pape, mais l'ecclesia Romana ; concept depuis l'antiquité assez imprécis et qui va donner lieu bientôt à toute une interprétation en faveur des cardinaux. Ce texte d'Humbert figure sous le nom de saint Boniface dans la collection de Deusdedit (éd. WOLF V. GILANVELL, 177-178) et est passé ainsi dans Gratien D XL C. 6 (146).
    Les concepts clefs définissant la relation entre ecclesia Romana et le reste de l'Église sont ceux de caput, mater, cardo, fons, fundamentum : Tête, Mère, axe, source, fondement. Ils expriment la même idée : l'Église romaine est la tête dont les membres reçoivent vie et direction, la mère dont les autres sont des filles et reçoivent l'éducation (disciplina), le gond sur lequel tout repose, la source sans l'apport de laquelle les rivières se dessèchent, le fondement qui donne à tout le reste sa solidité.
    Bref, tout ce qui est décisif dans la vie desÉglises, et laqualité même d'Église, leur vient de l'Église romaine, à cause de l'institution faite en Pierre (Mt. 16, 18-19). On attend ses décrets plus encore que ceux des Écritures et de la tradition. Les choses sont de Dieu ou du diable selon qu'elles réalisent ou non leur dépendance de Rome. Nous avons donc une ecclésiologie où l'Église se déduit de l'institution pétrino-romaine. Humbert et Léon IX tendent à concevoir l'Église comme un royaume unique sous la monarchie papale dont les évêques ne feraient que partager et participer partiellement la responsabilité universelle et le pouvoir : cf. Adv. Simon. 1, 5 (LdL, I, 108, 15 s.) ; Sententiae c. 12 et 13 (dans THANER, éd. d'Anselme de Lucques, p. 10) ; lettre de Léon IX à Cérulaire, no X : « ut in toto orbe sacerdotes ita hunc caput habeant sicut omnes judices regem », « pour que les prêtres (évêques), sur toute la surface de la terre, reconnaissent ce Chef comme tous les magistrats reconnaissent le roi » (formule empruntée à la fausse Donation de Constantin).
    Sur la question des ordinations simoniaques ou faites sans simonie par un prélat ayant payé pour sa charge, Humbert est radical : ces ordinations sont nulles. Pour lui, au fond, le vrai sacrement est l'Église ; il pense, comme naguère Cyprien et les Donatistes, en termes d'être dedans oudehors. En sorte qu'une Église fictive, une Église de Satan, devait coexister à côté d'une Église véritable : ce qui devait créer des situations inextricables. Il y a là, en même temps, une orientation de l'attention vers l'institution comme telle, puisque c'est à elle qu'on se réfère. Par la distinction, presque l'opposition qu'il met entre un monde laïc, voué aux saecularia, et un monde clérical consacré aux ecclesiastica negotia, Humbert s'éloigne d'une conception de l'Église comme peuple de Dieu et s'oriente vers une ecclésiologie de l'organisme clérical hiérarchique. Il attribue bien au Saint-Esprit tout ce qui existe de bon dans l'Église, mais ce qui l'intéresse c'est la forme institutionnelle acquise.
    Cette nuance, à coup sûr très importante, se retrouve dans la pensée sacramentaire d'Humbert. La formule de profession de foi qu'il a rédigée pour Béranger au synode romain de 1059 matérialise la présence réelle. À la suite de sa polémique avec les Grecs sur la question des azymes, Humbert (suivi par le chancelier Frédéric de Lorraine, son associé dans la légation de 1054 et futur Étienne IX) a réduit le rôle du Saint-Esprit à opérer la consécration des éléments. Une fois ceux-ci consacrés, le sacrement n'est plus référé qu'au Christ. Il y avait là perte ou effacement d'un élément important de la tradition, même latine. Nous verrons plus loin comment une démarche analogue a été faite touchant la façon de concevoir le Corpus Christi (mysticum) quod est ecclesia.
    Nicolas II, désigné au siège de Rome par Hildebrand qui lui fait ceindre la tiare à double couronne, promulgue synodalement le 13 avril 1059, le décret In nomine Dei sur l'élection pontificale. Les évêques impériaux ont attribué ce texte à Hildebrand (MGH Const. I,106 s.). On y a vu généralement le premier acte de la réforme au plan juridique. Le pape sera élu par les seuls cardinaux-évêques ; il pourra l'être en dehors de Rome, et être choisi en dehors du clergé romain. Les cardinaux-clercs, le reste du clergé, le peuple, ne feront qu'assentir ensuite. C'est donc une réglementation de la libertas ecclesiae ; le pape apparaît comme chef de l'Église universelle, non le prélat le plus élevé d'une Église impériale. Pourtant, le texte porte cette clause : « salvo debito honore et reverentia dilecti filii nostri Heinrici » (Henri IV a alors sept ans). Honor exprime une prérogative, un droit. Le texte ménage donc encore ceux de l'empereur, et se situe ainsi comme à mi-chemin entre la situation du temps de Henri II, chère encore à Pierre Damien (voir encore sa Disceptatio synodales de 1062), et celle que créera Grégoire VII. Dans son can. 6, cependant, le concile interdisait de recevoir une église des mains d'un laïc.

    LA RUPTURE ENTRE CONSTANTINOPLE ET ROME

    Nous n'avons pas ici à rapporter les faits. Qu'il suffise de noter l'influence qu'a eue, sur la rupture, l'évolution des idées ecclésiologiques et celle que la rupture a exercée à son tour sur le développement ultérieur de ces mêmes idées. Du reste, le mot « rupture » est lui-même discutable. Il y a eu entre la partie orientale et la partie latine et romaine de l'Église, après 1059, des contacts multiples, de nombreux faits de communion, une recherche de rétablissement officiel et total de l'unité. Il reste cependant que 1054 est plus qu'une date symbolique. Il n'est pas faux de situer ici un fait spécifique de l'histoire des doctrines ecclésiologiques : les deux parties de l'Église vont suivre chacune sa propre voie, presque dans l'ignorance de l'autre.
    Sans verser dans un certain simplisme consistant à faire porter toute la responsabilité de la rupture aux pontifes romains avec leur prétention à tout dominer, il semble incontestable que les Orientaux réagirent quand l'étendue des prétentions papales se révéla à eux en pleine clarté : une première fois sous Nicolas Ier puis en face de la théologie de Pierre Damien et d'Humbert. On doit reconnaître cependant que le refus exprès des thèses ecclésiologiques romaines ne s'est vraiment affirmé qu'au cours du XIIe siècle et en réponse aux lettres d'Innocent III. Il porte alors sur les concepts fondamentaux de l'ecclésiologie papale, à savoir sur l'attribution à l'Église romaine des titres de Mater (et magistra) : cela revient à traiter les autres Églises en esclaves qui n'ont qu'à recevoir et rien à apporter ; - Caput contenant en soi la vie des membres : contre l'interprétation papale de l'Église comme un corpus dont le successeur de Pierre serait le caput sous le Christ, les Orientaux ne cessent d'affirmer que l'Église n'a pas d'autre caput que le Christ. Les Byzantins refusent de reconnaître à l'Église romaine le caractère d'epitomè de l'Église universelle qu'un Nicolas Ier déjà tendait à lui attribuer et qu'un Innocent III exprimera dans l'attribut d'universalis. Bref, ils refusent l'idée d'une Église dont toutes les normes de vie et la consistance même d'Église se déduiraient de sa tête romaine. Les Byzantins laisseront ainsi la primauté romaine en dehors de leur ecclésiologie. Au XIIe siècle, chez Balsamon en particulier, la doctrine de la Pentarchie en prendra la place, polémiquement et positivement.
    L'ecclésiologie latine, de son côté, a suivi la voie que nous reconnaîtrons : développement de l'autorité papale, juridisation, cléricalisation, affrontement avec la puissance temporelle amenant l'Église elle-même à se concevoir comme une puissance... De ce que l'Occident avait en commun avec l'Orient au point de vue ecclésiologique, demeureront - et c'est immense ! - tous les éléments de l'Église comme mystère : Corps du Christ, Épouse, sacrement de la grâce céleste, etc. L'Occident abandonnera progressivement l'idée hellénistique-constantinienne du Souverain-ministre sacré dans l'ecclesia, idée que à certaines nuances près, lui a été longtemps commune avec l'Orient. Une ecclésiologie juridique, consistant surtout en thèses de droit public ecclésiastique, et qui sera pour autant une ecclésiologie cléricale, va se développer, en Occident, d'abord et longtemps à côté d'une ecclésiologie encore mystérique ou sacramentelle, puis à sa place, au moins pour ce qui est des traités savants (car l'enseignement pastoral ou catéchétique est demeuré plus traditionnel). La papauté va être, pour plusieurs siècles, conçue comme pouvoir en face des autres pouvoirs. Les structures de catholicité horizontale ou de vie conciliaire vont être surclassées par des structures de catholicité verticale et de centralisation à la Curie romaine : ce nom même de « Curie », transposé de la magistrature laïque ou du vocabulaire impérial, au cours du Xie siècle, et d'un usage bien établi à l’époque d'Urbain II, est caractéristique de toute une évolution qui ne se serait pas produite ainsi si l'Occident latin était demeuré en une communion vraiment active avec l'Orient et si Rome ne s'était pas si étroitement liée à des conceptions spécifiquement latines.

    SAINT GRÉGOIRE VII

    Ancien moine (le plus probablement à Cluny), nourri de saint Grégoire le Grand, Hildebrand, élu par acclamation populaire et devenu Grégoire VII (22 avril 1073) exprime sur le mystère de l'Église, les idées traditionnelles et communes. Il parle de l'Église comme Corps du Christ hiérarchisé selon un certain ordre, dont les membres sont unis dans la concordia. L'Eucharistie en est l'aliment. Grégoire partage aussi avec tous les hommes de la réforme la conviction que la santé de l'Église dépend du sacerdoce et que la réforme doit s'appuyer sur la papauté. Il se distingue des autres zélateurs de cette réforme par la façon plus rigoureuse dont il a fondé l'entreprise sur des principes juridiques, à savoir : interdiction de toute investiture laïque (synode romain de février 1075, urgeant sur le can. 6 du synode de 1059) ; l'Église et les hommes d'Église sont justiciables d'un droit d'Église original et indépendant ; ce droit est dans la dépendance absolue du Pape. Ainsi l'Église est-elle toute dépendante de la monarchie pontificale. Grégoire VII a dessiné ainsi les traits d'une ecclésiologie juridique dominée par l'institution papale. Son action a déterminé le plus grand tournant que l'ecclésiologie catholique ait connu.Du reste, d'une façon générale, la fin du XIe siècle ou les années charnière entre le XIe et le XIIe siècle représentent un passage d'un monde à un autre : du monde patristique, mystérique, aux premières annonces du monde moderne.
    Cependant, si l'idée juridico-monarchique a eu chez Grégoire une telle force, c'est parce qu’elle a été portée par une vision religieuse et mystique simple, grandiose et vigoureuse. Grégoire est un passionné de l'obéissance à Dieu, de la réalisation universelle de l'ordre voulu par lui. Son texte préféré, qu'il cite 19 fois (alors qu'il ne cite pas une seule fois « Rendez à César... ») est celui de 1 Sam. 15, 23, « un péché de sorcellerie, voilà ce qu'est la rébellion ; un crime d'idolâtrie, voilà ce qu’est l’insubordination :Quasi peccatum ariolandi est repugnare, et quasi scelus idololatriae, nolle acquiescera ». Selon qu'on obéit ou non à l'ordre voulu par Dieu, on est de Dieu ou du diable. Or Dieu a directement et seulement fondé le sacerdoce, non la royauté, qui, vouée à réprimer le mal, est liée au péché : c'est l'astre de la nuit. Ce sacerdoce, Dieu l'a investi du pouvoir de lier et de délier, de fermer ou d'ouvrir l'accès du ciel. Mais Grégoire, tout comme ses prédécesseurs, entend le texte de Mt. 16, 19, non du commencement, en Pierre, de l'épiscopat et du sacerdoce, mais de l'institution, en Pierre et en ses successeurs, du pouvoir monarchique et total de lier et de délier : Quodcumque ligaveris... = nullum excepit, nihil ab eius potestate substraxit « Tout ce que tu lieras » = il n'a fait aucune réserve, il n’a rien soustrait à son pouvoir. Aussi enlève-t-on le mot animas dans la collecte pour la fête de saint Pierre au Sacramentaire gélasien : il aurait l'air de restreindre le pouvoir sacerdotal et d’en exempter en particulier les rois, qui ont autorité sur les corps.
    Exécuter l'ordre voulu par Dieu, donc concrètement se soumettre à la discipline romaine, se lier au pape et le suivre, c'est réaliser la justice. Voilà le maître mot de Grégoire. Il signifie ordre et rectitude, recherche, non de son propre intérêt mais du service de Dieu et du prochain selon Dieu. Par le fait même aussi c'est s'assurer la libertas, car celle-ci désigne « la juste place devant Dieu et devant les hommes » (G. Tellenbach).
    Si ce qui répond à l'ordre voulu par Dieu est l'obéissance, et si cet ordre se traduit principalement par l'institution papale, on comprend que chez Grégoire VII et les grégoriens la foi tende à s'identifier avec l'obéissance au pape, que la réforme tienne essentiellement à suivre l'autorité du pape, que la fermeté indéfectible de l'Église romaine fonde la sécurité de l'ordre sacramentel et que Grégoire admette ou rejette la validité d'ordinations entachées de simonie, selon que l'intéressé se soumet ou résiste à son autorité. Tout est fondé sur cette pierre, tout tourne autour de ce cardo, tout dépend de ce caput : tout l'ordre ecclésiastique et l'ordre temporel lui-même. A l'égard de l'un et de l'autre, le pape est un souverain principe d'ordre : c'est ce qu'énoncent les fameux Dictatus Papae, liste de 27 propositions dictées par Grégoire au début de mars 1075, vrai « syllabus des idées qui allaient désormais dominer toute l'histoire de son pontificat » (Voosen 71).

    Dans l'ordre ecclésiastique tout pouvoir dérive du pape. Chez les grégoriens, le thème selon lequel Pierre a été l'origo de l'« ordo sacerdotalis » de toute l’église, est transposé en faveur de l'Église romaine ; le pape est celui « a quo omnis ecclesiastica potestas procedit ». Il est finalement l'unique législateur, la source et la norme de tout droit, le juge universel et suprême qui ne peut être jugé par personne. Il a sur l'Église entière une « juridiction » (potestas) de type épiscopal mais supérieure à celle de l'évêque local. Plusieurs textes de grégoriens s'expriment comme si l'Église entière était un immense diocèse dans lequel, ne pouvant suffire à tout, le pape instituerait des vicaires (« vices suas agentes ») appelés « in partem sollicitudinis », c'est-à-dire participant à sa juridiction sans en avoir la plénitude. Au plan du régime concret de vie de l'Église, ces idées ont inspiré des mesures actives de centralisation déjà mises en oeuvre par Alexandre II. Ce furent principalement : la codification du droit de dispense, l'unification liturgique (élimination du rite grec dans le Sud de l'Italie, du rite hispano-wisigothique en Espagile ; refus de l'usage de la langue nationale en Bohême) ; l'obligation pour les archevêques de venir chercher le pallium à Rome dans les trois mois et de faire à cette occasion un serment ; extension de la pratique de l'exemption des monastères, par quoi « à la place de diocèses autonomes s'établit une hiérarchie pyramidale dont la tête est à Rome » ; enfin, l'extension donnée à l'institution des légats : légats permanents surtout, exerçant leur autorité, ou plutôt celle du pape, immédiatement et par-dessus les métropolitains. Même un légat non évêque a l'autorité sur tous les évêques. Un signe de plus que le juridictionnel tend à l'emporter sur le sacramentel...

    1°) Dans l'ordre temporel, le pontificat est marqué par le conflit entre le pape et l'empereur Henri IV, avec les moments tragiques : déposition de Grégoire par les évêques impériaux (Worms, 24.1.1076), déposition et excommunication de l'empereur (synode romain de février), Canossa (25. 1. 1077), nouvelle excommunication et déposition de Henri IV (7 mars 1080), déposition de Grégoire à Brixen, juin 1080 et élection d'un antipape... L'acte de Grégoire contre l'empereur était inouï et a causé une véritable stupeur. Aussi le pape s'est-il justifié.dans les deux lettres dogmatiques des 25. VIII. 1076 et 15.III.1081 à Hermann de Metz (Reg. IV, 2 et VIII, 21). Ces actes relevaient du pouvoir sacerdotal de tout lier ou délier hérité de Pierre, ou plutôt que Pierre lui-même, toujours vivant en son successeur, exerçait par celui-ci. Ils relevaient de la suprême magistrature de la « justice ». Ce n'est pas que Grégoire n'admît point le principe gélasien « duo sunt quibus principaliter mundus hic regitur », mais il était surtout rempli par le sentiment de l'unicité de la fin que doivent servir les deux pouvoirs. Et comme il pensait et exprimait ce sentiment au plan et en catégorie juridiques, ilfaisait tourner en monisme d'autorité suprême, au bénéfice du pouvoir sacerdotal papal, le monisme de finalité. En ce sens, on pourra parler de hiérocratie, mais non de prétention à gouverner le temporel comme tel.

    2°) Certains ont pensé trouver la preuve d'une telle prétention dans les liens de vassalité que Grégoire VII a fait contracter envers le Siège romain à de nombreux royaumes : Espagne, possessions normandes de l'Italie du Sud, Hongrie, Croatie-Dalmatie et, si Guillaume le Conquérant n'avait pas refusé, l'Angleterre... On ne peut négliger le fait que le pape trouvait éventuellement ainsi un appui politique, voire un secours militaire (les Normands) pour résister à Henri IV. Mais il n'est pas nécessaire d'admettre un plan de « Weltherrschaft » temporelle pour donner un sens d'ensemble à cette politique de liens vassaliques. L'Église a toujours usé du maximum possible de moyens pour accomplir sa mission.

    Le Siège de Pierre (« cui omnes principatus et potestates orbis terrarurn subiciens ius ligandi atque solvendi in celo et in terra contradidit », « auquel il a transmis le droit de lier et de délier au ciel et sur la terre, en lui soumettant toute principauté et tout pouvoir du monde entier » : Reg. VII, 6) étant l'axe sur lequel Dieu poursuit la réalisation de son plan de se rapporter toutes choses, les structures juridiques de la féodalité ont paru à Grégoire aptes à favoriser la réalisation de ce plan, dont il avait la charge. Ce serait une façon supplémentaire de recruter, pour le service de la iustitia dont le pape exerçait la magistrature, des « milites (et fideles) beati Petri ».

    POLÉMISTES ET CANONISTES GRÉGORIENS. JURIDISATION DE LA NOTION D'ÉGLISE.

    Grégoire, ou plutôt Hildebrand, alors sous-diacre de l'Église romaine, avait demandé à Pierre Damien de réunir le maximum de textes établissant l'autorité divine et les prérogatives du Siège romain. Il existait bien déjà les Sententiae d'Humbert : Grégoire s'en est inspiré pour ses Dictatus Papae et il les donnait comme manuel à ses légats en Germanie, mais il voulait mieux encore. Après un essai peu satisfaisant du cardinal Atton (Capitulare : 6d. A. MAI, Script. vet. nova Coll. VI. Rome, 1832), Anselme de Lucques en 1083 et le cardinal Deusdedit en 1084-1086, réalisèrent le souhait du pape. À l'exception de l'Anselmo dedicata, composée à la demande du pape, les collections canoniques antérieures à Léon IX ne centraient pas tout sur la primauté romaine : ni Réginon de Prüm vers 906, ni Ratlùer de Vérone, ni le Décret de Burchard de Worms (entre 1007 et 1014), ni la Collection italienne en cinq livres. Le Décret de Burchard commence par un livre I, De primatu ecclesiae, qui concerne les évêques. Le 1er canon est le texte du Pseudo-Anaclet sur l'ordo sacerdotalis qui a commencé en Pierre. Certes, en raison de ce fait, l'Église romaine a une primauté (c. 2) dont d'autres canons montrent qu’elle est effective ; encore le c. 3 précise-t-il que le « primae sedis episcopus » ne doit être appelé qu'ainsi, non « princeps sacerdotum » ou « summus sacerdos ». L'épiscopat de l'évêque de Rome, son pouvoir de lier et de délier sont de même nature que ceux de tous les évêques. Par contre, les collections de la réforme que nous avons citées commencent par un « De potestate et primatu Apostolicae Sedis », comme dit Anselme. Ouvrons son recueil. Tput reposesur le Siège apostolique, tout a en lui sa source, tout est régi par lui, en vertu de Mt. 16, 18-19 (I, cc. 1-3) ; contredire, contrister le pape, c'est se mettre en dehors du Christ et du royaume des cieux (cc. 3-5) ; les autres Églises existent parce que le Siège apostolique les appelle « in partem sollicitudinis » (c. 9 ; comp. 18, 23). L'Église romaine est la tête que tout le corps doit suivre (c. 11) : de même que le Fils fait la volonté du Père, toutes les Églises doivent faire la volonté de la Mère (c. 12). Tout cela est appuyé - c'est une caractéristique des collections de la réforme, non du Registre de Grégoire VII lui-même - de textes où les Fausses Décrétales ont la part du lion. On pourrait aussi bien s'attacher aux titres que Deusdedit donne à ses canons : ils dépassent souvent le contenu des textes et tendent à inscrire au bénéfice du Siège romain tout ce qui est dit de l'Église et de son unité. Certes, certains canons posent des limites : c'est à Deusdedit (1, 306) qu'on doit la transmission du « nisi deprehendatur a fide devius » ; il lie également le pape au conseil et au consentement des cardinaux pour certaines décisions. Il reste qu'on est passé à une vue monarchique de l'Église. Si ces collections n'ont pas eu une grande diffusion, elles demeurent significatives.
    Les dernières années du pontificat de Grégoire VII et celles qui ont suivi sa mort ont vu paraître un grand nombre d'écrits de circonstance. Ils traitent de la fréquentation des excommuniés, de la valeur absolue ou conditionnée du serment, de la validité des ordinations de simoniaques ou d'excommuniés. Ils n'apportent rien de nouveau à la conception de l'Église.
    Il en est de même, au fond, de saint Anselme, mais son importance dans l'histoire générale des doctrines pousse à lui faire une place. Au surplus présente-t-il un cas intéressant, celui d'un grégorien qui a justifié sa position dans le cadre d'une synthèse théologique et monastique rigoureuse, et en demeurant, à bien des égards, dans un univers de pensée pré-grégorien. Pourtant, né en Aoste en 1033, Anselme fut archevêque de Cantorbéry (1093 à 1109) sous Urbain II et Pascal II. Il a connu les idées grégoriennes à Lyon et à Rome, durant ses deux exils (1097-1100, 1103-1106). Anselme conçoit l'Église en dépendance des idées augustiniennes : Cité de Dieu, où les hommes doivent prendre la place des anges déchus ; valeur fondamentale de l'humilité et de l'obéissance opposées à l'orgueil, à la superbia ; idéal de vivre, non pour soi seul mais pour Dieu, en aimant et servant le prochain dans une perspective de communion (cf. Epist. 345 : Opera, 6d. F. S. SCHMITT, V, p. 283). La valeur essentielle à réaliser est la rectitude, qui règle soit la pensée, soit la volonté, selon la vérité ou le vouloir de Dieu (théonomie, dont la vie contemplative des moines est la réalisation idéale). OrDieu a établi un ordre, qui comporte la distinction des deux domaines, celui de César et celui de Dieu. Anselme est dans la ligne de la réforme du XIe siècle en dénonçant ainsi l'indistinction du concept d'ecclesia hérité de l'époque carolingienne et que les Impériaux prolongeaient. Mais il professe un idéal de collaboration (deux boeufs tirant la même charrue) qui s'apparente plutôt à la vision d'un Pierre Damien. Dieu a donné une structure définie à l'ordre dont le respect assure notre rectitudo (équivalent plus spéculatif de la justitia de Grégoire) : il a institué saint Pierre et le pape, son « vicaire ». Anselme leur attribue une valeur souveraine, désobéir au pape, ne pas observer les « ecclesiastica instituta », c'est aller « contra legem et voluntatem Dei ». Ceci est bien grégorien, mais Anselme ne pense pas les choses juridiquement. Il ne s'appuie que de façon assez générale sur Mt. 16, !8-19 et ne voit pas saint Pierre dans les catégories familières aux grégoriens, mais dans celles, courantes aux VIIIe, IXeet Xe siècles, de « portier du ciel ».
    Il est un point, cependant, où il rejoint la démarche grégorienne dans le sens juridique : la façon de mettre en oeuvre le thème de l'Église-Épouse. C'est un titre que Grégoire VII attribue très souvent à l'Église, et parfois conjointement avec celui de « mater nostra ». Chez lui, chez les grégoriens, chez saint Anselme, qui en fait également usage, il ne s'agit pas tant de ce mystère par lequel le Fils de Dieu s'est uni l'humanité, a fait sortir de son côté l'Église comme mère des vivants par grâce, que de revendiquer contre les princes la libertas Ecclesiae, valeur juridique en même temps que spirituelle : « liberam vult Deus esse sponsam suam, non ancillam », « considerate regiam illam, quam de hoc mundo sponsam sibi illi placuit eligere », « Dieu veut que son épouse soit libre, non serve ». « considérez la dignité royale de celle qu'il a voulu se choisir en ce monde pour épouse ». Épouse, cette Église est mère des fidèles et réclame comme telle leur obéissance et leur respect. Tandis que chez les Pères, le thème de l'Ecclesia-Sponsa exprimait l'insertion du mystère de l'Église dans celui du Christ, Sponsa devient un titre de l'Église elle-même, qui lui vient bien du Christ, mais sert surtout à fonder sa libertas et, joint au titre de Mater, son autorité. L'iconographie illustre bien ce glissement de préoccupation et de sens.
    Faut-il aller jusqu'à trouver, chez Grégoire VII, Urbain II et les grégoriens, un changement de sens et de contenu du terme ecclesia ? On a noté chez. eux une tendance à distinguer l'Ecclesia proprement dite, identifiée à son aspect et à ses membres ecclésiastiques, et la société chrétienne, dès lors appelée christianitas oupopulus christianus. Il est certain que le combat pour la libertas Ecclesiae était un combat pour l'indépendance de l' « ordo clericalis ». D'une façon générale, la réforine du XIesiècle a consisté, pour sortir de la sujétion envers les princes temporels, à sortir de l'indistinction carolingienne où l'Ecclesia s'identifiait à la Société chrétienne et à l'Empire : et ceci, en revendiquant pour l'Église un droit propre, une structure pleinement autonome. Cette démarche très nécessaire, qui a représenté un vrai progrès en ecclésiologie, n'a pas été sans une certaine juridisation de la notion d'Église.

    L'OPPOSITION À GRÉGOIRE VII. SON APPORT À L'ECCLÉSIOLOGIE.

    Il ne peut s'agir de retracer l'histoire de la résistance à Grégoire VII, serait-ce son histoire littéraire ou même idéologique. Nous ne retiendrons de cette histoire que ce qui intéresse la formation des doctrines ecclésiologiques. Distinguons comme trois chapitres :

    A) Attachement aux motifs ou formes anciens, de deux façons surtout :

    1) Dès le début, on reproche à Grégoire d'innover en matière de discipline ecclésiastique et de mépriser canons et coutumes. Grégoire, dit Liemar de Brême, traite les évêques comme un propriétaire foncier traite ses fermiers. L'Église romaine n’est pas toute l'Église : en face d'elle, on arguë de l'Église universelle. Les évêques allemands réunis en synode à Worms en janvier 1076 accusent Grégoire de « nouveautés profanes » et de renverser l'institution apostolique, l'ordre établi dans le Corps du Christ, de retirer enfin aux évêques leur pouvoir régulier de lier et de délier.

    2) En face du mouvement de réforme qui veut faire sortir l'Église de l'indistincte société chrétienne que régentaient les souverains, ceux-ci et leurs partisans veulent maintenir la notion carolingienne d'ecclesia vue comme populus christianus ou simplecongregatio fidelium. Parfois même ils reprennent la version du texte de Gélase : il y a deux autorités par lesquelles l'Église est gouvernée, « duo sunt... quibus ecclesia regitur » et, bien sûr, au bénéfice de l'empereur. Ils accusaient Hildebrand d’avoir rompu l'unité de cette ecclesia, de la pax, de la caritas.

    B) Développements nouveaux. Ilen vient des hommes d'Église, il en vient du côté laïc.

    1)Du côté laïc, les Impériaux (en particulier Petrus Crassus, un juriste, et le moine auteur de De unitate ecclesiae conservanda) ont cherché à dégager l'idée d'une compétence laïque indépendante en sa structure, sinon en sa finalité dernière, de l'autorité sacerdotale. La monarchie divine n'est pas représentée par un vicaire seulement, mais par deux : le pouvoir de l'empereur a son fondement imm6diat en Dieu, indépendamment du pape. La société chrétienne n'est pas régie par un seul droit public livré au jugement du pape, « (Dieu) lui a donné double loi », « duplices ei contulit leges » (Petrus Crassus) ; « Dieu a disposé de ne pas confier aux évêques et aux princes ecclésiastiques de punir tous les crimes », « ordinasse Deum non per antistites et ecclesiarum principes omnia crimina vindicari », dit le moine de Hersfeld, qui ajoute : c'est par une interprétation abusive que Grégoire a voulu tirer de Mt. 16, 19 le droit, pour le pape, de délier du serment fait aux rois, car ce n'est pas pour cela que le Seigneur a remis à Pierre, et en lui à l'ecclesia, la« potestas ligandi atque solvendi », mais seulement pour délier les « vincula peccatorum ». Si l'Église sort de l'indivision carolingienne, l'Empire en sort aussi : c'est le début d'une laïcitéde l'ordre temporel. C'est dans ce contexte que l'idée de « glaive », utilisée jusque-là d'une manière assez ambiguë pour désigner l'exercice de la coaction dans le cadre de l'Église, a pris sa pleine signification pour exprimer le pouvoir lui-même. C'est ce qu'on trouve dans la lettre (rédigée par Gottschalk de Trèves) par laquelle Henri IV, que Grégoire vient de déposer et d'excommunier, convoque une assemblée d’Empire à Worms pour la Pentecôte 1076 : « Il a méprisé le saint ordonnancement de Dieu, qui a voulu le faire consister principalement, non en un seul mais double en deux autorités, la royauté et le sacerdoce, ainsi que le Seigneur et Sauveur lui-même l'a indiqué dans sa Passion en parlant typiquement de lasuffisance des deux glaives

    2) Du côté ecclésiastique, le schisme de treize cardinaux et de l'antipape Wibert de Ravenne (Clément II en 1084) fut l'occasion de pousser à l'extrême un développement commencé dès 1059 (décret sur l'élection pontificale) concernant la place et le rôle des cardinaux. Une idéologie se forme alors, qui pèsera sur la conscience ecclésiale jusqu'à la victoire de la papauté aux conciles de Florence et de Trente. Elle ne se forme pas à partir de rien. Le décret de 1059 avait fait des cardinaux-évêques les électeurs du pape. Pierre Damien voyait dans les cardinaux le sénat (de l'Église) qui, dans la Rome antique, partageait la souveraineté avec l'empereur ; ils étaient les yeux de la tête romaine de l'Église. Humbert pensait que le pape détient la primauté en union avec les cardinaux qui forment avec lui l'ecclesia Romana. Si l'Église romaine est Tête et Axe, caput et cardo, les cardinaux, comme leur nom l'indique, participent à ce privilège. Deusdedit (encore un cardinal !) les assimilait au presbyterium qui gouverne le Siège de Pierre pendant sa vacance. Les cardinaux opposants à Grégoire VII lui reprochent un usage autocratique de l'autorité et d'avoir appliqué Mt. 16, 18-19 à la seule personne du pape, alors que cela vise le Siège romain. Celui-ci, selon eux, n'est pas une monarchie, les cardinaux y sont « patres sanctae Sedis », dont le pape est l’organe ou le vicaire : sans eux, il n'est plus rien. Ils ont, eux, et ils ont seuls le pouvoir de le déposer en le reconnaissant hérétique, comme ils l'ont fait jadis pour Libère et Anastase. Depuis le début, la notion d'Ecclesia Romana manquait de clarté : que contenait-elle au juste ? Nous tenons ici une des réponses qui aura son poids dans l'histoire ultérieure : c'est le corps formé des cardinaux et du pape.

    C) Un cas hors série : l’anonyme Normand (A. N.). Ils'est voulu et il demeure anonyme. Bien que l'hypothèse de Gérard d'York ait encore ses partisans, la plus vraisemblable cherche l'auteur (unique, pense-t-on aujourd'hui) chez l'archevêque de Rouen Guillaume Bona Anima ou dans son entourage. Certains traités sont antérieurs, d'autres de peu postérieurs à 1100. Plus d'un passage laisse l'impression d'être un exercice d'école. En tout cas, rédigés ad usum privatum, ces traités, d'une hardiesse de pensée qui confond, sont passés inaperçus à l'époque et semblent n'avoir pas été lus avant le XVIe siècle. Plusieurs de leurs positions font penser à Occam, à Marsile, aux Réformateurs protestants.
    Sur un grand nornbre de points décisifs, l'auteur prend le contre-pied exact des thèses grégoriennes. Il est contre la tendance à une conception juridique de l'Église, il affirme sans cesse l'indifférence du « chrétien » par rapport à l’« ecclésiastique » ou au canonique ; seul compte ce qu'on est devant Dieu, en relation à l'acte transcendant de Dieu, bref la situation spirituelle personnelle. L'Anonyme est contre une Église ramenée aux clercs, pour une Église définie comme « populus christianus » (pp. 157, 198, 200-201, 222-223), « congregatio fidelium christianorum in una fide, spe et caritate, in domo Dei cohabitantium », « l'assemblée des fidèles chrétiens habitant ensemble la maison de Dieu par l'unité de foi, d'espérance et de charité » (J. 24 p. 198) ; il insiste sur la qualité royale et sacerdotale de tout ce peuple (1 P 2, 9 cité pp. 71, 137, 198, 201, 212). L'A.N. est contre une primauté de Rome qui viendrait de Dieu (elle vient des conciles, et de son rang de capitale !), pour celle de Jérusalem (pp. 41, 84 s.), contre une primauté de Pierre qui l'isole des autres apôtres (p. 125) et de l'Église : tout vrai croyant est Pierre (pp. 12-13, 38, 146) ; il critique l'usage romain du thème du corps dont Rome serait la tête : il n'y a qu'un caput, le Christ, selon la hiérarchie de sainteté (pp. 8-9, 42, etc.). Il est contre l'idée que seul le sacerdoce aurait été institué par Dieu : la royauté lui est supérieure. On peut juger Ie pape, non comme « summus pontifex », mais comme pécheur : tout vrai chrétien le peut (J. 1), par contre un évêque est soumis au jugement de Dieu seul, non à celui du pape (J. 4, p. 35 s.). L'A.14. est contre l'interdiction du mariage pour les prêtres (pp. 116, 204), contre la primauté de l'Église de Lyon (Vienne), alors protagoniste des idées grégoriennes, contre l'exemption monastique favorisée par la réforme grégorienne et favorable à ses thèses (pp. 46-47, 216-217).
    Tout le négatif de l'A.N. découle d'une idée positive très définie, favorable à la supériorité royale : pp. 129, 134, 141, 157. L'A.N. donne un fondement christologique à cette prééminence de la royauté : le sacerdoce se rattache à l'humiliation temporaire du Verbe par l'Incarnation rédemptrice, la royauté découle de sa divinité, de ce qu'il est et sera éternellement : les rois sont vicaires de Dieu, les prêtres le sont seulement du Christ en son humanité (p. 132). « D'où il ressort que les rois détiennent un pouvoir sacré de gouvernement ecclésiastique sur les pontifes du Seigneur eux-mêmes, et l'autorité sur eux » (p. 157), ce qui justtie l'investiture par le roi (pp. 157, 160). Dans le « populus christianus », tout ce qui représente un pouvoir de gouvernement vient du roi (p. 136), qui est un personnage sacré (rite de leur sacre, cité et commenté : pp. 142, 157 s.). Les rois sont investis directement par Dieu (pp. 223-224) ; l'image des deux glaives ne relève pas d'une théologie des pouvoirs (p. 108). Par contre, évêque et roi sont les deux colonnes de l'Église (p. 146). Les évêques forment une unité, un corps, « ordinis unitas » (p. 14, comp. 38 et 202-203 : unité du pouvoir des clefs). L'A.N. a donc un soupçon de la collégialité : d'après lui, à l'origine, on trouvait un gouvernement communautaire et collégial (p. 43).
    Bref, tandis que pour les Grégoriens, l'ordre voulu par Dieu est principalement sacerdotal, pour l'A.N., il est principalement royal.

    SOLUTION THÉOLOGIQUE DE LA QUESTION DE L'INVESTITURE LAÏQUE. SAINT YVES DE CHARTRES. CONCORDAT DE WORMS

    Les grégoriens les plus combattifs n'admettaient aucune distinction théorique dans l'intervention laïque. Au lendemain de la mort de Grégoire VII, cependant, Guy de Ferrare, partisan de l'empereur, avait proposé de distinguer, dans l'institution d'un évêque, le ius divinum (les spiritualia) et le ius saeculareomnia quae a mundi principibus et saecularibus hominibus ecclesias conceduntur » tout ce qui vient aux églises par concession des princes et des personnes séculières : fermes, champs, « omniaque regalia »). Une distinction analogue était admise déjà par Guillaume le Conquérant et par Lanfranc. Cependant, Guy de Ferrare gardait une notion ambiguë de l'investiture (pp. 565-566, 29 s.). Yves de Chartres lui-même n'a pas abouti à un vocabulaire indemne de toute ambiguïté. Dans ce monde féodal, ce n'était pas possible : trop de mots gardaient une ambivalence (honor, episcopatus, ordinatio, etc.). Né vers 1040, ancien élève de Lanfranc, évêque de Chartres en 1090, Yves put y connaître un effort de pensée aboutissant à désacraliser la nature. Tandis qu'on avait opéré jusqu'ici avec une notion sacrale de l'investiture, Yves restitue à celle-ci sa nature de simple fait juridique. Les grégoriens voyaient, dans la crosse et l'anneau, des signes sacrés, « sacramentels ». Yves, lui, écrit : « cum hoc nuuam vim sacramenti gerat » ; il définit la part des princes dans l'investiture comme la simple concessio des biens temporels qui s'ajoutent, sans en faire partie, à la charge ecclésiastique (ibid.) : ils relèvent comme tels, au moins en leur origine, du droit des rois.

    Yves se distingue en profondeur des Grégoriens hiérocrates par sa vision de l'Église. Il identifie moins qu'eux l'oeuvre de Dieu et les actes du sacerdoce. Le pouvoir des clefs est limité et conditionné ; même l'Église romaine, dont Yves reconnaît intégralement la primauté, n'a pas n'importe quelle potestas, mais seulement celle de lier ce qui est à lier et de délier ce qui est à délier : « sed tantum quae sunt liganda ligandi et quae sunt solvenda solvendi ». L'être inaliénable de l'Église consiste dans la foi, qui vise la perfection de la charité, et dans les sacrements. Si ceux-ci ne sont pas touchés, il y a place pour les solutions de miséricorde et pour l'investiture laique, laquelle, prise matériellement, n'est pas une hérésie.
    On apprécie davantage encore la clairvoyance du Chartrain quand on lit le Tractatus de regia potestate et sacerdotale dignitate de Hugues de Fleury (peu après 1102, dédié à Henri Ier d'Angleterre). Il est disciple d'Yves et suit la même ligne de pensée, mais il distingue moins nettement les attributions respectives des métropolitains et du roi, et surtout il reste trop dans la perspective carolingienne ou celle des empereurs saliens (Henri III) : « ipse Deus duas specialiter potestates in ecclesia sua sancta cohocavit atque constituit, regiam videlicet et sacerdotalem » Dieu lui-même a spécialement placé et institué dans sa sainte Église deux pouvoirs, à savoir le royal et le sacerdotal (LdL p. 483 ; comp. 466, 468). Dans cette union, les évêques sont soumis au roi comme le Fils l'est au Père.
    Après la tentative généreuse, mais trop idéale, de Pascal II à Sutri (4 février 1111) de résoudre la question toujours pendante par la renonciation totale de chaque partie à ce qui était du domaine de l'autre - on aurait eu une Église sans temporel ! les idées progressèrent, mûrirent ; on aboutit au « Concordat » de Worms, 23 septembre 1122. Il s'agit d'une paix donnée par chacune des deux parties à l'autre sur la base juridique d'un « privilegium » fixant les droits de chacun et leurs limites. La querelle se termine donc par un accord, non de séparation, mais de distinction. C'était le fruit d'une longue lutte. Le bénéfice est grand : rien de moins que la distinction entre l'ecclesia et la respublica temporelle : c'est un pas vers l'avenir. On doit cependant reconnaître un danger, celui d'avoir une Église faite des clercs, et une société temporelle faite des laïcs.
    C'est alors que se répand l'image, appelée à une grande fortune, représentant deux peuples distincts groupés, l'un derrière le pape, fait d'évêques, de clercs et de moines, l'autre derrière l'empereur, fait de princes, de chevaliers, de paysans, hommes et femmes. Le premier peuple est voué au spirituel, aux choses célestes, le second aux choses de la terre et du siècle. Il est vrai que bien souvent à notre époque, et surtout au XIIesiècle, clercs, chevaliers et paysans sont vus comme trois ordines à l'intérieur de l'Église, qui se compose d'eux. Le danger de séparation est conjuré. Il reste que ce qui est « d'Église » risque de ne concerner que les ecclesiastici, non les laïcs, si généralement encore ignorants alors. La notion d'Église, sortie de l'indistinction du « populus christianus », risque de se cléricaliser.
    Pourtant, l'époque de la réforme grégorienne, précédée par l'action de Cluny et suivie par la croisade d'Urbain II, marque un moment nouveau dans l'histoire du laïcat. Grégoire VII a fait appel aux laics dans sa lutte contre le clergé simoniaque ou concubin, il les a invités à boycotter ses célébrations, il a favorisé la Pataria milanaise, il a fait participer des laïcs aux conciles de réforme. Les laïcs participent largement aux « conciles » - des assemblées de discussion ! - qui, à partir d'Odilon de Cluny (t 1048) tentent d'organiser la paix par la « Trêve de Dieu » : un mouvement très important qui, tout à la fois, manifeste et crée un sens nouveau et plus vif de la sociabilité humaine. Évidemment, les laïcs sont vus comme soumis aux clercs, même chez un Bonizon de Sutri qui, dans son De vita christiana (1089-1094) s'intéresse de façon positive à la condition laïque, non seulement chez les « praelati in laicali ordine », mais chez les « subditi » (artifices, negotiatores, agricolae). Mais, depuis le début du XIesiècle, des mouvements religieux, parfois d'évangélisme pur, parfois nettement hérétiques, ont commencé de se manifester dans le monde de ces « subditi », mouvements dans lesquels les femmes vont jouer parfois un rôle actif : nous les présenterons plus loin.

     

    CHAPITRE VI : DU CONCORDAT DE WORMS (1122) AU IVe CONCILE DE LATRAN (1215)

    Bibliographie générale :

    J.-V BAINVEL, L'idée de l'Église. Essai de théologie historique..., in La Quinzaine 30 (1899) 141-155, 403-418 ; J. DE GHELLINCK, Le Mouvement théologique du XIIe siècle..., 2e éd. Bruxelles-Paris, 1948 ; A. LANDGRAF, Das sacramentum in voto in der Frühscholastik, in Mélanges P. Mandonnet. Paris, 1930, t. II, pp. 97-143 (repr. in Dogmengesch. d Frühscholastik, III/1. Regensburg, 1954, pp. 210-253) ; Sunde u. Trennung von der Kirche in der Frühscholastik, in Schol. 5 (1930) 210-247 ; Zur Lehre von der Konsekrationsgewalt des von der Kirche getrennten Priesters im 12. Jahrh., in Schol. 15 (1940) 204-227 (repr. in DG d Frühsch., 111/2, 1955, pp. 223-243) ; F. HOLBÖCK, Der eucharistische und der mystische Leib Christi in ihren Beziehungen zueinander nach der Lehre der Frühscholastik. Rome, 1941 ; A. LANDGRAF, Die Lehre vom geheimnisvollen Leib Christi in den frühen Paulinenkommentaren und in der Frühscholastik, in Divus Thomas (Fr.) 24 (1946) 217-248, 393-428 ; 25 (1947) 365-394 ; 26 (1948) 160-180, 291-323, 395-434 ; A.L. MAYER, Das Kirchenbild des spaten Mittelalters u. seine Beziehungen zur Liturgie geschichte, in Vom christlischen Mysterium. Ges. Arb. z. Gedachtnis von O. Casel., Düsseldorf, 1951, pp. 274-302 ; J. BEUMER, Zur Ekklesiologie der Frühscholastik, inSchol. 27 (1951) 364-389 ; Ekklesiologische Probleme der Frühscholastik, in Schol. 27 (1952) 183-209 ; Sacerdozio e Regno da Gregorio VII a Bonifacio VIII (Miscell. Hist. Pontif., XVIII). Rome, 1954; W. ULLMANN, The Growth of Papal Government in the Middle Ages, A Study in the ideological relation of clerical to lay power. Londres, 1955 ; 2e éd. 1962 ; M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle. Paris, 1957 ; H. RIFDLINGER, Die Makellosigkeit der Kirche in den lateinischen Hoheliedkommentaren des Mittelalters (BGPhThMA, XXXVIII, 4). Munster, 1958 ; F. OHLY, Hohelied-Studien. Grundzüge einer Geschichte der Hoheliedauslegung des Abendlandes bis um 1200. Wiesbaden, 1958 (surtout histoire littéraire).

    TRAITS GÉNÉRAUX DE CETTE PÉRIODE

    Le siècle qui s'écoule entre la génération issue de la réforme grégorienne et Innocent III, entre les débuts de la méthode dialectique (école de Laon, Abélard) et ceux des Ordres mendiants, voit le commencement d'un monde nouveau. On passe du Haut Moyen Âge au Moyen Âge proprement dit, marqué par les traits suivants progrès de la vie urbaine et de la sociabilité de type associatif croissance de la papauté et de sa place dans l'idée qu'on se fait de l'Église ; conflits endémiques entre elle et les souverains ; essor et généralisation d'une théologie de type analytique et dialectique ; développement de l'activité scientifique des canonistes, auxquels il faut désormais faire leur part ; installation dans un cadre purement occidental de pensée, malgré de nombreuses tentatives, généralement trop politiques et toutes vouées à l'échec, faites pour rétablir la pleine communion avec l'Orient. À la prédominance des points de vue et de l’influence monastiques succède la primauté du clerc, surtout du clerc régulier ; si le Haut Moyen Âge a eu surtout pour maîtres Grégoire et Isidore, le XIIesiècle se met principalement à l'école de saint Augustin. maximus post apostolos ecclesiarum instructor. Le XIIesiècle fait preuve d'une intense vitalité : sur le fond commun d'une définition de l'Église comme « fidelium congregatio (collectio) », de multiples courants de pensée dessinent plus d'une image de cette Église. Presque tout ce que nous trouverons à la période suivante, celle qui va d'Innocent III à Boniface VIII, se prépare et s'annonce alors. Tout cela exige et justifie que nous lui consacrions un assez long chapitre.

    SAINT BERNARD († 1153)

    On trouve d'abord sa vision de l'Église dans ses sermons sur le Cantique. Le XIIe siècle nous a laissé plus de trente commentaires du Cantique. Dans les écoles, par exemple autour d'Anselme de Laon, le commentaire s'attache surtout aux rapports qui unissent l'Église elle-même et le Christ. Une interprétation mariologique du Cantique est inaugurée par Rupert de Deutz et par Honorius Augustodunensis. Dans les milieux monastiques, cependant, on préfère, dans la ligne d'Origène, appliquer le Cantique, tout ensemble, à l'âme en sa vie d'union avec Dieu, et à l'Église. Tel est le cas de St Bernard. Ce qui l'intéresse n'est pas tellement l'union du Fils de Dieu avec la nature humaine dans l'Incarnation, de laquelle découle le « erunt duo in carne una » et une théologie de l'Ecclesia-Corpus Christi : c'est l'union de charité, l'union spirituelle de l'âme avec le Christ-Seigneur, « qui adhaeret Deo unus spiritus est » (1 Co 6, 17). Le « duo in carne una » n'est qu'une préparation du « unus spiritus ». C'est cela même, pour Bernard, le fond de la réalité ecclésiale : « Ecclesia seu anima diligens Deum » (Cant. 29, 7 : PL 183, 932). C'est pourquoi l'Église dont nous sommes a commencé dans le ciel, où elle a pour citoyens les anges, dont nous sommes appelés à reconstituer les choeurs décimés par le péché : « de coelis duxit originem ». C'est pourquoi également Bernard passe des âmes personnelles à l'Église et de l'Église à l'âme : l’une comme l'autre est l’Épouse : « Nous sommes nous-mêmes l'Epoi4se... et tous ensemble une seule Épouse, bien que chaque âme singulière soit comme une épouse singulière. » L’Épouse est unique, les âmes singulières ne sont épouses qu'en vivant personnellement l'amour de l'unique Époux, « parce que nous sommes de l'Église » ; « non à raison d'une seule âme, mais à raison d'un grand nombre à rassembler en une seule Église, à envelopper dans la réalité d'une unique épouse ». L'Église est faite des âmes saintes : non de leur pure somme matérielle, à la manière nominaliste, mais de leur unité, « sous le nom d'Église il faut mettre, non une seule âme, mais l'unité d'un grand nombre, ou plutôt leur unanimité ». Aussi l’église est-elle une cité, Jérusalem, qui, par la caritas, devient Épouse (In dedic. eccl. sermo 5, n. 8 et 9 : 183, 534). Les pécheurs y gardent une place : lesfiliae Jerusalem qui s'élèvent contre l’Époux demeurent des enfants de l'Église- « soit en raison des sacrements de l'Église qu'ils reçoivent mêlés aux bons, soit en raison de la foi qu'ils professent indistinctement avec l'ensemble, soit à cause de leur association, au moins de corps, avec les fidèles. Bernard connaît bien l'état terrestre et crucifié de l'Église, il est à l'origine du thème de l'imitation des états humiliés du Christ, et d'une vue assez pessimiste sur les états historiques de l'Église.

    L'Église de saint Bernard est donc une Église des personnes aux prises avec le combat spirituel et appelées à la sainteté. L'édification intérieure y a le pas sur les moyens extérieurs, même sacramentels. Les cisterciens écrivent des traités De anima, De caritate. Cette conception très spirituelle et ascétique devait inspirer, au positif, un programme de vie ecclésiastique, de vie chrétienne dans le monde et même de politique, au négatif un certain refus ou une critique d'une Église trop accaparée par le juridique ou l'administratif, trop alourdie par les prestiges de type temporel. Car Saint Bernard a été mêlé activement à la vie de toute l'Église de son temps et même à celle des royaumes.
    Il propose à tous un idéal de pauvreté : aux moines, aux laïcs (De laude novae militiae), aux évêques (multiples lettres ; Vita S. Malachiae ; de moribus et off. episcop.), au pape (De consideratione). Bernard critique les allures impériales que la papauté a prises ; il n'hésite pas à reprendre un thème dont usaient, au même moment, des hérétiques qu'il combattait : en cela le pape se montrerait successeur de Constantin plutôt que de Pierre (Consid. IV, 3, 6 : 182, 776, comp. II, 6, 10, col. 768). L'Église romaine, qui est devenue une curia (supra, p. 102, n. 8), s'encombre et se surcharge d'affaires plus ou moins séculières : elle s'est transformée en un tribunal où résonnent des lois, mais celles de Justinien, non celles du Seigneur « leges, sed Justiniani, non Domini »(Consid. I,4 : 732 D). Bernard ne met nullement en question les prérogatives inhérentes à la papauté. Il a même puissamment contribué à répandre l'usage de l'expression « plenitudo potestatis » et il a créé certaines expressions littéraires qu'Innocent III reprendra. Mais il n'est pas convenable, pas même permis que le pape fasse tout ce qu'il a le pouvoir de faire (Consid. III, 4, 14, col. 766-767). Concrètement, Bernard critique surtout, outre le développement excessif pris par les activités judiciaires et administratives, l'abus des appels et de l'exemption. Mais ses réactions ont un sens et une portée ecclésiologiques. D'un côté, estime-t-il, le pape détériore ainsi l'autorité des évêques et donc ruine l'ordre traditionnel. D'un autre côté, dit-il, en agissant ainsi, le pape se comporte en seigneur, alors qu'il a reçu un ministère, un service. Nous touchons ici au fond de la pensée de saint Bernard : Dieu lui-même n'est pas Honor ouDignitas, mais Amor (Cant. 83, 4, col. 1183). On ne peut se reposer, pour que l'Église soit l'Église de Dieu, sur des structures de puissance ou d'autorité juridique. Les titres que Bernard donne au pape sont de type religieux et charismatique, non juridique ou administratif (Cons. II, 8, 15, col. 751). Pourtant, ce n’est pas au pape personnellement, mais à sa Sedes que Bernard attribue l'indéfectibilité.
    Tout ceci éclaire la position que Bernard prit à l'égard des suites de la réforme grégorienne et de la double élection de février 1130. De la réforme il admettait les principes, mais il estimait qu’elle devait être poursuivie, moins par un renforcement des mesures administratives que par un effort de pureté morale et spirituelle. C'est pourquoi aussi Bernard - et avec lui saint Norbert, Gerhoh de Reichersberg - a tout mis en oeuvre pour faire prévaloir l'élection d'Innocent II sur celle, juridiquement valide cependant, de l'ancien clunisien Pierleone (Anaclet II).
    Il y a l'Église, appelée à la conversion spirituelle et à la perfection de la charité, il y a le populus christianus, dans lequel la spiritualité rencontre, pour les informer et diriger, les activités de la vie temporelle. La royauté et le sacerdoce doivent être unis dans le populus christianus et concourir à produire des fruits de paix et de salut, étant unis en la personne du Seigneur, héritier des deux tribus de Juda et de Lévi, souverain prêtre et roi suprême. S'agissant plus spécialement de l'Empire, Bernard attribue à l'empereur une double fonction : il est roi, et à ce titre il doit assurer la pax de ses peuples et défendre sa couronne ; il est l'avoué de l'Église et, à ce titre, il doit assurer la libertas et la défense de celle-ci. Les textes fameux sur les deux glaives doivent trouver leur place ici : nous les étudierons plus loin.

    DIVERSITÉ DANS L'UNITÉ

    Le XIIe siècle n'apporte pas d'élaboration théorique de l'idée de catholicité, mais bien une conscience concrète assez nouvelle de la légitimité des diversités dans l'unité de foi et donc d’Église. Deux circonstances l'ont suscitée :

    1° - le désaccord et les essais d'explication entre Orientaux et Latins. Les témoignages sont nombreux dès l'époque de Photius et de Nicolas Ier, où l'on constate d'ailleurs que la raideur pratique a souvent accompagné l'ouverture théorique. Celle-ci, en tout cas, s'est maintenue. Citons Fulbert de Chartres († 1026) et, en face de Michel Cérulaire, Léon IX et le cardinal Humbert lui-même au sujet des azymes : les Latins ont toujours admis la légitimité de l'Eucharistie célébrée avec du pain levé. Saint Anselme, qui expliquait à Walleranne de Naumburg la légitimité des différences qui n'affectent ni la vertu du sacrement ni l'unité de la foi, reconnaissait aussi l'équivalence réelle d'énoncés trinitaires que les Grecs et les Latins faisaient en des termes différents. Malgré la hantise de l'unité jusque, dans les rites et les observances, dont un Gilbert de Limerich († 1139) est un assez bon exemple, la revendication de la liberté en ce domaine, étant sauve l'unité de foi, demeure la norme. Jean de Fécamp († 1078) normalisait en effet les particularités en leur faisant une place à côté de l' « auctoritas Scripturarum » et de l' « universalis traditio ».

    2° - La même hantise de l'unité, une certaine méfiance à l'égard des nouveautés ont, au XIIe siècle, suscité un débat prolongé sur la multiplicité et la diversité des Ordres religieux et de leurs observances. De fait, on avait vu se succéder la fondation de la Chartreuse (1084), l'essor des chanoines réguliers depuis le milieu du XIe siècle, la réforme de Cîteaux (1098), Ordres de Fontevrault et de Grandmont, l'institution des Templiers (1 1 18), suivie par celle des Johannites de Jérusalem (1 130) et des Ordres de Chevalerie (1150 et s.), la fondation de Prémontré (1120)... Cette multiplication d'Ordres posait des questions : celle de la nouveauté, contre laquelle protestait Rupert de Deutz et que justifiait Anselme de Havelberg (en 1145) par une vue du développement animé par le Saint-Esprit ; celle de la diversité qu’abordaient l'auteur du Liber de diverses ordinibus et professionibus quae sunt in ecclesia (sans doute Raimbaud, chanoine de Liège, entre 1125 et 1130), Pierre le Vénérable, saint Bernard lui-même, Guillaume de Saint-Thierry dans sa Lettre d'or aux Chartreux du Mont-Dieu, Anselme de Havelberg... La question a été intégrée à la théologie, cf. saint Thomas, Sum. theol., IIa IIae, q. 188.

    L'ÉGLISE DANS LA THÉOLOGIE MONASTIQUE

    Toute classification est dommageable. Chacun des auteurs que nous allons citer réclamerait d'être lu et présenté pour lui-même. Dans l'impossibilité de le faire ici, nous grouperons des auteurs d'importance, malgré tout, secondaire, sous trois chefs : A) Ceux que domine le problème sacerdotium-regnum. B) Les spéculatifs. C) Ceux qui demeurent dans la ligne ancienne d'une vision dominée par l'histoire biblique et des symbolismes tirés de la Bible.

    A) Sacerdotium-Regnum.

    La réforme du XIesiècle et la crise profonde des rapports entre Henri IV et Grégoire VII, prolongée après la mort de celui-ci, ont sinon détruit, du moins ébranlé l'unité d'harmonie entre les deux puissances. Comment concevoir leurs rapports ? Honorius Augustodunensis reste un personnage mystérieux, bien qu'il soit établi qu'il a été moine à Canterbury à l'époque de saint Anselme et qu'il a vécu à Ratisbonne ou près de Ratisbonne. Ce n'est pas pour son commentaire du Cantique qu'il mérite d'être cité (après en avoir fait une application à la Vierge, dans la ligne de Rupert, Sigillum B. Mariae, il le commente assez banalement, dans la ligne ecclésiologique de Bède) : c'est pour sa Summa gloria de Apostolico et Augusto (v. 1125) et pour la place qu'il tient dans la théologie suscitée par la querelle des investitures. Honorius n'est pas vraiment un théocrate : le pouvoir royal vient de Dieu et mérite en lui-même obéissance (c. 24, LdL p. 74) ; chaque pouvoir a autorité dans son ordre, l'un in divinis, l'autrein saecularibus (c. 9 p..69, etc.). Mais Honorius veut que le peuple de Dieu ou l'Église ne dépende que du sacerdoce. Il ne voit les choses que du point de vue de l'Église et en relation à sa fin céleste ; d'où : 1) une réduction du pouvoir des juges et des rois au caractère éthico-ministériel de ce pouvoir ; 2) la thèse, qui constitue l'apport propre d'Honorius, de la supériorité du sacerdoce sur la royauté, supériorité prouvée par l'Ancien Testament (Abel en face de Caïn, « Moïse a institué... non un roi, mais le sacerdoce », « Saül soumis à Samuel », « jadis, seuls les prêtres gouvernaient le peuple.Le Christ, comme Moise, a confié le gouvernement de l'Église au sacerdoce, non à la royauté. « Autant l'âme est supérieure au corps, auquel elle communique la vie, autant le spirituel l'emporte sur ce qui est du siècle, auquel il donne d'être juste, autant le sacerdoce est supérieur à la royauté, qu'il établit et ordonne. » Le pape fait l'empereur. A cette raison touchant à la nature des choses, Honorius ajoute celle tirée de la légende de Sylvestre et de Constantin. Le Seigneur avait montré que, pour gouverner l'Église dans la vie présente, « ad regimen ecclesiae in praesenti vita » deux glaives étaient nécessaires (c. 26, p. 75). Sylvestre a compris qu'il fallait adjoindre au glaive spirituel le glaive matériel pour contraindre les méchants (c. 15, p. 71). Il a accepté de Constantin la fameuse Donation. Depuis ce temps-là, nul ne peut prétendre au titre d'empereur sans le consentement du pape, « absque consensu Apostolici » (cc. 15, 21 et 30, pp. 71, 73 et 78). Honorius dit ici « Apostolicus », mais il est un de ceux qui ont accrédité, comme titre propre au pape, celui de « Vicarius Christi ».
    Gerhoh de Reichersberg († 1169) a beaucoup écrit, en relation avec les événements successifs, d'où des variations apparentes de sa pensée. Du reste, esprit conservateur de la lignée de Rupert de Deutz qu'il copie souvent, opposé à la dialectique florissante en France et qui permettait de distinguer et de définir, il met parfois en oeuvre son imagination plus que sa lucide raison : une imagination qui se plaît à établir des correspondances entre, par exemple, les sept dons du Saint-Esprit, les jours de la création, les âges du monde, etc. Gerhoh a la passion de la pureté de l'Église, qu'il lierait volontiers à la pratique par tous les clercs de la vita apostolica des chanoines réguliers (cf. PL 194, 1209 B). Cela exige que les clercs ne touchent pas aux affaires du siècle (citation fréquente de 2 Tm 2, 4 : Cf. MEUTHEN 59 n. 35). Le mal vient de ce que chacun veut pénétrer dans le domaine de l'autre : c'est la confusion c'est Babel (LdL III, 402, 22 ; 452 s. ; 473, 15 ; PL 194, 27 C, 40 B). Concrètement, Gerhoh, qui avait aimé la position radicale de Pascal II (LdL 172 s.), critique la situation issue du concordat de Worms : elle favorise un mélange des regalia et des pontificalia (LdL 388-389). Or Gerhoh admet les dons faits par des personnes privées : ils deviennent des biens d'Église. Mais les regalia sont la propriété de la Couronne et doivent le demeurer. L'Église est pure encore parce que, selon Gerhoh, opposé en cela à saint Bernard, les sacrements des « simoniaques » ou des prêtres irréguliers, tout en étant integra, sont irrita : séparé du sein de l'Église, on ne bénit pas, on maudit, « Ab ecclesia visceribus divisus... exsecrat, non consecrat. » Gerhoh se situe dans la ligne de la réforme grégorienne : il loue Grégoire VII, venu « in virtute Eliae » (Op. ined. I, 31, 86, 109), mais aussi pense que le mal a commencé avec lui. Il met très haut l'autorité de l'Église romaine et reprend le thème grégorien « Haereticum esse constat qui a sancta Romana ecclesia discordat », mais, tout comme Léon IX et Humbert, il attribue l'infaillibilité au Siège, àl'ecclesia Romana, non au pape personnellement. Le pouvoir du pape est limité, non inconditionné : il n'est pas à lui seul l'Église, et donc celle-ci ne se déduit pas toute de lui, elle comporte toute une structure de pouvoirs échelonnés. Comme saint Bernard, Gerhoh s'élève contre les exemptions (De invest. Ant., LdL III, 355 s.), le luxe des légats romains (357), l'abus des appels (358), surtout les sommes perçues pour les dispenses et l'avaritia de la Curie (378 s.).
    Si Gerhoh veut que le prêtre et le roi restent chacun chez soi, il unit leurs deux pouvoirs comme les deux colonnes « in domo Dei quae est ecclesia ». Pour lui, le regnum est dans l'ecclesia. Il n'a donc pas un concept d'Église purement sacerdotal. L'ordre institué par Dieu veut à la fois la distinction et l'union, comme Constantin et Sylvestre (De aedif., 21 : LdL III, 152 ; Ad cardinales : Op. ined. I, 332). Il veut aussi qu'entre les deux règne le rapport qui existe entre l'âme et le corps, le soleil et la lune, l'or et le plomb, le feu et la terre ". Plus précisément, le sacerdoce confère à la royauté la formatio et la confirmatio. Gerhoh se tient ici dans la ligne de Nicolas Ier. Il ne s'agit pas de conférer aux rois leur pouvoir, mais de situer celui-ci dans l'ordre de Dieu.
    Le schisme de 1159 suscité par Barberousse a amené Gerhoh à présenter, dans son De investigatione Antichristi, une vision des temps de l'histoire du salut largement nourrie de Rupert de Deutz. Pour Gerhoh l'Antéchrist était en toute personne qui, dans l'Église aussi bien qu'ailleurs, porte atteinte à la pureté de la foi ou de la vie chrétienne. Il en spiritualise donc l'idée, à la différence de bien des contemporains. L'intérêt pour l'Antéchrist était grand depuis la fin du XIe siècle : pessimisme sur le monde, Croisades, etc. Mais le prestige et le personnage de Barberousse ont été l'occasion d'une réflexion sur les préparations historiques de l'eschatologie, dont il existe plusieurs témoignages. L'historicisation de la pensée religieuse va de pair avec sa politisation, comme l'a bien montré A. Dempf.

    B) Spéculatifs.

    Isaac, abbé cistercien de l’Étoile en 1147, a pénétré profondément lemystère de notre union avec le Christ, dans la ligne du Christus totus de saint Augustin et de l'idée, si présente à l'esprit des Pères, qu'on ne peut pas plus poser le Christ sans l'Église que l'Église sans le Christ : Sermo 42 (PL 194, 1 83 1) ; la tête se donne un corps Sermo 51 (1862-63). Comme Augustin, Isaac, qui connaît saint Bernard, lie le thème du corps et celui de l'épouse : les noces de l'Incarnation, caput etcaro, où le Christ devient Premier-né d'une multitude de frères, visent l'union sponsale par laquelle « celui qui adhère à Dieu est un seul esprit avec lui » (1 Co 6, 17, le texte préféré de saint Bernard) : Serm. 9 et 40 (194, 1720-22 et 1826). Évidemment, cette unité spirituelle (« sacramentelle » : sermo 42 : 1831) s'accomplit par le Saint-Esprit, sermo 24 (1801). C'est aussi dans cette inséparabilité du Christ et de l'Église qu'Isaac fonde - car l'Église dont il parle est l'organisme visible - l'intervention du prêtre dans la remise des péchés (sermo 11 : 1728 s.) et en général, l'autorité de l'Église (sermo 47 : 1850-51). Et également la maternité spirituelle de Marie que, toujours avec les Pères, Isaac voit dans le mystère même de l'Église ou du Christ total (sermo 51 : 1863).

    Signalons également dans un sermon synodal de Pierre de Celle, un thème appelé à un grand succès : celui de l'Église terrestre imitant la cour céleste avec sa hiérarchie des ordres ou choeurs angéliques. Cela oriente fatalement l'esprit vers l'idée d'une Église consistant principalement dans les clercs, dans le sacerdoce.

    C) Vision selon l'histoire du salut et à partir de symbolismes bibliques.

    Le XIe siècle n'a pas innové dans cette ligne mais il y a abondé et, si l'on veut, excellé. Il est l'âge d'or du symbolisme, si ce n'est de l'allégorisme. Nous y rencontrons un grand nombre d'exposés, ou pour le moins d'évocations du mystère de l'Église par mode d'explication du symbolisme de l'église-édifice, de sermons pour la dédicace des églises, mais surtout d'explication symbolique des textes concernant l'arche, le tabernacle de l'exode, le temps de Jérusalem. Hugues de Saint-Victor ou celui qui a complété son traité a ouvert le chapitre de ces commentaires, qui a trouvé une nouvelle faveur avec Adam Scot après 1175. Comme dans les commentaires sur le Cantique, les applications morales et mystiques à l'âme sont mêlées aux considérations ecclésiologiques (et parfois mariales). L'Église est faite des âmes répondant à l'initiative divine d'alliance et de salut.
    Ce n'est pas seulement la typologie du temple : tous les personnages, toutes les images de la Bible servent à exprimer quelque aspect du mystère de l'Église : paradis, arche, tabernacle, temple, la femme d'Apoc. XII, Jérusalem ; la lune ; la Samaritaine, Marthe et Marie, la femme qui enfante ", etc.
    Rupert, abbé de Deutz en 1120 († 1129), esprit conservateur et original tout ensemble, représentant de la théologie monastique en face de la Scolastique naissante, est l'exposant typique d'une ecclésiologie se nourrissant de tous les types bibliques. Moine, Rupert voit l'Église dans son ordre spirituel, l'ordre chrétien et pastoral de la virga dilectionis, non l'ordre païen de la virga dominationis (PL 168, 1490). Il est très dépendant de saint Augustin et voit l’Église comme la Jérusalem céleste apparue sur la terre (In Zach. Iet V : PL 168, 711 D et 791 D) ; l'unité de foi assure l'unité de cette Église. Rupert reprend aussi les thèmes chers à Grégoire le Grand d'ecclesia universalis etd'electorum ecclesia. La réalisation de l'Église est coextensive à ce que Dieu fait hors de soi, elle remplit l'histoire du monde « universa quae est ab initio usque ad finem saeculi ecclesia », l'Église en son universalité, du début à la fin du monde. L'originalité de Rupert est dans la façon dont, reprenant à sa manière l'histoire de la Cité de Dieu, il a vu l'histoire comme histoire du salut depuis la création jusqu'à l'eschatologie : De Trinitate et operibus eius. Partant des six jours de l'Hexameron auxquels une tradition remontant aux Pères faisait correspondre les six âges du monde, Rupert leur surimpose une vision trinitaire : de la création de la lumière à la chute d'Adam, proprium opus du Père ; de la chute à la Passion du Second Adam, oeuvre du Fils ; de la Pâque du Christ à la consommation finale, proprium opus du Saint-Esprit (prol. : PL 167, 198-199). Il n'est pas question de trois « âges » au sens de Joachim, encore moins d'un âge indépendant du Saint-Esprit : Rupert est très christocentrique ; tout a été fait en vue du Christ. A la question « cur homo ? » Rupert ne répond pas, comme il était courant de le faire : pour combler les vides faits par la chute des anges, mais : « quia Deus homo ! »
    Le XIIe siècle est dominé par le goût d'ordonner la totalité des connaissances. L'histoire du salut offrait pour cela un cadre d'ampleur universelle, dans lequel pouvaient prendre place l'Église, le cosmos, l'effort culturel de l'homme, le combat spirituel. C'est ce qu'on trouve, dans un ordre où l'extraordinaire richesse des thèmes n'introduit aucune confusion, dans l'Hortus Deliciarum d'Herrade de Landberg (1 175 et suiv.). Les sources sont, outre les Pères, des auteurs du XIIe siècle, en particulier Honorius et Rupert. La succession des images, celle même des temps historiques, entraîne la succession d'une pluralité de concepts : deux cités, ecclesia ex gentibus, combat spirituel ; Paix apportée par le Christ, vrai Salomon ; Épouse ; Cité faite de différents Ordres qui tous apportent leur corbeille de raisins au pressoir que foule le Christ ; signes précurseurs et Antéchrist, Jugement, destinée finale des deux cités, nouveaux cieux et joie des élus dans le sein d'Abraham.
    Comparé à l'ordre de l'Hortus, leScivias de sainte Hildegarde de Bingen (t 1179) apparaît confus. C'est aussi une tentative pour se représenter le cosmos, l'histoire, la vie de l'âme. L'Église y apparaît comme une femme-cité-épouse vouée à la fécondité mais cette image, est surchargée d’autres symboles. Vu d'ensemble, le sens ecclésial de la visionnaire d'Eibingen détourne d'une Église à dominante cléricale vers une Église à dominante contemplative et spirituelle. Hildegarde annonce une époque prophétique qui offre quelque similitude avec l'âge de l'Esprit de Joachim. Dans cette Église charismatique, les laïcs, les femmes ont et auront leur place.
    L'usage des symboles, surtout s'il va jusqu'à l'allégorisme, permet tout et peut remarquablement servir une pensée ardente, passionnée. On en a un exemple encore dans le De peregrinante civitate Dei du cardinal cistercien Henri d'Albans : écrit composite au titre duquel ne répondent que les douze premiers traités (rédigé en 1185-1188). On y développe un idéal rigoureux de référence de tout aux coelestia, impliquant une soumission aux hommes spirituels que sont les clercs et les moines. Les deux cités ne sont pas ici, comme chez Augustin, celle de l'amour et celle de la haine de Dieu, mais celle d'ici-bas, militante - celle du combat spirituel, de la croisade - et celle du ciel. Même si l'on utilise encore l'expression peregrinans, on a, depuis les années 50 du XIIesiècle (Pierre le Chantre), créé l'expression Ecclesia militans distinguée d'une ecclesia triumphans. Tandis que, dans la perspective de saint Augustin et du Haut Moyen Âge, l'Église n'était ici-bas, que la pars peregrinans d'une Cité de Dieu essentiellement céleste, on la voit désormais en elle-même, à partir de sa réalité terrestre et de sa fondation par le Christ comme Église militante menant à l'Église du ciel, glorieuse et triomphante.

    LES DEUX GLAIVES

    On attribue assez communément à saint Bernard la théorie des deux glaives, Pierre Damien étant hors de cause (supra p. 95). Le thème est beaucoup plus ancien, mais il n'a pas eu d'abord un sens théologico-politique. Dès l'antiquité on se référait à saint Paul, Ga. 6, 17, pour désigner le pouvoir qu'ont les pasteurs d'appliquer des sanctions spirituelles comme glaive de l'esprit, de la parole, de l'anathème, de l'excommunication, gladius spiritus, verbi, linguae, anathematis, excommunicationis, ou encore glaive de Pierre, ecclésiastique, gladius Petri, ecclesiasticus. Exemple: Cyprien, Ep. 77, 2. D'autre part, en référence à Rm 13, 4, en parlait de glaive pour désigner le pouvoir coactif du prince, allant jusqu'au droit d'infliger la mort : glaive matériel, corporel, glaive de César, gladius materialis, corporalis, gladius Caesaris. «Imperium = habere gladii potestatem » (Ulpien). On ne faisait pas encore le rapprochement avec Lc 22, 38 et 49-51 : Alcuin, interrogé par Charlemagne, proposait, de ce texte, l'interprétation : le corps et l'âme par lesquels chacun mène son combat pour Dieu, ou bien aides etopus, ou la défense de l'Église contre les erreurs au-dedans et au-dehors, intrinsecus et extrinsecus (MGH Epp. IV, 208 s., 282) ; Raban Maur disait : les deux Testaments (De univ. XX, 6 : PL III, 5 3 8). Cependant, on parlait du glaive manié par les rois et du glaive de la parole mis en oeuvre par les prêtres, et l'on tenait, dans le régime de chrétienté, que celui-là devait compléter celui-ci à l'usage des méchants que la vérité ne suffisait pas à ramener dans la bonne voie. Au XIe siècle, on applique cette idée aux guerres que mènent les princes chrétiens (reconquista, etc.) et à l'autorité que l'Église se reconnaît de requérir l'exercice par eux du glaive temporel pour la défense de ses intérêts ; mais Grégoire VII lui-même demeure dans ce cadre de l'usage de la coaction et ne donne pas à l'expression un sens théologico-politique. Il s'agit des deux formes de coaction utilisées dans la société chrétienne ou, aussi bien, dans l'Église selon le droit public de la chrétienté.

    Les textes fameux de saint Bernard n'ont pas d'autre sens. Ils ne relèvent d'ailleurs pas, dans leur contexte, d'une théorie sur les deux pouvoirs, mais d'une justification soit de la défense par les armes, soit de la répression d'une insurrection. Les deux glaives appartiennent à l'Église, mais de telle sorte que le sacerdoce exerce lui-même la punition spirituelle, tandis que la coaction matérielle est exercée sur son indication (eius nutu) par les princes séculiers et, s'il s'agit de la croisade, même, au commandement de l'empereur. Dans l'ensemble des textes ecclésiastiques jusque saint Bernard, et dans la plupart d'entre eux après lui, il s'agit, sous l'image des deux glaives, des deux formes de coaction ; demander si l'Église (le pape) détient le glaive matériel, c'est demander si, en plus de l'excommunication, elle peut user de la coaction corporelle, en la faisant exercer par les détenteurs de la force. Ce point a été établi par le P. A.M. Stickler. Il a été cependant contesté par H. Hoffmann : selon celui-ci, c'est le pouvoir temporel que l'Église (le pape) a revendiqué en revendiquant la possession des deux glaives, du début du XIIe jusque Innocent III inclusivement.
    Nous ne croyons pas qu'Hoffmann ait raison contre Stickler : un grand nombre de textes qu'il cite s'inscrivent parfaitement dans la ligne et le cadre du pouvoir coactif. Il faut reconnaître cependant qu'un bon nombre se situent dans une conception purement ministérielle du pouvoir royal, ou tout au moins de l'exercice de ce pouvoir. Cela donne à ces textes un sens ambigu - il semble que le pouvoir lui-même soit donné aux rois par l'Église et qu'on aille vers la hiérocratie. Le cas de l'empereur se prêtait encore mieux à une telle ambiguïté, car, en tant qu'empereur romain, il était un ministre de l'Église, surtout de l'Église romaine, pour sa défense et sa « dilatation ». Les textes du sacre exprimaient cela et l'idée s'était établie, depuis la Noël 800, qu'il n'y avait de dignité impériale que s'il y avait sacre par le pape... On peut citer plus d'un texte dans lequel il y a glissement, ou bien dans lequel un glissement s'annonce du plan du pouvoir coactif dans le cadre de l'ecclesia, au plan du pouvoir comme tel. Il semble que le premier cas se trouve dans l'invitation adressée par Henri IV, qui venait d'être déposé et excommunié par Grégoire VII, pour une assemblée d'Empire à Worms, Pentecôte 1076. Nous citerions ensuite, entre autres, Hugues Metellus en 1119 compte tenu de ce qui précède, Robert Palleyn (Sent. VII, 7 : -PL 186, 920), Frédéric Barberousse dans la crise ouverte en 1157, Gerhoh de Reichersberg, des canonistes de la fin du XIIe siècle comme Gandulphe et l'auteur de la Summa Lipsiensis, et d'autres, plus nombreux, du début du XIIIesiècle (Summa Bambergensis, Glose Ecce vicit leo, Jean le Teutonique, Laurentius Hispanus, Alanus Anglicus, Tancrède). Il est clair que du jour où le pouvoir royal ou impérial ne serait plus conçu à l'intérieur de l'Ecclesia, mais aurait pris idéologiquement sa consistance autonome, l'invocation des deux glaives ne pourrait plus signifier qu'une intolérable prétention théocratique ou hiérocratique à la « Weltherrschaft » (à la domination du monde). On n'en est pas là au XIIesiècle, bien qu'on puisse y déceler un courant d'inspiration théocratique.

    GRATIEN. APPORT DES CANONISTES A L'ECCLÉSIOLOGIE

    Si la science canonique se constitue comme discipline scolaire propre au XIIe siècle, elle y demeure, quant à sa matière, incomplètement distincte de la théologie. Bien des questions touchant aux sacrements, mariage et ordre surtout, relevaient, au XIIe siècle, des canonistes ; davantage encore les questions intéressant le pouvoir des rois ou du pape. Pendant plusieurs siècles, les théologiens se sont, sur ces problèmes, documentés chez les canonistes, dans Gratien surtout, qui les a fournis d’« autorités » (il nous reste plus de 600 manuscrits de son Décret).

    A.Sur l’Église elle-même.

    1.Gratien. LaConcordia discordantium canonum de Gratien voit le jour à Bologne vers 1140. Titre significatif, recouvrant une réalité importante : Gratien assume dans sa collection des textes exprimant des positions diverses, disparates, relevant d'une situation ancienne alors déjà dépassée, ou juxtaposant à l'ancien du nouveau. Conséquence, au point de vue ecclésiologique : il a prolongé la présence de thèmes traditionnels qui étaient autrement plus ou moins oubliés ; à travers ses commentateurs, il a accrédité des thèmes qui développeront plus tard leurs conséquences. Ce jeu balancé de textes est notable dans le chapitre du pouvoir pontifical. D'un côté, Gratien assume la doctrine de Nicolas Ier et des grégoriens sur l'autorité papale. Dans la ligne de la réforme grégorienne, il formule un droit propre et autonome de l'Église comme e société parfaite » (cette expression est postérieure). La primauté de Pierre et de l'Église romaine est plus d'une fois affirmée comme institution divine. Il faut obéir à l'Église qui est la tête de toutes les autres. Le pape (ou le Premier Siège, ou l'Ecclesia Romana :ces termes sont équivalents) est le législateur suprême, et même, finalement, le législateur unique. Il revient au Siège apostolique de réunir les conciles : ce principe est énoncé, avec l'appui des Fausses Décrétales, d'une façon absolue et tout à fait générale. La foi de l'Église romaine est inviolée, c'est à elle qu'on doit se référer et se conformer. Mais d'autre part, Gratien est conservateur, il appelle le pape « vicarius Petri », non « vicarius Christi » ; il retient les textes selon lesquels le pape ne peut être appelé « universalis » (D XCIX, C. 4 et 5 : 351) ; il maintient certaines limites à l'obéissance qu'on lui doit ; il emprunte à Yves de Chartres le texte fameux du cardinal Humbert déjà cité par Deusdedit, selon lequel « cunctos ipse iudicaturus [Papa] a nemine est iudicandus nisi deprehendatur a fide devius », « le pape, devant juger tous les autres, n'est soumis au jugement de personne, à moins qu'il ne soit trouvé sorti du chemin de la foi ». Enfin, diverses citations de saint Cyprien, saint Augustin, saint Grégoire, font que, dans ce Ius decretalium naissant, dans cette Église dominée par le Siège romain, le vieux point de vue de l'ecclesia a encore la parole : nous entendons par là le fait de voir dans la communauté chrétienne comme telle un sujet d'activités et même d'initiatives. Aussi certains décrétalistes du XIIesiècle ont-ils parfois cherché à diminuer l'autorité de Gratien (cf. Stud. Grat. III, 264 n. 149) tandis qu'au contraire, par anti-ultramontanisme, un Joseph II tentera de s'en servir, à Louvain, contre le Jus novum des Décrétales (ibid. p. 588).

    2.Les Décrétistes. Deux points très importants doivent être surtout notés.

    1) la formation d'une distinction entre ordre et juridictions.

    Impliquée dans les faits, elle ne s'est dégagée que lentement. Les ordinations absolues, celles des moines sans ministère ont fait dire d'abord que ces derniers ne reçoivent pas les clefs dans leur ordination. Gratien, lui, distinguait ici potestas etexsecutio potestatis. La question de ce que peuvent ou ne peuvent pas faire des prêtres hérétiques amenait tel décrétiste à distinguer entre ordo etmera potestas. Huguccio distingue entre la potestas ligandi et solvendi, qui appartient à l'ordo sacerdotales comme tel, et la iurisdictio, qui intervient dans l'excommunication et qui peut être donnée à un laïc. La distinction achève de se formuler chez les théologiens du début du XIIIe siècle, les disciples de Pierre le Chantre, Étienne Langton, Godefroid de Poitiers, Guillaume d'Auxerre. Ordre et juridiction sont dès lors séparés ; le pouvoir d'excommunier, enveloppé d'abord indistinctement dans le pouvoir des clefs, est sorti du pouvoir d'ordre : il est rattaché à la juridiction contentieuse et au pouvoir coactif qu'ont les archidiacres ou les légats non prêtres. Évidemment, ceci devait avoir son impact sur l'ensemble de l'ecclésiologie (en donnant au juridictionnel une certaine autonomie par rapport au sacramentel et même au pastoral) et plus particulièrement sur la conception du pouvoir pontifical. On a assez tôt noté que Pierre l'emportait sur les autres apôtres non par la consécration ou l'ordre mais par la dispensationis dignitas (Rufin),l'administratio(Etienne de Tournai). On se trouve dès lors dans la ligne qui amènera un Agostino Trionfo à écrire « Papa est nomen iurisdictionis » et à dire qu'il suffirait au pape d'être « vicaire du Christ » sans être évêque de Rome.

    2) Des éléments d'une vue de l'Église comme corporation

    Les canonistes n'ont pas formulé une doctrine théorique et générale, ils ont simplement utilisé le matériel conceptuel et verbal, soit du milieu théologique, soit des textes juridiques, pour formuler les règles et la justification d'un bon ordre externe dans l'Église : qui possède les biens et en dispose, qui pose des actes juridiques et agit en justice, qui engage qui ? qui détient le pouvoir quand le chef disparaît ? etc. Les canonistes rencontrent l'idée de l'Église comme corpus, impliquant tête et membres et celle de l'Église comme « multitudo fidelium, universitas christianorum ». Les deux idées n'étaient en rien contradictoires et Hugues de Saint-Victor les unissait dans le même texte (cf. infra, p. 160). L'idée de disjoindre un aspect de « corporation » (collegium, societas, universitas, collectif, congregatio) et un aspect d' « institution », celle-ci étant formée d'en haut, celle-là d'en bas et par ses membres, est une idée moderne (juristes protestants dès les XIIe et XIIIe siècles ; O. von Gierke), non une idée du XIIe siècle. La notion de corpus telle que les décrétistes la mettent en oeuvre, assumait et unissait les deux aspects. Elle était assez communément entendue dans le sens corporatif-sociologique, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Huguccio, le maître bolonais d'Innocent III, qui écrit en 1188-90, applique le droit corporatif aux rapports existant entre l'évêque et son chapitre : à la mort de l'évêque, le pouvoir de juridiction qui lui avait été conféré par l'élection, revient au chapitre qui l'a élu. Huguccio va plus loin. Il attribue à l'Église totale une structure corporative semblable à celle des différentes communautés locales qui la forment ; il transpose au rapport existant entre le pape et les cardinaux ou entre l'Église romaine et l'Église universelle, celui qu'il a mis entre l'évêque et son chapitre. A la suite de Tierney on peut voir, dans ces positions, reprises au XIIIesiècle par Hostiensis († 1271), le germe d'un passage à une conception représentative et des thèses conciliaristes tenant que le pouvoir réside dans 1'universitas, et dans le pape comme son ministre.

    Au XIIe siècle, on n'en est pas là. On ne sépare ni n'oppose pape et concile : le pape n'est jamais mieux en possession de sa puissance qu'à la tête du concile. On tient deux thèses qu'on ne réduit pas bien à l'unité : d'un côté, le pape est caput, il n'a pas d'autorité au-dessus de lui pour le juger ; d'un autre côté, il est lié aux décisions de l'assemblée conciliaire. D'un côté, le concile reçoit de lui sa robur ; d'un autre côté le concile est plus que le pape seul. C'est que l'indéfectibilité dans la foi appartient àl'ecclesia comme telle, à laquelle on applique la plupart du temps la promesse de Lc 22, 32.On n'a pas encore l'idée d'une infaillibilité personnelle-fonctionnelle du pape. C'est le XIIIesiècle, c'est saint Thomas d'Aquin, ce sont les publicistes qui feront coïncider primauté papale de juridiction et infaillibilité.

    B.Gratien et les Décrétistes sur le rapport entre les deux pouvoirs.

    La pensée de Gratien se situe dans la ligne du dualisme gélasien : les deux pouvoirs ont été institués par Dieu séparément. Us princes sont soumis à la juridiction de l'Église au spirituel, et cela peut avoir son impact en matière séculière, mais en principe le pouvoir temporel se tient et opère indépendamment du pouvoir sacerdotal. Telle est la position généralement tenue par les canonistes dans la seconde moitié du XIIe siècle, et à Bologne plus nettement encore qu'à Paris (plus grande proximité de l'Empire). Les canonistes, plus soucieux des faits que les théologiens, ne sont pas théocrates, mais plusieurs le deviendront au début du XIIIe siècle et surtout à l'époque des décrétalistes.

    NOUVEAU DROIT, NOUVELLE CONCEPTION DE L'ÉGLISE ? DE GRATIEN À ALEXANDRE Ill ET À BONIFACE VIII

    R. Sohm a formulé à ce sujet des vues qui tiennent en réalité à sa conception générale ou théorique. Selon lui, Église et législation humaine sont deux choses incompatibles, car l'Église est de Dieu, elle est régie par le Saint Esprit. Après une période toute charismatique, vint celle de l'organisation, mais il s'agissait de reconnaître l'action de Dieu : dans les sacrements, les élections et les ordinations, les conciles, etc. Le prêtre n'agissait que comme président de l'ecclesia, non en vertu d'un pouvoir personnellement (et inamissiblement) possédé. L'ancien droit était un droit pneumatique, divin. Le Décret de Gratien en est le dernier produit : il formule un droit théologique et sacramentel : Sohm en a présenté une division ou un plan qui, enjambant et bousculant non seulement les schèmes admis mais les divisions de Gratien lui-même, ramenait le Décret à exprimer un pur droit des sacrements. Pour Sohm, c'est après Gratien, à partir de 1170 environ, que s'est opéré le plus grand renversement (« Umwälzung » : KR II, 89) qui se soit accompli dans le catholicisme. Sous l'influence des glossateurs du droit romain, la pensée des décrétistes devint juridique. Ils conçurent l'Église comme une corporation, une société soumise à un pouvoir législatif appartenant à cette société : celle-ci était semblable à n'importe quel corps politique, à cela près que son pouvoir de gouvernement s'exerçant dans le domaine du for externe (on introduit alors cette distinction) s'impose comme une autorité divine. Tandis qu'un droit inchangeable essentiellement traditionnelimposait jadis des limites au pouvoir papal, le nouveau droit socio-corporatif lui ouvre largement la carrière.

    Cette tentative de Sohm, et aussi bien son hypothèse d'une période charismatique, son idée d'un droit inchangeable, son interprétation des conciles, des ordinations, etc., ont été réfutées. On peut dire que, du détail de la construction de Sohm, assez peu historiquement documentée du reste, rien n'a tenu sous la critique des spécialistes et devant un traitement vraiment historique des textes et des institutions. Par contre, le problème de fond demeure même si, comme il faut le faire, on le dégage des présupposés typiquement luthériens de Sohm. Ce problème est celui du passage d'une Église vue à la lumière d'un actualisme de l'action divine qui la fait, à une Église fondée une fois par le Christ, dotée par lui des organes nécessaires à sa vie et dont on considère les structures propres ; ou encore passage d'une prévalence de la réalité ecclesia (la communauté chrétienne comme telle) à une prévalence de la potestas inhérente au sacerdoce et surtout à la papauté. Les explications de Sohm sont à réviser, mais le problème qu'il a soulevé est réel. Pour le bien aborder il ne faudrait pas illustrer vaille que vaille, -par quelques textes disparates, tel ou tel aspect d'une construction idéologique - ce qu'a fait Sohm - mais replacer une véritable histoire des idées dans le déroulement de l'histoire générale, à la fois politique, culturelle, sociale, économique. Le dégagement d'idées nouvelles est inséparable de la lutte contre l'investiture laïque, de l'impulsion donnée aux recherches canoniques par la réforme grégorienne, de la naissance et du développement d'un nouveau sens de la sociabilité, qui marque si fort le XIIe siècle : habitude de s'assembler, développement des relations commerciales et de la bourgeoisie des villes, mouvement des communes, et aussi croissance renouvelée de l'autorité papale, supplantation du pur monastique par le clérical et le sacerdotal dans la vie de l'Église, etc. On sort (partiellement) d'un monde platonisant, dominé par un exemplarisme céleste, pour entrer dans un monde intéressé par la nature et la consistance des choses. Une certaine juridisation de la notion d'Église nous parait incontestable : pendant près de deux siècles, elle se juxtaposera simplement à une vision encore très théologale et très sacramentelle, mais elle finira par prévaloir au début du XIVe siècle. La science canonique n'est pas seule à se développer. La méthode dialectique et les écoles donnent la Scolastique, dont nous verrons l'apport en théologie des sacrements (caractère), du Corps mystique, etc. À l'influence du droit romain sur les canonistes (à Bologne, 1070 s.) répondra, à partir de 1260 l'apport de la Politique d'Aristote à la science théologique : on aura une philosophie sociale, une théorie de la loi et du pouvoir légiférant du prince. De même qu'en politique on a, au lieu de Miroirs desprinces, des De regimine principum, de même, dans l’Église, le pouvoir légiférant du pape et un Droit des Décrétales supplantent l'observance traditionnelle des statuta patrum. De fait, à partir de 1187, et même avant 1179, on commence à faire des collections de décrétales que poursuivront Boniface VIII et Jean XXII. Entre Gratien et Boniface VIII s'écoule ce qu'on peut, avec H. Feine, appeler l'âge canonique. A partir d'Alexandre III, les papes sont en majorité des canonistes : 470 décrétales d'Alexandre III ont été assumées dans le Corpus juris.

    Il semble incontestable que, du fait de cette importance croissante prise par le droit, par le pouvoir de porter des lois, par l'organisation, l'Église a davantage contracté un aspect de style étatique. Ce sera vrai surtout plus tard, sous Boniface VIII, puis en Avignon. On compare parfois ses structures à celles de la société féodale ou à celles d'une monarchie, mais les époques antérieures, le IXe siècle surtout, l'avaient déjà fait. On en parle volontiers comme d'une reine : même remarque. Les hommes du Moyen Âge sont pleins d'idées et d'images royales : ce n'est pas propre au XIIesiècle. Incontestablement cependant, les représentations plastiques affectionnent, au XIIesiècle, de montrer l'Église en face du Christ, comme son Épouse tenant de lui la dignité de reine.

     

    CHAPITRE VII : L'ECCLÉSIOLOGIE DANS LA SCOLASTIQUE DU XIIe SIÈCLE

    A. Avant les élaborations de la Première Scolastique.

    La vision des choses est dominée par l'influence des thèmes augustiniens. Cela est sensible en particulier pour ceux de l'unité par la foi, de l'ecclesia, du corps du Christ.

    1) En tout temps, le Christ a des fidèles leur ensemble forme son corps. L'unité de celui-ci - ou, aussi bien, de l'Église, car elle n'est autre chose que l' « universitas fidelium » est constituée par l'unité de foi, « ante legem, sub lege, sub gratia », avant la Loi, sous la Loi, sous la grâce. Simplement, avant l'Incarnation, les justes croyaient au Christ à. venir ; les chrétiens croient au Christ advenu. La foi n'a pas été changée pour autant. Ce thème augustinien est un principe fondamental et un bien commun pour la conscience ecclésiologique du XIIe siècle - et aussi bien du XIIIe.

    2) La théologie augustinienne de l'ecclesia tient que les sacrements produisent leur fruit de grâce salutaire seulement dans l'Église - ceci est communément tenu au XIIesiècle - et par lacaritas ou1'unitas qui unit la communauté des chrétiens. C'est celle-ci, dans son unité, que réalise le Saint-Esprit, qui est le sujet des opérations de grâce. Il reste quelque chose de cette idée dans la théologie de la pénitence surtout, mais parfois encore dans celle de l'offrande, voire de la consécration de l'Eucharistie.

    3) Nous nous attarderons davantage sur la théologie de l'Église comme Corps du Christ, en interrogeant d'abord Hugues de Saint-Victor.

    Les symboles, les explications typologiques de l’Écriture dans lesquels les Victorins, Richard et Hugues lui-même, expriment le plus communément leur vision de l'Église, sont ceux-là mêmes qu'on trouve depuis les Pères à travers tout le Moyen Âge. On peut seulement relever une insistance sur les applications à la vie de l'âme. L’Église est la réalité actuelle des mystères de notre communion avec Dieu et de sa restauration, dont parle l’Écriture. Elle est, par ses « mystères » (à la fois doctrines et rites ou sacrements), le lieu où agissent et portent leur fruit les forces spirituelles qui réalisent cette communion.

    En quelques chapitres, cependant, dont on aurait tort de minimiser l'importance, Hugues de Saint-Victor tente de définir la réalité de l'Église elle-même telle qu'elle existe en sa condition terrestre : ceci dans le De sacramentis christianae fidei, rédigé vers la fin de sa vie (avant 1137 ?), lib. II, pars 2 (PL 176, 415-422). Il s'applique d'abord (c. 1-2, col. 415-417) à définir l'Église en intégrant l'essentiel de la pensée augustinienne sur le corps du Christ dans une vision de l'histoire du salut (Création et Rédemption : opus condicionis, opus restaurationis) et dans une théologie développée des sacrements. La foi est le principe d'unité du peuple de Dieu ; sous le régime du Christ advenu, elle est scellée par le baptême (De sacr. I, 12, c. 1 . PL 176, 347-349). Hugues unit étroitement la vertu ou l'acte intérieur et ce qui les traduit et en même temps les accomplit au plan du sacrement : les sacrements sont sacrements de la foi. Par la foi scellée désormais dans le baptême, on est incorporé au Christ. Or « de même que l'Esprit, dans l'homme, descend par le moyen de la tête vers les membres qu'il doit vivifier, ainsi le Saint-Esprit arrive par le Christ aux chrétiens.Hugues se tient dans le cadre d'idées d'Augustin. D'une part, pour recevoir l'Esprit du Christ, il faut être dans le corps du Christ (par la foi et le baptême) ; d'autre part, on est corps du Christ quand on vit de l'Esprit du Christ. Deux moments s'enchaînent : la foi et le baptême font les fideles et l'Église en tant qu'universitas fidelium ; celle-ci est appelée corps du Christ à cause de l'Esprit du Christ, propter Spiritum Christi. « Quand tu deviens chrétien, tu deviens membre du Christ, participant l'Esprit du Christ. »

    Hugues n'a pas de traité De Christo capite. On ne voit pas que ce soit la grâce du Christ qui nous fait membres de son corps : c'est son Saint-Esprit. C'est vrai, Hugues ne développe pas cet article. Il nous paraît cependant représenter le type de théologie du Corps (mystique) du Christ que nous rencontrons, au XIIesiècle, avant l'élaboration, par la Première Scolastique, du traité De Christo capite, puis De gratia Capitis. On tient ici, en effet, une théologie du Corps du Christ antérieure à ces élaborations. C'est celle que nous trouvons indiquée, au XIesiècle, chez Humbert, et Pierre Damien, au XIIe chez Hildebert de Lavardin, Hervé de Bourg-Dieu, Honorius Augustodunensis, Rupert de Deutz, assez remarquablement chez Anselme d'Havelberg, chez Isaac de l’Étoile, chez Pierre Lombard lui-même, commentateur de saint Paul (PL 191, 1440 D ; 192, 197) et dans bien des commentaires des épîtres, chez Werner II de Kussenberg, abbé de Saint-Blaise († 1174), en dépendance étroite de Hugues de Saint-Victor, chez Henri d'Albano et jusque chez un décrétiste comme Jean le Teutonique. Le fond de cette théologie de l'Église comme corps du Christ tient dans l'union de deux valeurs : 1) une pluralité de membres divers, ayant des dons et des services différents, mais constitués membres les uns des autres, dans le corps. 2) Ceci grâce à ce principe d'unité qu'est le Saint-Esprit, qui est aussi principe de vie.

    B. L'Église-Corps du Christ dans la Première Scolastique La Première Scolastique (Frühscholastik) se développe dans les écoles, depuis Anselme de Laon et Abélard, mais surtout depuis Pierre Lombard (Sententiae en 1155-57) jusqu'à Guillaume d'Auxerre († 1237) et les premiers théologiens des nouveaux Ordres mendiants. Elle est caractérisée par l'emploi de l'analyse et de la méthode dialectique de la quaestio. Une des premières questions posées est de savoir si le Christ est caput ecclesiae selon sa divinité seulement - il l'est à coup sûr, mais au même titre que le Père et l'Esprit - ou proprement selon son humanité - c'est ce qu'on admet unanimement. Autre question : que met-on exactement dans la qualité de caput ? Ce qu'y mettait saint Augustin : les valeurs de princeps et origo (premier et origine), de rector (gouverneur), le fait que tous les sens se trouvent dans la tête, non dans le reste du corps ; enfin on ajoute parfois que « unius naturae sunt caput et corpus » (Hervé de BourgDieu, Pierre de Poitiers). Lecaput dirige le corps, mesure ses activités ; mais, pas plus que chez Augustin on n'a, avant les dernières décennies du siècle, l'idée que cette tête soit, dans l'ordre de l'efficience, la source des dons de grâce qui se répandent sur les membres du corps. Même l'image de l'onction découlant de la barbe d'Aaron ne porte pas nettement cette valeur de causalité, non plus que le simple mot tons, qu'employait déjà saint Augustin.

    La constitution d'un traité de Christo capite, création du XIIesiècle peut être rattachée aux Sentences de Pierre Lombard (1155-1157), livre III, dist. 13, surtout en raison des commentaires que ce texte classique suscitera. Pierre résumait les idées acquises sur ce qui fait le Christ caput. Il citait la lettre de saint Augustin à Dardanus (Ep. 187, 40 : PL 33, 847) « de eius plenitudine acceperunt (sancti) » mais sans valoriser l'humanité du Christ. On avait là cependant les éléments du chapitre De Christo capite. C'est à partir de lui que s'est formé le traité De gratia Capitis tel que le connaîtra le XIIIesiècle et qui s'annonce au XIIe.
    1) dans les textes qui, sans préciser en quel sens exactement, disent cependant que les dons spirituels « a Christo defluunt ». Pierre le Chantre semble mériter ici une mention particulière (dernière décennie du XIIe siècle) ;
    2) dans le début d'une théologie de la grâce créée, théologie qui s'est élaborée à partir, des questions que posait le baptême des petits enfants, et qu'on peut considérer comme acquise avec lesRegulae d'Alain de Lille (après 1194 : distinction entre possession des vertus habitu ou actu), bien que l'expression « gratia creata » ne dût apparaître qu'en 1245. Ce traité De gratia Capitis s'annonce dans les Sententiae de Pierre de Poitiers (v. 1170) ; il est assez développé chez Guillaume d'Auxerre (v. 1220-1225).

    Ces élaborations ont introduit une orientation nouvelle dans le traité du Corps (mystique, dit-on à partir de 1160 environ). Au lieu d'être vu comme uni par le Saint-Esprit, le même dans le Caput-rector et dans les membres, le Corpus Christi a été vu comme le domaine ou le fruit de la grâce du Christ : grâce créée, possédée en plénitude par notre Chef et se répandant à partir de lui dans son corps. Un déplacement s'est opéré ainsi, analogue au déplacement qu'on a signalé au XIe siècle en théologie sacramentelle (supra, p. 38 et 98). Au lieu d'une considération synthétique et dynamique de l’Économie, s'achevant dans la mission du Saint-Esprit, on aura une considération analytique, une théologie de l'efficience de l'humanité et des sacrements, dont on institue une étude propre. Le traité du Corps mystique sera, au XIIIesiècle, essentiellement christologique, non pneumatologique.
    Parallèlement, on parle moins, au XIIesiècle, de la naissance de l'Église à la Pentecôte ; le thème traditionnel, connu aussi en Orient, de sa naissance du côté du Christ en croix, est par contre extrêmement fréquents.

    C. Vocabulaire ecclésiologique : « Église militante », « Corps mystique ».

    Ces deux acquisitions de vocabulaire, qui nous sont devenus familières, ont leur signification.

    1) Il semble que l'expression « ecclesia militans » apparaisse autour de 1160 chez Jean de Salisbury, puis Pierre le Mangeur. Jusque-là (et, chez plus d'un auteur, encore après), on voyait l'Église à partir de sa réalité céleste, qui ne se trouvait pas seulement au terme, mais avait précédé son apparition terrestre : l'Église n'était que la partie en itinérance et en exil (peregrinans) de la réalité céleste : schème augustinien de la Cité de Dieu. L'idée de combat, militare, était traditionnelle ; elle a pris cependant une actualité nouvelle avec les croisades au-dehors, le défi des hérésies au-dedans. Commentant la fraction de l'hostie en trois parcelles, Robert de Melun, en 1145-1155, dit qu'elles signifient la partie de l'Église qui triomphat, celle qui militat, celle qui se trouve « in poenis purgatorii ». Après 1160 environ, l'expression ecclesia militans, opposée àtriumphans, devient fréquente. Elle est absolument courante chez Innocent III. On voit davantage, désormais, l'Église en elle-même, dans la réalité et la consistance de son statut terrestre, orientée vers le ciel comme vers la récompense de ses luttes et de ses efforts. Ce n'est plus exactement la perspective du De civitate Dei. Peut-être le changement recouvre-t-il aussi une certaine perte du sens eschatologique, à la place duquel on risque d'avoir un simple « de ultimis (novissimis) rebus ». Quand nous parlons, pour la notion d'Église, de « sens eschatologique », il ne s'agit pas simplement du pessimisme, du sentiment que la fin approche, encore moins des considérations sur l'antéchrist que l'on trouve chez plusieurs auteurs du XIIesiècle. Il s'agit de la référence intérieure de l’Église et de l'idée qu'on en a, au Royaume de Dieu à venir.
    2) Le lien qui unit le corps ecclésial du Christ à son corps sacramentel est fortement affirmé. On connaît, on affirme toujours l'unité du mystère qui englobe sous le même nom de corps du Christ et dans le même processus d'alliance, le corps personnel du Fils incarné, le sacrement de l'autel et la communauté des fidèles. Seule l'école d'Abélard ramène l'incorporation au seul baptême, non à l'Eucharistie. La réflexion de la Scolastique naissante sur les sacrements, l'analyse qu’elle fait du processus sacramentel à partir des textes de saint Augustin, l'amènent cependant à préciser. On trouve chez Alger de Liège et dans l'école d'Anselme de Laon, vers 1130, une ébauche, puis, dans la Summa Sententiarum et le De sacramentis de Hugues de Saint-Victor, une formulation précise de la distinction entre sacramentum tantum, res et sacramentum, res tantum de l'Eucharistie (pur signe sacramentel, réalité et signe, pure réalité visée par le sacrement). La res, disent la Sum. Sent. et Étienne d'Autun, est l'unité du corps ecclésial. Pierre Lombard reprend ces acquisitions de l'analyse et en donne la formule dont l'enseignement se retrouvera chez tous les scolastiques après lui, et même chez l'ensemble des théologiens si l'on en excepte Gerhoh : « Ce sacrement comporte une double réalité, à savoir une qu'il contient et qu'il signifie, l'autre qu'il signifie mais ne contient pas.
    La réalité contenue et signifiée est le corps (chair) du Christ, qu'il a pris de la Vierge, et le sang qu'il a répandu pour nous. La réalité signifiée et non contenue est l'unité de l’Église... »

    Les Pères, saint Augustin passaient immédiatement du corps eucharistique du Christ à son corps communionel. Le dynamisme et la vérité d'un unique mystère allaient du Christ à son corps-Église. Pour que ce passage se fit, pour que le sacrement ait sa vérité et sa virtus, il suffisait qu'il fût célébré dans l'unité de l'Église sortie du Sauveur crucifié. Au XIIe siècle, on personnalise, on individualise davantage la démarche religieuse. On développe une théologie du caractère donnant personnellement au prêtre le pouvoir de consacrer. On distingue, au risque de les séparer, les moments du processus sacramentel et donc aussi du mystère. On s'oriente vers une théologie de la gratia creata, et le fruit du sacrement (qui suppose, pour être effectif, certaines dispositions de la part des chrétiens) ne peut plus être tout simplement « le Christ (en nous) », le grand Christ, comme on disait parfois au milieu du XIIe siècle, mais ses dons de grâce, personnellement reçus.

    Pour saint Augustin, pour le Haut Moyen Âge, la vérité du corps, « veritas corporis », c'était le corps-Église. Le corps sacramentel qui le réalisait était « mystique » (cf. supra p. 55). En suite de la réaction contre Béranger, puis par le jeu de l'analyse et une certaine perte du sens de l'unité du mystère et du dynamisme sacramentel, on s'est mis à appeler corps vrai, « corpus verum » la réalité de la présence du Christ dans le sacrement Dès lors, le corps ecclésial devait recevoir un autre qualificatif. Il fallait le distinguer, et même le distancer du corps historique du Christ. On a dit : « caro intelligibilis » ou « spiritualis » (Pierre Lombard, Magister Bandinus, Pierre de Poitiers), « mystica caro Christi » (Pierre le Mangeur). Raban Maur, au IXe siècle, avait écrit « ecclesia catholica quae mystice corpus est ». Peu avant le milieu du XIIe siècle et ensuite encore, des expressions semblables étaient employées : le corps ecclésial était signifiémystice par l'Eucharistie, il était la « mystica caro Christi ».Isaac de l’Étoile († 1168) disait « spirituale corpus », « in hoc mystico corpore ». Peu avant 1160, Maître Simon a l'expression vouée à une telle fortune : « Il y a deux choses dans le sacrement de l'autel, le corps vrai du Christ et ce qui est signifié par lui, à savoir son corps mystique, qui est l'Église », « In sacramento altaris duo sunt, id est corpus Christi verum, et quod per illud significatur, corpus eius mysticum, quod est ecclesia ». Dès lors, l'expression se rencontre fréquemment, concurremment avec les précédentes. Elle est même devenue comme stéréotypée.Au XIIesiècle, « mystique » est encore un simple adjectif qui qualifie le corps ecclésial par rapport au corps eucharistique. Au XIIIesiècle, on dira « le Corps mystique » sans référence à l'Eucharistie, comme un nom propre, un substantif, analogue à « sainte Église ». L'expression désignera le corps social qu'est l'Église (elle désignera même souvent n'importe quel corps social, en tant précisément qu'il se distingue d'un corps physique individuel), et l'on pourra parler du pape comme d'un caput (secundarium) du Corps mystique : ce qui demeurait impossible tant que l'expression gardait une référence eucharistique, car elle désignait alors le corps que le Christ est lui-même, dont il est seulement le chef.
    C'est dans le cadre d'une théologie des rapports entre corps ecclésial et corps sacramentel que « corpus mysticum » a vu le jour. Il n'y a donc pas lieu de voir dans son introduction une sorte de compensation au processus par lequel l'Église aurait été dès lors conçue de façon juridico-politique.

    D. Élaboration d'un traité des sacrements, de l'Ordre.

    Nous n'avons à l'exposer ici qu'en raison de ses conséquences ecclésiologiques : elles ont été très considérables. Brièvement :

    1) Le XIIesiècle a élaboré un traité des sacrements. Béranger de Tours a eu ici une influence en amenant la réflexion dans l'ambiance de la définition augustinienne par le signe, sacrum signum : celle-ci a presque totalement remplacé la définition isidorienne, sacrum secretum, qu'on ne cite pour ainsi dire plus dans la seconde moitié du siècle. Elle a, de la même façon, contrebalancé et remplacé une conception dionysienne du symbolon, reflet de la réalité céleste dont il émane. Pour Isidore, qui exprimait bien le sens liturgique et monastique ancien, le sacrement était une opération de Dieu s'accomplissant mystérieusement sous des apparences visibles. Dès lors, toute la vie dans l'Église était sacrement. Dans la ligne de saint Augustin, on analyse une structure des choses plus qu'on n'accueille une action de Dieu ; on s'intéresse à l'efficacité du sacrement lui-même, on cherche à préciser, si l'on peut dire, la part de Dieu (du Christ) et celle du ministre. La nouvelle considération ne sera pas moins ecclésiologique que l'ancienne mais elle le sera différemment. Plus que le sacrement du salut, universel et multiforme, on analyse les sacrements de l'Église.

    2) Pierre Lombard, qui a eu un rôle décisif dans cette histoire de la théologie sacramentaire, introduit le mot « caractère », emprunté à saint Augustin. Le mot a fait son chemin dans la seconde moitié du siècle, le concept s'est dégagé. Un Paganus de Corbeil ou la Somme Breves dies hominis, dans leur analyse du sacrement, distinguent bien, de la grâce transmise, la marque invisible et permanente. Innocent III a introduit l'expression dans l'enseignement officiel à propos du baptême (Dz 411 ; DSch 781). Cette notion de caractère, dont les grands Scolastiques reconnaîtront qu'elle ne se trouve guère chez les Pères, deviendra chez eux un principe ecclésiologique assez fondamental, permettant de distinguer les croyants des infidèles et les membres de la hiérarchie à l'intérieur de l'Église (saint Thomas, IV Sent. d. 4 q. 1, a. 4 sol. 3). On lui rattachera l'ordre lui-même, qui sera défini essentiellement comme un pouvoir sacramentel : « ordo est pars potestatis ». Ainsi chaque prêtre possédait personnellement le pouvoir d'ordre, indépendamment de son insertion dans la communion ecclésiale. C'était la fin de l'ecclésiologie augustinienne de l'ecclesia.

    3) Le Haut Moyen Âge avait été à prédominance monastique. Le XIe siècle, avec la réforme grégorienne et le développement de la vie canoniale sous le patronage de saint Augustin, a mis au premier rang la cléricature et le sacerdoce. Pour Grégoire VII, les hommes spirituels sont les clercs, et une activité pour la foi est préférable à la vie retirée : de même pour Urbain II, qui favorise les communautés de chanoines, et, à la fin du siècle, pour Innocent III. Les attaques même des sectes contre le sacerdoce portent à le magnifier. Du reste, la proportion des prêtres augmente de façon continue chez les moines depuis le VIIIe siècle. C'est un thème alors débattu. Débattue aussi la question de savoir si les moines pouvaient exercer le ministère afférent au sacerdoce. Ainsi, au cours du XIIesiècle, le clérical, le sacerdotal, le ministère de la parole et des sacrements gagnent une estime de primauté sur le pur monastique. C'est dans ce contexte, en même temps que dans celui des écoles et de la jeune Scolastique (les deux choses ne sont pas sans rapports) que s'est constitué le traité théologique des Ordres et du sacerdoce.

    Jusqu'au XIIesiècle, on en avait parlé, soit dans les De officiis, De institutions clericorum, soit dans les collections canoniques. Les décrétistes continuent à s'en occuper et certains théologiens leur laissent formellement ce soin. Mais Hugues de SaintVictor en parle, et précisément dans son esquisse d'ecclésiologie (De sacr. II, 3, 5 et 7 ; voir aussi c. 12 et 13) et aussi Pierre Lombard, qui assume son apport et celui, très riche, d'Yves de Chartres : Sent. IV, d. 24 et 25. Cette assomption par la théologie de chapitres traités jusque-là par les canonistes aura entre autres cette conséquence de porter les questions touchant les ordinations (et aussi le mariage) du domaine de dispositions et d'appréciations canoniques à celui de thèses et de normes doctrinales. La théologie encore hésitante de la validité des ordres va se fixer grâce à la notion de « caractère indélébile ». Pendant près d'un demi-siècle la théologie de l'Ordre et des ordres est restée fragmentaire et peu formelle. On distinguait tantôt neuf ordres, en les rattachant aux neuf choeurs des anges, tantôt sept, en les référant aux sept dons du Saint-Esprit. Clarté et fermeté ne seront acquises qu'au moment où l'on mettra en oeuvre des concepts précis. Ce seront celui de « caractère », lié à celui de potestas, de pouvoir de consacrer l'Eucharistie, « pouvoir » sur le « corps vrai » du Christ, entraînant un pouvoir sur son « Corps mystique » (prédication, clefs). Certes, le sacerdoce avait toujours été cela, mais le Haut Moyen Âge s'intéressait surtout au pouvoir de lier et de délier. De cela, on trouve encore bien des traces à notre époque. Désormais le sacerdoce, et même les autres ordres, seront définis par rapport à l'Eucharistie.

    Deux conséquences de grande portée ecclésiologique s'en sont suivies :
    1) Au lieu d'être vu d'abord comme un service de (et dans) la communauté à édifier en Corps du Christ, le sacerdoce est posé comme une réalité pour soi, définie par le pouvoir, personnellement possédé (caractère) de consacrer l'Eucharistie. Les ordinations absolues se sont multipliées depuis le IXe siècle et surtout au XIe ; Alexandre III (concile de 1179, c. 5) et Innocent III la réglementent en exigeant qu'elle comporte un titre de subsistance.
    2) Le sacerdoce se définissant par rapport à l'Eucharistie, le presbytéral le réalise autant que l'épiscopat. Celui-ci n'est pas supérieur à celui-là dans la ligne du sacrement. Un énoncé de saint Jérôme, déjà mis en oeuvre au IXe siècle par Amalaire et Raban Maur, confirmait leur identité. On partait donc du presbytéral et l'on se demandait ce que l'épiscopat lui ajoutait. On distinguait alors deux sens de ordo et deux titres de hiérarchie : l’un selon le sacrement ou la consécration : le sacerdoce du simple prêtre en était le sommet ; l'autre selon la dignité, la situation pastorale ou la mission : on situait ici l'épiscopat, simple dignitas in ordine. Ce vocabulaire apparaît avec Hugues de Saint-Victor (De sacr. Il, 2, 5 : PL 176, 419) et Pierre Lombard (episcopatus = dignitas et officium : Sent. IV d. 24, c. 14 n. 248). Le mot ordo lui-même ne signifiait plus le collège ou le corps hiérarchique dans lequel on entrait par l'ordination, mais le pouvoir sacramentel que celle-ci conférait. Partant de ces données, la Scolastique a manqué d'élaborer une théologie satisfaisante de l'épiscopat, fait qui a pesé sur la théologie catholique jusqu'au concile de Trente et même jusqu'à Pie XII et Vatican II. La comparaison, reprise partout, entre les évêques et les apôtres d'une part, les prêtres et les 72 (70) disciples d'autre part, n'a pas apporté de correctif notable à cette théologie insuffisante. C'était pourtant donner à leur distinction une origine divine.

    E. Conclusion.

    La théologie du XIIe siècle a acquis des instruments conceptuels que celle du XIIIesiècle précisera et mettra en oeuvre : l'idée de causalité, dont usera tant la grande Scolastique, commence également sa carrière : timidement encore. La théologie monastique, celle d'un saint Bernard par exemple, voire d'un Rupert, reste dans la ligne des Pères et de la liturgie. La théologie des écoles, analytique et dialectique, se tourne vers les choses elles-mêmes et cherche à préciser leur nature, leur statut, leur place. Rien de plus significatif à cet égard que le changement d'application du qualificatif verum appliqué àcorpus (Christi). On passe d'une « vérité » de style biblique, à savoir la plénitude d'être à laquelle va un processus dynamique, à une « vérité » consistant en l'être de la chose en elle-même. De même, dans la considération de la grâce, on passe du point de vue dynamique et personnaliste (l'acte de Dieu) à un point de vue plus statique et chosiste (une certaine ontologie surnaturelle en nous). En ecclésiologie l'attention connaît un glissement analogie : on pourrait l'exprimer en des termes empruntés à la théologie même du XIIesiècle : de la res transcendante au sacramentum visible. Les qualifications classiques de Sponsa et Regina sont davantage considérées comme des attributs appartenant à l'Église en elle-même. Plus que la partie pérégrinante de la Cité céleste, cette Église est considérée en elle-même comme militante pour le Christ et en vue du ciel. Dans le titre de « vicaire du Christ » qui va devenir, avec Innocent III, un titre propre au pape, le sens juridique, celui de locum tenens muni des pouvoirs du chef principal, gagne sur le sens sacramentel d'une opération verticale et actuelle de Dieu dans et par son représentant. Etc.

    Ce passage en train de se faire de la res au sacramentum explique sans doute l'absence d'une position claire dans la question de savoir si les pécheurs appartiennent encore à l'Église . L'Église est-elle communion de grâce ou société des moyens de grâce ? Elle est les deux, et beaucoup distinguent l'appartenance que l'on a au titre de la vie et au titre des sacrements. Un pécheur reste de ou dans l'Église « participatione sacramentorum » ou au moins « communione christiani characteris » ; il en est alors « corpore, non mente ; numero, non merito ». Les pécheurs sont in ecclesia, et pourtant ils ne sont pas membra Christi dit Baudouin de Cantorbéry (De sacr. ali. : PL 204, 717 comp. Pierre le Chantre cité n. 5). Admettrait-on une certaine différence ou distance entre Église et Corps mystique ? Oui : non en ce sens qu’ils représenteraient deux réalités différentes, mais en ce sens que « Corps » ou « membres du Christ » suppose l’union par la grâce, « Église » signifie un corps visible et une incorporation effective par des moyens visibles, sacramentels. Cela apparaît également dans l’usage de l’expression « unitas ecclesiae ». nées, la Scolastique a manqué d'élaborer une théologie satisfaisante de l'épiscopat, fait qui a pesé sur la théologie catholique jusqu'au concile de Trente et même jusqu'à Pie XII et Vatican Il. La comparaison, reprise partout, entre les évêques et les apôtres d'une part, les prêtres et les 72 (70) disciples d'autre part, n'a pas apporté de correctif notable à cette théologie insuffisante. C'était pourtant donner à leur distinction une origine divine.

    LES DEUX POUVOIRS. COURANT DUALISTE ET TENDANCE HIÉROCRATIQUE.

    La période qui va de Grégoire VII à Innocent III a été décisive. Elle recevait au départ un double héritage : celui de l'époque carolingienne, cher à l'Empire, où l’Église était le peuple de Dieu gouverné conjointement par le Sacerdotium et le Regnum ; celui de la réforme grégorienne, où l'Église consistait principalement dans les clercs, avec le pape au sommet ou à la source : cette Église, prenant son indépendance à l'égard de la société temporelle, favorisait par contrecoup, en celle-ci, la conscience d'une consistance propre et autonome. Le XIIe siècle, en effet, connaît un renouveau du droit romain, il élabore un droit des corporations ; il voit se constituer des États dans la ligne de ce que seront les États modernes : monarchies normandes fortement centralisées, Barberousse en Sicile, royauté des fils de Guillaume le Conquérant. Le sentiment national, perceptible déjà dans la désagrégation de l'Empire carolingien, s'affirme au XIIe siècle. Chaque roi veut être empereur chez lui, c'est-à-dire totalement indépendant : un fait dont l’Église romaine ne s'est pas bien rendu compte, attachée qu'elle était à l'idée, déjà virtuellement dépassée, de l'Empire (cf. G. B. Ladner).

    Depuis que le sacerdoce a repris sa « liberté » à l'égard des seigneurs temporels, il se trouve en lutte avec eux. La théologie du pouvoir papal qui se fixe et se formule à partir de Gr6goire VII jusqu'à Innocent III qui la porte à son sommet, se ressent de cette situation, en même temps que du remarquable déploiement de la science canonique : c'est une théologie d'un pouvoir sacerdotal en face (et au-dessus) d'un pouvoir royal. Dans la ligne grégorienne, le pouvoir papal devient une pièce de la vision théologique de l'Église, selon un processus qui ne sera achevé qu'après la victoire de la papauté sur le conciliarisme et même sur l'épiscopalisme.
    Les positions prises sur la question des deux pouvoirs comportent bien des différences et des nuances d'auteur à auteur, selon les dates et les circonstances. Seules les monographies peuvent en rendre compte adéquatement. Nous référant à celles qui existent (cf. n. 1), nous ne devons et ne pouvons ici qu'indiquer les lignes d'ensemble, pour autant qu'elles intéressent l'ecclésiologie et son devenir historique.
    Tous sont habités par un idéal d'unité. Tous recherchent une synthèse totale (cela se marque jusque dans le goût encyclop6dique du XIIe siècle). Tous veulent informer toute la vie terrestre par les finalités célestes. Mais on peut, pour cela, suivre deux lignes différentes :
    a) une ligne de pensée selon laquelle l'ecclesia englobe la société. Cela peut être la position de fidèles de l'Empire, au bénéfice de l'empereur : on connaît celle de l'Anonyme normand. Cela peut être celle, opposée, de canonistes tenant pour une théocratie ou une monarchie universelle papale. Cela peut être, à un degré plus modéré, celle de théologiens cherchant une sacralisation de toute la vie : tendance bien théologique, souvent monastique, souvent aussi conservatrice, pour laquelle le P. Kempf préfère parler de « spiritualisme politique ». Elle pouvait trouver son compte dans le schéma des trois ordines (ordines de l'ecclesia !).
    b) une ligne de pensée plus ouverte aux réalités de l'histoire, particulièrement suivie par les canonistes : on reconnaît la consistance et même une relative autonomie de l'ordre laïc ou séculier et l'on situe, par rapport à lui, l'autorité plus haute et plus large du pape. Innocent III se rattache à ces deux courants à la fois. Après lui, le courant hiérocratique dominera chez plusieurs papes et chez les décrétalistes ; il aura aussi encore ses partisans chez les théologiens augustiniens ou invoquant le Pseudo-Denys (aboutissement à la bulle Unam sanctam, 1302).Le courant dualiste profitera des apports de la philosophie politique d'Aristote (Thomas d'Aquin, mais surtout Jean de Paris).

    A. Le propre d'une position théocratique, qui devient facilement hiérocratique, est d'envisager l'Église comme universitas fidelium, peuple de Dieu voué au ciel, devant y être conduit essentiellement par les prêtres mais aussi, parce que les méchants ont besoin d'être réprimés, par des rois. Dans ces conditions, la royauté est vue comme purement ministérielle, exerçant une fonction en vue de l'Église et en elle. De là à penser que les rois n'ont de pouvoir que dans l'Église - peut-être même reçu de l'Église ou en tout cas confirmé et légitimé par elle, la distance est facilement franchie.
    On peut situer dans cet univers de pensée Honorius Augustodunensis, et ceux qui, comme Hugues de Saint-Victor, à certains égards Étienne de Tournai, Thomas Becket, ont également une ecclésiologie de 1'universitas (fidelium) se distribuant en deux ordines, comme les deux côtés du même corps, les clercs et les laïcs. Saint Bernard est un cas particulier : il a des énoncés analogues, mais faits dans un climat essentiellement moral et pratique, non juridique : c'est pourquoi ses formules ont été tirées et utilisées par les partisans opposés de Philippe le Bel et de Boniface VIII quand elles ont été prises en un sens juridicothéorique. Hugues de Saint-Victor est aussi un cas particulier, d'autant plus notable qu’il est significatif pour ce qui l'a suivi, jusques et y compris la bulle Unam sanctam. Hugues distingue bien les deux compétences, celle de la vie terrestre et celle de la vie de l'esprit, mais tout aussitôt, et en conséquence, il affirme la supériorité du sacerdoce, compétence de celle-ci, sur la royauté, compétence de celle-là, et il exprime le rapport qu'il met entre les deux en disant : spiritualis potestas terrenam potestatem instituere habet, ut sit, et iudicare habet, si bona non fuerit ( ) formans per institutionem. « Au pouvoir spirituel incombe d'instituer le pouvoir terrestre pour qu'il soit, il lui incombe de le juger s'il n'est pas bon (…) il lui donne forme par l'institution. » Le terme instituere est en lui-même assez vague : il signifie nommer, installer dans une charge, introniser. La pensée de Hugues doit s'expliquer dans le cadre de son idée de l'Église comme Corps du Christ et de la royauté comme fonction dans ce corps. Hugues ne dit pas que les rois terrestres tiennent leur pouvoir du sacerdoce, mais il entend qu'ils sont « formés » comme rois chrétiens par l'intervention consécratoire du sacerdoce. Il étend ainsi à tous les rois ce qui était admis pour l'empereur. C'est l'esprit (l'âme) qui donne au corps sa finalité supérieure.
    Que l'idée d'unité englobant, sous le nom de civitas Dei, l'Église des prêtres et l'empire, pût profiter également à celui-ci, on le voit par Othon de Freising, neveu d'Henri IV et oncle de Barberousse. Mais, se trouvant parmi ceux qui entendent par les deux glaives les deux pouvoirs eux-mêmes, Othon les sépare soigneusement et n'attribue au pape que le glaive dont il use effectivement, le spirituel. On ne peut donc faire de l'évêque de Freising un hiérocrate : il n'a pas d'intérêt pour la seule Église sacerdotale.
    En Angleterre, après la mort du dernier fils du Conquérant s'accroît l'influence de la hiérarchie et du sacerdoce : celui-ci est comme l'âme, la royauté est comme le corps et doit user de son pouvoir pour 1'utflité et selon les normes de l'Église. Jean de Salisbury (v. 1115-1180) hérite de ces idées et tente de les accorder avec le respect de la distinction des deux pouvoirs, qu'il tient de ses influences chartraines et de son contact avec l'Antiquité et avec les canonistes. Les affirmations de dualisme reviennent souvent dans le Policraticus. Mais l'idéal de chrétienté inspiré du Deutéronome (IV, 4 et 6) impose la conception ministérielle de la fonction royale : « le prince est donc ministre du sacerdoce ; il exerce cette part des devoirs sacrés qui est estimée indigne des mains sacerdotales ». On en reste à la distinction des fonctions sans distinction des fins ni des normes, ni donc vraiment des domaines. La respublica demeure le corps chrétien, qui ne peut être gouverné que par des prêtres ou sous leur magistère, le pape occupant le sommet de leur hiérarchie (nombreux énoncés sur son pouvoir, à la différence de Robert Pulleyn, qui n'en parle pas). Jean de Salisbury fut secrétaire de Thomas Becket. D'abord assez mondain, celui-ci a été saisi par les exigences de sa charge et de la lutte pour la « liberté » de l'Église. Il formule alors la conception ministérielle de la royauté, d'une façon qui réduit son pouvoir au glaive reçu de l'Église pour les finalités de celle-ci : la royauté n'est qu'une fonction dans l'Église.
    Cette notion ministérielle et cléricale du Regnum s'appliquait tout naturellement à la dignité impériale car, empereur romain, il était comme tel sacré par le pape pour la défense de l'Église romaine et pour garder la paix, sous la présidence du pape, comme « brachium ecclesiae Romanae ». C'est ce qu'on peut appeler la notion curialiste ou canonique de la dignité impériale : c'est celle que Barberousse a subodorée sous le mot « beneficium » employé par Adrien IV et par le cardinal Roland (futur Alexandre III ... ) à Besançon en 1157, et qu'il a vivement rejetée. L’idée commune au XIIe siècle est que les rois sont les avoués (advocati) de l'Église. Pour certains, s'agissant de l’empereur, le sacre était constituant de son pouvoir, mais, nous allons le voir, ce n'était point là une doctrine commune. D'autre part, dans le sacre lui-même, on opéra, dans la seconde moitié du XIIe siècle, certains changements tendant à signifier qu'il n'introduisait pas le souverain dans la hiérarchie cléricale.
    Une tendance hiérocratique existe également chez quelques canonistes, par la reconnaissance au pape de la qualité de verus imperator : non qu'ils voulussent lui attribuer le pouvoir temporel ; ils supposaient la notion canonique de la dignité impériale et voulaient seulement affirmer que, dans le corps social chrétien, il a seul l'autorité suprême et universelle.

    B. Si plus d'un théologien participe à un courant favorable à la hiérocratie, la plupart des décrétistes, à la suite de Gratien lui-même, reconnaissent plus nettement l'indépendance du pouvoir royal comme pouvoir, à l'égard du sacerdoce. Ce ne sont pas les empereurs seulement qui, s'appuyant sur la lex regia, affirment avoir cette qualité avant d'être couronnés (ainsi Conrad III, Frédéric Ier), c'est la majorité des décrétistes. Certains, comme Rufin (en 1157-1159) distinguent entre un ius auctoritatis, qui donne la légitimité morale et religieuse du pouvoir, et un ius amministrationis, droit de gérance, que l'empereur possède sans intervention du pape : donc, tendance hiérocratique. Mais le plus grand nombre des canonistes reste fidèle au dualisme gélasien. Si Roland Bandinelli a, avant 1148, quelques formules de saveur théocratique, devenu Alexandre III en 1159, il tient nettement que le pouvoir royal ne consiste pas uniquement dans le service de l'Église et qu'il a son domaine propre. Huguccio, le maître d'Innocent III, entre 1188 et 1190, donne la formule la plus élaborée du dualisme. Le Christ n'a pas distingué seulement lesofficia, mais les iura, de sorte qu'il y a une iurisdictio divisa : une fonction ne dépend pas de l'autre : « aucune des deux ne dépend de l'autre quant à son institution », neutrum pendet ex altero quoad institutionem. L'empereur ne tient pas son pouvoir du pape, mais de sa valeur et du peuple, par le moyen de l'élection. Le pape a pouvoir sur les laïcs seulement quoad spiritualia. Cependant, avec tous les théologiens et les canonistes du XIIesiècle, Huguccio tient que l'Église possède en droit le glaive matériel, c'est-à-dire la possibilité de se défendre et de procurer la justice par la force, mais qu’elle l'exerce en commandant aux laïcs compétents.
    Ni chez Huguccio, d'ailleurs, ni chez les décrétistes on ne se trouve en présence d'une théorie complète élaborée pour elle-même. Ils ont quelques options de valeur générale qu'ils s'efforcent d'harmoniser avec des faits qui ont été déterminés non seulement par la situation de chrétienté, mais par l'ecclésiologie grégorienne et la victoire de la papauté. Concrètement, le pape a la charge de la paix et de la justice au niveau le plus haut : d'où interventions et jugements dans les querelles des princes ratione criminis (peccati) ; il peut (seul) sacrer mais aussi excommunier un empereur, légitimer les enfants royaux (c'est même en commentant ce point que le décrétaliste Jean de Galles prononcera, après 1210, les mots sed non directe et lancera ainsi l'expression de « pouvoir indirect »).

    Le pouvoir pontifical : Vraiment, le XIIesiècle va de Grégoire VII à Innocent III. Le pouvoir papal conçu comme « plenitudo potestatis » dans un sens monarchique, entre de plus en plus dans la vision de l'Église. Cela se marquer entre autres, au plan du vocabulaire :
    Apostolicus : il était courant de désigner ainsi le pape dès le IXe siècle. Au XIIe la chose est acquise, non seulement chez les canonistes (apostolici decreta : Yves de Chartres, Epp. 134 et 140 : PL 162, 144 et 147) mais chez les théologiens : le pape estApostolicus parce qu'il tient la place du princeps apostolorum.
    Universalis. Gratien (c. 5 D.XCIX) retenait encore le texte de saint Grégoire selon lequel le pape ne peut être appelé universalis. Mais il y avait eu le concile de Reims 1049 : Mansi (XIX, 738), et Grégoire VII (DP 11). Vers 1157, Rufin (in loc., éd. Singer 194) précise : « Hoc hodie non servatur, cotidie namque in epistolis nostris Summum Pontificem universalem appellamus. »
    Plenitudo potestatis. L'expression vient de saint Léon (supra p. 29) qui l'opposait à la pars sollicitudinis communiquée à son légat ; on a fait l'application du couple de termes à la relation existant entre les évêques et le pape. Gratien ne mettait pas le thème en vedette : il en va différemment de Rufin qui en fait l'expression même du pouvoir suprême du pape en général. Chez les canonistes, le contenu en est demeuré assez peu précis, mais saint Bernard, dont l'influence a été grande en matière de vocabulaire papal, a mis l'expression en rapport avec la typologie christologique de Melchisédech. Cela se retrouvera chez Innocent III, très pénétré du pathos bernardin, sous la forme de la plenitudo potestatis du pape, vicaire du Christ-Prêtre et Roi. Entre deux la formule était entrée dans le vocabulaire de la Curie, sous Clément III.
    Vicarius Christi demeure encore très fréquemment appliqué aux évêques, même aux simples prêtres et, ce qui est encore plus significatif, aux abbés. S'agissant du pape, on dit encore souvent « vicarius Sancti Petri ». Alexandre III s'en tient à ce titre. Mais il arrive encore que les évêques le prennent. On trouve aussi, v. 1160-1170, Petri successor, vicarius Christi, qui dénonce un moment de transition. Cependant vicarius Christi, appliqué au pape, non seulement devient de plus en plus habituel, mais tend à devenir un titre propre et même un titre réservé au pape : voir à cet égard le témoignage d'Huguccio, puis de la Summa Reginensis, v. 1190. Il arrive alors que le pape soit comme sorti de l'ordre apostolique : il représente le Christ, ce sont les évêques qui vicem gerunt apostolorum sub Christo et vice Christi sub Petro, et vice Petri sub pontifice Romano eius vicario. L'exégèse qui, dans le texte de Jn 21, 15-17, voit les simples fidèles désignés par agnos et les évêques désignés par oves, tend à devenir commune. Affronté à l'ecclésiologie de communion que lui expose Nicetas, Anselme de Havelberg prend mieux conscience du fait que le pape ne représente pas seulement le premier siège, mais qu'il a, à l'égard des autres évêques, une situation qualitativement différente. C'est cette idée-là qui s'impose . Elle rend sans issue l'affrontement avec l'Orient sur ce point.
    L'idée de vicarius (Christi) n'est évidemment pas univoque à travers les applications que nous venons d'évoquer : même en son application au pape. L'expression peut s'entendre en un sens sacramentel : le vicaire est alors celui en qui et par qui un Agent transcendant (Dieu, le Christ, Pierre) est rendu présent et actuellement actif. Elle peut s'entendre au sens juridique d'une charge reçue de quelqu'un pour le remplacer pendant son absence, en mettant en oeuvre des pouvoirs qu'il a remis pour cela. Vicaire s'apparente à « successeur » et, de fait, ce terme se rencontre, sans qu'on soit autorisé à en presser le sens, quand il s'agit du Christ. Le premier sens domine dans le Haut Moyen Age ; les deux coexistent au XIIesiècle, tantôt l'un tantôt l'autre, parfois les deux ensemble. Dans la mesure où vicarius Christi devient un titre propre et exclusif du pape, le sens juridique prédomine. Son succès a été évidemment favorisé par la distinction, clairement acquise à la fin du siècle, entre ordre et juridiction.

    La permanence de thèmes anciens contrebalance une certaine tendance, perceptible déjà (cf. supra n. 37) à considérer Pierre comme d'un autre ordre que les autres apôtres, ou le pape comme d'un autre ordre que les autres évêques :
    a - le pouvoir des clefs est considéré comme ayant été donné - le même - à tous les apôtres, et donc aux évêques (seul Abélard a nié que les clefs apostoliques fussent passées à ceux-ci). Parfois on précise : Pierre l'a reçu de manière principale.
    b - Le texte de Mt. 16, 18, Tu es Petrus et super hanc petram est interprété le plus souvent en ce sens que la pierre désigne le Christ, ou la foi en sa divinité, que Pierre vient de confesser. Les papes, eux, en font le plus souvent l'application à l'institution de leur autorité. Mais canonistes et théologiens n'éprouvent aucune difficulté, après avoir donné ainsi un fondement christologique à l'Église, à parler de l'autorité de l'ecclesia Romana. La Summa Parisiensis (v.1160 ?), Huguccio et Innocent III, formulent la distinction, qui deviendra courante au XIIIesiècle, entre fundamentum (caput) : principaliter Christus; secundario, Petrus.
    c - La thèse de la possibilité du pape-hérétique est unanimement tenue au XIe siècle, surtout par les canonistes, comme du reste durant tout le Moyen Âge. L'importance ecclésiologique de cette thèse est grande : elle rend plus sensible le fait qu'on ne peut pas séparer le pape de l'ecclesia et que sa position de supra doit se concevoir à l'intérieur de sa situation in et cum... De plus cette thèse entraîne logiquement une certaine distinction entre le sedens, qui peut se tromper, et la sedes, qui n’errera pas
    d - Enfin, le XIIesiècle latin connaît encore une certaine présence de l'idée de patriarcat, assez platonique d'ailleurs, même chez les canonistes qui, cependant, ont parfois touché le point important d'une distinction de régime canonique entre le ressort patriarcal du pontife romain et le reste du monde chrétien.
    Cela est resté purement académique. L’Occident poursuit son propre développement ecclésiologique sans action, sur celui-ci, des thèmes orientaux. On n'envisage le rétablissement de l'unité que comme un retour à l'obéissance de l'Église romaine. La papauté entre de plus effectivement, non seulement dans la vie de l'Église et de la société, mais dans la conscience ecclésiologique. Voici quelques étapes de ce processus :
    Alexandre III (1159-1181) affirme sans cesse que l'Église romaine est « caput et magistra omnium ecclesiarum », en insistant sur magistra. Cependant il s’appelle vicarius Petri, jamais Christi ; il conçoit l'exercice de son autorité dans une ligne pastorale, Rome ayant la primauté dans la charge apostolique donnée aussi aux autres Églises (cf. PL 200, 301-302 et 1148). Alexandre accentue et organise le contrôle papal des canonisations, que la papauté tend dès lors à se rapporter. Le fait, qui sera définitivement acquis en 1234, avec Grégoire IX, a une portée considérable : d'une part, il élimine en ce domaine l'universalisation du culte telle qu’elle se réalisait jusqu'alors par mode de réception ; d'autre part, il retire la canonisation à l'ordre charismatique d'une lumière reçue de Dieu pour la situer dans celui d'un pouvoir et d'une autorité juridique : un légat du pape a le pouvoir de canoniser. C'est aussi du pontificat d'Alexandre III qu'on peut dater un développement appréciable du magistère doctrinal du pape. Gerhoh lui avait écrit pour lui dénoncer la christologie de Pierre Lombard (Ep. 17 : PL 193, 566 CD) : le pape est intervenu par sa décrétale Cum Christus de 1177 (J 12785 ; PL 200, 1098 ; DSch 750). Les canonistes ont si bien compris la portée de cette démarche que c'est à partir d'elle qu'ils ont posé la question de l'éventualité d'un pape errant dans la foi. On est bien sur la voie qui mène à saint Thomas IIa-IIae 1, 10, quand on lit, dans la Somme canonique Et est sciendum : « Le pape ne peut être mis en accusation pour hérésie, car on doit considérer un énoncé comme catholique du fait que le pape pense ainsi, même si tous diffèrent de sentiment d'avec lui, parce qu'une question de foi ne peut être conclue que par le successeur de Pierre. » Nous avons déjà vu qu'au concile de 1179, le pape seul est législateur, « sacri concilii approbations ». Les métropolitains ont essayé d'agir semblablement dans les conciles provinciaux.
    Le souci des questions de foi est transféré au Saint-Siège débuts de la procédure inquisitioriale sous Lucius III (1181-1185) : cf. infra p. 209 et DTC, XI, 1889.
    Grégoire VIII n'a régné que cinquante-sept jours (1187) mais son pontificat, mis sous le signe d'Hildebrand, a été riche en affirmations d'autorité et a accentué le caractère souverain du pouvoir législatif pontifical.
    Le nonagénaire Célestin III (1191-1198) ne précède pas seulement Innocent III, il lui prépare les voies en définissant son pouvoir pontifical de lier et de délier comme pouvoir de juger les corps et les âmes, corporum et animarum judiciaria potestas, charge des autres Églises, caeterarum ecclesiarum cura, suprématie d'autorité, magisterii principatus et finalement comme plenitudo potestatis. On retrouve la ligne grégorienne d'un corps entièrement déterminé par sa tête.

    INNOCENT III

    Pape de janvier 1198 à juillet 1216, il est, spirituellement et intellectuellement, un homme du XIIesiècle, ayant le goût d'une synthèse totale, unissant mystique et droit d’une façon à la fois imaginative et rigoureuse, grâce aux ressources de la typologie biblique et de l'allégorie. Il partage la conviction générale des auteurs spirituels du XIesiècle sur la misère de la condition humaine (tradition augustinienne), ce qui fournit une base à la nécessité de se soumettre au remède institué par Dieu. Les idées ecclésiologiques d'Innocent (où se marque une influence de saint Bernard et de Hugues de Saint-Victor) sont déterminées par l'impact d'un idéal vertical christelogique sur une vision horizontale d'extension universelle. L'expression universalis ecclesia peut désigner, comme chez Grégoire le Grand, la totalité du corps du Christ, au ciel et sur la terre, Chef compris ; dans les lettres du pape, elle désigne l'Église telle qu'elle existe sur terre, c'est-àdire l'ensemble des Églises locales ou la totalité des fidèles tels qu'ils existent concrètement, c'est-à-dire distribués et groupés en provinciae, gentes et regna, chacun gouverné par son chef. Aussi 1'universalis ecclesia englobe sacerdoce et royauté, ne faisant en cela que refléter l'ordre mis par Dieu dans le monde, dans lequel il a placé, pour l'éclairer, un soleil et une lune. Ici intervient cette imagerie déjà presque classique, et aussi la reconnaissance de la volonté de Dieu par une certaine lecture de l'Ancien et du Nouveau Testament c'est le sacerdoce qui a institué et sacré la royauté en Israël il lui est donc antérieur et supérieur. Dans le Nouveau Testament, le Christ est à la fois prêtre et roi, puisqu'il est sacerdos secundum ordinem Melchisedech ; le sacerdoce des chrétiens est royal. Mais surtout le pontife romain, institué par le Christ comme son vicarius, est le représentant et le fondé de pouvoir de Celui qui est à la fois prêtre et roi, rex regum et dominus dominantium. « Roi des rois et Seigneur des seigneurs, Jésus-Christ, prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech, dans les mains duquel le Père a tout remis... à qui appartiennent la terre et tout ce qu’elle contient... le pontife suprême du Siège et de l'Église romains, qu'il a constitué son vicaire dans le bienheureux Pierre. » Le Seigneur de toutes choses a établi un vicaire de lui-même. Innocent n'a peut-être pas créé, mais il exprime et il accrédite pour l'avenir dans l'ecclésiologie catholique une exégèse des textes pétriniens dont la pointe se formule ainsi : « Que si tu trouves la même chose dite à tous les apôtres ensemble, cela n'est cependant pas dit aux autres sans lui, alors que la capacité de lier et délier lui a été conférée sans les autres... » Le fondement de la collégialité, à savoir le don du même pouvoir à tous les apôtres ensemble, Pierre étant le premier, se trouve, non pas nié mais réduit à un rôle accessoire par l'affirmation d'un titre de capitalité ou de plenitudo potestatis indépendant de la structure apostolique de l'autorité et qui rattache le pape individuellement au Christ. Innocent HI s'appelle parfois successor Petri, en ajoutant vicarius Christi ; jamais vicarius Petri. Avec lui, le titre de vicarius Christi ne devient pas seulement propre au pape : il prend une sorte d'autonomie par une référence christologique si directe et si forte qu'il met le pape au-dessus de l'Église, puisqu'il le situe entre Dieu et les hommes (217, 658), comme « Dei vices gerens in terris » (POTTHAST 199, 235 fin, 352, 430). Il a reçu spiritualium plenitudinem et latitudinem temporalium. Innocent ne confond pas les deux ordres, il distingue Église et société temporelle ; on peut, on doit le dire dualiste. Mais il revendique et il a exercé un pouvoir qui s'étend aux deux. Il est le chef, non seulement de l'ecclesia, mais du populos christianus.
    « In spiritualibus », il le caractérise par plenitudo potestatis. Il entend cette expression, non dans son sens corporatif (mandat donné à un procureur) mais dans le sens grégorien d'un pouvoir suprême et universel d'intervenir dans la vie de toutes les Églises, et même de « supra ius dispensare » (214, 116). Innocent transpose au thème de sa propre plen. pot. ce qui est dit du Christ, « de cuius plenitudine omnes nos accepimus ». Même l'autorité des patriarches est ramenée à la plenitudo potestatis romaine comme à sa source. La création d'un « patriarche » latin à Constantinople, après la prise de la ville par les croisés, a été catastrophique pour les chances d'une théologie correcte de la fonction patriarcale, qui a été simplement assimilée à celle des primats ou archevêques latins (octroi du pallium, serment). Dans ces conditions, les différences ecclésiologiques entre l'Orient et les Latins ne pouvaient que tourner à l'opposition.
    De même Innocent, qui a voulu mettre le concile de Latran de 1215 au niveau des conciles oecuméniques des IVe-Ve siècles, y a été cependant le législateur, comme cela appareit dans les références ultérieures au concile (Décrétales, etc.) : Innocentius in concilio.
    Le pouvoir qu'Innocent s'est reconnu in temporalibus dérive à la fois de la plénitude du pouvoir de lier et délier « quodcumque », du fait que Pierre l'a reçu (il a foulé la mer, c'est-à-dire le saeculum : 214, 760), et du droit public issu de la Donation de Constantin, de la translatio imperii et de la situation de chrétienté. Les déclarations théoriques du pape sont dualistes mais, comme pasteur siégeant au sommet de la chrétienté in sede iustitiae (214, 746), Innocent poursuit la réalisation de l'unique fin spirituelle de toutes choses ; il revendique l'extension de sa juridiction sacerdotale à certaines matières temporelles ratione peccati, casualiter, certis causis inspectes : en raison du péché, en certains cas, sur l'appréciation de certains motifs définis, et ceci d'autant plus aisément qu'au Moyen Age les réalités politiques n'étaient pas objectivées comme aujourd'hui en des structures ùnpersonnelles, mais étaient liées aux personnes, et s'identifiaient à leurs options éthiques. Pour cela, Innocent cherche, dans l'arsenal juridique et coutumier de la chrétienté de son temps, les moyens de doubler la sujétion spirituelle des hommes et des princes à l'égard du Vicaire du Christ, par des liens juridiques de subordination : liens de vassalité (Sicile, Anjou, Portugal, Hongrie, Angleterre et Irlande), intervention dans l'élection de l'empereur pour apprécier l'idonéité du candidat. Il semble incontestable que certains énoncés vagues ou ambigus, l'usage de certaines images (les deux luminaires) et celui de moyens spirituels pour les utilités de la politique papale, signifient de véritables intrusions dans le domaine temporel. Mais l'intention et la théorie demeuraient celles d'un exercice maximum de la charge sacerdotale suprême dans le respect du dualisme des fonctions. Les fonctions étaient bien distinguées : faute d'une philosophie, les domaines ne l'étaient pas pleinement.

    LES MOUVEMENTS SPIRITUELS ANTI-ECCLÉSIASTIQUES

    A. Les faits. A partir de l'an mille environ l'on voit appareitre un peu partout, sur le continent, en Occident, des cas individuels ou des petits groupes hérétiques, le plus souvent parmi les laïcs. Il s'agit, soit d'un dualisme néo-manichéen venu d'Orient (les Bogomiles), soit d'une volonté de contact personnel et direct avec Dieu, de vie chrétienne sans médiation de l'institution sacerdotale. Trois autres facteurs interviennent dans le dernier tiers du XIesiècle.

    1) l'appel fait par Grégoire VII aux laïcs contre les prêtres simoniaques ou concubins ; l'appui que le pape donne à la Pataria milanaise.

    2) les mouvements de Paix et de Trêve de Dieu suscités par les évêques depuis la fin du XIe siècle (cf. supra p. 121) : ils ont mobilisé les laïcs, les ont rendus actifs, les ont habitués à se réunir, toutes choses qui se sont retrouvées dans les croisades, au moins dans les deux premières.
    3) Vers la fin du XIe siècle et au début du XIIe,une véritable fringale de vie spirituelle se manifeste chez les laïcs : recherche de pauvreté volontaire, faim de vie érémitique, souvent vagabonde, goût de la « vita apostolica », volonté de suivre littéralement l'Évangile (Etienne de Muret, 1076-1080 ; etc.), aspiration à être actif au plan spirituel, à ne pas laisser ce monopole aux clercs, enfin une véritable fureur de prêcher, de répandre un message (Robert d'Arbrissel, 1096 ; etc.)... Ajoutons que les épopées et les romans de chevalerie ont commencé leur carrière vers 1050-1070 ; avec eux, les croisades ont excité les imaginations... Bref, un mouvement laïc est né.
    Voici, réduites à ce qui intéresse le sentiment de l'Église, quelques indications sur les principaux mouvements spirituels plus ou moins hérétiques, communément antiecclésiastiques, du XIIe siècle :
    Pierre de Bruys prêche dans le Midi de la France, vers 1105 ou 1112, un évangélisme excluant le baptême des enfants et l'Eucharistie, ainsi que la prière pour les morts et l'usage d'églises : « L'Église est la congregatio fidelium, non les murs. » Il a été brûlé vers 1126 (ou, d'après Manselli, 1132-1133).
    Le moine Henri, dit parfois, sans raison valable, de Lausanne, disciple du précédent, prêche l'évangélisme en France à partir de 1116 († vers le milieu du siècle ?). A travers ses critiques (saint Bernard, le traité de Paris BN lat. 3371, dont l'attribution à Guillaume de Saint-Thierry est contestée) il apparaît comme condamnant, lui aussi, les possessions pour les hommes d'Église - donc la base même d'une structure féodale, mais également la construction d'églises. On n'a pas besoin des rites ecclésiastiques pour le baptême, le mariage ; enfin, « sacerdotes huius temporis non habent potestatem ligandi et solvendi ».
    Arnaud de Brescia († 1155) se révolte contre l'usage des moyens temporels par les hommes d'Église ; il attribue toute possession aux princes temporels ; il attaque la donation de Constantin que son disciple Wetzel appelle « ce mensonge et cette fable hérétique », « mendacium illud et fabula haeretica ». Que le pape revienne à la condition des apôtres et on lui obéira !
    Hugues Speroni est un disciple lombard d'Arnaud de Brescia ; son activité se situe en 1177-1185. Il professe un antisacerdotalisme et un pur spiritualisme ou une pure intériorité de la religion ; rejet du baptême des enfants, de la conception catholique de la présence réelle.

    Ces diverses hérésies ne s'apparentent au néo-manichéisime cathare que par leurs refus ou rejets, mais le catharisme a ses sources et ses positions propres. Son origine se trouve chez les Bogomiles de Bulgarie (Xe Siècle). Le titre de « cathare » est employé à partir de 1163. Le dualisme manichéen avait des conséquences ecclésiologiques radicales : condamnation de la matière, donc rejet de l'Incarnation, des sacrements (du baptême, de l'Eucharistie, du mariage), du signe de croix ; critique d'une Église riche et puissante : c'est l'ecclesia malignantium, elle est la prostituée, rouge du sang des martyrs, elle vient comme telle de Constantin (« beatum Sylvestrum dicunt Antichristum », « ils disent que saint Sylvestre est l'Antéchrist » - Bonacursus, PL 204, 777 B).
    Les Vaudois sont issus d'une volonté d'évangélisme et de pauvreté très pure à son origine, quand le marchand lyonnais Valdès se convertit à cet idéal en 1173. Mais l'évangélisme est lié à un littéralisme évangélique, et donc, facilement, à un biblisme exclusif. D'autre part, il fallait une mission hiérarchique pour prêcher. D'où, après un bon accueil de Valdès par Alexandre III et malgré un premier effort pour lire l'Évangile et se comporter catholiquement, un conflit permanent avec les prêtres, un durcissement de l'exclusivisme évangélique, enfin des thèses critiques et négatives sur l'Église. On rejette ce qui paraît ajouté à l'Évangile : non seulement les structures de puissance mais toute potestas ecclesiastica, le titre original de sacerdoce chez les ministres (sacerdoce égal de tous). Certains disciples de Valdès ne l'ont pas suivi dans ces négations, Durand de Huesca, par exemple. Ils ont formé, dans l'Église, des groupes de « Pauvres catholiques ».
    Signalons enfin, sous le chapitre des hérésies, mais non des mouvements spirituels, les idées d'Amaury de Bène († 1205 ou 1207) : esprit simpliste et raide, ita (disait le concile de Latran de 1215) ut eius doctrine non tam haeretica censenda sit quam insana (DSch 808), « sorte que sa doctrine doive être estimée insensée plutôt qu'hérétique ». Dieu est toute chose, disait-il. De même, nous sommes les membres du corps du Christ en un sens physique-ontique. Teinté de joachimisme, Amaury affirmait, d'après ses adversaires, le commencement d'un temps du SaintEsprit excluant les sacrements et la nécessité des actes extérieurs.
    Les divagations amauriciennes étaient particulièrement goûtées par les femmes, qu'on trouve largement mêlées aux divers courants hérétiques et mouvements spirituels du XIIe siècle, même quand ces courants étaient intégralement catholiques (saint Norbert). Tempus muliebre : le XIIe siècle, et déjà la fin du XIe (la comtesse Mathilde ...) ont été un temps d'intense activité religieuse féminine. Les aspects économico-sociaux du recrutement des sectes, des cathares en particulier, sont aussi fort instructifs : grand nombre de « tisserands », de cardeurs de laine, d'artisans. Cela pose un problème d'interprétation historique Cela n'est pas dépourvu de signification ecclésiologique.

    B. Signification ecclésiologique d'ensemble. La réforme grégorienne avait, au plan tactique, appelé les laïcs à l'action ; au plan des idées et des mesures juridiques, elle avait favorisé une conception cléricale, sacerdotale, et même curialiste de l'Église. Les mouvements que nous avons évoqués s'élèvent contre une écclésiologie dominée par la catégorie de puissance, contre une Église de clercs, ils cherchent une fraternité laïque où compte l'évangélisme personnel, non la situation juridique d'autorité, le meritum, nonl'officium. Ils ne se contentent pas de l'aspiration à la vie évangélique, car elle trouvait satisfaction dans l'orthodoxie : ils sont contre le droit canon, contre le sacerdotisme, contre le sacramentalisme, contre les églises comme lieu sacré à part. Leur grande idée est que l'Église est uniquement la congregatio fidelium. On peut, avec E. Troeltsch, voir ici l'avènement du type communautaire « secte ». On refuse le monde, on refuse une Église liée au monde, s'accommodant des structures du monde. Le refus de possessions temporelles pour l'Église allait très loin : c'était mettre en question son acceptation d'une base d'existence liée aux structures féodales. Cela entraînait aussi une volonté de restituer et de réserver aux laïcs toute autorité externe : à cet égard, Arnaud de Brescia annonce les Gibelins et Marsile.
    Critiques et refus se sont progressivement condensés et comme typifiés dans l'accusation, faite à l'Église catholique, d'être l'Église de Constantin. La critique de la Donation de Constantin se trouvait déjà au temps de la querelle des investitures, puis chez Arnaud de Brescia ; les cathares s'en emparent, puis les Vaudois et les Apostoliques. Ils répètent la légende selon laquelle, quand Constantin a donné l'empire au pape en Occident, une voix s'est fait entendre, disant : aujourd'hui, le poison a été inoculé à l'Église. Depuis lors, l'Église romaine est déchue. Elle est mondanisée. C'est nous, pauperes Christi, qui sommes l'Église, disaient déjà les hérétiques au sujet desquels Ebroïn de Steinfeld écrivait à saint Bernard :

    Dicunt apud se tantum Ecclesiam esse, eo quod ipsi soli vestigiis Christi inhaereant ; et apostolicae vitae veri sectatores permaneant, ea quae mundi sunt non quaerentes, non domum, nec agros, nec aliquid peculium possidentes, sicut Christus non possedit, nec discipulis suis possidenda concessit. Vos autem, dicunt nobis, domum do,-nui, et agrum agro copulatis, et quae mundi sunt hujus quaeritis : !ta eliam ut qui in vobis perfectissimi habentur, sicut monachi vel regulares canonici, quamvis haec non ut propria, sed possèdent ut communia, possèdent tamen haec omnia. De se dicunt : Nos pauperes Christi, instabiles, de civitate in civitatem fugientes ; sicut oves in medio luporum, cum apostolis et martyribus persecutionem patimur : cum tamen sanctam et arctissiman vitam ducamus in jejunio et abstinentiis, in orationibus et laboribus die ac nocte persistantes,, et tantum necessaria ex eis vitae quaerentes. Nos hoc sustinemus, quia de mundo non sumus : vos autem mundi amatores, cum mundo pacem habelis, quia de mundo estis. Pseudoapostoli adulterantes verbum Christi, quae sua sunt quaesiverunt, vos et patres vestros exorbitare fecerunt : nos et patres nostri generati apostoli, in gratia Christi permansimus, et in finem saeculi permanebimus. Ad distinguendum nos et vos, Christus dixit : A fructibus eorum cognoscetis eos (Matth. VII, 16)... (PL 182, 677-678.)

    Ils prétendent que l'Église ne se trouve que chez eux, car eux seuls marchent sur les traces du Christ ; ils demeurent les vrais disciples de la vie apostolique, ne cherchant pas les choses du monde, ne possédant ni maison ni champs ni aucune économie, tout comme le Christ n'en a possédé ni n'a permis à ses disciples d'en posséder. Et ils nous disent: Vous, par contre, vous ajoutez maison à maison et champ à champ, vous cherchez les choses de ce monde : au point que ceux qui chez vous sont considérés comme les plus parfaits, moines et chanoines réguliers, possèdent toutes ces choses-là, et bien que ce ne soit pas propriété personnelle mais propriété commune, ils ne les en possèdent pas moins. Au sujet d'eux-mêmes ils disent : nous, nous sommes les pauvres du Christ, sans attache fixe, fuyant d'une ville à l'autre; comme des brebis au milieu de loups, nous souffrons persécution avec les apôtres et les martyrs : et cela dans le temps où nous vivons saintement et austèrement, persévérant jour et nuit dans le jeûne et l'abstinence, dans la prière et le travail, en n'y cherchant que le strict nécessaire pour vivre. Nous supportons tout cela parce que nous ne sommes pas du monde : mais vous, vous aimez le monde, vous êtes en paix avec lui, parce que vous êtes du monde. Les faux apôtres, adultérant la parole du Christ, ont cherché leur propre intérêt, ils vous ont fait dévier, vous et vos pères ; mais nous et nos pères, apôtres-nés, nous demeurons dans la grâce du Christ et y demeurerons jusqu'à la fin du monde. La distinction entre vous et nous, le Christ l'a indiquée en disant : Vous les reconnditrez à leurs fruits (Mt. 7, 16)...

    C. Réaction catholique. Amorces d'un « De vera ecclesia ». Législation et mesures de répression. Il y a eu les condamnations conciliaires, les professions de foi imposées à ceux qui réintégraient l'Église. Il y a eu toute une série de réfutations théologiques. On trouve un large exposé théologique sur l'Église dans le Contra haereticos d'Hugues de Rouen, assez proche de son homonyme victorin, à cela près qu'il insiste plus sur l'attribut desponsa, épouse, que sur celui de corpus. Ce n'est pas nouveau. Par contre, la nécessité de répondre aux sectaires a provoqué sur trois points un début de développement nouveau :

    1°) Les groupes « apostoliques », les Cathares, les Vaudois prétendaient être l’église véritable. Cela devenait la question cruciale : « Dicite nobis quid est et ubi est et quare est ecclesia Dei », « Dites-nous ce qu'est l'Église de Dieu, où elle se trouve, et pourquoi ? » leur demandait Hugues de Rouen (PL 192, 1294). La question ainsi posée ne se centre pas sur l'article de la papauté mais sur celui de l'apostolicité : fait d'autant plus notable que le Moyen Âge l'a relativement peu développé. Pierre le Vénérable argumente à partir de l'apostolicité de la doctrine et des traditiones patrum (PL 189, 738 s.), Hugues de Rouen montre les grâces sacramentelles procéder des évêques, successeurs des apôtres (III, 1 : PL 192, 1273 C), Eckbert de Schönau argumente à partir de l'apostolicité du sacerdoce reçu de l’église romaine, donc de Pierre, donc du Christ, et qui est liée à la permanence de la même foi (S. X : PL 195, 69-76). Le cardinal légat Pierre de Saint-Chrysogone fait appel à l'apostolicité de doctrine. Les sectaires, eux, parlaient surtout « vita apostolica » et, s'ils revendiquaient l'apostolicité de leur enseignement, c'était sans parler d'apostolicité de ministère. Et pour cause ! Ils ne remontaient qu'à eux-mêmes !

    2°) De là le grief sans cesse articulé contre les sectaires, les Vaudois surtout : ils prêchent sans mission canonique. La nécessité d'une mission (cf. Rm 10, 15) est dès lors un article essentiel de la théologie catholique de la Parole, ou, aussi bien, d'une théologie du magistère plus vécue alors que formellement élaborée.

    3°) Si l'ecclésiologie du XIIe siècle est encore largement une considération de la res, c'est-à-dire de la grâce, transcendante aux moyens externes et aux structures historiques, les débats que nous évoquons ont commencé à faire sentir la nécessité de préciser davantage. La définition de l'Église comme congregatio ou universitas fidelium, encore plus le thème de « ab Abel iusto usque ad ultimum electum -» ne suffisaient plus. Ils garderont du reste longtemps encore la faveur des théologiens, mais, pour affronter les sectaires il fallait introduire, dans le concept de l'Église, la mention des moyens externes : l'Église est l'assemblée des fidèles confessant le Christ et le secours des sacrements, « Ecclesia est congregatio fidelium confitentium Christum et sacramentorum subsidium », dit Nicolas d'Amiens (De art. cath. fidei 4 : PL 210, 613). Il fallait préciser qu'il s'agissait, non de n'importe quelle communion de grâce, mais de l'Église catholique romaine.
    Une autre conséquence d'une extrême importance historique, et même ecclésiologique, fut la répression de « l'hérésie, avec le recours qu'elle entraîna au bras séculier ». Très tôt (Orléans, 1022), puis tout au cours du xiie siècle, nous voyons la foule se saisir des hérétiques et les livrer au feu. Puis d'année en année, de concile en concile, on assiste, chez les hommes d'Église, à la formation de la conviction qu'on ne pourra venir à bout de l'hérésie qu'en organisant la détection de ses adeptes et la répression matérielle. La redécouverte ou remise en valeur du droit romain a servi ce processus. Après sa mission dans le Toulousain, l'abbé de Clairvaux Henri fait admettre au concile de Latran de 1179 le principe d'un début d'inquisition et de l'usage des armes pour réprimer l'hérésie. Ces dispositions furent perfectionnées par l'accord intervenu à Vérone (1184) entre Lucius III et Frédéric Barberousse et passé dans la décrétale Ad abolendam. Aux reproches de s'être mondanisée, l'Église finissait par répondre en poussant plus loin encore son association avec les moyens temporels les plus lourds.
    Les hérétiques du xiie siècle ont été souvent de pauvres gens sans instruction. Le catharisme était une affreuse hérésie, radicalement destructrice ; ou plutôt, ce n'était pas une hérésie chrétienne mais une idéologie non chrétienne s'exprimant et se propageant en pays chrétien (Borst). Mais bien des prédicateurs itinérants, plus d'un « apostolique », l'ensemble des Vaudois ou Pauvres de Lyon, ne voulaient qu'être chrétiens selon la lettre de l'Évangile. Leurs critiques contenaient une part de vérité et partaient de perceptions religieuses profondes. On demeure impressionné par leur constance, leur cohérence. Elles représentent une protestation qui ne s'est pas interrompue pendant deux siècles et s'est ensuite continuée jusqu'à la Réforme, à travers des oppositions inégalement dignes d'intérêt. On ne peut pas ne pas penser que si le valable ecclésiologique - hélas ! trop mêlé à du négatif irrecevable ! - de cette protestation avait été assumé, des drames plus graves eussent été peut-être évités !

    JOACHIM DE FLORE

    Peut-être juif de naissance (v. 1130 ou 1135), converti à la vie monastique en Orient v. 1158-1159, Joachim rédige sa Concordia et son Expos. in Apoc. en 1184 suiv., fonde la communauté de Flore en 1189 et meurt en 1202. Sa pensée procède d'une vision de la concordia ou intelligence des correspondances entre les éléments de l'histoire vétéro-testamentaire, ceux de l'histoire évangélique et ceux, passés ou à venir, de l'histoire de l'Église. Il s'agit donc d'autre chose que de la traditionnelle interprétation spirituelle de l'A.T. en référence à l'Évangile. A la littera veteris Test., puis à la littera novi Test. doit succéder un tertius status : autre chose qu'un retour à l'ecclesiae primitivae forma selon le programme de tous les réformateurs, mais un âge nouveau, au-delà des deux précédents. Tres status mundi propter tres personas divinitatis : les trois âges sont attribués respectivement au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Joachim précise leur chronologie. Chacun comporte une première inauguration et une sorte d'épiphanie : le premier est inauguré en Adam et confirmé dans les patriarches, c'est l'âge des laïcs ; le second a été inauguré en Ozias et a fructifié à partir de Jésus-Christ, c'est l'âge (et l'Église) des clercs ; le troisième a commencé avec saint Benoît et va se manifester pleinement. Joachim annonce en effet l'instauration d’un âge de l'Esprit, de l'intelligence spirituelle (de « l'Évangile éternel »), qui est et sera celui des moines, des contemplatifs. Sa venue est imminente : 1260. Les interprétations de sa pensée divergent : affirme-t-il un nouvel âge dans l'histoire terrestre de l'Église, de type millénariste, ou un simple accroissement de spiritualité ? Ou encore, et mieux, l'imminence de l'eschatologie entendue au sens le plus orthodoxe ? Il s'agit, pensons-nous, d'un millénarisme temporel, encore qu'il soit parfois difficile de discerner ce qui est de Joachim lui-même et ce que les spirituels du xiiie siècle ont lu chez lui. Millénariste, la théologie de Joachim est tout le contraire d'une insertion du sens eschatologique dans la notion d'Église.
    Il est également difficile de préciser si, dans l'âge de l'Esprit et de l'intériorité contemplative, l'institution ecclésiastique, les sacrements et la papauté, auront encore une place ou si Joachim voit la papauté seulement spiritualisée et démondanisée (mais les sacrements ?). Il est certain que Joachim est lui-même d'un loyalisme total à l'égard de l'autorité papale ; l'appréciation si positive qu'il fait de l'Église grecque ne l'empêche pas de ne voir l'unité que dans la soumission à l'Église romaine, Église de Pierre. On ne peut cependant pas nier que Joachim annonce la venue d'une nouvelle économie qui correspond à un passage du signe au signifié, du sacrement à sa res. Il existera peut-être encore une papauté, mais purement spirituelle, une paternité de type monastique et contemplatif. Au total, à travers des textes dont on pourrait constituer des séries divergentes, Joachùn intervient pour une Église idéale de la res, en un temps où, tant par le développement du droit que par l'élaboration de la théologie sacramentaire, on s'orientait vers une ecclésiologie du sacramentum.
    De même, dans un courant général de christologisation (supra p. 163), Joachim remettait l'Église sous le signe du Saint-Esprit. Son Église du tertius status, la plus authentique, est une Église où le Christ a cédé la place au Saint-Esprit.

    Enfin il introduisait dans la vision ou le sens de l'Église une dimension dynamique orientée vers un avenir de pureté et de liberté. Par là, Joachim a inoculé dans les esprits le germe d'une critique de l'Église présente et d'un appel à un avenir meilleur, germe qu'on peut retrouver à l'oeuvre non seulement chez les spirituels franciscains, mais dans les préparations spirituelles de la Renaissance et de la Réforme, dans les entreprises missionnaires des xvie et xviie siècles, dans certaines philosophies modernes de l'histoire et dans l'idéalisme allemand (Schelling, F. von Baader).

    Joachim avait annoncé un Ordre de religieux pauvres et spirituels : il y avait eu saint François : il était Élie, il était l'ange du sixième sceau de l'Apocalypse. Avec lui on est passé à un monde nouveau. Joachim avait annoncé l'antéchrist : il y avait Frédéric II, dont la lutte contre la papauté se déroulait dans une atmosphère d'Apocalypse. Chaque fois que la théologie s'applique à la politique, elle s'historicise ; elle met souvent en oeuvre alors autant d'imagination et de sentiment que de raison.
    Les idées joachimites refleurirent à Pise et à Parme : vers 1240, rédaction ou interpolation du commentaire sur Jérémie ; en 1247 le franciscain Gérard de Borgo san Donnino rédige et, en 1254, il publie l’Évangile éternel, comportant une introduction à la pensée de Joachim et les principaux textes de celui-ci. Le livre déclenche une grande agitation, il est condamné le 23 octobre 1255 (bulle Libellum quendam). Le général des Franciscains Jean de Parme, sympathique à ces idées, est remplacé (1257) par saint Bonaventure, qui admet certaines vues de Joachim mais non sa théologie pneumatologique de l'histoire. Nombre de franciscains dans les Marches et dans le Midi de la France refusent d'accepter les aménagement apportes par la papauté à leur régime de pauvreté et même à l'idée primitive de saint François : ce sont les Spirituels. Pierre de Jean Olivi (Olieu) est leur principal théoricien (1248-1298). Il n'est pas purement joachimite : pour lui, l'Esprit ne fait qu'exprimer plus parfaitement la « vita in Christo » (super Apoc., prol. : MANSELLI pp. 187 s.). Mais celle-ci comporte à titre essentiel la pauvreté, laquelle fait partie du statut (de l'apostolicité) de l'Église du Christ. De fait, depuis qu'on avait une vue historique de l'Église, on posait la question de ses différents états, de pauvreté ou de gloire et de magnificence. On concluait que la même Église avait connu des conditions diverses : la pauvreté radicale n'était pas de son essence. Pour Olivi, le pape n'a pas le droit de dispenser d'un élément de l'Évangile, promis d'ailleurs par voeu solennel. Olivi n'attaque pas l'autorité du pape, dont il exalte même le magistère tout en soulignant la pouibilité du pape hérétique
    Mais il proclame l'existence d'une ecclesia carnalis, sorte de civitas diaboli qui persécute les purs. Ceux-ci doivent se séparer de celle-là. Olivi n'identifie pas Église charnelle et Église romaine (bien qu'il la trouve surtout chez les clercs), ce que feront après lui les Béghins. En effet, comme les affirmations de Joachim ont été durcies par ses disciples de 1245, la pensée d'Olivi est poussée, après lui, par Ubertin de Casale (1305), dans le sens sectaire antiecclésiastique et antiromain (le pape-antéchrist) : les thèses relevées par ses censeurs à la demande du pape ne pouvaient que mériter les censures du concile de Vienne et de Jean XXII.

     

    CHAPITRE VIII : D'INNOCENT III À BONIFACE VIII. L'ÂGE D'OR DE LA SCOLASTIQUE

    FOND COMMUN DE LA CONSCIENCE ECCLÉSIOLOGIQUE AU XIIe SIÈCLE

    L'Église est vue d'abord comme constituée en son unité par la foi : c'est la foi en le Christ qui met dans une même ecclesia les justes de l'Ancien Testament et les chrétiens (thème de l'ecclesia ab Abel). L’Église est congregatio fidelium. Ce vocable est, au xiiie siècle, un terme purement ecclésiologique : quand on veut désigner ou inclure la société chrétienne, on dit plutôt populus christianus, respublica christiana. Pour la même raison, la distribution de la société en ordines joue peu de rôle dans la conscience ecclésiologique, un rôle, en tout cas, moindre qu'au xiie siècle.
    L'Église est vue ensuite comme Corpus Christi. Les idées de Sponsa et Mater, si présentes à la conscience ecclésiologique des Pères et du Haut Moyen Age, où elles accompagnaient celle de Corpus, ne sont pas absentes mais n'ont plus la même faveur ou quasi-primauté. Cependant on trouve partout, très présente, l'idée de l'Église sortie du côté du Christ en croix comme Eve du côté d'Adam endormi, du moins sous la forme des sacrements par lesquels se construit l'Église. On trouve même toujours les images sous lesquelles Pères et Haut Moyen Age ont aimé parler de l'Église. Quant à l'idée de Corpus, elle est liée
    a) d'un côté, à la référence christologique très forte de l'Église comme effectus gratiae,
    b) d'un autre côté, à des représentations de philosophie sociale. Certes, on tient universellement que l'unitas Corporis mystici est l'effet propre de l'Eucharistie. Cependant l'idée de Corpus Christi (mysticum) a pris son indépendance à l'égard de la célébration eucharistique : l'expression est devenue une désignation technique autonome de l'Église : un peu comme, aux xive-xve siècles, on dira « sainte Église » (cf. H. de Lubac).

    A) La référence christologique si forte de la conscience ecclésiologique profite du traité de Christo capite, qu'elle assume. Il existe un accord sur ce qu'implique cette prérogative d'être caput ; les différences portent sur la causalité de l'humanité du Christ dans notre recréation en la grâce. On trouve aussi assez communément le schème attribuant au Christ une double action, à l'intérieur et à l'extérieur. Il continue son action extérieure, de façon visible et instituée, par les sacrements et par les ministères ou le sacerdoce. A celui-ci le Christ n'a pas communiqué sa potestas excellentiae, en vertu de laquelle on peut agir selon sa vertu et ses mérites personnels : les ministres n'ont qu'un ministerium. Quant aux sacrements, ils sont vus volontiers comme une suite ou des reliquiae de l'Incarnation. Tout reste très christologique.
    Les grandes oeuvres théologiques (commentaires des Sentences, Somme de saint Thomas) traitaient de toutes les réalités ainsi engagés dans la conscience ecclésiologique, aux différents endroits qui étaient le leur dans la synthèse proposée, selon le plan adopté. C'est sans doute la raison pour laquelle aucun des grands Scolastiques n'a entrepris un traité spécial de Ecclesia. Ils estimaient avoir assez parlé théologiquement des réalités en cause. Mais le fait montre aussi que les questions de constitution juridique n'avaient pas encore envahi la théologie proprement dite. Elles relevaient des canonistes qui, du reste, les abordaient plus occasionnellement que systématiquement et pour ellesmêmes.
    Le xiiie siècle hérite de la « Frühscholastik » (seconde moitié du xiie) une certaine distinction entre ecclesia et corpus Christi. Cette distinction a été introduite (peut-être par Pierre le Chantre, mais déjà Abélard, Hugues de Saint-Victor, Beauduin de Cantorbéry) à propos des membres de l'Église : on pouvait être membre du corpus sans être membre du caput, si l'on n’avait pas la charité, tout en ayant la foi. Mais l'Église était le Corps mystique du Christ. Finalement, dans le vocabulaire, on arrivait à distinguer entre Ecclesia (comportant la communion dans la foi et les sacrements) et le Corpus Ecclesiae ou l’Unitas (corporis) ecclesiae (comportant cette unité que fait le Saint Esprit par la charité, et qui est la pax). Pour parler des membres de l'Église, les distinctions déjà anciennes entre numero et merito, in corpore et de corpore sont du vocabulaire acquis.

    B) L'idée de corpus a, au xiiiesiècle, sa densité et ses connotations propres, extrêmement riches. L'époque est dominée par une passion d'unité et d'ordre. Pour tous, en Occident, il est évident qu'il ne peut y avoir de corpus sans caput, ni d'unum corpus sans unum caput. Dans le rapport à mettre entre les deux réalités (ou les deux termes de la même réalité), se conjuguent et parfois se juxtaposent deux traditions ou deux valeurs, la valeur hiérarchique, traditionnelle et toujours vivace ; la valeur corporative. Selon celle-ci, tous les membres d'un corps sont actifs dans le corps et jouent un rôle dans les déterminations de sa vie. Le caput représente le corpus. Mais on ne conçoit pas alors cette représentation dans la ligne individualiste des démocraties modernes, comme une délégation. venue de la base. On pense la chose dans une ligne organiciste où l'idée d'unité est dominante et enveloppante : le caput est comme l'epitomè du corpus, il l'exprime, il le « représente » en le résumant.
    On ne s'étonnera pas que, portant une dualité de valeurs, l'idée corporative se soit développée en deux sens : en faveur de la tête, dans un sens monarchique tradition romaine, Boniface VIII et les théologiens de son parti en faveur du corps, dans un sens représentatif, pré-conciliariste, pré-démocratique : Jean de Paris. Le premier développement s'affirme le plus fortement tout au long du xiiie siècle ; le second s'y annonce seulement dans certains thèmes qu'on trouve chez les canonistes. Ceux-ci ont toujours fait une place au consentement de l'ecclesia et aux structures représentatives.

    LES DOCTEURS FRANCISCAINS

    Alexandre de Halès, maître ès arts à Paris (v. 1210), entré dans l'Ordre des frères mineurs en 1236, mort en 1245, a laissé un commentaire des Sentences (éd. Quaracchi, 4 vol., 1951 s.) et la fameuse Summa. C'est un auteur de transition, un peu comme Guillaume d'Auxerre, mais plus abondant, plus documenté que celui-ci. Il est représentatif de la scolastique montante : ainsi dans les questions de Christo capite, avec insistance sur l'influentia (en dépendance de Guillaume) ; dans la définition de l'ordre comme pouvoir de consacrer l'Eucharistie : ce qui a entraîné la juxtaposition de deux façons d'énumérer les degrés de dignité : selon le sacrement de l'ordre, c'est-à-dire en relation avec l'Eucharistie, on compte sept degrés ; selon des pouvoirs relatifs au corps mystique, on compte neuf degrés et l'on ajoute l'épiscopat. - Notons chez Alexandre une distinction, dont nous avons trouvé les racines au xiie siècle, entre membres de l'Église et membres du Christ, qui illustre le processus par lequel, contre les sectes, on a mieux dégagé un concept de l'Église pris de ses éléments extérieurs, ab externis : il y a l'unitas ecclesiae, l'unité de l'Église, la foi suffit pour en être, et l'unitas corporis ecclesiae, l'unité de ce corps qu'est l'Église et qui est le Corps mystique du Christ : il faut la charité ou la fides formata pour en être membre. Thomas d'Aquin fait allusion à cette distinction que saint Bonaventure' et surtout Richard de Mediavilla semblent adopter.

    Bonaventure, disciple d'Alexandre à Paris (1243), ministre général et presque second fondateur de l'Ordre des frères mineurs (1257) meurt au concile de Lyon, 15-VII-1274. Sa vision de l'Église est dominée par sa théologie du Christ, Verbe incarné et second Adam, de la plénitude duquel les hommes reçoivent la grâce. Non qu'il la cause, en son humanité, autrement que par le mérite : de même que les sacrements n'en sont pas cause instrumentale, sinon de façon dispositive intentionnelle. Depuis le ciel, le Christ continue d'opérer au-dedans, mais il a institué des structures de sacrements et de ministères par lesquels, en même temps que par les charismes qu'il dispense, il construit aussi extérieurement l'Église.
    Bonaventure a parfois des formules identifiant l'Église et le corps mystique. Il parle cependant différemment de l'une et de l'autre quand il est question de leurs membres. les deux expressions désignent la même réalité, mais pas sous le même aspect. Les pécheurs sont intra ecclesiam, parfois même ils sont appelés membres de l'Église, parfois on dénie aux pécheurs cette qualité. En tout cas on leur refuse la qualité de membres du corps mystique, ou bien on ajoute « membra putrida, mortua ». Le Corps mystique comprend omnes iusti (Breviloq. p. 4 c. 5 : V, 246 a). Il est clair qu'ecclesia désigne, de soi, le corps dans et par lequel s'opère le salut, on peut en être seulement numero, tandis que corpus mysticum implique l'union au Christ par la charité et la communion de vie : en sont membres ceux qui sont de l'Église merito. Bonaventure parle du Saint Esprit comme opérant cette communion; il ne rappelle pas « âme de l'Église », mais il lui attribue des effets semblables à ceux que l'âme opère dans le corps.
    Bonaventure a été, au xiie siècle, le principal théoricien de la monarchie papale. Il cite souvent saint Bernard, mais il lit également Cyprien en ce sens. Il tient les thèses grégoriennes dans un climat dionysien qui leur donne une allure de métaphysique sacrée (cf. infra). Cependant, comme Thomas d'Aquin, il est très discret sur le chapitre d'éventuelles extensions politiques de la monarchie papale. Le siège apostolique de l'Église romaine a reçu du Christ une triple « potestatis plenitudo » : « Du fait que seul il a toute la plénitude de l'autorité que le Christ a remise à l'Église ; qu'il l'a partout, dans toutes les Églises, aussi bien que dans son Siège romain ; et que toute autorité découle de lui dans toutes les instances inférieures, par toute l'Église, selon qifil revient à chacune de la participer, de même que, au ciel, toute la gloire des saints découle de la source même de tout bien, le Christ Jésus ... » Nous sommes appelés à concevoir les choses selon le schème de la participation. Les concepts mis en oeuvre sont ceux de suminus et primus, principatus, reductio : nous retrouverons cela plus loin. L'Église n'existe en sa vie de grâce que par le Christ ; elle n'existe en sa vie canonique ou sociale qu'à partir du pape, son vicaire. On peut dire que sa vie externe se déduit du pape, de telle sorte que s'il demeurait seul et que tout fût détruit dans l'Église, il pourrait tout refaire, et si ipse solus esset, et omnia essent destructa in ecclesia, reparare posset universa. Ce solus est significatif. Bonaventure reprend l'exégèse d'Innocent III : Pierre a reçu seul et séparément des autres apôtres la plénitude du pouvoir : les autres ne font qu'y participer (in parteni sollicitudinis : De perf. ev. q. 4 a. 3 ad 5 et ad 12 (V p. 196 et 197 b). L'autorité suprême du pape est évidemment juridictionnelle ; elle est aussi doctrinale. Bonaventure n'a pas le mot « pape infaillible », mais il affirme la chose : « Au temps de la vérité et de la révélation de la grâce, on sait que la plénitude du pouvoir a été donnée au Vicaire du Christ : dès lors ce serait un mal absolument intolérable d'affirmer quelque chose de contraire à ce qu'il aurait déterminé en matière de foi et de moeurs, en approuvant ce qu'il réprouve. » Cette inerrance du pape s'accorde évidemment avec celle de Funiversalis ecclesia que Bonaventure tient avec tout le Moyen Age, sans en préciser davantage les conditions.
    Le joachimisme, les séquelles qu'il avait parmi les franciscains, ont incité Bonaventure à développer sa vision de l'Église dans une ligne historique : il a une théologie du devenir historique de l'Église. Une « théologie » au sens fort du mot : non seulement il existe un progrès historique dans la connaissance de Dieu, croissance vers la réalité eschatologique dans l'histoire, mais l'histoire totale se prête à des divisions ternaires qui répondent aux Personnes de la Trinité divine et, d'une certaine façon, les manifestent. Ainsi l'exemplarisme divin et céleste, qui a tant freiné les mouvements de renouvellement au Moyen Age, est ici assumé dans l'histoire.

    L'ORDRE ECCLÉSIAL ET LA PRIMAUTÉ PAPALE VUS À LA LUMIÈRE DES SCHÈMES DIONYSIENS

    Introduites en Occident au ixe siècle, les oeuvres de Denys le pseudo-aréopagite avaient connu une nouvelle faveur au xiie siècle avec Hugues de Saint-Victor (qui le mâtine d'Augustin) et l'école porrétaine. Cependant la nouvelle traduction faite alors par Jean Sarrazin n'est guère entrée dans les oeuvres scolaires avant 1240. Mais, au même moment paraissent l'extractio de Thomas Gallus et la traduction nouvelle de Robert Grossetête. C'est le moment où commence l'activité théologique des grands Scolastiques. Tous croient que Denys est le disciple de saint Paul, parfois même qu'on trouve chez lui un écho de ce que l'Apôtre a entendu en ses transports au troisième ciel. On doit donc s'attendre à trouver une influence de la Hiérarchie céleste et de la Hiérarchie ecclésiastique sur la vision de l'Église des grands Scolastiques. Mais tandis que, chez Denys, les hiérarchies étaient l'ordonnance de la participation à la lumière de Dieu (les catéchumènes y avaient leur place), on a traduit le mot par sacer principatus et on y a mis une théorie des pouvoirs. Quatre points sont à considérer plus particulièrement :
    1) L'idée générale, qu'on trouve indépendamment de toute référence à Denys, mais que celui-ci appuyait puissamment, selon laquelle l'Église terrestre doit suivre l'exemplaire de l'Église céleste. On tirait d'ailleurs des applications différentes de ce principe ; les uns (les maîtres séculiers parisiens) se tiennent à la distinction entre perfectores et perficiendi, les autres s'attachent à l'imitation des hiérarchies angéliques (infra, 40).
    2) Principe selon lequel les êtres inférieurs sont ramenés à Dieu par des intermédiaires. Thomas d'Aquin y trouve une justification du sacrement de l'ordre (Sent. IV d. 24 q. 1 a. 1 sol. 1) ou du recours à l'intercession des saints (d. 45 q. 3 a. 2).

    3) Selon Denys, toute illumination vient d'en haut par des intermédiaires qui ne peuvent éclairer que s'ils sont eux-mêmes illuminés : la validité, soit de l'absolution (Ep. VIII, 2 : PG 3, 1092), soit de l'excommunication (HE 7, 3, 7 : col. 564) dépend de la sainteté ou des dispositions spirituelles du prêtre ou de l'évêque (HE 5, 5 s., col. 505 s.). Nous avons vu l'accueil qu'a trouvé cette théologie en Orient chez un Syméon le Jeune et un Nicétas Stetathos. La théologie latine ne pouvait évidemment que récuser ce point de vue. De plus, cette position dionysienne supposait, entre les divers degrés hiérarchiques, une différence qualitative d'illumination correspondant exactement et directement au degré ontologique de dignité. Les docteurs du xiiie siècle dénoncent ici une impossibilité de transposer à l'Église terrestre le statut des choeurs angéliques : chaque ange diffère d'un autre comme une espèce d'une espèce ; la grâce lui est donnée selon son degré ontologique de perfection, et cela fait une hiérarchie parce que la qualité de chacun est manifestée dans la gloire. Mais les hommes appartiennent tous à une même espèce et la hiérarchie qui existe entre eux ne peut être fondée ici-bas sur une grâce intérieure, mais sur un pouvoir et un caractère signifiés dans une désignation publique.

    4) Denys a fourni, surtout aux théologiens franciscains, un cadre d'idées pour exprimer le rapport de tout l'ordre et de la vie ecclésiastiques au pape dans le sens de la monarchie pontificale. Hugues de Saint-Victor avait commenté la Hiérarchie céleste. C'est, semble-t-il, à partir de lui qu'au début de la grande Scolastique, à Paris, Guy d'Orchelles, v. 1215-1220, puis Guillaume d'Auxerre, v. 1220-1225, ont mis les ordres de la hiérarchie ecclésiastique en rapport avec les choeurs des anges : le premier fondant ainsi le chiffre de neuf ordres (les sept plus l'épiscopat et l'archiépiscopat ou patriarcat), le second récusant l'assimilation à l'Église triomphante, admettant sept ordres (en rapport avec les sept dons du Saint-Esprit) s'il s'agit de l'ordre référé à l'Eucharistie, mais neuf (en référence aux choeurs angéliques) s'il s'agit d'ordres pris au point de vue de la fonction d'éclairer et de consacrer les autres. Aucun de ces auteurs, cependant, ne propose une métaphysique de la hiérarchie inspirée directement de Denys et aboutissant à une théologie de monarchie pontificale. Cela semble avoir commencé à Oxford, où Grossetête enseigne chez les Franciscains à partir de 1224. L'évêque de Lincoln unit la philosophie aristotélicienne de la causalité et la vue hiérarchique de Denys, où tout procède d'en haut et d'un seul par participation, et il l'applique au pape, soleil de qui la lune et les étoiles reçoivent la lumière. Adam de Marsch, ami de Grossetête, devenu franciscain à Oxford en 1233 († 1259), dans un traité adressé au pape, applique le schème des neuf ordres imités du ciel à une hiérarchie qui englobe des instances laïques sous le principat unique du Souverain Pontife, « sub unico summi pontificis principatu ». Thomas d'York, OFM, venu d'Oxford à Paris en 1256 juste pour entrer dans le débat entre Séculiers et Mendiants, base toute sa défense sur le pouvoir suprême du pape et exprime celui-ci dans le cadre et dans les termes du schème dionysien de participation à un unique hierarcha. Le milieu franciscain parisien de ce temps était pénétré d'influences dionysiennes, comme on le voit chez Gilbert de Tournai et chez Bonaventure lui-même.
    Bonaventure cite relativement peu Denys et il lui arrive de justifier le schéma dionysien de participation au primus par un axiome aristotélicien, mais il exprime sa théologie du rôle du pape dans lÉglise et dans le monde dans ce schéma dionysien. Cette théologie est d'abord christologique : c'est le Christ qui est hierarcha praecipuus (et Bonaventure met dans ce titre tout le contenu d'un chapitre sur la plénitude absolue de toutes les grâces dans le Christ), mais le pape est son vicaire, sa réalisation visible sur terre. Bonaventure applique la vue néo-platonicienne-dionysienne selon laquelle la perfection est au sommet, dans l'Un, qui se laisse participer en un mouvement d’egressus, de sortie, pour ramener le multiple à l'un en un mouvement de retour, regressus, ou de réduction à l'unité, « reductio ad unum », en lequel l'être multiple et éparpillé trouve son bien et sa perfection : son bien est d'être ainsi « hiérarchisé ». Le hierarcha praecipuus ousummus a la plénitude du pouvoir, il est le moyen, il est la source par quoi tous ceux qui relèvent de son action, reçoivent ou participent de lui, par des intermédiaires échelonnés, les grâces de purification, illumination et consommation. C'est ce que le pape est visiblement sur terre : « summus et primus », « princeps principalis », « caput unde derivatur », et donc aussi terme de la reductio ad unum (ad summum) par laquelle les Choses terrestres doivent se hiérarchiser et trouver leur perfection
    Les choses terrestres : l'ordre ecclésiastique, évidemment ; le pape est « unique, premier et suprême père spirituel de tous les pères, mieux : de tous les fidèles ; il est le hiérarque suprême, l'époux unique, le chef indivis, le pontife souverain, le vicaire du Christ, source, origine et règle de tous les principats ecclésiastiques, duquel seul, comme de son sommet, le pouvoir découle selon l'ordre jusqu'aux plus petits membres de l'Église, selon que le comporte sa dignité dans la hiérarchie ecclésiastique ». Est-ce que l'ordre temporel dépend semblablement du pape ? Certains textes de Bonaventure portent à le penser. L'Église serait faite de deux côtés, laïcs et clercs, comme pour Hugues de Saint-Victor ; ce serait l’ecclesia universalis, presque au sens carolingien de cette expression.
    Les schèmes dionysiens ont agi dans le sens de convictions hiérocratiques ; ils ont concouru avec les thèses des décrétalistes et canonistes du xiir siècle - qui les ont d'ailleurs parfois adoptés - pour former la mentalité théologique de Boniface VIII et de ses conseillers, un Matthieu d'Aquasparta entre autres. La bulle Unam Sanctam du 18 novembre 1302 justifiait la dépendance du glaive matériel des princes par rapport au pape en citant Rm 13, 1 et en disant : non ordinata essent nisi gladius esset sub gladio, et tanquam inferior reduceretur per alium in suprema. Nam secundum B. Dionysium lex divinitatis est infima per media in suprema reduci. « Ils ne seraient pas selon l'ordre si le glaive n'était soumis au glaive et n'était ramené au plus haut par un autre. Car, selon saint Denys, la loi de la divinité est de réduire l'inférieur au plus élevé par des intermédiaires. »

    SAINT ALBERT LE GRAND (1206-1280)

    Il a voulu unir Platon et Aristote (VI p. 113). Il montre à plusieurs reprises sa sympathie pour le schéma dionysien de descente et de remontée hiérarchiques, de réduction à l'unité. Il n'en fait cependant pas un usage aussi central et constant que Bonaventure. Albert s'est beaucoup intéressé à la théologie de notre communion avec Dieu. Il est théologien de la communion des saints. Il a beaucoup et bien parlé du Corps mystique. Trois points doivent être notés à ce sujet :
    1) Le rapport qu'il met entre Corps mystique et Eucharistie : c'est à cause de celle-ci qu'on peut appeler l'Église corps du Christ : De Euch. d. 3 tr. 1 c. 6 (XXXVIII p. 257). Albert a le premier distingué nettement l'incorporation au Christ par les vertus et l'incorporation par l'Eucharistie, qu'il conçoit avec un grand réalisme, comme une sorte d'extension à tous les hommes de l'union que le Verbe a personnellement contractée avec la nature humaine (voir A. Lang). C'est que, dans la seconde, le Christ lui-même opère '. Notons cet aspect personnel.
    2) On retrouve une inspiration semblable dans la façon dont Albert parle de la Personne du Saint-Esprit comme étant le principe dernier de l'unité ecclésiale, de l'unité même du Corps du Christ. Il y a unité (intentionnelle) de tous dans le même objet aimé « propter unum et efficiente uno », « en raison de l'unité (d'objet) et par son efficace », « unus et idem [Sp. S.]in uno existens similiter et in omnibus », « l'unique et même (S. E.) se trouvant en un (fidèle) et semblablement en tous ».
    3) Sensiblement au même moment qu'Alexandre de Halès, Albert introduit une distinction analogue entre membres de l'Église et membres du Corps mystique. S'agissant de celui-ci, Albert dépasse l'idée de « congregatio fidelium » et exige, pour en être membre, la charité. Albert dit même cela de Fecclesia, ce qui, en rigueur, mènerait à l'idée inacceptable d'une Église faite des seuls saints. Mais plus loin, puis dans IV Sent. et ailleurs, Albert introduit les distinctions dès lors acquises et salutaires entre l'appartenance à la communion de grâce et l'appartenance à la société des moyens de grâce, entre être de l'Église merito ou seulement numero.
    On peut recueillir chez Albert les éléments d'une doctrine sur l'Église comme société hiérarchique et institution de salut, en particulier sur la dignité papale. Le pape a la plenitudo potestatis pour assurer l'unité et la communion, sur laquelle Albert a une page remarquable. La clavis iurisdictionis descend du pape, mais on ne peut attribuer à Albert une thèse de pure monarchie : dabo tibi singulariter : non quod singulariter acceperit Petrus... De même ne peut-on guère lui attribuer la thèse de l'infaillibilité personnelle du pape, comme fait W. Scherer, car il parle de la sedes Petri, et d'indéfectibilité plutôt que d'infaillibilité. De plus, Albert ne sépare pas Pierre (le pape) de l'Église : Pierre a reçu ses pouvoirs comme personnifiant l'Église, in persona ecclesiae, c'est l'Église qui est inerrante, mais elle est un corps organisé, hiérarchisé : Albert voit son inerrance s'affirmer dans son unité communautaire

    SAINT THOMAS

    Thomas d'Aquin (1225-1274) n'a pas écrit de traité spécial sur l'Église mais les études récentes ne permettent pas de douter qu'il en avait une conception précise et riche. Parfois ces études relèvent maints détails intéressants ; d'autres fois, elles recueillent nombre de textes sur des points où Thomas n'a pas d'originalité. Nous chercherons plutôt à dégager ce qu'il y a, sinon de plus nouveau, du moins de plus personnel. C'est, à notre avis, une perception liée à sa conception de la théologie d'un côté, des vertus théologales (et donc de la foi) de l'autre. Il s'agit de communier au mystère de Dieu en sa divinité. L'Église, en sa réalité la plus profonde, qui est aussi ce par quoi elle connaît son extension la plus totale et ce qui demeurera d'elle éternellement, est communion divinisante avec Dieu. Mais, dans notre situation terrestre, charnelle et historique, ceci ne se réalise que par le Christ, Verbe incarné, et par ce qu'il nous a apporté : foi, sacrements, institutions. C'est pourquoi, bien qu'il n'y ait qu'une Église, il faut en parler en deux fois. On peut en effet, et même on doit distinguer en elle comme deux registres de bien commun, de loi, deux critères de hiérarchie.
    L'Église est foncièrement et principalement union avec Dieu en sa divinité : dans le ciel, gloire et vision ; ici-bas, grâce et foi. Mais la grâce est le germe de la gloire, et la foi de la vision, en sorte qu'il y a unité de principe d'existence entre les anges et les comprehensores ou l'Église du ciel d'une part, les fidèles ou l'Église de la terre d'autre part. Tel est le sens fort que Thomas donne à la formule ecclesia = congregatio (coetus, collectio, universitas, societas, collegium) fidelium, formule fréquente à toutes les époques mais dont il fait sa définition de l'Église. L'expression a une référence théologale, non socio-politique. Cette Église englobe tous ceux qui croient dans le Christ, soit à venir (AT), soit venu : thème de l’ecclesia ab Abel ou de l’ecclesia universalis. Ainsi l'Église est-elle vue comme l'ensemble ou l'unité surnaturelle des esprits vivifiés par la grâce de Dieu, bref comme opus ou effectus gratiae. Et comme, étant relatif au Christ comme à sa mesure, son souverain et son principe, cet opus gratiae mérite pour autant le nom de corpus Christi, Thomas conçoit aussi le Corps mystique d'abord simplement comme societas sanctorum, sans y inclure, à ce niveau, la note de visibilité ou de structure hiérarchique. Enfin, s'agissant des hommes, on peut dire que l'Église, vue une fois de plus à ce niveau, englobe tout le retour vers Dieu, reditus ad Deum, c'est-à-dire la IIa pars de la Somme.
    Toujours au niveau de son être profond, les principes d'unité de cette Église sont : au plan entitatif, l'unité spécifique de la grâce ; au plan intentionnel, c'est-à-dire à celui de la forme actualisant l'intelligence et la volonté, l'unité numérique de Dieu luimême, idem numero amatum et creditum ab omnibus. Il y a plus. Que Dieu lui-même, et par appropriation le Saint-Esprit, habite, remplisse et anime tous les saints, à commencer par l'humanité du Christ, fait que les membres de l'Église-corps du Christ « ont pour ultime principe d'achèvement l'Esprit Saint, qui est, identiquement le même, en tous », habent pro ultimo complemento Spiritum sanctum qui est unus numero in omnibus. Le Saint-Esprit est donc le principe dernier d'unité de l'Église (IIa IIae 183, 3 ad. 3). Mais il faut avouer que Thomas n'a guère détaillé cet aspect. Sa théologie de la grâce comme habitus créé le portait à considérer surtout le Christ comme communiquant la grâce.
    Thomas, avec une tradition unanime (ut sancti dicunt), a vu l'Église terrestre tirer son existence de la passion du Christ : « du côté du Christ mort sur la croix ont découlé les sacrements, à savoir le sang et l'eau, par lesquels se fait l'Église. » Son originalité est d'avoir introduit l'idée de causalité instrumentale de l'humanité du Christ dans la théologie de Christo capite. L'Église militante est la voie vers celle des bienheureux, ou son commencement, totalement en dépendance du Christ, constitué son caput. Tout le bien de grâce est réalisé dans le Christ. Les hommes en deviennent participants, et pour autant sont membres de l'Église, par la foi et les sacrements de la foi, qui leur parviennent grâce à un ministère et en des formes, partie institués par le Christ, partie déterminés par l'Église elle-même. Saint Thomas a des vues et des énoncés précis sur l'Église comme institution de salut et sur l'Église comme communauté des fidèles (c'est la même Église). Laissant de côté ceux qui lui sont communs avec les théologiens de son temps, relevons brièvement ceux qui sont plus originaux et personnels : six principaux, dont cinq concernant l'institution :

    1) Dans sa très riche théologie sacramentaire, Thomas met au centre ou au sommet l'Eucharistie car, contenant le Christ lui-même, elle contient tout le bien commun de l’Église. Thomas identifie le sacerdoce presbytéral à la spiritualis potestas de consacrer l'Eucharistie (Sent. IV d. 24 q.1 a. 1 qa 2 et q. 2 a. 1) : c'est le sommet du sacrement de l'ordre, qui est un « tout potestatif » comportant sept degrés (sacramentalité des « ordres mineurs »). Depuis Etienne d'Autun, la traditio instrumentorum et la formule qui l'accompagne sont considérées comme étant la matière et la forme du sacrement : doctrine que reprend saint Thomas, en particulier dans le De articulis fidei et ecclesiae sacramentis que suivra presque ad verbum le Décret pour les Arméniens du concile de Florence (DSch 1326). Comme les autres Scolastiques également, Thomas voit le « pouvoir sur le corps mystique » dériver, chez le prêtre, de son « pouvoir sur le corps vrai du Christ ». La prêtrise comporte donc par ellemême un pouvoir visant à préparer les fidèles à un bon usage de l'Eucharistie, même si, s'agissant de la prédication, ce pouvoir ne peut passer à l'acte sans mission canonique et, s'agissant du pouvoir des clefs, sans juridiction. La prêtrise dépasse le pur pouvoir cultuel de consacrer l'Eucharistie.

    2) Se dégageant du courant qui référait le caractère du baptisé et celui du confirmé à son « status fidei » (Albert, Bonaventure), Thomas y voit une participation au sacerdoce du Christ, et donc un pouvoir cultuel (actif pour recevoir) relatif au « cultus praesentis ecclesiae".

    3) Thomas a partagé l'opinion commune voyant dans l'épiscopat plus qu'un officium ou qu'une simple question de juridiction mais moins qu'un degré original du sacrement de l'ordre. Il le définit non seulement comme une dignitas, mais comme un ordre hiérarchique relatif au corps mystique, conféré par une consécration inamissible. Sous la pression de Denys et des textes patristiques véhiculés par Gratien, il s'est dégagé de la position de Pierre Lombard et s'est approché de plus en plus d'une vue de l'épiscopat conune principat dans le sacerdoce, et dans un sacerdoce apostolique.

    4) Thomas n'a pas été, dans le chapitre de l'autorité papale, l'initiateur qu'on a parfois vu en lui, soit pour l'en louer, soit pour l'en blâmer (Döllinger, Harnack, Sohm). Trois points sont à envisager ici :

    a) Quand, avec les grands Scolastiques, Thomas dit que les évêques reçoivent leur juridiction du pape, il faut se rappeler que cela ne signifie pas la potestas sacerdotale (épiscopale), laquelle est sacramentelle, mais la désignation de sujets ou d'une materia subjecta déterminée. Cependant Thomas dit davantage : les clefs (donc la potestas et la scientia) devaient dériver de Pierre aux autres apôtres et du pape aux évêques. Mais en quel sens ? Il ne peut s'agir du pouvoir sacramentel lui-même; il s'agit donc de son usage, et l'on revient à la « juridiction », et de la détermination des divers degrés de prélature, ainsi que plusieurs textes le font entendre. Quant à la plenitudo potestatis, Thomas la situe dans l'ordre ecclésiastique, non temporel : elle désigne une qualité de pouvoir épiscopal universel et s'étendant supérieurement à plus de choses que le pouvoir de chaque évêque dans son diocèse ou sa province. On ne peut guère parler pour saint Thomas d'une idée de collégialité épiscopale.

    b) Le Contra errores Graecorum (1263) utilise des textes inauthentiques de Pères grecs venant d'un Libellus composé vers 1254-1256 par Nicolas de Cotrone pour l'empereur Théodore II Lascaris et sur lequel le pape Urbain IV a demandé son avis à Thomas. Plusieurs textes, soi-disant de saint Cyrille en particulier, appuyaient des thèses sur la primauté papale de juridiction et de magistère (11, 3237). Ces textes ont été invoqués par la suite et jusqu'au concile de Florence, voire encore par Bellarmin.

    c) Le ch. 11, 36 montrait qu'il appartient au pape de « définir ce qui relève de la foi », « determinare quae sunt fidei ». Cette thèse est reprise dans IIa IIae 1, 10 : un texte de grande importance pour l'avenir de l'ecclésiologie. Thomas part de la thèse classique : l'ecclesia ne peut errer dans la foi. Mais sa structure est telle qu'elle est soumise au pape et à ses déterminations, car c'est à lui que reviennent les causae majores et la convocation des conciles généraux. Le pape est donc l'autorité suprême en matière de doctrine. Thomas ne va pas au-delà, mais on invoquera sa thèse en faveur de l'infaillibilité pontificale. On voit comment la théologie de Nicolas Ier et celle des Fausses Décrétales sur le rôle du pape dans les conciles trouvent ici leur consécration.

    5) Un des chapitres les plus originaux et les plus remarquables de la théologie thomiste est celui de la Loi nouvelle où se trouvent fixés l'échelle des valeurs ecclésiologiques et le statut global de l'institution comme telle : « Le principal... est la grâce de l'Esprit Saint (...) Cependant, la loi nouvelle comporte certains éléments faits pour disposer à la grâce du Saint Esprit et intéressant l'usage de cette grâce, éléments en quelque sorte secondaires dans la loi nouvelle. » Ces « éléments en quelque sorte secondaires » (« quasi secundaria ») comprennent tout ce qui est moyen extérieur, lettre de l'Écriture, rites sacramentels, lois et organisations... Ce n'est pas que Thomas rêve d'une Église toute spirituelle : l'Église, la grâce elle-même, in statu viae, ont un statut d'incarnation. Mais l'évangélisme du frère prêcheur s'affirme ici d'une façon qui sera bien mal suivie.

    6) S'il s'agit des structures externes ou de l'organisation de ce Corps social qu'est l'Église, Thomas en a une vision en quelque sorte pyramidale : un emboîtement de corps allant de la paroisse à l'Église universelle en passant par le doyenné, le diocèse et la province. Cette conception se ressent des idées corporatives alors courantes. Mais Thomas n'a pas suivi les maîtres séculiers qui voyaient l'autorité se morceler de l'Église universelle aux provinces, de celles-ci aux diocèses, du diocèse aux archidiaconats et aux paroisses, de telle façon qu'à chaque degré l'autorité fût indépendante en son domaine. Thomas rétablit la structure hiérarchique en faveur des évêques et du pape.

    En matière de relations entre le temporel et le spirituel, Thomas a été profondément original dans les principes qu'il a posés, mais aussi solidaire de certaines vues de son temps. Il a bénéficié de l'introduction de l'Ethique et, en 1260, de la Politique d'Aristote. Le mot même, ou plutôt le concept de « politique » a été décisif. On n'en avait, jusque-là, jamais disposé. Parce que Thomas a une conception philosophique de la nature des choses, il peut reconnaître à l'ordre temporel sa consistance, et donc son autonomie dans son ordre. Avec Thomas, il n'y a pas seulement distinction de deux fonctions (on l'a toujours faite), mais de deux domaines définis. Cependant la finalité de la vie humaine reste unique, et elle est surnaturelle. D'où, non seulement distinction des pouvoirs, mais subordination du regnum au sacerdotium qui a la charge du salut. Bref, la doctrine qui sera celle de l'avenir, celle de Léon XIII.

    Un texte de Sent. IId. 44 expos. textus ad 4 (en 1254) étonne cependant . Il n'y a pourtant pas là trace de théocratie (Grabmann). On sait du reste le soin avec lequel Thomas a évité les thèmes théologico-politiques où se complaisaient tant d'auteurs à son époque. Simplement, après avoir, au plan des principes, posé le dualisme des pouvoirs dans le sens d'un Huguccio, Thomas situe des faits historiques et providentiels (« hoc disponente »), à savoir les cas où les deux autorités sont réunies dans la même personne : il peut viser, soit le domaine temporel du Saint-Siège, soit les différentes façons dont un droit public de chrétienté soumettait au pape des réalités temporelles (arbitrage, suzeraineté, initiative de la croisade, jugements, etc.). Il reste qu'on demeure un peu troublé par le fait que des disciples personnels de saint Thomas ont tenu des positions théocratiques (Barthélemy de Lucques, Agostino Trionfo, peut-être fr. Reginald de Piperno) alors que ses principes auront leur fruit chez Jean de Paris, qui ne fut pas son élève. Mais Thomas lui-même tenait ses distances à l'égard de la hiérocratie d'un Innocent IV à la fin du pontificat duquel il écrivait.

    NAISSANCE D'UN MAGISTÈRE DES DOCTEURS

    Traditionnellement, au moins depuis saint Grégoire, ordo praedicatoruin ou ordo doctoruni désignait les évêques'. Le xie siècle avait été le siècle des écoles, ayant été celui d'une première concentration urbaine : une nouvelle catégorie ecclésiosociale était née, celle des scholares ou scholastici d'un côté, celle des magistri de l'autre. L'opinion des maiÎtres, surtout si elle était commune, prenait place à côté de la sentence des Pères. Gratien avait donné une formule de l'accord entre ce magistère et celui de l'autorité : « Autre chose est de conclure les procès, autre chose d'expliquer exactement les Écritures. Pour régler définitivement les affaires, il ne faut pas seulement le savoir, mais le pouvoir... Quant aux commentateurs de la sainte Écriture, tout supérieurs qu'ils sont aux pontifes par le savoir, ils ne possèdent cependant par leur éminence de dignité : c'est pourquoi on les préfère aux pontifes pour le commentaire des Écritures, tandis qu'ils viennent après eux quand il s'agit de conclure les procès. » C'était une distinction simple, mais outre que l'opinion commune des canonistes acquit la valeur d'une autorité en matière pratique, l'autorité pontificale intervenait de plus en plus en matière doctrinale (cf. supra p. 191). Il se constitua ainsi comme deux magistères parallèles, le mot magisterium ayant simplement, dans le latin médiéval, le sens d'autorité.
    On a donc été amené à les distinguer. Thomas Becket mentionnait ensemble les « episcopi et caeteri doctores ecclesiae » dans l'ordo cleri (Ep. 179 : PL 190, 652 A) - il les distinguait et les unissait à la fois. Thomas d'Aquin fait de même, mais en marquant mieux et en expliquant la différence des deux fonctions : Quodl. 1, 14. De même Gilles de Rome (De eccl. pot. I, 1, p. 5). En de multiples endroits, Thomas distingue l'officium praelationis, auquel revient la prédication et l'officium magisterii auquel revient l'enseignement dans les écoles : Sent. IV d. 6 q. 2 a. 2 sol. 2 ; d. 19 q 2 a. q, 2 ad 4, ou encore le magisterium cathedrae pastoralis et le magisterium cathedrae magistralis : C. impugn. cc. 2 et 3 ; Quodl. III, 9 ad 3. L'enseignement pastoral exigeait la mission canonique, ordinaire ou déléguée, l'enseignement des écoles supposait la qualification professionnelle, mais la licentia docendi qui la sanctionnait conférait un titre et une autorité reconnus. Les papes reconnaissaient cette dualité de magisterium et ils mettaient très haut la fonction des docteurs, tout en cherchant à garder le contrôle des universités et, par le système inquisitorial, celui de la foi des peuples. Les maîtres gardaient cependant une remarquable indépendance dans la recherche et la discussion, en même temps que leur prestige croissait. Ils revendiquaient leur place. Après la condamnation de thèses théologiques par l'évêque de Paris en 1277, Godefroid de Fontaines maintenait le droit des maîtres à ne pas suivre la décision épiscopale (Quodl. VII, 18) et même à « déterminer » des choses qui sont du ressort du pape seul'. Henri de Gand, esprit modéré, conciliant et, par surcroît, très positif sur l'autorité papale, revendique le droit de discuter des limites de la puissance des prélats si cela ne part pas d'une intention délibérée de la diminuer ou de la majorer. Mais même un partisan aussi formel de la monarchie papale qu'Agostino Trionfo admet qu'on fasse juger le pape hérétique par un concile où l'on convoquerait des maîtres et des savants (en 1320 : Cf. WILKS, Sovereignty, 508 n. 2).
    Les théologiens ont formé ainsi une sorte de troisième Pouvoir, à côté du sacerdoce et de l'Empire, un peu comme les moines l'avaient fait par moments. L'idée est devenue un lieu commun dans la trilogie Sacerdotium, Imperium, Studium dont le Haut Moyen Age présente quelques antécédents, qu'Alexandre de Roes systématise (1281) et qui est même officiellement admise. Paris est la capitale du Studium.

    Les docteurs ont pris de plus en plus d'indépendance et d'importance. Quant un Wyclif, un Huss, et plus encore un Luther, sortant du conformisme doctrinal et critiquant âprement l'Église romaine, trouveront par surcroît un large appui auprès de l'opinion nationale, le magistère parallèle des docteurs apparaîtra comme une force autonome éventuellement dangereuse. On pourrait évoquer, dans cette histoire, Occam, les conciles de Constance, de Bâle et de Pise, Thomas de Vio enfin, qui n'a pas encouru pour rien la haine de la Sorbonne. Au concile de Trente, les théologiens se sont mis au service des évêques, unis et soumis au pape. Mais le problème de leur magistère parallèle s'est retrouvé avec Döllinger, à l'époque du modernisme, dans l'après-concile de Vatican II.

    CROISSANCE DU MAGISTÈRE PAPAL : VERS L'IDÉE D'INFAILLIBILITÉ PONTIFICALE

    La conviction fondamentale, universellement partagée, est que l'ecclesia elle-même ne peut. On entend : l'Église prise en sa totalité, comme congregatio ou universitas fidelium. Telle ou telle partie de l'Église peut faillir, même des évêques, même le pape (cf. infra) ; l'Église peut être secouée par les tempêtes : elle restera finalement fidèle. On invoque en ce sens principalement Mt. 28, 20 et même 16, 18 ; Lc 22, 32 ; Jn 16, 13. C'est à partir de cette conviction de base touchant l'ecclesia que se forment d'autres énoncés touchant telle ou telle instance hiérarchique.

    On admet communément, car des « autorités » l'affirment, que l'Église romaine n'a jamais erré dans la foi. Mais que voulait dire « ecclesia Romana » ? C'est une question que les textes posent à l'historien, au moins depuis l'époque patristique. Plusieurs, surtout des décrétistes, apportent une réponse, en particulier ceux qui touchent à notre question. On peut entendre par ecclesia Romana, soit l'Église universelle, soit l'Église particulière de Rome et même, en celle-ci, le haut clergé romain, pape et cardinaux. L'ecclesia Romana prise en ce second sens, peut errer et a de fait erré ; c'est quand on la prend dans le premier sens qu'on peut et qu'on doit la reconnaîÎtre inerrabilis, non sujette à l'erreur, ou tout au moins indéfectible.
    On admet universellement que le pape puisse errer et tomber dans l'hérésie, encore que certains mettaient un scrupule à le dire. Parfois on fait alors la distinction entre le Siège, la sedes, inerrante, et le sedens, celui qui occupe le Siège ; parfois on distingue entre le pape comme personne privée et le pape comme chef de l'Église, mais on n'exploite pas cette distinction. On préfère dire que le pape tombé dans l'hérésie cesse ipso facto d'être caput ecclesiae, cessant d'être membre de l'ecclesia, et, bien qu'on admette alors un jugement de l'hérétique, on sauve ainsi le principe selon lequel, juge suprême de tous, le pape ne peut être soumis au jugement de personne. Ce sont les théologiens, semble-t-il, non les canonistes, qui ont surtout contribué à fixer la doctrine dans le sens que l'avenir consacrera. Leur pensée s'inscrit dans un contexte, celui créé par Innocent III et ses successeurs. Bonaventure et les Franciscains tendent à identifier ecclesia R. et curia Romana ou le pape. Si le concile était le lieu où s'exerçait le charisme d'inerrance promis à l'Église, le concile général étant tout dépendant de l'autorité du pape, en doit reconnaître à celui-ci la compétence de déterminer sans erreur les débats de doctrine ". D'une façon plus générale, les théologiens passent de l'Église universelle au pape en raison du fait que le pape préside à l'Église et qu'il en est la tête : ainsi font Thomas d'Aquin (IIa IIae 11, 2 ad 3 ; Quodl. IX, 16), Godefroid de Fontaines (Quodl. I, q. 17) et Pierre Jean Olivi, entre 1270 et 1279. Chez ce dernier, l'impossibilité d'errer attribuée au pape se fonde entièrement sur celle de l'Église, abondamment motivée. On peut cependant dès la fin du xiiie siècle et le début du xive, noter une tendance à mettre la qualité d'inerrance de l'Église en dépendance de celle du pape. Mais l'idée que le pape seul incorpore toute l'assistance promise à l'Eglisé est alors isolée : même ceux qui exaltent le jugement du pape maintiennent celui-ci dans un cadre ecclésial, ainsi Hervé Nédellec (v. 1312) et Guy Terré qui utilise le premier, le mot « infallibilis » (avant 1328). C'est toujours à l'Église qu'appartient l'inerrance, le pape n'en bénéficie que lié au conseil de l'Église ou en tant (et tant) qu'il en est le caput, lié au corps.

    Au cours du xiie siècle (cf. supra p. 191, Alexandre III), puis du xiiie, on assiste à une croissance de l'exercice de l'autorité doctrinale du pape : on le voit si l'on compare au dictum de Gratien (supra p. 241, n. 3) la position des décrétistes sur les sources du droit ou celle des théologiens en critériologie théologique». S'il existe un certain magistère parallèle des docteurs, il professe alors vouloir se subordonner à celui du Pontife suprême. Plus tard, les deux se rejoindront, à savoir quand le magistère hiérarchique s'exprimera en empruntant ses énoncés à la théologie des écoles (décret Pro Armenis du concile de Florence, 1439). Rien n'illustre mieux, d'ailleurs, la nécessité de garder sa place propre à chaque fonction et à chaque charisme.
    On ne peut pas dire que le dogme de 1870 soit acquis à notre époque autrement que dans son germe. On tient essentiellement à l'infaillibilité, ou plutôt à l'indéfectibilité de l'Église. On n'a pas encore parfaitement déterminé à quelle personne hiérarchique cette inerrabilité est garantie, mais on est sur la voie et sur le point de le faire. Il faudra encore, cependant, que soit posée et résolue la question de la supériorité du pape sur le concile. Au xiiie siècle, les deux autorités ne sont pas vues de façon concurrentielle.

    SÉCULIERS ET MENDIANTS. PROGRÈS D'UNE ECCLÉSIOLOGIE D'UN SEUL PEUPLE UNIVERSEL

    La grande querelle qui opposa théologiens mendiants et maîtres séculiers à partir de 1252, principalement à Paris, mendiants et évêques français après 1281, comporte des aspects pratiques, des aspects juridiques, mais aussi un aspect ecclésiologique. Il s'agit de la légitimité d'une activité enseignante et pastorale (prédication, audition des confessions) pour les religieux. Nous trouvons d'un côté Guillaume de Saint-Amour, Gérard d'Abbeville, Nicolas de Lisieux puis, plus tard et tenant des positions beaucoup plus modérées, Henri de Gand († 1293) et Godefroid de Fontaines († 1306), plus tard encore (1306-1321), Jean de Pouilly ; du côté des Religieux, Bonaventure et Thomas, mais aussi Thomas d'York et Jean Peckham, puis, contre Jean de Pouilly, Hervé Nédellec et Pierre de la Palu.

    Selon les maiÎtres séculiers, il existe un ordo ecclesiasticus d'origine divine, et donc fixé une fois pour toutes. Il organise le regimen animarum ou la praelatio. Il se rattache à l'institution par Dieu d'une hiérarchie à deux degrés, les évêques institués dans les apôtres, les curés, institués dans les 72 (70) disciples. Cet ordre est parfait, définitif, immuable. La primauté papale n'est pas niée, Godefroid et Henri ont même des formules vigoureuses pour l'affirmer : ce qui est exclu, c'est une monarchie papale telle que tout pouvoir dérive d'elle. Le pape est vu à l'intérieur de l'ordre épiscopal ; l'Église est structurée selon des communautés de plus en plus étendues, organiquement assemblées : paroisse, diocèse, province, Église universelle. A chacune préside un ministre de droit divin, si bien que le pouvoir sacerdotal ainsi hiérarchisé est homogène : la juridiction des évêques et des curés est une juridiction ordinaire, qui leur est donnée par l'élection, avec leur office : elle est de droit divin. Le pape ne peut donc pas faire comme si elle n'existait pas et troubler les structures pastorales divinement instituées en y introduisant des intrus qui, comme religieux, n’ont qu'à faire pénitence. Le pape est lié à l'Écriture (Henri de Gand) et aux canons, il ne peut faire tout et n'importe quoi, au moins de puissance ordonnée, de potentia ordinata. Quelle est la place des religieux dans l'organisme ecclésial ? On recourt ici à la distinction perfectores et perficiendi : ils sont perficiendi'.

    S'agissant surtout de la position concertée prise par les évêques français à par-tir de 1281, et des conciles nationaux de 1286 et 1289, on a justement discerné une première manifestation d'attitudes et de thèmes spécifiquement gallicans : concertation d'un épiscopat qui prend conscience de sa solidarité, appui trouvé par cet épiscopat auprès des maîtres de l'Université (Henri de Gand) pour fonder le droit des évêques contre une toute-puissance papale discrétionnaire, enfin soutien du roi (Philippe le Bel), également intéressé à protéger son pouvoir contre les empiétements pontificaux.

    Les religieux mendiants ont défendu la légitimité de leur activité (prédication, confessions avec la « juridiction » nécessaire) par le principe d'une mission reçue du pape dont le pouvoir est à la fois suprême et universel : ce que le concile de 1869-70 appellera « pouvoir de juridiction ordinaire, proprement épiscopal et immédiat » sur « les pasteurs et les fidèles tant pris séparément que considérés tous ensemble... parle monde entier. » Bref, l'épiscopat universel du pape. Subsidiairement, les mendiants ont critiqué les prétentions des archidiacres et attaqué le droit divin des curés. Il existe des nuances entre eux : Thomas d'Aquin est soucieux de défendre l'autorité des évêques, Bonaventure exprime davantage une conception érarchique pyramidale de l'Église et l'absolu de la monarchie papale.
    Dans une telle théologie, l'Église entière risque d'apparaître comme un unique diocèse d'extension universelle et les évêques presque comme des vicaires du pape. En tout cas, l'accent était mis, dans la conception de l'Église, sur l'idée d'un peuple unique, soumis à la même autorité, au risque d'oblitérer la considération des Églises particulières. A cet égard, les maîtres séculiers font figure de conservateurs fixistes. Les mendiants, par contre, sortent des structures féodales, ils ne sont pas liés aux lieux, aux moyens locaux de subsistance, aux autorités locales ; ils représentent la dimension « mission » et le zèle de la parole au sein même de la pastoration. Ils relayaient aussi de quelque manière la critique faite par les sectes ou les mouvements spirituels, des alourdissements temporels de l'Église.
    La considération de l'Église en son unité d'extension universelle sous la présidence du pape était acquise depuis longtemps : à Rome, depuis les origines de la papauté. Les témoignages les plus précis abondent à l'époque de Grégoire VII, puis au cours du xiie siècle, chez Innocent III et ses successeurs. Les théologiens dominicains et franciscains n'innovent pas. Ils acclimatent simplement en théologie une considération décidée de l'Église comme un peuple unique d'extension universelle sous l'autorité pastorale d'un même caput, le pape. Chacun le fait avec ses nuances propres : Bonaventure sous le signe de la monarchie papale, Thomas d'Aquin en ménageant le passage des Églises locales (specialis populus) à la tota Ecclesia (totus populus christianus). Dans l'ensemble, Fecclésiologie ne tient compte ni de la collégialité des évêques, ni des Églises locales : on tend à ne considérer le schisme « proprement dit » qu'à l'égard de la tota Ecclesia et du Siège romain, non à l'égard de l'Église locale, de son autel et de son évêque.

    PAPES ET CANONISTES, THÉORICIENS DU POUVOIR PONTIFICAL COMME « PLENITUDO POTESTATIS »

    Les historiens notent une certaine conversion des décrétalistes au hiérocratisme. Ils commentent les grandes décrétales d'Innocent III et font la théorie des faits juridiques posés par ce pontife. Mais c’est déjà dans son Apparatus sur le Décret, du moins dans sa seconde rédaction vers 1202 qu'un Alanus Anglicus amorce ce clouvement dont il est le premier représentant On peut citer, après lui, Jean le Teutonique (Glose ordinaire 1215-1217), Tancrède † 1235, Laurent d’Espagne † 1248, Henri de Séguse dit Hostiensis (Summa aurea sur les Décrétales, 1250 ; chapelain d’Innocent IV ; Lectura sur les Décrétales, 1271, année de sa mort), enfin Durand de Mende, dit « le Spéculateur » († 1296 : Speculum en 1271-176). Ce n'est pas qu'on ne trouve chez nos auteurs des énoncés du dualisme, mais, même chez Innocent IV et Hostiensis, l’insistance sur la supériorité du sacerdoce est si forte, la position du pape comme juge suprême et l'unité de finalité dernière si affirmées que le dualisme se trouve mis en échec (Cf. WATT, Monarchy).
    Avec InnocentIII, le pape a réalisé l'idéal d'un chef, non seulement de l’Église, mais du populus christianus. Ilaffronte l'empereur dans une position de force. Malgré cela, et bien que les royautés nationales s'apprêtent à supplanter l'Empire, les thèses soutenues par nos canonistes envisagent la question des deux pouvoirs en référrence à l'empereur et comme si celui-ci représentait un danger d'admettre deux têtes dans le corps des chrétiens. Papes et canonistes affirment au contraire « étant donné que nous sommes un seul corps dans le Christ, il serait monstrueux que nous ayons deux têtes », « cumunum corpus simus in Christo, pro monstro esset quod duo capita haberemus ». Il est clair que, dans la mesure où l'on voyait l'empereur intra ecclesiwn, ce principe revenait à affirmer la monarchie papale même en matière temporelle.
    Canonistes et papes justifient le pouvoir suprême du pape par sa qualité de vicaire du Christ (on dit parfois « successeur »), en vertu de laquelle il jouit de la plenitudo potestatis. Huguccio et Innocent III unissaient les deux notions.
    On sait que plen. pot. vient de saint Léon, qui l'oppose à la pars sollicitudinis que détient seule son légat. Cela ne signifie pas quc le pape peut tout mais que son pouvoir s'étend à toute l'Église et qu'il a la force totale de la source. L'expression pouvait avoir deux sens : c'est nettement le second, celui de source dont on participe, que développent, à partir de la fin du xiie siècle, canonistes et théologiens. Déjà le Pseudo-Isidore avait gauchi le sens de la formule léonienne pour en faire un énoncé distinguant qualitativement l'Église romaine des autres Églises comme la source de ses participations. Grégoire VII a repris la formule de saint Léon, soit à propos de ses légats que le pape fait participer à sa sollicitude et, comme des vicaires, à ses pouvoirs (cf. Reg. IV, 26 ; V, 2 ; VII, 11), soit dans le sens du PseudoIsidore (dans Yves de Chartres, PL 162, 19 s.). C'est peut-être à Yves de Chartres que saint Bernard a emprunté l'expression : c'est Bernard en tout cas, qui lui a donné ses chances au xiie siècle (Ep. 131 ; Consid. II, 8, 16),bien que Gratien l'eût assumée de son côté sous sa forme pseudo-isidorienne (C. 2 q. 6 c. 11 et 12).
    Plen. pot. se rencontre chez Alexandre III et sous son Pontificat mais c'est Célestin III qui l'a fait entrer dans le vocabulaire de la Curie pour exprimer le pouvoir papal (PL 201, 1245, 1288, etc.). Innocent III l'a consacrée (voir G.B. LADNER cité supra, p. 177). Il s'est opéré alors, comme à bien d'autres moments, des emprunts de l'Empire à l'Église et de la papauté aux privilèges impériaux. Ce processus a touché notre formule. Chez Innocent III, plen. pot. caractérise le pouvoir suprême du pape dans l'ordre proprement ecclésiastique. Dans cet ordre, ce concept sert à justifier les plus larges interventions, une liberté souveraine d'action. Mieux : Innocent lui applique le thème mis en oeuvre dans le « de gratia (Christi) Capitis » : « la plénitude des sens se trouve avec toute sa force dans la tête, tandis que les membres n'en reçoivent qu'une partie », « in capite viget sensuum plenitudo, ad membra vero pars eorum aliqua derivatur » (Reg. VII, 1 : 215, 279puis dans les sermons : PL 217, 482, 518, 552, 557, 657-58). Innocent dépasse ainsi son maître Hugaccio pour lequel la plen. pot. représentait un pouvoir universel, mais non qualitativement différent de celui, particularisé ou limité, des évêques.
    Un Raymond de Peñafort, voire même (du moins dans son intention) un Innocent IV, mettent également dans plen. pot., un contenu ecclésiastique, sans prétention hiérocratique. C'est avec ce sens de monarchie papale intra-ecclésiale que l'expression sera introduite dans la profession de foi requise des Grecs en 1274. Cependant plen. pot. tend dès lors à prendre un sens absolu, illimité ; on l'invoque pour une extraordinaire variété d'interventions, dont certaines ont bien un caractère temporel. Innocent IV, par exemple, dispose de plus en plus des bénéfices de toutes les Églises (Clément IV, 1265-68, affirmera absolument ce droit) au nom de la potestas ligandi et solvendi dont il détient la plénitude : le roi de France Louis IX s'oppose à cet envahissement : il faut, écrit-il, limiter la plen. pot. « sub ratione potestatis » (dans MATTHIEU PARIS, éd. LUARD VI, 104). Canonistes et théologiens, surtout ceux-ci, marquaient également les limites du pouvoir de dispense que le pape exerçait en raison de sa plen. pot.. Mais canonistes et curialistes ont gonflé la plen. pot. d'un contenu illimité, ne s'arrêtant que devant les énoncés de la foi. Ils ont fait du pouvoir papal un pouvoir quasi divin. Ainsi s'est préparée la situation contre laquelle réagira Occam.

    Au xiiiesiècle, c'est dans son affrontement avec le pouvoir impérial que l'autorité papale a exprimé le plus fortement ses revendications : Grégoire IX et Innocent IV.
    Grégoire IX expose à « l'archevêque des Grecs », le patriarche de CP Germain, toute la théorie de la primauté, à partir de l'idée de caput, « in quo sensuum plenitudo consistit » (lettre Fraternitatis tuàe, § 5 : 26. VII. 1232) et la thèse des deux glaives en son sens traditionnel, non hiérocratique (lettre Cum iuxta testimonium § 2 : 18. V. 1233). Grégoire exprime pourtant une conception ministérielle de l'Empire et il arguë de la Donation de Constantin pour son principat sur les choses matérielles et sur les corps (lettre Si memoriam à Frédéric, 23. X. 1236 : POTTHAST 10255). C'est sous Grégoire IX que Raymond de Peñafort acheva la compilation des Décrétales, 1234. Non seulement le pape y apparaît comme seul législateur (« Innocentius in concilio generali.. ), mais la suppression des introductions, pour abréger le texte, enlève aux décisions portées leur allure concrète, pastorale, et accentue l'aspect juridique.
    Innocent IV (1243-1254) avait, de sa dignité, l'idée la plus haute : il disait légiférer « non par l'effet d'un effort humain de recherche, mais sous la motion d'une inspiration divine », « non humanae adinventionis studio, sed divinae potius aspirationis instinctu ». Il est le pape qui excommunia et déposa Frédéric II ; on lui attribue la bulle Aeger cui lenia qui justifie cette mesure. Il passe pour un hiérocrate caractérisé. Mais on a des raisons sérieuses de douter qu’Aeger cui lenia soit de la main d'Innocent (plutôt d'Albert de Beham). Soit comme canoniste, soit comme pape, Innocent distingue les deux fors, et pas seulement comme deux fonctions, mais comme deux domaines. Il y a tout de même, dans la pensée du pape, un germe de hiérocratie : il se dit vicaire du Christ en tant que le Christ, Fils de Dieu, possède éternellement le pouvoir sur les rois. Il y a là un manque évident de sens eschatologique et de l'Economie salutaire. Thomas d'Aquin parlera tout autrement (IIIa 59, 4 ad 1 et 2). Innocent rejoint la réalité en distinguant le pouvoir que le pape tient de jure et celui qu'il peut exercer de facto. Alanus Anglicus distinguait entre pouvoir possédé in habitu et in actu. Que, sans l'exercer ordinairement, le pape possède radicalement ou virtuellement la juridiction temporelle, fait qu'on peut en appeler à son jugement si le magistrat laïc est défaillant et s'il n'y a pas d'instance laïque supérieure à laquelle s'adresser. Car le pape est le caput suprême de la société chrétienne qu'on ne distingue pas bien de l'Église.
    Le conflit entre Frédéric II et Grégoire IX, puis Innocent IV, n'a guère donné lieu à une élaboration d'une philosophie laïque du pouvoir séculier, du côté gibelin. L'affrontement théorique entre tendance hiérocratique et thèse laïque ne se fera guère que sous Boniface VIII. Cependant l'opposition des seigneurs aux empiètements sacerdotaux n'a pas manqué, tout au long du xiiie Siècle, non plus que les nettes affirmations de dualité des domaines, en particulier de la part des légistes et dans les textes constitutionnels.
    La place prise ainsi par les questions d'autorité et de pouvoir influencera gravement le développement ultérieur de l’ecclésiologie. Celle-ci, chez les Scolastiques, est encore très théologique, sacramentaire et anthropologique, bien que des apports canoniques tendent à y prendre place. Elle n'a pas encore donné lieu, chez eux, à des traités séparés. Quand cela viendra, de tels traités seront essentiellement consacrés à ces questions de concurrence entre pouvoirs. L'ecclésiologie sera orientée vers une affirmation d'autorité et de Potestas sacerdotale en face et audessus de la potestas royale. A cet égard-là, une autre protestation que celle des seigneurs laïcs existait dans la chrétienté . celle des sectes ou courants spirituels contre une conception cléricale, juridique, de l'Église, excessivement dominée par les revendications de puissance.
    Si l'idée de plenitudo potestatis suivait le développement qui devait aboutir à Boniface VIII et aux conséquences contre lesquelles Occam s'élèvera, on voit cependant s'affirmer au xiiie siècle, plus d'un fait ou d'une idée qui mettent une limite à l'absolu du pouvoir papal, au moins dans son exercice. Cinq points sont ici plus notables :
    1) Thèse unanimement tenue de la possibilité du pape hérétique : elle s'attache au texte du cardinal Humbert, reproduit par Gratien sous le nom du martyr Boniface (D. XL c. 6 : col. 146), « cunctos ipse iudicaturus, a nemine est iudicandus, nisi deprehendatur a fide devius », « devant lui-même juger tous les autres, il ne peut être jugé par personne, sauf s'il dévie de la foi ». Le pape serait alors jugé par qui ? Par le collège des cardinaux ou par un concile qui, pour autant, seraient plus grands que lui, répondait Alanus, qui ajoutait : « si le pape est tombé dans l'erreur, l'Église, elle, qui est l'ensemble des catholiques, a persévéré dans la foi, et même le collège des cardinaux, qu'on appelle l'Église romaine. » On ne cesse d'affirmer que la foi est l'affaire de toute l'ecclesia. On vit et on pense dans un climat général favorable aux conseils, aux décisions collégiales. Et pourtant, la collégialité épiscopale est généralement méconnue (voir Collégialité 99-129).
    2) Canonistes et théologiens marquent des limites à la plen. pot., surtout à propos du pouvoir de dispense du pape. Le pape ne peut dispenser ni de la loi naturelle, ni de la loi divine ; il ne peut changer les sacrements ni en créer de nouveaux ; il ne peut aller contre le generalis status ecclesiae, c'est-à-dire pratiquement contre sa constitution divine et (avec des réserves) contre les décrets des conciles oecuméniques, surtout des quatre premiers. Dans l'ensemble les limites sont posées de façon moins stricte et moins étroite chez les décrétalistes (surtout à partir d'Innocent IV) que chez les décrétistes.
    3) Les décrétistes admettaient sans difficulté que le pape a besoin du conseil des cardinaux, ou des évêques réunis en concile, surtout s'il s'agit de questions de foi, et par conséquent que le pape « maior est cum sinodo quam sine. » Alanus admet bien qu'en matière de foi, si les cardinaux ou le concile s'opposaient au pape, c'est eux qu'il faudrait suivre de préférence à lui. De même les cardinaux groupés à Anagni en 1241-43 pensaient qu'à défaut de l'entente des cardinaux, l'élection d'un pape pourrait revenir à l'ensemble de l'Église ou au concile général, « ad generalem ecclesiam seu generale concilium ». Dans l'ensemble cependant on ne voit pas le concile comme mettant l'autorité du pape en concurrence ou en échec, mais plutôt comme lui ajoutant de la solennité et du poids. Innocent IV dit que la déposition de Frédéric Il s'est faite en concile « ad solennitatem D, mais qu'elle demeure un acte de la seule plenitudo potestatis du pape.
    4) B. Tierney a trouvé une source possible des théories conciliaires dans la façon dont Hostiensis applique aux relations existant entre le collège des cardinaux et le pape le point de vue corporatif admis déjà pour les relations existant entre un chapitre cathédral et l'évêque. Henri de Suse considérait les cardinaux comme formant un seul corps avec le pape, selon le type corporatif : ainsi, à la mort du pontife, son pouvoir juridictionnel revenait au collège des cardinaux, lequel se trouvait intégré dans le sujet de la plen. pot. (TIERNEY 151). Si le collège cardinalice était anéanti, il reviendrait au clergé romain de réunir un concile qui élirait un pape (ad I, VI, 6, fol. 32b) . Ainsi le corps lui-même, et non sa tête seule, devenait le sujet du pouvoir. Hostiensis n'a sans doute pas voulu proposer une théorie sur la constitution de l'Église, mais ses textes ne seront pas oubliés.
    5) S'agissant seulement des cardinaux, un mouvement continu, depuis le milieu du xie siècle, les introduit dans l'exercice de la plen. pot. papale. De l'exercice on est passé au plan du droit : les cardinaux forment avec le pape l'ecclesla Romana, caput eccleslae generalis, sujet des prérogatives liées à la primauté ils sont d'institution divine, ils sont membra corporis papae. Plusieurs, au xiiie siècle, pensent que le pape est obligé de prendre le conseil des cardinaux, et l'on ne distingue pas toujours bien consilium et consensus. Mais plus nombreux encore étaient ceux qui limitaient cette obligation à des cas déterminés et affirmaient l'indépendance du pape au nom de sa plenitudo potestatis (SÄGMÜLLER 243-249). Dans le climat du concile de Lyon de 1274, Guillaume Durant « le Spéculateur » écrit : « Secundum plenitudinern potestatis potest papa super omne concilium quidquid placet », « en vertu de sa plénitude de pouvoir, le pape peut décider ce qu'il veut, au-dessus du concile général. »

    Quelles que soient en effet les conditions ou les restrictions mises à l'exercice de la plenitudo potestatis, quels que soient les gennes déjà présents de thèmes que développeront les conciliaristes du début du xve siècle, tout le mouvement d'idées du siècle va dans le sens de la monarchie papale telle que la formule en a été proposée dès 1267 par Clément IV à l'empereur Michel VIII Paléologue, et admise par celui-ci au concile de Lyon de 1274. Cette formule (la première prononcée au niveau du magistère solennel, grosse déjà du dogme de Vatican I, qui s'y réfère d'ailleurs expressément) résume tout le développement acquis depuis Innocent IV et dans lequel les théologiens se sont joints aux canonistes : principatus universel de l'Église romaine, dans un sens de monarchie ecclésiastique (termes de primatus, principatus super, princeps =vertex, plenitudo potestatis) ; fonction de magistère suprême ; judicature suprême et universelle en ce qui relève du for ecclésiastique ; explication de la plen. pot. au sens de source pour les autres Églises, y compris les « privilèges » patriarcaux.

    GRECS ET LATINS

    Ce texte du concile d' « union » de 1274 reproduit celui que Clément IV avait envoyé le 4 mars 1267 pour définir la base sur laquelle Rome accepterait l'union. Il exprime, au moins sous son aspect juridique, la conscience ecclésiologique tant des théologiens que des canonistes du xiiie siècle. Pratiquement imposé à l'empereur Alexis, puis par celui-ci à son entourage et au clergé de Constantinople, il ne faisait pas droit à la conscience ecclésiologique byzantine. Et cependant, Nicolas III devait renchérir encore sur les exigences d'un alignement total et inconditionné sur les formules et les usages latins (1278). Aussi l'union a-t-elle rencontré à Byzance, de même que le Filioque, une résistance décidée (le patriarche Joseph † 1283). L'union était dénoncée dès Pâques 1283. Les Latins ne connaissaient guère les Orientaux qu'à travers les controverses qui jalonnent le xiiie siècle et nous ont valu divers écrits polémiques. Manquant de connaissance de l'histoire, peu curieux et peu informés de la pensée des autres, ayant une confiance absolue dans leur formulation théologique et dans les raisonnements qui la fondaient, les Latins ont manqué d'ouverture à une traditiondifférente qui, de son côté, se fixait polémiquement.
    Du côté byzantin, la contestation a porté directement sur la conception latine ou romaine de la structure hiérarchique de l'Église, plus exactement sur la monarchie papale. Voici comment elle se présente et s'articule à travers les principaux témoignages qui s'échelonnent entre la IVe croisade et le concile de Florence. On peut la résumer, au négatif et au positif, en ces sept points :

    1) Les Apôtres ont reçu le même pouvoir et ils sont égaux (supra p. 84, n. 64 ; B 526 C et 527 CD (rapportant la pensée de Théophylacte) ; A, nn. 8-16, pp. 92-99 ; BD (PG 151, 1258-1260) ; NC 704 D s.).
    2) Les Apôtres ont tous été envoyés au monde entier, ils ne peuvent donc être liés à un lieu, à un siège déterminé (supra p. 85, n. 72 ; H, t. II p. 24 et III pp. 34-35). Notons cependant que Nil Cabasilas tient une position quelque peu différente : toute son argumentation est basée, en effet, sur l'idée que le pape a reçu de saint Pierre d'être évêque de Rome (NC 701 D) : ainsi le pape appartient à l'ordre épiscopal, il est un évêque comme un autre, non l'évêque du monde entier (716, 720 CD).
    3) L'autorité est exercée au niveau de l'Église totale par les cinq patriarches agissant d'accord et collégialement. Déjà, au temps des Apôtres, Pierre a cherché l'accord des autres (supra p. 86,n. 75 ; J p. 118 (4) ;A, loc. cit. et n° 17p. 100 et 101). Les Grecs tenaient d'autant plus à ce rôle décisif des patriarches que les Latins n'avaient pas une idée correcte de la dignité de ceux-ci et de ses fondements. Lors de la conclusion de l'union de Florence, tout a failli achopper sur la question des privilèges patriarcaux (F 453-458). Le Grec Athanase expose, en 1357, une justification de cette exigence canonique d'accord entre les cinq patriarches, justification qui est pour autant une théologie très profonde de la collégialité. Au légat qui arguait de la nécessité d'avoir une tête unique, il répondait : « J'ai bien dit que les Apôtres sont douze, je le sais, mais non pas douze têtes de l'Église. De la même façon, en effet, que les fidèles, malgré leur nombre, forment l'Église et le corps unique du Christ, grâce à l'identité de culte et de religion, comme nous affirmons, de même, conçois, je t'en prie, les apôtres, bien qu'ils soient au nombre de douze, comme une seule tête cependant de l'Église, grâce à l'identité de dignité et de pouvoir spirituel. » Et Athanase de citer Jn 17, 11 et 20-22, puis il enchaîne : « Tu ne dirais pas qu'il y a trois Dieux, car les trois sont parfaitement un. Comment, dès lors, chez ceux qui ont la même perfection, distingueras-tu des inférieurs et des supérieurs ou des têtes différentes ? Ne diras-tu pas plutôt qu'ils sont un et la tête unique de l'Église du Christ ? Certes le pape est nommé le premier, il siège au-dessus des autres, mais uniquement grâce à son rang (tè taxei monè) et non à cause de la dignité et de la puissance de l'Esprit » (A n° 24, pp. 104-107). Bref, une ecclésiologie de communion.
    4) Dans ces conditions, les Byzantins refusaient de reconnaître à l'Église romaine la qualité de caput en ce sens qu'elle posséderait une qualité d'Église différente des autres Églises (cf. supra p. 84-86, n. 66 et n. 73 : C n° XXXHI ; NC 716, 720 C s. : le pape est un évêque comme un autre, l'évêque d'une Église particulière).
    5) En vertu de leur ecclésiologie de communion, elle-même liée à une anthropologie de communion, les Byzantins refusent d'admettre un « Diktat » venant de Rome-caput, Mater et Magistra ; ils refusent qu'on leur impose quelque chose qu'ils n'aient pas discuté librement et accepté (J cité supra n. 1 ; A n° 18, 22, pp. 98 s., 104-105 ; JJC 364 ; NC 685 B). Vouloir leur imposer un « Diktat » serait traiter les Grecs en esclaves, non en hommes libres dotés, eux aussi, des dons de Dieu (supra p. 84 n. 65 ; NC 685). C'est pourquoi la seule voie pour garder ou rétablir la communion est le concile général (supra p. 86 n. 76 avec référ. à C ; A n° 18 et 25, pp. 104-107 ; BD).
    6) Enfin, les Byzantins récusent la valeur ex sese de décisions papales qui ne seraient pas liées aux canons (supra p. 84 n. 65 ; NC 728 D - 729 A). En général, ils sont contre tout usage personnel, solitaire, de l'exousia : kat'eauton idia, tôn allôn chôris, dit Nil Cabasilas (NC 684, 689 B - 693). Les hiérarques grecs s'engagent, non solitairement, mais avec leur synode (voir leur lettre à Grégoire X de février 1274 : T 124).
    7) Cette vision de l'ordre ecclésiastique se consomme dans une conception pneumatologique et charismatique. Jean Joseph Cantacuzène expose l'idée de l'unité surnaturelle et spirituelle du Corps du Christ et il regrette que les Latins lui aient substitué une unité administrative : ils parlent didaskalikôs, exousiastikôs, sunthenpkôs (JJC 366). Quant à Athanase, en 1357, il dit bien proposer sa pensée personnelle, mais celle-ci exprime à tout le moins une tendance ou une inspiration de l'ecclésiologie grecque, celle d'un actualisme pneumatologique : ni Pierre ni les autres Apôtres n'ont agi par un « pouvoir » à eux remis, de lier et de délier ; il n'y a d'effectif que ce qu'ils ont fait sous l'impulsion de l'Esprit vivifiant (A n° 17 pp. 98 s.). Certes l'Occident n'ignore pas le Saint-Esprit. Sa construction, cependant, est beaucoup plus christologique et institutionnelle, ainsi que nous l'avons montré. Le conflit latent à cet égard trouvera une nouvelle issue au xive siècle avec la controverse sur la consécration eucharistique : paroles du Christ, invocation du Saint-Esprit. Dans son Contra Graecos, Thomas d'Aquin ramène les hérésies (et les « erreurs des Grecs ») à une diminution de la dignité du Christ, et il rapproche la négation du Filioque de celle de l'autorité du Vicaire du Christ.

     

    CHAPITRE IX : AFFRONTEMENTS ECCLÉSIOLOGIQUES SOUS BONIFACE VIII ET LA PAPAUTÉ AVIGNONNAISE

    Bibliographie générale : Collections de textes : M. GOLDAST, Monarchia S. Romani Imperii.... Hanovre, 1612, 3 vol. (repr. photogr., 1960) ; P. DUPUY, Histoire du Différend d'entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel, Roy de France, Paris, 1655 (683 pages de « Preuves ») ; J. T. ROCABERTI, Bibliotheca Maxima Pontificia.... Rome, 1698, 21 vol. (ordre alphabétique) ; H. FINKE, Aus den Tagen Bonifaz VIII. Funde u. Forschungen, Münster, 1902 ; R. SCHOLZ, Unbekannte Kirchenpolitische Streitschriften aus der Zeit Ludwigs d. Bayern (1327-1354), 2 vol., Rome, 1911 et 1914 (à la fin du t. II, chronologie des textes) ; Kaiser, Volk u. Avignon. Ausgewählte Quellen z. antikuriale Bewegung in Deutschland in d. ersten Hälfte d. 14. Jahrh., hrsg. u. übers. v. O. BERTROLD, Darmstadt, 1960.
    Études générales : S. RIEZLER, Die literarischen Widersacher der Päpste z. Zeit Ludwigs d. Baiers, Leipzig, 1876 ; M. GRABMANN, Die Lehre (cf. p. 232) 26-42 ; Der Einfluss (cité inf., p. 274) ; R. SCHOLZ, Die Publizistik zur Zeit Philipps des Schönen u. Bonifaz VIII., Stuttgart, 1903 (réimpr. Amsterdam, 1962) ; J. RIVIÈRE, Le problème de l'Église et de l'État au temps de Philippe le Bel, Louvain-Paris, 1926 ; G. DE LAGARDE, La naissance de l'esprit laïque au déclin du MA, Saint-Paul-Trois-Châteaux et Paris, 1934 s., 3e éd. Louvain-Paris, 1956 s. ; Fr. X. P. D. DUIJNSTEE, s'Pausen Primaat in de latere middeleuwen en de Aegidiaansche School..., 2 vol., Hilversum et Amsterdam, 1935-1936 ; V. MARTIN, Les origines du gallicanisme, 2 vol., Paris, 1939 ; F. MERZBACHER, Wandlungen des Kirchenbegriffs im Spätmittelalter..., in ZRG 60. Kan. Abt. 39 (1953) 274-361 ; M. J. WILKS, The Problem of Sovereignty in the Later Middle Ages, Cambridge, 1964.

    Deux courants de pensée s'affrontent : l'un hiérocrate et papaliste, l'autre favorable au peuple de l'Église et à une société laïque. Dans l'un et dans l'autre on trouve des extrémistes et des esprits mieux équilibrés. Nous exposerons successivement ces deux groupes de thèses dont l'affrontement a connu deux grands moments : le règne de Boniface VIII (1294-1303), marqué par les circonstances de son accession au trône pontifical (démission de Célestin V) et par son conflit avec Philippe IV le Bel ; le règne de Jean XXII (1316-1334) et celui de Benoît XII (13341342), marqués par l'opposition de l'empereur Louis le Bavarois (1314-1347) appuyé par Marsile de Padoue et Guillaume d'Occam.
    Tandis que les grands Scolastiques n'avaient pas rédigé de traité séparé d'ecclésiologie, soudain, en quelques années, il en paraît un grand nombre dont les titres se ressemblent. Ces titres sont significatifs, il s'agit essentiellement de pouvoirs, des deux pouvoirs et de leurs difficiles rapports. On est entré dans une autre époque, dans un autre climat que ceux des grands Scolastiques.

    A. COURANT HIÉROCRATIQUE : POUR LA MONARCHIE PAPALE

    Bien qu'il eût été disciple de saint Thomas, Barthélemy de Lucques continue son De regimine principum dans le sens le plus théocratique (cf. III, cc. 10, 16 et 19) : le pape, vicaire du Christ prêtre et roi, « Chef, dans le Corps mystique, de tous les fidèles du Christ », « c'est de lui que procède tout mouvement et discernement dans le Corps mystique », « il a place de principe dans le royaume, comme Dieu dans le monde et l'âme dans le corps » : Caput in corpore mystico omnium fidelium Christi, a quo est omnis motus et sensus in corpore mystico, princeps est in regno sicut Deus in mundo, et anima in corpore. De même que le franciscain Matthieu d'Aquasparta (avec les énoncés duquel la bulle Unam sanctam montre des parentés certaines), il ne donne pas sa pleine valeur à la condition terrestre de l'économie salutaire : Mt 16, 18-19 a fait du pape le remplaçant du Christ selon le pouvoir total qu'il a comme homme-Dieu dans la ligne déjà tracée par Innocent IV.
    Tout autant que de Matthieu, la bulle Unam sanctam reflète la pensée de Gilles de Rome, lui aussi un ancien auditeur de saint Thomas ! De celui-ci et de l'aristotélisme, Gilles garde le principe de l'unité de fin dernière, qui donne leur vérité à toutes les activités. Mais, à partir de ce principe, il opère avec les concepts augustiniens de vera iustitia et de Christus-rector civitatis, dans le cadre, non de l'idée augustinienne d'ecclesia, mais des idées ecclésiologiques issues de Grégoire VII, Hugues de Saint-Victor, saint Bernard, Denys, c'est-à-dire du courant hiérocratique pontifical. Sous cet angle christologique-hiérarchique, non communautaire-pneumatologique, l'Église est vue comme corps hiérarchisé, résumée dans l'autorité de son caput, le Christ, représenté sur terre par le pape « qui occupe le sommet de l'Église et peut être pris pour l'Église », « qui tenet apicem. ecclesie et potest dici ecclesia ». Au plan de la direction de l'activité humaine, la santé du corps consiste dans equitas et iusticia. Or « il n'y a pas de vraie justice là où le Christ ne gouverne pas ni ne fonde », non est vera iusticia ubi non est rector et conditor Christus (III, 11, p. 201). Mais « nul n'est sous le gouvernement du Christ s'il n'est soumis au Souverain Pontife, qui est le vicaire universel du Christ », nulli sunt sub Christo rectore, nisi sint sub summo pontifice, qui est Christi vicarius generalis. Conséquence, longuement et imperturbablement développée : « Iln'existe aucun titre juste de possession, ni pour les biens temporels, ni pour les personnes laïques, ni pour quoi que ce soit, sinon sous l'autorité de l'Église et par l'Église », nullum dominium cum iusticia, nec rerum temporalium nec personarum laicarum nec quorumcumque, quod non sit sub ecclesia et per ecclesiam. Il existe bien un dualisme au plan des autorités formelles, mais non au plan de l'opération en tant que celle-ci est juste, mesurée par sa vraie fin. C'est pourquoi l'on trouve chez Gilles des énoncés favorables à l'existence d'un droit naturel et d'un pouvoirlaïc (KUITERS 28) et, en même temps, l'affirmation que tout droit ou pouvoir terrestre doit être parfait par l'Église, sa foi, ses sacrements, son sacerdoce (I, 5 p. 15 : II, 7 pp. 70 s. ; KUITERS 32). La catholicité même de l'Église appelle cette extension de son autorité et de son action au monde entier : II, 6 pp. 65-67 (ecclesia est catholica universaliter dominando), l'Église est catholique par sa maîtrise universelle ; 7 pp. 72-73.
    Jacques de Viterbe dépend de Gilles, mais il garde une certaine indépendance à son égard ; il est plus théologien et s'intéresse plus à l'Église en elle-même, à telle enseigne qu'on a pu le désigner comme l'auteur du premier traité de l'Église. Jacques voit l'Église comme regnum : idée qui n'était pas courante et qui, chez Jacques, connote une idée de large étendue ou de totalité catholique (I, 1 pp. 90-94). Jacques distingue deux zones dans le domaine soumis au Christ : « toute créature au titre du pouvoir de sa divinité » et « l'Église, par l'appartenance de la foi... par laquelle il règne dans les fidèles » ; le pape, comme vicaire du Christ, n'est pas roi d'un autre royaume que l'Église, alterius regni quam ecclesiae (I, 1 pp. 94-95). On s'attendrait à ce que Jacques distingue efficacement Église, et société terrestre, et de fait, il reconnaît à celle-ci une consistance positive et une qualité morale (II, 6 est assez aristotélicien). D'autre part, tout ce tract. I est consacré à l'Église et à ses notes, au sens où nous les entendons. Jacques est le premier à expliquer les « notes » avec cette ampleur (Thomas d'Aquin était plus bref dans son commentaire du Symbole.) Comme saint Thomas, il les appelle conditiones, par quoi il faut entendre l'état de choses ou la qualité qui fonde l'attribution d'un prédicat. Il les traite d'un point de vue théologique, non apologétique. Il énumère dix « conditions », qu'il ramène aux quatre propriétés du Symbole.
    Finalement, cependant, Jacques de V. aboutit à une hantise de la potestas (tout le tr. II !), à une vision pyramidale et hiérocratique. C'est que, d'abord, Jacques adopte la définition classique de ecclesia-congregatio fidelium (I, 1p. 89) : il s'ensuit à ses yeux que, la société entière étant faite de fidèles, les princes temporels sont « in ecclesia » : il s'agit d'un pouvoir sur des fidèles (II, 7 pp. 233-234). C'est ensuite que Jacques opère avec le principe selon lequel le pouvoir temporel aide ses sujets à atteindre leur unique finalité dernière, qui est surnaturelle et dont, en conséquence, seul le sacerdoce divinement institué détient les normes et les moyens (cf. II, 7 p. 240 ; 8, p. 257 ; 10, p. 301). Si l'on pense enfin que la grâce confirme et parfait la nature, on tirera avec Jacques les conséquences : le pouvoir spirituel ne fait pas exister le pouvoir temporel, mais il l'achève et l'informe (II, 7), il luicommande et le juge ; il n'y a de possession légitime que dans la soumission à Dieu et l'usage bon (II, 7 p. 241).Jacques aboutit donc, non à une absolue monarchie papale, car le pouvoir temporel s'exerçant sur des non-baptisés ne procède pas du pape (nette distinction du potestatis (II, 9) est tout à fait curialiste, il est proche de voir l'Église comme un unique diocèse d'extension universelle (II, 5, p. 207).
    Gilles de Rome et Jacques de Viterbe ont donné la consistance d'une synthèse cohérente, philosophiquement et théologiquement élaborée, à ce qui était, chez les canonistes ' thèses éparses. Ils ont créé une tradition que suivra l'école augustinienne.
    La bulle Unam sanctam est du 18 novembre 1302. Ses bases idéologiques sont, outre la conscience que la -papauté avait d'elle-même, les énoncés de saint Bernard, Hugues de Saint-Victor, l'idéologie monarchique dionysienne, celle des Franciscains et des Ermites de saint Augustin que nous avons étudiés. Depuis longtemps, canonistes et théologiens distinguent entre la conclusion, qui relève du plan dogmatique, subesse Romano Pontifici ... esse de necessitate salutis - lasoumission au Pontife romain ...est de nécessité pour le salut, - et le corps du document, développant une idéologie liée aux conceptions du temps. Il convient d'envisager ce texte.

    1°) En ce qu'il exprime d'ecclésiologie interne. L'idée d'unité et même d'unicité domine tout : una sancta, una arca salutis, unum corpus, unum ovile. Mais s'il n'y a qu'un corps, il n'y a qu'une tête, un principe, non deux, comme le veut le manichéisme. Ce principe, c'est le Christ, mais, par la même exigence, le pape, son vicaire : ecclesiae unius et unicae unum corpus, unum caput, non duo capita, quasi monstrum, Christus videlicet et Christi vicarius Petrus Petrique successor, « un seul corps d'une seule et unique Église, une seule tête, non pas deux, ce qui ferait un monstre, c'est à savoir le Christ et le vicaire du Christ, Pierre et ses successeurs ». Ainsi le Christ et le pape forment unum caput, le pape est caput du Corpus mysticum ! Et celui-ci est identifié à la réalité juridique, au corps des hommes se soumettant à la juridiction du pape.

    2°) Au point de vue de sa position sur le rapport entre les deux pouvoirs. Boniface articule à son affirmation d'unité et d'unicité, une affirmation de dualité : duo gladii. Il n'était pas sans savoir, disait-il, que « duae sunt potestates ». Mais cette dualité doit être ramenée à l'unité, car elle est ordinata ; l'inférieur doit être ramené au supérieur. Cela signifie, concrètement, que le pouvoir spirituel institue le pouvoir temporel et qu'il le juge s'il dévie : c'est cela qu'on entend par « juridiction D du premier sur le second. Cela revient à le juger ratione peccati (Boniface dit : s'il est mauvais « si bona non fuerit »). Que signifie le mot instituere ? Le terme est emprunté à Hugues de Saint-Victor (supra p. 180), mais Boniface ne dit pas, comme lui, ut sit. Il semble que le pape l'entende, dans la ligne de Gilles de Rome, source certaine du document, d'un pouvoir pleinement légitime, conforme à la volonté de Dieu. Mais chez Gilles, le contexte était sacramentel, chez Boniface il est plus juridique.

    Hervé Nédellec, O.P. († 1323) n'est pas un théocrate : il n'a pas traité la question du pouvoir du pape sur le temporel. Mais il a contribué à affermir la doctrine de l'épiscopat universel du pape : le pape succède au Christ en son autorité de caput ; il est le pasteur universel, comme si toute l'Église était son diocèse. Son grand principe est celui qui domine toute l'époque : un corpus doit avoir UN caput. Hervé use largement du raisonnement, de l'argument de convenance déjà mis en oeuvre par Thomas d'Aquin (C. Gent. IV, 76). Il combat la thèse de Jean de Pouilly sur la juridiction des curés immédiatement reçue du Christ. Enfin, Hervé est un de ceux qui ont contribué à élargir et, pour autant, à changer la notion de juridiction : alors que chez saint Thomas et les grands Scolastiques, dire que le pape donnait la juridiction signifiait qu'il désignait les sujets sur lesquels s'exercerait un pouvoir déjà possédé, pour Hervé, la juridiction est le pouvoir lui-même, potestas dicendi ius.

    Agostino Trionfo est un disciple de Duns Scot. Scot lui-même fait peu d'apports originaux à l'ecclésiologie. Il parle peu du Corps mystique : peut-être la cause en est-elle dans un certain manque de théologie de la grâce capitale du Christ. Ses écrits comme sa conduite révèlent un défenseur convaincu de la suprématie papale. En liaison avec ses positions générales d'épistémologie, Scot exprime souvent un certain positivisme et presque un fidéisme ecclésiastique : c'est l’Église, porteuse de la Révélation, et surtout l'Église romaine, qui l'assure de sa croyance, surtout en matière sacramentelle. En théologie de l'épiscopat, Scot critique heureusement l'application formaliste, classique au xiiie siècle, du critère du rapport à l'Eucharistie : faire des consécrateurs est bien relatif à l'Eucharistie ! (cf. Rep. Paris. IV d. 24 q. un., n. 7 et 9).

    Agostino Trionfo (Augustin d’Ancône, Erm. S. Aug., † 1328) organise en une synthèse pro-pontificale des données élaborées par la Scolastique et les canonistes du xiiie siècle, mais qu'il développe en les séparant de leurs racines ou connexions spirituelles et sacramentelles : corps et âme, ordre de celui-ci à celle-là (Sum. q. 1 a. 8), finalité surnaturelle ultime de la nature, corrélation entre corpus et caput, corps et tête, unicité de celle-ci, distinction entre ordre et juridiction, goût pour la philosophie politique, pour l'idée de regimen. L'Église est un corps social, c'est en ce sens qu'Agostino la définit populus christianus (Sum. q. 1 a. 8 ; q. 46 a. 2) ou congregatio fidelium (q. 3 a. 8) : elle est comme telle soumise à la potestas iurisdictionis vel administrationis du vicaire du Christ, le pape, qu'on pourrait appeler son successeur : ses actes sont les actes mêmes de Dieu, sententia papae et sententia Dei una sententia est, « la sentence du pape et la sentence de Dieu forment une seule sentence » (Summa q. 6 a. 1, p. 57). Le Corps mystique est la totalité des hommes s'ordonnant à la fin surnaturelle en dépendance de ce vicaire. Le pape n'est pas chef de l'ordre temporel, mais il est chef quant à la subordination du temporel à la fin surnaturelle, subordination par laquelle le temporel rentre dans le Corps mystique et sous son chef visible, le pape (Sum. q. 1 a. 6 ; KÖLMEL). Nous sommes dans la ligne de Hugues de Saint-Victor et d'Innocent IV, qui est celle de la bulle Unam sanctani. Agostino tend bien à attribuer au pape une plus grande plénitude, même quant au pouvoir d'ordre (cf. De dupl. pot. p.495), mais ce n'est pas cela qui l'intéresse : le pape est seul Vicaire du Christ, c'est de lui que toute potestas dérive jusqu'aux prélats et aux princes temporels en tant qu'il s'agit de commander chrétiennement à des chrétiens : ce qui ne se révèle que dans l'ordre juridictionnel : « papa est nomen iurisdictionis » (Sum. q. 4 a. 2, p. 42) ; il n'est pas pape parce que, évêque de Rome, il siège sur la chaire de Pierre et gouverne l'Église de Rome : il pourrait ne pas être évêque de Rome, ne pas être évêque du tout, mais simple laïc : Pierre a reçu son pouvoir vicarial (Mt. 16) avant d'être consacré évêque. Ce pouvoir vicarial est pleinement monarchique : tout ordre en découle dans le Corps mystique dans lequel, nous l'avons vu, le temporel appartient au spirituel s'il réalise son ordre à sa vraie fin.
    Alvaro Pelayo, O.F.M. († 1349 ou 1353) dépend de Jacques de Viterbe, qu'il suit et même copie sur les notes de l'Église : c'est un augustinien. C'est un théoricien de la plénitude du pouvoir du pape ; il développe abstraitement l'idée de « vicaire du Christ » : Papa habet omnem potestatein in terra quam habuit Christus, « le pape a sur terre toute la plénitude (de pouvoir) qu'a possédée le Christ » (De Planctu, I, art. 13), mais Alvaro a atténué par la suite, en faveur du droit naturel du pouvoir temporel, les conséquences qu'il avait tirées de là. On ne saurait lui attribuer une thèse de pouvoir direct. Le pape est au-dessus des conciles (IUNG 180) : il est le caput, et Corpus Christi mysticum ibi est ubi est caput, scilicet papa, « le Corps mystique du Christ se trouve là où est la tête, à savoir le pape » (Collyrium p. 506).

    Alvaro était (avec intermittence) plutôt favorable aux Spirituels franciscains. Le concile de Vienne, 1312, avait condamné, non seulement des thèses philosophiques d'Olivi, mais la secte des Beghards et des Béguines, apparentée à celle des Frères du libre esprit, de tendance antihiérarchique (DSch 891-899). Les adhérents de ces mouvements formaient une sorte d'Église parallèle, étrangère à celle du sacerdoce et des sacrements réguliers. Les Fraticelles partisans de la non-propriété, même collective, de l'Ordre franciscain, s'inspirant de certaines thèses d'Olivi, sont arrivés à des positions ecclésiologiques sectaires dépassant de loin les énoncés d'Olivi : opposition entre une Église charnelle, celle des prélats possédants, et une Église spirituelle, celle des pauvres. Sans aller jusqu'à nier la validité des pouvoirs de juridiction et même d'ordre chez le pape Jean XXII, « Antéchrist mystique », et ceux qui, avec lui, admettaient que le Christ et les apôtres aient possédé, ils refusaient de se soumettre à cette Église, qui était Babylone, et de communier à ses sacrements. Le Christ ne devait avoir qu'un règne spirituel sur le monde, son Église n'avait pas à revendiquer de dominium.
    Les Fraticelles mettaient les constitutions de Jean XXII condamnant la doctrine de la non-propriété absolue en contradiction avec la décrétale de Nicolas III, Exiit qui seminat du 14.VIII. 1279, à laquelle ils attribuaient la qualité d'une définition de foi. Le problème ainsi posé a contribué à appeler le développement de discussions critiques d'épistémologie ou de critériologie théologique. La question de l'inerrance du magistère papal a évidemment profité de ces développements : Alvaro Pelayo, Guy Terré, plus tard Henri Totting de Oyta († 1397)...

    B. UNE VIA MEDIA ENTRE L’OMNIPOTENCE PAPALE ET CELLE DU SOUVERAIN TEMPOREL

    A la charnière du xiiie et du xive siècle, deux causes modifient les possibilités d'aborder les problèmes autrement que les théocrates :

    1°) L'affermissement des États nationaux non seulement au plan des faits mais à celui d'une conscience lucide de l'autonomie du pouvoir temporel en son ordre et du caractère humain et éthique de la fonction royale qui l'exerce. Pour la conscience de l'autonomie, Frédéric Il a fait beaucoup ; pour celle du caractère éthique, saint Louis. Les légistes qui entourent Philippe le Bel ont été parfaitement conscients de l'existence de deux sociétés réglées chacune par son autorité et son droit propres. Les hommes qui relèvent du roi, et de lui seul, au temporel, sont, par la foi et le baptême, membres de l'Église : dans celle-ci même ils ne sont pas des sujets passifs et sans qualification, dominés par des clercs qui seraient seuls des hommes spirituels : avec une remarquable lucidité les laïcs de l'entourage du roi dénoncent une confiscation de l'Église par le clergé et la transposition cléricale et juridique, en cours depuis Grégoire VII, des thèmes spirituels, intéressant l'existence chrétienne elle-même. Il y avait à cela un contexte formé par les idées politiques aristotéliciennes selon lesquels le peuple est tout entier le sujet de la vie et du pouvoir : quod totus populus habeat rationem principis (DURAND DE SAINT-POURÇAIN, comp. THOMAS D'A., In Polit. III, 6). On obtient, dans cette ligne, un concept d'Église non cléricale, une Église faite par ses membres, « congregatio fidelium » : la formule classique, qui avait chez saint Thomas, une valeur surtout théologale, est, dans une certaine mesure, sociologisée.

    2°) Autre démarche décisive, liée du reste à la précédente la substitution d'une épistémologie de type empirico-scientifique et critique à l'intellectualité de type sacral et symbolique dont se nourrissaient en grande partie les affirmations hiérocratiques. Au lieu d'une déduction à partir de pseudo-paradigmes célestes, un réalisme des principes de connaissance et de jugement. Au lieu de tirer d'énormes conséquences politiques de textes interprétés symboliquement et d'allégories arbitraires, une recherche du sens littéral, historique. Restitution du vrai sens de textes tels que Spiritualis homo iudicat omnia, Ecce duo gladii, etc. Rejet d'arguments purement abstraits, comme les arguments a fortiori, si souvent employés depuis Grégoire VII.

    Jean Quidort, ou de Paris utilise assez abondamment les écrits antérieurs mais la fermeté des options et la synthèse sont de lui : De potestate regia et papali, fin 1302 ou début 1303. Sa critique des arguments hiérocratiques est remarquablement lucide et ferme, comme sont lucides et fermes ses discernements dans la réalité complexe qu'était encore la chrétienté médiévale. Discernements et doctrine se fondent

    1° - sur une distinction entre naturel et surnaturel, qui s'applique à la distinction entre temporel et spirituel. Grâce à quoi l'on distingue non seulement deux fonctions mais deux domaines. Le regnum a son ordre propre, il découle directement de Dieu, par le droit naturel, il n'est pas fruit du péché et ne s'occupe pas que des corps... L'Église a son ordre propre, le surnaturel, en dépendance de l'Incarnation ; elle est structurellement mise en dehors de l'ordre temporel.
    2° - en christologie. Saine distinction entre le Christ comme Dieu, qui possède le domaine du monde, et en son humanité, qui a choisi la pauvreté (la condition du religieux mendiant permet à Jean de sortir des lourdeurs temporelles de l'Église féodale). Quant à l'Église, c'est le Christ qui est caput (mise au point de ce titre donné au pape, p. 230, tout comme du titre de vicaire, qu'on ne peut traiter, comme les hiérocrates, de façon abstraite, inconditionnée, p. 195).
    L'Église elle-même est essentiellement une communauté, dont l'unité est beaucoup plus profonde et plus exigeante que celle des regna. Alors que ceux-ci comportent un dominium, l'Église connaît des ministri (p. 234),des services de la communauté. La papauté est le plus haut et le plus universel, et Jean ne diminue pas son rôle, mais il ne lui attribue pas une autre essence que celle du pouvoir épiscopal : ce qui touche un point décisif et exclut la thèse monarchique. Le pouvoir des prélats inférieurs ne dérive pas du pape (199, 32 s. ; 209, 29). En face d'une théologie où l'ecclesia se déduit du pape, Jean pose une théologie de l'ecclesia. Le pape n'est pas au-dessus d'elle (p. 258, 7), il est « supremum membrum ecclesie et universalis dipensator », membre suprême de l'Église, surintendant universel (186, 23),« quasi caput ecclesie propter unitatem ecclesie conservandam », comme la tête de l'Église, pour garder son unité (197, 6). Cela va loin, en particulier quant à la charge de dirimer les controverses (180, 242). Mais l'inspiration de la Politique d'Aristote, qui rejoignait une certaine tradition canonique, amène Jean de Paris à une application de la doctrine corporative proche des idées représentatives et même conciliaires, par où il s'éloigne quelque peu de son maître Thomas d'Aquin : le mieux serait un régime tempéré d'aristocratie et que le pape s'entoure de conseillers choisis dans toutes les provinces (236-237) ; lafoi n'appartient pas au pape, mais à l'ecclesia, c'est pourquoi le pape ne peut la définir sans un concile général (c. 20 p. 243) ; comme on ne l'élit que « propter bonum commune », un pape ineptus ouinutilis pourrait être déclaré déchu « a populo vel a cetu cardinalium qui in tali casu est loco totius cleri et totius populi » (c. 24 p. 254), « par le peuple ou par l'assemblée des cardinaux qui, en ce cas, représenteraient tout le clergé et tout le peuple ».
    En matière de rapports entre l'Église et le regnum, Jean Quidort refuse au pape toute possession des biens des laïcs (ce qu'on appellera la « temporalité ») ; il refuse aussi la distinction entre l'auctoritas temporelle, qu'aurait le pape, et l'exsecutio qu'il laisserait aux rois (pp. 198-199).Les deux pouvoirs sont indépendants, mais ils doivent s'entraider. L'Église agit dans le temporel en faisant chrétiens les sujets et les rois eux-mêmes par l'exercice de son ministère sacerdotal de parole et de sacrements : c'est ce qu'on a appelé plus tard le pouvoir directif (cf. pp. 218, 31 ; 226). Si le roi pèche gravement, le pape peut lui infliger des peines ecclésiastiques, purement spirituelles, qui auront éventuellement des conséquences politiques, par exemple si le peuple, averti par le pape, dépose son prince (voir le ch. 13, pp. 211 et 214).

    De Jean Quidort on peut rapprocher Pierre de la Palu, O.P. († 1342), qui le cite parfois, bien que non en ces matières et qui, du reste, tient pour le pouvoir indirect, non simplement directif. Pierre est un homme de via media : lui-mêmedéfinit ainsi souvent ses positions exprimées surtout dans son De Potestate Papae (v. 1325). Il distingue bien l'unité intérieure et intemporelle de l'Église par la foi et la charité, et les signes extérieurs qui ont varié historiquement (p. 137). Il se prononce contre la dérivation du pouvoir des apôtres à partir de Pierre, ou des évêques à partir du pape (pp. 176, 180) : Rome ne fait qu'assigner à chacun son territoire (p. 181). Ala suite de Durand de Saint-Pourçain, il cherche à mieux valoriser l'originalité et la supériorité de l'épiscopat dans la ligne même du sacerdoce (cf. Sent IV. d. 24 et p. 182) : ceci d'autant plus qu'il combat le presbytérianisme de Jean de Pouilly (pp. 177 s.). Enfin et surtout, Pierre de la Palu est, après Jean de Paris, dont il évite certains excès, l'un des premiers précurseurs des positions modernes sur la question des rapports entre l'autorité papale et les pouvoirs temporels. L'Église n'a de dominium temporel que ce qu'il lui faut pour vivre (p. 226). Pierre se situe entre les légistes (Marsile !) et certains théologiens ou canonistes. Il distingue nettement trois plans de juridiction du pape : a) spirituelle, in ecclesia ; b) temporelle en raison des territoires soumis à l'Église, quantum ad terras ecclesie subiectas ; c)sur les princes temporels : le pape ne tient pas une telle juridiction du Christ et les rois ne tiennent pas du pape leur juridiction temporelle. Cependant ils lui sont soumis « in temporali iurisdictione casualiter », « dans le domaine de la juridiction spirituelle, pour autant qu'elle le requiert » (cf. pp. 206 ; 214, 37 s. ; 216, 16 s.) Remarquable lucidité et belle indépendance de celui auquel les papes ont cependant souvent témoigné estime et confiance.

    C. ARISTOTÉLISME ET GIBELINS : MODÉRÉ CHEZ DANTE ; EXTRÊME ET CONSÉQUENT CHEZ MARSILE DE PADOUE.

    1. Dante s'élève contre le monisme hiérocratique et la notion curialiste de l'Empire. Il ne se contente pas de bien distinguer les deux ordres, comme Jean de Paris, ce en quoi il est thomiste : il y trouve deux voies, qui ne se hiérarchisent pas, pour obtenir la perfection de l'homme, et en cela il n'est plus thomiste. Aristote est aussi valide que l'Évangile, l'empereur aussi important que le pape. C'est sur ce point que Guido, Vernani O.P. a attaqué Dante. Celui-ci ménageait d'ailleurs une certaine ordination de l'humain au chrétien. Si l'Empire est ainsi décléricalisé, l'Église est, de son côté, détemporalisée. Par la bouche de Béatrice, elle est idéalisée en pure « Sponsa Christi », Église des papes martyrs, non de l'avaritia de Boniface VIII et de Clément V (Par. XXVII, 40 s.). On a souligné certains traits qui relient Dante à Joachim de Flore.

    2. Marsile de Padoue a formulé, en 1324, la contradiction théorique la plus forte d'une ecclésiologie dominée par les affirmations de potestas et de dominium, mais également d'une synthèse subordonnant le temporel au spirituel au nom de l'unité de fin dernière. Les instruments de cette contre-ecclésiologie ont été, au point de vue formel ou épistémologique, l'attribution d'une valeur normative à la seule Écriture, car seule elle est divine, le recours direct aux sources et un certain usage critique ou réductif de l'histoire ; au point de vue matériel, une application rigoureuse, même à l'Église, des idées politiques d'Aristote : Marsile a utilisé la critique des courants spirituels antihiérarchiques, mais il est surtout attaché à l'idéal de la Commune padovane ; il est une aristotélicien conséquent, avec des traits de tendance averroïste, ce qui laisse sa probabilité à un apport venant de Jean de Jandun.
    De la Politique d'Aristote Marsile retient l'idée que le sujet politique est le peuple lui-même (I, xii, 3 et 7). C'était l'idéal de la cité grecque. Mais, par l'idée de valentior pars, il lui fait déléguer le pouvoir à des représentants et finalement au legislator fidelis omni superiore carens, ce qui aboutit à l'autorité absolue de l'État et même à un totalitarisme, car la cité assure la totalité et la plénitude de la vie humaine terrestre, elle s'intègre et se subordonne l'Église elle-même. C'est aux citoyens, à leurs représentants, finalement à l'empereur, de faire des lois, la loi étant identifiée par Marsile à la regula praeceptiva et transgressorum coactiva. Ici intervient la conception que Marsile se fait du christianisme, peut-être en relation avec des sympathies vaudoises (DE LAGARDE). Il rejette l'usage massif de l'A.T. dans le régime de chrétienté avec ses préceptes à observer sous peine de sanctions sociales édictées par l'autorité sacerdotale (le « Acht-und-Bann » étudié par Ed. Eichmann) : cf. II, iii, 9 et ix. Le christianisme est essentiellement la foi, le sacerdoce est d'abord un ministère de la foi et, même sans l'exercice des clefs, il n'a rien d'un pouvoir coercitif ; or la foi ne supporte ni n'engendre aucune coaction. La coaction qui accompagne la loi et la décision judiciaire est absolument étrangère à l'Église et au sacerdoce, elles appartiennent exclusivement à l'État. Non seulement, donc, il n'y a pas de juridiction de l'Église sur la cité, de dominium du sacerdoce sur les biens temporels, mais la juridiction n'appartient qu'à l'État : c'est lui qui tient en mains tout le domaine externe des activités, même religieuses, dans lequel s'exerce une activité publique.

    Marsile définit l'Église à partir du sens grec profane comme la congregatio populi sub uno regimine contenti, « l'assemblée du peuple sous un seul gouvernement » (II, ii, 2 ; comp. vi, 12 et 13), universitas fidelium credencium et invocancium nomen Christi « la totalité des fidèles croyants et invoquant le nom du Christ » (n. 3). Les termes soulignés sont pris au sens de somme des fidèles, non d'une société surnaturelle ayant comme telle sa structure juridique propre. Mais ce qui est gagné d'un côté pour les fidèles, qui ne sont pas assujettis à un pouvoir législatif (coactif) des clercs, va être perdu d'un autre côté. Dans une société chrétienne, 1'universitas fidelium et 1'universitas civium coïncident : les deux vivent sous la même autorité, celle du legislator fidelis (voir II, xvii, 9). Marsile récuse le sens étroit d'ecclesia admis par les théocrates, de « viri ecclesiastici... clerici seu ministri ». L'unité de cette congregatio est faite par la foi.
    Marsile semble concevoir celle-ci plus au plan d'une confession unanime qu'à celui d'une valeur mystique. L'unanimité, le jugement des controverses relèvent du concile, représentation de 1'universitas fidelium, que le législateur humain rassemble et dont il désigne les membres Le pape n'y intervient pas. Pour Marsile, prêtres et évêques sont substantiellement égaux (II, xv et xvii) : les différences sont accidentelles et viennent des dispositions princières ; les apôtres étaient égaux entre eux (II, vi, 3 ; xvi ; xxviii, 6). La primauté papale est une pure création de l'histoire et n'a pas d'appui biblique (II, xviii ; xxii). C'est la négation absolue de la thèse romaine, nommément de celle de la bulle Unam sanctam, et l'on comprend que Jean XXII ait spécialement censuré ce point (DSch 944). Cela engage la critique radicale et le rejet absolu de la plenitudo potestatis qui implique, d'après le pape, une autorité sur le temporel. Le grand argument des théocrates, et même des théologiens de via media, est la nécessité de garder l'unité. Mais Marsile, qui ne répugnerait pas à assurer l'unité de la société humaine par l'autorité de l'empereur, rejette une unité ecclésiale assurée par une primauté papale : le Christ seul est caput de l'Église, et l'unité de celle-ci est assurée par l'unité de la foi basée sur les Écritures et maintenues grâce au concile que convoque l'empereur (cf. II, xxviii, 15).
    Aussitôt publié, le Defensor pacis fut attaqué par Alvaro Pelayo et par d'autres, puis condamné par Jean XXII. La bulle Licet iuxta doctrinam du 23.X.1327 relevait, outre la mise en question du droit ecclésiastique de propriété, ces quatre points : négation de l'institution divine de la hiérarchie, de la primauté papale, de tout pouvoir coercitif ecclésiastique, subordination du pape à l'empereur.
    Certaines thèses de Marsile ont trouvé une vie nouvelle 1° le courant conciliariste : car Marsile attribuait le pouvoir suprême, non au pape mais au Concile ; 2° dans le courant régalien et étatiste ; 3° chez Luther qui a, lui aussi, beaucoup attribué au prince, et rejeté une ecclésiologie de potestas, mais en partant d'autres motivations que Marsile

    D. LA CRITIQUE D’OCCAM († 1349)

    L'occasion en a été le rejet par Jean XXII de la thèse franciscaine sur la perfection chrétienne impliquant la non-propriété des biens ce oui a entraîné Occam à accuser le pape d'hérésie (également sur le chapitre de l'eschatologie), puis à épouser la cause de l'empereur Louis le Bavarois auprès duquel il avait trouvé refuge. Cette attitude de révolte, d'accusation, de contestation théologique a été justifiée par un certaine ecclésiologie, elle-même liée à une anthropologie et servie par une épistémologie critique.
    Occam lui-même fonde sa position dans un certain concept d'Église : Dial. I, I, 4 (402). Il élimine une définition par les clercs, qui est celle des canonistes, ibid. et I, 5, 31 (502) et s'arrête à celle-ci : « tota congregatio fidelium simul in hac vita mortali degentium », « la totalité des fidèles vivant dans le même temps en cette existence mortelle ». Il dit le plus souvent congregatio oucommunitas, mais parfois aussi multitudo, collectio, collegium, societas. Autant d'expressions traditionnelles et familières, par exemple, à saint Thomas. Mais Occam leur donne un contenu à lui. Jusqu'alors congregatio fidelium avait une valeur organique, liée à la réalité mystérique et sacramentelle du Corps du Christ qui est aussi son Épouse sortie de son côté transpercé sur la croix. Le Christ et l'Église forment « una persona mystica ». Ce sont là des notions qui ne jouent pas de rôle chez Occam. Son Église est une réalité sociale, en somme, une multitude. Elle a sa réalité par les individus croyants qui la composent : «l'Église ou l'ensemble des fidèles, bien qu'elle ne consiste pas en une personne unique, consiste en une pluralité de véritables et réelles personnes », « la communauté des fidèles est une multiplicité dé fidèles professant une (même) foi. Peu de christologie mystérique, peu ou pas de pneumatologie. La congregatio fidelium est la somme des croyants. Occam attache la plus grande importance à la foi, à sa profession sans tache d'erreur. C'est pour lui la valeur essentielle, constitutive. Il est parti d'une opposition à une papauté qu'il accusait de multiples hérésies.

    Le pape peut être hérétique, il est alors « minor quolibet catholico » et peut être jugé par lui : l'ecclesia seule ne peut errer, et encore, l'ecclesia universalis Occam aime faire appel à la communion dans la foi avec l'Église de tous les temps. Mais son individualisme l'empêche d'aller jusqu'à une véritable idée de communion, encore plus de sobornost. La foi, et donc aussi l'ecclesia universalis (!), pourrait ne subsister que dans un seul individu croyant, une femme, voire même un bébé baptisé ! Vraiment, dans l'Église d'Occam, les laïcs ont leur place, au point qu'on n'y trouve pas de charisme fonctionnel. Mais il est clair que les possibilités de contestation y sont sans limite ; quelle méconnaissance de l'Église comme communion hiérarchique ! Occam admet pourtant la primauté de Pierre et même, contre Marsile, celle du pape, qui lui paraît traditionnelle. Mais ce pape n'est guère celui de la doctrine romaine : une pluralité de papes ne serait pas contraire à l'unité de l'Église ; la critique d'Occam réduit aussi bien le siège romain que l'Église romaine à des personnes individuelles, qui peuvent errer. Le concile général lui-même peut errer, car il suffit que l'inerrance promise à l'Église universelle dont le concile est la représentation, subsiste en un seul fidèle.

    L'autorité papale est purement spirituelle et de pur service, limitée à assurer le bien commun de l'Église. Occam critique et rejette la plenitudo potestatis interprétée par lui au sens d'une autorité sur les possessions temporelles et comme le pouvoir discrétionnaire de faire tout ce qui n'est pas contraire au droit divin et naturel. Mais d'une manière plus nette avec le temps, il l'admet en une certaine mesure, aliquo modo, de sorte qu'on peut présenter la pensée d'Occam comme substantiellement « catholique » (voir Vau Leeuwen, P. Boehmer, Marrall, Kölmel). Il semble bien que, mis en présence des thèses marsiliennes, Occam ait réagi et ait tempéré quelque peu ses propres outrances. Occam admet une directio du pape sur la société chrétienne et même un exercice de la plenitudo potestatis dans les choses temporelles casualiter, quand l'instance normalement compétente fait défaut. Ce n'est pas le « pouvoir indirect », c'est un pouvoir de suppléance dans le cadre d'une société chrétienne où, de fait, une Église faite d'individus fidèles se confond avec la cité qui les réunit. Aussi bien les relations y sont-elles réciproques et l'empereur, qui participe à la désignation du pape, est aussi son juge en cas de nécessité.

    Le grand souci d'Occam est de défendre la liberté des personnes. En ceci jouent à la fois son réflexe d'Anglais, favorable à l'individu, sa philosophie du sujet concret individuel et enfin son évangélisme franciscain, qui s'exprime dans une affirmation originale de la liberté évangélique : libertas evangelicae legis. Le moins de règles possible ! C'est la première fois qu'un théologien de classe fait une application ecclésiologique effective de cette grande idée. Les chrétiens ne sont plus sous l'ancienne Loi ! Il y a là, chez Occam, un élément positif chrétien bien remarquable. Il est initiateur d'un monde nouveau. Jusque-là, l'homme avait été soigneusement situé dans un ordre social et ecclésial qui rentrait, comme une partie ou une application, dans l'ordre cosmique. Les hiérocrates y insistaient mais on pourrait aussi bien citer saint Thomas d'Aquin ou saint Anselme, voire saint Augustin. Occam le volontariste réduit critiquement la nécessité à son minimum : il pose un monde des sujets personnels et des libertés. Un seul absolu s'impose au chrétien : la Parole de Dieu consignée dans les Écritures, dont cependant Occam étend fortement la zone de nécessité pour la foi, par ses thèses sur les veritates catholicae.

    Il est certain que la philosophie et la critique d'Occam ont agi dans un sens de dissolution du sens de l'institution ecclésiale. On retrouve son influence dans toutes les positions antipapalistes des xive et xve siècles, dans le conciliarisme (bien que lui-mêmee n'ait pas attribué d'autorité au concile plus qu'au pape...), enfin chez Luther, qui l'a souvent proclamé son maître. C'est, en profondeur, parce que le Venerabilis Inceptor avait inauguré pour le croyant, en place d'un monde des natures, de l'institution et des lois, un monde des personnes et de la liberté dans la foi.

     

    CHAPITRE X : DU GRAND SCHISME D'OCCIDENT AU CONCILE DE FLORENCE. ÉBRANLEMENTS. CRISE DE LA CONSCIENCE ECCLÉSIOLOGIQUE

    CRISE GÉNÉRALE : UNE HUMANITÉ NOUVELLE MET EN CAUSE L'ORDRE ANCIEN

    Jusqu'alors a dominé l'idée d'ordre, c'est-à-dire d'une construction d'une pluralité dans l'unité. Avec le xive siècle on est entré dans une crise et même une dissociation de l'ordre acquis :
    1°) dans le domaine de la connaissance : une dissociation de raison et foi résulte des courants (opposés à d'autres égards) issus de Scot et d'Occam, dissociation souvent compensée par une attitude fidéiste. Au lieu de reconnaître un ordre de natures, on a la critique de la potentia absoluta opposée à la potentia ordinata, et une affirmation volontariste. Occam, nous l'avons vu, inaugure un monde des libertés personnelles.
    2°) Au lieu de se situer dans un ordre donné et objectivement hiérarchisé, un homme nouveau a le sentiment de sa puissance créatrice : dès le début du xive siècle on pressent la naissance de l'homme de la Renaissance.
    3°) Dissociation de l'unité des baptisés sous l'autorité du pape, et donc aussi sous celle des clercs. D'un côté, les laïcs protestent qu'ils sont aussi d'Église, d'un autre côté ils réclament l'autonomie de la société temporelle. A l'unum corpus sub uno capite (un seul corps sous un seul chef) de Boniface VIII, aux deux côtés d'un même corps, duo latera unius corporis du Victorin, le Songe du Verger (1378) oppose un dualisme : «Le pouvoir ecclésiastique suprême et le pouvoir laïc suprême représentent deux têtes de corps différents…. À savoir celui des clercs et celui des laïcs. »
    4°) Dans le sentiment qu'on a de l'Église, une certaine dissociation entre la valeur officielle ou hiérarchique et la valeur chrétienne, la soumission à la loi et la foi (qui est personnelle). Chez plusieurs, la conscience personnelle juge directement du vrai christianisme et l'on rencontre, non seulement une critique sévère des gens d'Église, mais la requête malsaine : « Davantage de Christ, et moins d'Église ! » A l'hypertrophie de la prélature et du canonique répond une aspiration à un rapport religieux direct, personnel et désencombré. Chez de fervents catholiques, l'unité spirituelle du Corps mystique est exaltée quelque peu aux dépens de l'unité externe de l'Église. Du reste, au plan de l'unité de la sagesse théologique, une coupure tend à s'établir entre une théologie scolastique peu rafraîchie au contact des sources, solidifiée en positions d'école, et une spiritualité de nuance piétiste. Mais le besoin de réforme dans la tête et dans les membres, in capite et in membris, surtout in capite, est ressenti partout

    JEAN WYCLIF († 31.XII.1384) ET JEAN HUSS († 6.VII.1415)

    Wyclif a reçu l'influence de Thomas Bradwardine pour la doctrine de la prédestination, et celle de Richard Fitzralph dans le sens augustinien d'un conditionnement, du dominium (possession) légitime par l'état de grâce - réformateur, Wyclif s'attaque essentiellement à la richesse et aux prétentions temporelles du clergé : autant de choses que les seigneurs temporels pourraient récupérer (De dominio civili). Les idées ne viennent qu'en second lieu et comme conséquence dans le De Ecclesia, surtout dans la 3e partie, cc. 13 s. (1378), où Wyclif s'attache à les fonder dans un certain concept de l'Église, de quidditate Ecclesiae. Wyclif récuse le concept des canonistes', il récuse même celui des théologiens définissant l'Église par la profession de la vraie foi, celle des apôtres, des Pères et des conciles, et aussi comme une institution sacramentelle, née du côté du Christ en croix comme Ève du côté d'Adam. Il s'agissait là du concept traditionnel, élaboré déjà au Moyen Age pour lui faire désigner avec précision l'institution divino-apostolique visible. Si Wyclif le rejette c'est sans doute qu'il veut une Église spirituelle, définie par un élément purement divin. Cet élément est la prédestination : ce qui constitue l'Église et fait son unité, c'est l'amour prédestinant du Christ : l'Église doit être définie, c'est sa quiddité, l'ensemble de tous les prédestinés, congregacio omnium praedestinatorum (c. 1 p. 2 ; c. 17 p. 408 s.). C'est comme cela que le Christ est depuis toujours son chef ; c'est à cause de cela que l'Église est le Corps et l'Épouse du Christ (pp. 2 s., 79, 120), notre Mère (titres chers à Wyclif, mais qu'il n'élabore pas il commente en ce sens le texte de Prov. 31 sur la femme forte c. 20) ; c'est ainsi qu'elle existe depuis les origines du monde, qu'elle compte comme membres des justes de l'A.T., les anges et les saints du ciel. Et comme il se peut que des prédestinés soient pécheurs à un moment donné du temps, et au contraire que des réprouvés soient en état de grâce, l'être vrai de l'Église apparaît de nature eschatologique (cf. cc. 17, 18 et 20 p. 475).
    Donc seuls les prédestinés sont vraiment membres de l'Église les autres peuvent être in Ecclesia, ils ne sont pas de Ecclesia (pp. 89, 442). Les réprouvés, presciti, n'étant pas membres, ne peuvent avoir de Dieu un office dans l'Église (c. 19 pp. 441 s.), or le pape pourrait être l'un d'eux et il ne serait plus alors capitaneus de l'Église de Dieu (pp. 5, 29, 32, 464). Wyclif n'ignore pas qu'il pose ainsi une vraie Église indiscernable, sauf par Dieu : il se fait l'objection (c. 4 p. 77). Il y répond en discernant un sens large (p. 89), en affirmant que le croyant a, dans la foi, une connaissance suffisante (p. 90), voire un discernement des vrais prélats (c. 6 p. 141), voire même en admettant qu'un ministre réprouvé donne des sacrements valides au bénéfice des autres. C'était, du reste, peu important, car, dans l'Eucharistie par exemp!e, seule a valeur la manducation spirituelle ou la ferveur (cf. pp. 457 et 458 ; DE VOOGHT, 1. Cit.).
    S'agissant spécialement du Pape, Wyclif admettait en 1378 et même 1379 (De potestate Pape, c. 4 p. 62), l'idée d'une représentation terrestre du Christ. Mais si le pape n'imitait pas le Christ en ses vertus et surtout sa pauvreté, il était l'Antéchrist (id. op. c. 6 p. 118). Par la suite, Wyclif a durci sa position et l'a tournée en négation de l'institution papale
    Wyclif a été copié et lu à Prague. Un puissant mouvement réformiste, lié à des aspirations populaires et nationales, y existait depuis le dernier tiers du xive siècle : Jean Mili de Kromeriz ( 1374) et Matthias de Janov qui, vers 1389, avait inséré un De Ecclesia dans ses Regulae Veteris et Novi Testamenti. Il n'opère pas avec le concept de convocation des prédestinés, mais avec celui de communion des justes, vrai corps mystique du Christ, qui constitue la partie sainte et vraiment conforme au Christ de l'Église globale et visible des croyants ou universitas : positions d'un augustinisme réformiste qui n'étaient pas, de soi, malsaines. Elles pouvaient favoriser une juste critique du caractère excessivement clérical de l'Église, au bénéfice de la vie chrétienne.
    Huss est beaucoup plus dépendant de Wyclif. Non qu'il le suive en tout : il garde, au prix d'une certaine ambiguïté, l'idée d'Église-société des fidèles ; il conserve mieux l'idée de caractère sacerdotal, et donc de validité du sacerdoce même des prélats indignes. Pourtant, compte tenu de cette relative indépendance, Huss a largement reproduit, dans son De Ecclesia (1412-1413), des passages entiers des écrits de Wyclif et ses adversaires l'ont lu dans cette perspective (ainsi Gerson). Il lui emprunte en particulier la notion d'Ecclesia = universitas ou total des prédestinés, numerus praedestinatorum, ceci dès les sermons de 1410 (De Eccl. cc. 1 et 2 ; c. 7 p. 45). Si l'on y comprend les réprouvés (qui sont in eccl., non de eccl., pp. 14-15 et 35-36), on a une Église putative, selon l'appréciation du monde, reputative, secundum famain seculi (c. 5 p. 39) à laquelle Huss accorde un certain intérêt, mais qui n'est pas l'Église universelle et définitive. De celle-ci, Corps et Épouse du Christ, celle qu'il rassemble et rassemblera eschatologiquement sous son règne, le Christ seul est le chef et le fondement invincible, petra (c. 3 p. 12 ; 4 p. 20 ; 13 p. 107). C'est ce chef qu'il faut reconnaître pour être sauvé (réinterprétation de la bulle Unam sanctam en ce sens : pp. 97-98). Huss reconnaît bien au pape un certain titre de chef de l'Église, mais seulement au plan externe, non à celui, seul pleinement vrai, universel et définitif, de la sainte Église de Dieu (p. 35). Il n'est le vicaire de Pierre que s'il reproduit ses vertus (pp. 69-70 et 115). Il n'a éventuellement qu'une primauté de vertu, aucune autre primauté n'a de place dans l'Église sainte. Huss tire les conséquences de ces idées pour ce qui concerne l'obéissance, qui est due seulement au bien, au vertueux (cc. 17-21).
    Les thèses de Wyclif furent censurées par les autorités universitaires et ecclésiastiques, qui s'intéressèrent d'ailleurs, non à leur fond ecclésiologique mais à leurs conséquences juridiques et sociales : lettre Super periculosis de Grégoire XI, 27.V.1377 (DSch 1121-1139), Synodes de Londres : 1382 et 1396, de Rome, 1412. La condamnation de 45 propositions par le concile de Constance, 4. V.1415 (Dz 581-625 ; DSch 1151-1195) touche les thèses qui subvertissaient tout l'ordre ecclésiastique. Au fond, c'est par leur reprise hussite que les thèses proprement ecclésiologiques de Wyclif ont touché les prélats. Les thèses ecclésiologiques de Huss, censurées le 24.IX.1414 par l'Université de Paris, furent également condamnées par le concile de Constance, 6.VII. 1215.
    Les théologiens ne manquèrent pas de discuter et de réfuter. Contre Wyclif, Adam Easton écrivit dès 1378-1380, un Defensorium ecclesiasticae potestatis et le Carme Thomas Netter de Walden entre 1415 et 1429, son vaste Doctrinale antiquitatum fidei Ecclesiae catholicae. Le livre II de cette compilation de controverse est ecclésiologique (De Corpore Christi quod est Ecclesia et de membris eius variis : Du Corps du Christ, qui est l'Église, et de ses divers membres). Il fait une apologie de la papauté telle que la connaissait le Moyen Age, une exaltation de l'autorité de l'Église (c'est elle qui est infaillible) contre le biblisme wycléfien, enfin il affirme l'appartenance à l'Église des reprobi.
    Contre Huss, critiques et réfutations abondèrent. L'archevêque Jean de Jenstejn avait, dès 1388, préludé aux controverses avec un De potestate clavium où il abordait deux grandes questions : la primauté du Pape, caput secundarium ; la visibilité de l'Église, pour l'appartenance à laquelle on ne peut prendre comme critère la prédestination ou l'état de grâce. En 1412, Stanislas de Znojmo, ancien maître de Huss, défendait l'Ecclesia Romana, faite du pape et des cardinaux, dans un Tractatus de Romana Ecclesia. Sous ce titre et sous le mot même d'église, on mettait depuis longtemps des quantités bien différentes. Etienne de Pále en distinguait six acceptions, De aequivocatione nominis Ecclesia (fin 1412). En 1413-1415, Pále éditait un Tractatus de Ecclesia et un Antihus : l'Église est définie comme congregatio fidelium, son unité interne est la grâce sanctifiante, non la prédestination ; le pape, celui de la bulle Unam sanctam, est son chef visible, on exalte son magistère (surtout dans Antihus). Jean de Holešov avait, lui aussi, en 1412, exalté la primauté et le magistère papal, en utilisant des textes patristiques hors de la perspective et de l'esprit des Pères : Peut-on croire en le pape ? An credi possit in papam ? La meilleure critique de Huss est due à un anonyme qui propose une ecclésiologie dans le cadre des quatre propriétés du Symbole et qui montre dans l'Église militante un instrument préparant l'Église triomphante.
    On peut dire qu'avec cet ensemble de traités, le De Ecclesia est né. Il se développera ensuite dans le cadre du conciliarisme et de l'anticonciliarisme : nous y trouverons bientôt Jean de Raguse et Turrecremata, dont l'effort de synthèse suppose les élaborations dont Huss a été l'occasion.

    LE GRAND SCHISME (1378-1417)

    Deux papes, trois même à partir de juin 1409. L'unité mystique de l'Église serait donc seule essentielle ? (cf supra p. 299 n. 6). Sa tête ? Mais c'est Jésus-Christ, et ainsi, elle n'est jamais « acéphale ». Son unité ne dérive pas du pape. Dès lors l'attachement si fort qu'un catholique ressent et que les hommes de ce temps éprouvaient pour l'unité s'est porté sur l’ecclesia au détriment du papa. C'est elle, ce n'est pas lui, à quoi il faut adhérer pour être sauvé. En sorte que de extra ecclesiam nulla salus ne signifiait plus : subesse Romano pontifici est de necessitate salutis, être soumis au pontife romain est de nécessité pour le salut (bulle Unam sanctam).
    Il fallait trouver une issue à la division. Trois voies s'offraient pour en sortir : celle de cession, celle de soustraction d'obédience, celle de concile. Après avoir essayé les deux premières et constaté un échec, les théologiens et hommes d'Église se sont, entre 1406 et 1415, ralliés avec conviction à la troisième.

    Le courant d'opposition à la domination universelle et inconditionnée du pape

    Les idées qui ont triomphé à Constance se sont formées en effet à partir de 1380 ; elles donnaient une issue à tout un courant tendant à limiter l'omnipotence papale et à refuser que le pouvoir des évêques ou, en général, la vie de l'ecclesia, découle comme de son principe de la monarchie pontificale.
    Il y avait la thèse, en somme classique, selon laquelle seule l'ecclesia (universalis) ne peut errer ; le pape peut tomber dans l'hérésie, il est alors justiciable de l'ecclesia et, dit-on le plus ordinairement, d'un concile général. Le concile est plus grand que le pape « ubi de fide agitur ». Les cardinaux Colonna, les légistes de Philippe le Bel, avaient usé de cette arme contre Boniface VIII.
    Rois et empereurs étaient décidés à éliminer l'emprise papale sur les biens temporels, même d'Église, emprise qu'avait étendue la papauté avignonnaise au moment même OÙ elle était davantage récusée. Mais, dans le domaine proprement ecclésiastique, théologiens et canonistes assignaient des limites, sinon au pouvoir du pape, du moins à son exercice normal : le pape ne pouvait toucher au droit naturel, au droit divin, au status generalis ecclesiae. On ne se contentait pas d'affirmer l'autorité du pape de façon purement formelle, on précisait ses conditions juridiques et morales (aequitas, honestas, utilitas, exclusion du scandale), faute de quoi on admettait le droit à la désobéissance. Le pouvoir papal n'était pas « despotique », discrétionnaire, mais « politique », tenant compte des droits inférieurs, nous dirions aujourd'hui de la subsidiarité. Il n'était pas absolu, affranchi de toute loi, même positive, mais lié au respect des canons des conciles (les quatre premiers, auxquels les critiques de l'omnipotence papale assimilaient les autres) : ce point, revendiqué déjà par Hincmar contre le droit nouveau du Pseudo-Isidore, est affirmé au xive siècle contre les excès d'un Ius Decretalium et dans les débuts du mouvement conciliaire. Le Moyen Age demeurait très attaché à un régime de conseils, de décisions prises en commun, de conciles enfin. Ces conciles avaient pris, depuis celui de 1215, un caractère de représentation de toutes les parties de la chrétienté. Ce trait s'est encore affirmé, et même théoriquement affirmé, au xive siècle, avec Jean de Paris et Occam, avec le modèle du Parlement anglais et l'accueil fait aux idées représentatives.
    Toutes ces tendances ou requêtes se sont exprimées de façon exemplaire dans le De modo generalis concilii celebrandi, mémoire rédigé par Guillaume Durand le jeune pour le concile de Vienne, 1311. Durand n'est pas un gallican mais il veut un pouvoir papal respectueux de l'autorité des évêques, agissant sub ratione, tenant compte des conseils ; il récuse les titres d'universalis episcopus, summus sacerdos, pour le pape, et veut qu'on dise episcopus primae sedis ; il formule une vraie mystique, un peu idyllique, des conciles.
    On trouve une forme particulière de limitation d'un exercice monarchique du pouvoir papal dans le rôle attribué aux cardinaux. L'idée que les cardinaux sont pars corporis papae et forment avec le pape l'ecclesia Romana, caput des autres Églises, s'affirme depuis l'époque de Grégoire VII (supra p. 115). Elle est communément admise au début du xve siècle. Elle a été particulièrement développée par ceux qui ont pris parti pour Clément VII contre Urbain VI en 1378 : cardinaux Flandrin et Ameilh, saint Vincent Ferrier, etc. On attribue aux cardinaux une qualité particulière de succession des douze Apôtres, et aussi d'être dépositaires de la juridiction papale, soit en partage avec le pape régnant, soit en totalité, sede vacante. Il restera quelque chose de ces idées jusque chez Turrecremata, qui dépasse la via media formulée par Eugène IV en 1439,et la thèse de l'institution divine des cardinaux aura encore des partisans après cela

    L'idée conciliariste

    Elle a été préparée par un certain nombre de courants d'idées ou de faits :

    a) Il était de doctrine commune que le pape peut errer : seule l'ecclesia universalis ne le peut, ou encore, selon certains, la sedes apostolica, l'Ecclesia Romana. Le droit canonique disait du pape : a nemine iudicandus nisi deprehendatur a fide devius. Cette clause avait été mise à profit par Frédéric II, par les cardinaux Colonna et Philippe le Bel contre Boniface VIII (voir Arquillière, Mc Neill), par Occam ; elle devait l'être d'autant plus facilement contre les papes rivaux du grand schisme que, d'après saint Augustin, le schisme invétéré devient une hérésie. Or par qui pouvait être jugé et déclaré déchu le pape hérétique ? Par le concile. Certes, on tenait que, régulièrement, c'est le pape qui convoque le concile. Mais quel pape ? Et s'il ne le faisait pas, alors que l'urgence était évidente ? Le droit connaissait des cas où le concile pouvait s'assembler sans l'action du pape, et la théologie morale connaissait l'epikeia, une notion classique dont Occam déjà, les partisans du concile ensuite, plus tard encore les Gallicans, ont fait un très large usage ecclésiologique.

    b) Les canonistes de grande autorité avaient accrédité des idées qui ont eu leur impact à l'époque du schisme : cf. B. TIERNEY, op. cit. Huguccio avait montré l'autorité coexistant dans la congregatio fidelium et dans l'Ecclesia Romana, faite du pape et des cardinaux. Henri de Séguse (Hostiensis) avait appliqué aux rapports existant entre cette Ecclesia Romana et l'Église universelle (universitas) la théorie de droit corporatif admise pour les rapports existant entre un évêque et son église cathédrale ou son chapitre, dont il était le procureur. Le chapitre, qui élit l'évêque, est la source de sa juridiction qui, à la mort de l'évêque revient au chapitre comme à sa source. W. Ullmann et B. Tierney ont montré que ces vues se retrouvent systématisées chez le cardinal Zabarella, disciple du jurisconsulte Baldo et maître du Panormitanus, auteur de plusieurs traités réunis dans son De schismate, et mort à Constance le 26. IX. 1417. Zabarella applique à l'Église-congregatio fidelium l'idée que le pouvoir demeure dans le peuple ; le concile, qui est sa valentior pars, (partie qualitativement la plus forte), a la plenitudo potestatis ; le pape est son ministre.

    c) Le thème augustinien de la potestas clavium donnée à Pierre comme personnifiant l'Église, « uni quia unitati » était comme un bien commun des théologiens, transmis tant par les textes d'Augustin lui-même que par les auteurs des siècles antérieurs et par le Droit canonique (cf. c. 6 C. XXIV q. 1, FRIEDB. 968 et supra p. 147).

    d) Une idée patronnée en particulier par Hugues de Saint-Victor montrait l'Église faite, comme un corps l'est par ses deux côtés, par les clercs et par les laïcs. Vie ecclésiale et vie sociale étaient encore intimement mêlées. C'est pourquoi les conciles, en lesquels l'Église était représentée, comportaient, avec des évêques et d'autres prélats, des princes, des représentants des universités, etc. Les conciles du conciliarisme exagéreront l'apport universitaire ou laïc jusqu'à perdre la forme traditionnelle des conciles, mais l'idée même d'être la représentation de tous les états se rattachait à une tradition au moins deux fois centenaire. En vertu de la même logique, on admettait depuis longtemps une théorie de la suppléance qui voulait qu'en la défaillance du pape, les cardinaux ou l'empereur pussent convoquer le concile.

    e) Ces idées étaient renforcées par la diffusion de thèses démocratiques et représentatives : influence de la Politique d'Aristote, appliquée à l'Église par Jean de Paris et, de façon beaucoup plus radicale, par Marsile de Padoue ; positions occamistes ; influences du droit romain. Ainsi prenait consistance doctrinale l'aspiration générale à voir l'absolutisme papal limité et conditionné (Guillaume de Mende : supra). Lors du concile de Pise, 1409, les canonistes bolonais ont proposé une vision démocratique du pouvoir venant du Christ par désignation d'en bas (in MARTÈNE-DURAND, Thes. nov. An. VII, 892).

    f) L'opposition irrémédiable de deux, puis trois papes, amena la conscience chrétienne à se tourner vers l'ecclesia vue comme congregatio fidelium : une Église qui ne se déduisait pas du pape, comme celle des Grégoriens et des hiérocrates, mais qui était elle-même la réalité et le concept de base, en dépendance de son Chef infaillible, le Christ. On se rend compte qu'en l'absence de pape connu, l'Église universelle reste intacte. On exprime donc une ecclésiologie de l'ecclesia universalis, seule infaillible, sous le signe, non d'un pape-évêque universel, mais du Christ. Tel est le fond commun de toutes les théologies conciliaires qui se font jour à partir de 1379. Dans son épître synodale de septembre 1432 Cogitandi, le concile de Bâle professe reconnaître la plenitudo potestatis du pape mais passe aussitôt à la valeur « ecclesia », qui seule possède la garantie d’inerrance et dont le pape n’est qu'une partie, évidemment soumise au tout (MANSI XXIX, 245 E et s. ; LABBÉ, XII, 679 B et s.). Turrecremata rapporte qu'à Bâle, les Pères s'agenouillaient aux mots du Credo : « et in unam sanctam... ecclesiam » (S. de Eccl. 1, 20).
    Après avoir patronné la voie de cession ou la soustraction d'obédience, l'Église de France (prélats, roi, université de Paris) se rallia en 1408 à la voie conciliaire, proposée dès 1378 par les cardinaux urbanistes et préconisée dès 1379-1380 par Conrad de Gelnhausen et Henri de Langenstein. L’idée conciliaire triomphe entre 1407 et 1415. Le concile de Constance s'ouvre en novembre 1414. Tout naturellement, on passait de l'Église universelle au concile, car le concile n'était que le rassemblement de l'Église. Inlassablement reviennent à Pise (1409), à Constance (1414-1418) et à Bâle, l'expression concilium universalem ecclesiam repraesentans, « Le concile représentant l'Église universelle ». Le concile, c'est l'ecclesia. On donne volontiers l'équivalence du dic ecclesiae de Mt 18, 17 = dic concilio (dis-le à l'Église = dis-le au concile), alors que, chez Innocent III, cela signifiait : soumettre au jugement du pape.

    Les théologiens du concile de Constance :

    a) Conrad de Gelnhausen a, le premier, justifié l'idée du recours au concile dans un traité de quelque importance, mai 1380. Il reflète incontestablement l'influence d'Occam : l'Église sainte et catholique, dont le Christ est le chef, n'est pas « le collège du pape et des cardinaux, ni aucun collège particulier du monde », collegium papae et cardinalium nec aliquod collegium particulare mundi, c'est « l'ensemble des fidèles unis dans la célébration des mêmes sacrements », ecclesia quae est congregatio fidelium in unitate sacramentorum. Elle inclut le pape s'il est fidèle, mais peut exister sans lui et subsister en un seul croyant. Il appartient au concile général de décider du problème posé par la dualité de pontifes. Henri de Langenstein, plus politique et juriste que théologien, a aussitôt repris et divulgué ces idées

    b) Dietrich de Niem reflète, lui aussi, une influence d'Occam et de Marsile. Pour lui aussi le concile général représente l'Église universelle ; il a tous les pouvoirs que Dietrich refuse au pape, lequel n'est en rien nécessaire à l'Église. En effet, Dietrich disjoint et oppose même l'Église universelle et le pape ou l'Église romaine : soit en disjoignant la catholicité faite des fidèles de toutes conditions, et la qualité d'apostolica, liée aux clercs, à la hiérarchie, à Rome ; soit en appliquant aux prélats et au pape l'idéologie du rex iniustus, du tyrannus, qui peut et doit être déposé (De schism. III, XI avec la n. 2 de ERLEP pp. 224-225).

    c) Conrad, Henri et Dietrich trahissent une influence du concept multitudiniste de l'Église reçu d'Occam. Gerson et d'Ailly sont des hommes d'Église responsables et modérés.
    Pierre d'Ailly († 1420) a voulu être un harmonisateur. Il a, lui aussi, le souci de préciser les divers sens du mot ecclesia (I, 665-667) ; dans l'acception qui nous intéresse il la définit, comme c'était classique de le faire, par l'unité de foi : « L’Église est tout homme fidèle, ou la totalité des hommes fidèles vivant en leur corps mortel ». On sent un souvenir d'Occam dans la thèse selon laquelle l'Église pourrait subsister en un seul laïc fidèle (688 A) à partir duquel, même, Dieu pourrait recréer un sacerdoce (690 CD) ; et aussi dans l'idée que, non seulement le pape, mais le concile général peut errer (1, 670, 689 AC II, 953, 958 BC ; VON DER HARDT Cité infra n. 60 : II, 201) seule l'ecclesia universalis ne le peut. D'Ailly reconnaît bien à l'Église romaine et au pape le titre de caput (I, 669 A, 69,2 A ; II, 938 s., 944 C), mais dans un sens limité : au pape revient la « dispositio ministrorum », c'est-à-dire la détermination de leurs sujets aux différents prélats, II, 928 (ce que saint Thomas entendait par : donner la juridiction) ; c'est une fonction d'harmonisation. D'Ailly récuse absolument et lucidement qu'il existe dans le pape une potestas qui ne soit pas dans l’ecclesia : position des papalistes qui avaient leurs représentants à Constance. Le régime de l'Église n'est pas purement monarchique, mais tempéré d'aristocratie et de démocratie (II, 946) : la potestas (qui vient du Christ, et non de Pierre : II, 958-959) existe à la fois dans le pape, dans les cardinaux et les évêques, dans l’ecclesia que représente le concile. Ce dernier est plus grand que le pape, qui en fait partie ; il peut le juger (De pot. eccl. II, c. 1 et 4) ; il ne tient pas de lui son autorité, mais directement du Christ.

    d) Jean Gerson († 1429), élève et ami de Pierre d'Ailly, chancelier de l'université de Paris, est cependant d'abord préoccupé de vie chrétienne, de paix et de bien pastoral. Il s'oppose autant au courant multitudiniste issu d'Occam et de Marsile, qu'à la conception purement monarchique des théocrates et de certains canoniste. Pourtant on peut, en un sens, parler de monarchie (G. III, 298). Gerson reconnaît à Pierre et aux papes une primauté d'institution divine, qui justifie leur titre de caput (secundarium), bien qu'en l'absence accidentelle de pape, l'Église ne soit jamais sans son Chef et son Epoux, Caput-Sponsus. Il faut à l'Église un chef visible pour assurer son unité, surtout son unité dans la foi. Gerson a visé à rétablir l'unitas Ecclesiae ad unum certum Christi vicarium, « l'unité de l'Église voulant un seul vicaire du Christ certain ».
    Pourtant Gerson n'attribue pas au pape seul la plenitudo potestatis. L'Église est selon lui une monarchie mêlée et tempérée d'aristocratie et de démocratie. Le pouvoir s'y distribue sur plusieurs sujets dont Gerson détermine le statut et les rapports en ces termes : le pape a la plénitude du pouvoir spirituel subjective comme la personne qui l'exerce, ordinative, regulative, comme celui qui ordonne et règle la vie ecclésiastique, et suppletive, suppléant, le cas échéant, à la déficience des autres instances. Le même pouvoir a été donné à l'Église, et même principalius ; mais à l'Église dispersée, il est donné en un état en quelque sorte matériel ou potentiel, in quodam materiali seu potentiali : il s'actualise dans le concile général. Selon Gerson, le concile doit écouter tous les fidèles qui désirent y être entendus, mais il est formellement composé de clercs de tous les degrés de la hiérarchie, ex omni statu hierarchico. L'Église et le concile englobent la personne du pape, ils sont comme un tout intégral dont la personne du pape est la partie la plus haute, mais une partie seulement, qui n'épuise ni ne contrebalance le tout. Cela ne signifie pas que le pape serait un délégué ou un commis de l'Église : son pouvoir est de Dieu, et Gerson ne manque pas une occasion de mettre au point, en l'expliquant dans ses catégories à lui, le motif cher à saint Augustin des clefs données, non à un seul, mais à l'unité, non uni (dedit), sed unitati.

    Ses catégories traduisent l'intention profonde de son ecclésiologie, c'est-à-dire de toute son action. Gerson est un zélateur de la vie chrétienne. Le principe d'unité de l'Église est en profondeur le semen Dei qui est le Saint-Esprit et les dons spirituels dont il est la source. Il y a chez Gerson une pneumatologie, il y a un rappel de la liberté chrétienne, sans qu'il verse pour autant dans l'idéalisme : le Corps mystique est l'Église visible et structurée. Mais Gerson ne s'arrête pas à sa structure juridique ou formelle : il joint à l'affirmation de celle-ci la considération de sa finalité : là est le secret des positions qu'il a tenues. Il veut limiter le pouvoir papal, non in se, mais dans son usage, afin d'éviter les abus que le concile est appelé à réformer. Ce pouvoir, potestas, est unique et il a été donné à Pierre (Mt 16), à tous les apôtres et à l'ecclesia (Mt 18), aux 72 disciples auxquels succèdent les prêtres (De pot. eccl. 4 et 10 : II, 231, 249 ; G. VI, 216, 241). Il leur a été donné par Jésus-Christ pour l'utilité ou l'édification de l'Église. Cette fin mesure strictementce pouvoir en son exercice par la personne qui détient le pouvoir. Or l'histoire a connu des papes hérétiques, despotiques, scandaleux. Il est donc nécessaire que leur autorité soit contrôlée et modérée, dans son exercice, par le conseil des cardinaux,par le concile : le roi de France a bien créé un Parlement au jugement duquel il ne dédaigne pas de se soumettre (sermon Prosperum iter : II, 279 ; G. V, 478)... Ainsi au lieu de les méconnaître, le pape respectera les instances intermédiaires. Cela fait partie du bon ordre, donc de la paix et de la règle de charité. C'est en ce sens que le pouvoir est dans l'Église sicut in fine, car son bien est la fin et la mesure de ce pouvoir, et dans le concile ordinative, regulative, et aussi exemplariter, car le concile indique la mesure et les règles convenables. C'est pour cela, en ce sens-là et dans cette mesure que le pape est soumis à la correction ou aux directives du concile.

    Le décret « Haec sancta » du concile de Constance

    La préparation et le déroulement du concile relèvent des histoires de l'Église. Mais l'historien des doctrines ecclésiologiques rencontre le décret Haec sancta dans les deux rédactions votées en session 4 et 5, les 30 mars et 6 avril 1415, c'est-à-dire au lendemain de la fuite de Jean XXIII : on souligne ici les ajouts du second texte :

    Haec sancla synodus Constantiensis generale concilium faciens, pro exstirpatione praesentis schismatis, et unione ac reformatione ecclesiae Dei in capite et in membris fienda... ad consequendain facilius, securius, uberius et liberius unionem ac reformationem ecclesiae Dei ordinat, diffinit, statuit, decernit et declarat ut sequitur.
    Et primo declarat quod ipsa in Spiritu sancto, legitime congregata, generale concilium faciens, et eccleslam catholicam militantern repraesentans, potestatem a Christo immediate habet, cui quilibet cuiuscumque status vel dignitatis, etiam si papalis existai, obedire tenetur in his quae pertinent ad fidem et exstirpationeni dicti schismatis, ac generalem reformationem dictae ecclesiae Dei in capite et in membris.

    Ce saint synode de Constance, qui est un concile général réuni pour extirper le présent schisme, unir et réformer l'Église en sa tête et ses membres... ordonne, définit, fixe, décrète et déclare ce qui suit en vue d’obtenir plus facilement, plus sûrement et plus largement l'union et la réforme de l'Église de Dieu.
    En premier lieu il déclare que, assemblé légitimement dans l'Esprit Saint, étant un concile général et représentant l'Église catholique militante, il tient son pouvoir immédiatement du Christ, (pouvoir) auquel toute personne, de quelque état ou dignité qu'elle soit, fût-elle papale, est tenue d'obéir pour ce qui touche à la foi et à l'extirpation du schisme susdit, et aussi la réforme générale de ladite Église de Dieu dans la tête et dans les membres.

    Ce décret a été complété, au plan disciplinaire, par celui de la 39e session, Frequens, 9 octobre 1417 : on devrait célébrer un concile général cinq ans après Constance, puis au bout de sept ans, enfin, par la suite, tous les dix ans. Le décret Haec sancta pose deux questions : 1) Que contient-il matériellement et formellement (c'est-à-dire en critériologie théologique) ? 2) Quelle valeur garde-t-il pour le théologien ? Nous n'avons à aborder ici l'une et l'autre question que d'un point de vue historique.

    1) Contenu et valeur donnée par le concile au décret. Haec sancta affirme deux choses : a) le concile général reçoit son pouvoir, non du pape mais immédiatement du Christ. Cette doctrine n'était pas celle de tous les théologiens ou canonistes, mais elle était celle d'un grand nombre et elle peut encore être tenue aujourd'hui à condition de voir le pape inclus dans le concile et l'acte collégial. b) tout catholique, le pape lui-même, est justiciable du concile en matière de foi, pour l'extinction du schisme actuel et pour la réforme de l'Église en sa tête et en ses membres. Cette dernière clause, ajoutée après qu'on eût appris un nouvel éloignement de Jean XXIII, a déplu aux cardinaux, à Zabarella et à Pierre d'Ailly en particulier, ainsi qu'à l'ambassade française. Quant à l'obéissance en matière de foi, il faut y voir d'abord, à coup sûr, la doctrine classique, dont beaucoup admettaient qu'elle s'appliquait à ces papes obstinés à prolonger le schisme, du jugement du pape a fide devius. Faut-il y voir une adoption de la théologie gersonienne sur le concile plus grand que le pape ? Gerson lui-même l'a compris ainsi et, également Escobar, évêque de Megara, présent au concile. S'agit-il de la personne du pontife - on revient alors à un point communément admis - ou de la fonction papale, auquel cas on aurait une doctrine sur la constitution de l'Église ? Chez Gerson, la chose n'est pas claire, car il passe de la personne à la potestas, peut-être sans s'en rendre bien compte. Il affirme ne pas porter atteinte au pouvoir papal en lui-même ; il vise la santé de l'Église, un remède sûr aux maux dont elle a souffert. Il n'a pas élaboré une ecclésiologie en soi. Mais, pour lui, la soumission de tout chrétien, fût-il pape, au jugement de l'ecclesia, c'est-à-dire pratiquement du concile, était une règle absolue, établie par le Seigneur, cf. Mt 18, 17.
    Les théologiens de Constance ont-ils vu dans leur décret une définition dogmatique 7, Ce n'est pas certain. L'introduction du texte (« ad cons. facilius... ») n'annonce guère un dogme, mais on ne peut pas non plus limiter la portée du décret aux seuls cas de schisme et de réforme qui motivaient la réunion du concile. Plusieurs Pères n'auraient pas voulu dogmatiser alors que les trois obédiences n'étaient pas encore réunies, de crainte de fournir une nouvelle occasion d'opposition. Les termes employés (ordinat, determinavit, etc.) sont susceptibles de sens mineurs aussi bien que d'un sens fort. Mais même les notions de fides et d'haeresis n'étaient pas alors déterminées aussi étroitement qu'aujourd'hui. D'autre part, un ensemble de constatations permet de penser que les Pères n'épousaient pas en majorité les idées de Gerson. On est autorisé par ce fait à entendre le texte du décret d'une façon qui, honorant sa lettre, se distance du conciliarisme systématique des théologiens de Paris, par exemple.
    2) Le décret s'impose-t-il définitivement à la conscience catholique ? La question a été à nouveau débattue récemment. Deux questions sont à élucider : a) Le concile était-il oecuménique lors de sa 54 session ? Le pape qui l'avait convoqué était en fuite ; de toute façon, les trois obédiences n'y étaient pas réunies, bien que celles de Rome et d'Avignon y eussent des représentants. C'est une des raisons invoquées par les papalistes (Turrecremata, Eugène IV, Cajetan) pour récuser la valeur de nos décrets. Cette raison n'est pourtant pas cogente, historiquement. La qualité d'oecuménique était communément reconnue à Constance dès 1415. L'exemple des premiers conciles oecuméniques montrait que la présidence du pape n'était pas nécessaire, et les circonstances justifiaient le concile d'éventuelles irrégularités de droit. b) Le décret a-t-il été approuvé par les papes ? Le droit alors reçu n'en faisait pas une nécessité, mais jamais la qualité d'oecuménique n'a été obtenue pour un concile ou un décret sans que le pape de Rome ne l'ait librement reçu, au moins implicitement. Haec sancta a-t-il été reçu par les papes ? Oui, disent P. De Vooght et H. Küng ; les autres historiens donnent une réponse plus nuancée. Il s'agit des documents suivants : Martin V, bulle Inter cunctas 22. 11. 1418, veut qu'on interroge ainsi les sectateurs de Wyclif ou de Huss : « croient-ils que ce que le saint Concile de Constance, représentant l’Église universelle, a approuvé et approuve en faveur de la foi et pour le salut des âmes, doit être approuvé et tenu par tous les fidèles du Christ ? » (MANSI xxvii, 1211 ; DSch 1248). La formule est, en elle-même, trop vague pour dirimer notre problème. Même si elle oblige à reconnaître à Constance la valeur d'un concile général, son contexte, à savoir l'inquisition auprès des suspects d'adhérer aux thèses de Wyclif et de Huss, porte à en réduire la portée aux condamnations de ces thèses. Répondant aux Polonais lors de la 45e session, 22. IV. 1418, Martin V déclara qu' « il voulait qu'on tînt et qu'on observât inviolablement tous et chacun des points déterminés, conclus et décrétés conciliairement en matière de foi par le présent concile général de Constance, et qu'on n'y contrevienne jamais de quelque façon que ce soit. Ce qui a été ainsi fait conciliairement, tout ce qui a été accompli conciliairement dans le concile, et non pas autrement ou d'une autre façon, touchant la foi, le pape le ratifie. » Les circonstances pourraient pousser à limiter la portée de cette déclaration, en même temps qu'elles permettent de préciser le sens de conciliariter, à savoir : pas seulement dans le cadre des réunions par nations, mais dans l'assemblée conciliaire comme telle. Cependant le pape, qui a dû peser ses paroles, a fait une déclaration générale qui englobe, mais dans un vague sans doute intentionnel, les décrets Haec sancta et Frequens. Il les a donc approuvés, mais dans un but étroitement limité, et cependant en des termes si généraux qu'il pouvait garder in petto des réserves sur la doctrine, réserves qu'il a tenté d'exprimer dans le projet d'une bulle lu en consistoire le 10 mai 1418 (bulle non publiée), où il disait qu'en matière de foi nul ne peut en appeler du pape au concile. Ce n'est qu'un témoignage des sentiments de Martin V, qui disait d'ailleurs, à propos de Pise, détester le simple mot de Concile.
    Eugène IV, par la bulle Dudum sacrum en sa seconde rédaction 15. XII. 1433, révoquait la mesure de dissolution du concile de Bâle, qu'il avait d'abord fulminée. Il mentionne que Bâle procède de Constance et de Sienne : il y a donc là une allusion favorable au décret Frequens mais on ne voit pas que cela comporte une approbation de la doctrine de Haec sancta. Par contre, Eugène a exprimé clairement sa pensée sur ce point une première fois dans le décret Moyses, 4. IX. 1439 (voir infra p. 328, n. 88), une seconde fois plus formellement en 1441 dans la bulle Etsi non dubitemus envoyée à quelques universités. Le pape est désormais réconforté et confirmé dans le sens de l'ecclésiologie traditionnelle à Rome, par des théologiens comme Torquemada et par le succès du concile de Florence. Les arguments invoqués par le pape ne sont sans doute pas tous valables : finalement, d'ailleurs, Eugène reconnaît bien la validité formelle du décret, puisqu'il s'élève contre le sens que lui ont donné les hommes de Bâle et dit qu'il doit être entendu de façon conforme à la doctrine des Pères, qui est celle de la monarchie papale. Ce que dit Torquemada dans son Oratio synodalis de septembre 1439 (éd. CANDAL n° 89 p. 74) confirme le sentiment que, pour Eugène IV, Constance était formellement valide mais devait être entendu dans le sens papaliste, identifié à la Tradition... Ainsi à une certaine reconnaissance, dont il existe encore d'autres témoignages, se mêle un refus de la doctrine. Historiquement parlant, on ne peut donc pas dire que la doctrine du décret Haec sancta ait reçu l'approbation des papes. Selon sa propre doctrine, du reste, le concile de Constance n'avait pas besoin d'une telle approbation, et il n'en a cherché aucune.

    Le concile de Bâle. Ses principaux théologiens.

    Les hommes assemblés à Bâle (1431), venus en majorité des universités mais exerçant le droit de vote, n'ont fait aucun apport à l'ecclésiologie. Ils se sont contentés de faire appel aux décrets de Constance en en exaspérant, au cours d'un conflit suraigu avec Eugène IV, l'aspect parlementariste. et antipapal. De plus, l'affirmation de Haec sancta, qui avait gardé à Constance un certain caractère de circonstance, devient à Bâle un dogme de foi. Mieux : pour l'assemblée de Bâle, non seulement le pape était soumis au concile mais il n'avait pas d'autorité propre : tout se réduit au concile censé représenter l'Église.
    Eugène IV a été obligé de reconnaître le concile et de traiter avec lui jusqu'au jour où, profitant de la chance, qui s'offrait à nouveau depuis 1430, de réunir l'Église grecque et l'Église romaine, il transféra le concile légitime à Ferrare, 18. IX. 1437, où il l'ouvrit le 8. 1. 1438. C'est de Florence que, le 4. IX. 1439, Eugène IV, « sacro approbante concilio », condamna définitivement l'interprétation bâloise de la doctrine de Constance et la prolongation schismatique d'une assemblée qui venait de déposer le pape lui-même.

    THÉOLOGIENS :

    a) Nicolas de Tudeschis (Panormitanus) a essayé de sauver l'autorité du pape en assumant la doctrine de Constance, mais non celle de Bâle où, cependant, il a joué un rôle, surtout en 1436-1439. Pur juriste, il reprend sans l'élaborer l'idée classique d'ecclesia = congregatio fidelium. Élève de Zabarella, il voit la potestas remise par le Christ à l'ecclesia : celle-ci a la plenitudo potestatis « in fundamento », elle la porte à sa base ; elle en a même l'exercitium (NÖRR 36), mais à effectuer par les ministres, parmi lesquels le pape a, d'institution divine, la position de caput pour assurer l'ordre. Ainsi, en ce qui relève du droit positif, le pape est au-dessus du concile, qui participe à son pouvoir juridictionnel ; il lui est subordonné, comme une partie au tout, en ce qui touche à la substance de la vie ecclésiale, où le concile met en oeuvre le pouvoir de l'ecclesia, non du pape : foi, status ecclesiae, conduite scandaleuse ou schisme, réforme. C'est ainsi que Nicolas a pu prendre le parti de Bâle contre Eugène IV tout en conservant le thème de la plenitudo potestatis papale, mais pas au sens des Romains. Plus d'une fois, Nicolas nous semble près de l'idée de collégialité épiscopale, mais nul alors ne l'explicite vraiment.

    b) Jean de Raguse († 1443) est l'auteur d'un Tractatus de Ecclesia (1433-1435) dont l'influence n’est pas notable, car il ne fut pas « édité », mais qui est un remarquable témoin de la maturation des idées. On s'achemine vers un traité de l'Église. Celui de notre Dominicain en esquisse même deux, un théologique (Ia et IIa pars), un apologétique (IIIa pars). Il précise d'abord six sens du mot ecclesia et retient universitas fidelium bonorum et malorum orthodoxam fidem tenentium, in sacramentis ecclesiasticis societatem habentium, « la totalité des fidèles, bons et mauvais, tenant la foi orthodoxe, réunis par la participation aux sacrements ecclésiaux ». On ne peut en discerner les membres ni par l'acte divin de prédestination, ni par la grâce sanctifiante. Contre les Hussites, Jean insiste sur les éléments accessibles du dehors : avant Bellarmin il introduit même dans sa définition la soumission au pape. Dans la IIIa pars, il donne un commentaire des quatre condiciones du Symbole, remarquable surtout pour l'unité (en dépendance de saint Thomas) et l'apostolicité. Il distingue, de ces propriétés, les signes de la vraie Église qu'il emprunte (IIIa pars) au texte fameux de saint Augustin, C. epist. Manichaei quain vocant fundamentum (PL 42, 175). Jean de R. est très ferme et positif sur la primauté de Pierre transmise à ses successeurs, même s'il reconnaît que les empereurs et les conciles en ont précisé certaines applications. Il parle de monarchie et même, en termes dionysiens, de « supremus hierarcha » (II, 26). Pourtant, il a poussé sa fidélité à l'idée conciliaire jusqu'à la révolte contre Eugène IV. C'est que, d'abord, il distingue entre la personne du pape et la cathedra ; c'est ensuite que, dans la ligne de Gerson, il considère dans la potestas ecclesiastica, non seulement sa forme, la loi évangélique, mais sa fin, l'édification de l'Église et la vie éternelle (II, 23 et 32). Le pouvoir du pape est suprême mais il est au service de cette fin (et, en ce sens ministériel) : il est donc soumis, comme à sa fin et à sa mesure, à l'Église, Épouse du Christ, qui seule est infaillible. Supérieur à chaque individu, le pape est soumis à l'Église comme totalité, et ainsi au concile général : ainsi s'esquisse une distinction, sous-entendue déjà dans le décret de Constance contre Wyclif (prop. 41 : DSch 1191), entre l'Église réunie totale ou en concile, et les Églises particulières ou les individus. Nous retrouverons cette position chez les Gallicans.

    c) Nicolas de Cuse († 1464). Dans sa vision théologique de l'Église, il se rattache aux Pères, surtout Cyprien et Augustin, et aux grands Scolastiques (nombreux rapprochements dans HEINZMOHR), par-dessus les « écrits des juristes et théologiens plus récents, où la puissance papale est mise au-dessus de l'autorité des conciles elle-même ». L'Église est pour lui unio fidelium (ib.) faite des anges et des hommes, communiant à la vie du Dieu-Trinité, unio ad Christum (CC, I, 2 ; 3 et 5), Corps mystique et, à ce titre, une sorte de déploiement du Christ Jésus ; elle est aussi son Épouse. Mais Nicolas met, dans cette théologie classique, la marque de perceptions profondes qui lui sont propres : elles sont liées à une philosophie de l'un et du plusieurs, mise elle-même en relation avec le modèle trinitaire, unité de plusieurs personnes. La loi suprême est la concordantia, qui réside dans l'un et le plusieurs, est in uno et in pluribus (CC, I, 3). D'où cette définition qu'il donne de l'Église : « L'unité d'une pluralité, sans confusion des natures et de la situation hiérarchique », dans le respect de la vérité personnelle de chacun, Ecclesia unitatem plurium, salva cuiusve personali veritate dicit absque confusione naturarum et graduum (Docta ignorantia III, 12, Heidelberg 1932 p. 161). Nicolas tient compte du sujet personnel, de son activité et de sa liberté. C'est à cela que se rattachent sa notion de la catholicité (cf. GILSON), sa pensée sur la représentation (cf. infra), la place remarquable qu'il réserve à la réception et au consentement. A cette vision personnaliste correspond, dans la Docta ignorantia, une insistance sur le Saint-Esprit.
    Cette Église très divine a une expression terrestre, historique. Nicolas est devenu de plus en plus conscient du caractère relatif de cette expression, on doit même dire : de ces expressions. S'agissant de l'institution chrétienne, cependant, Nicolas assure fermement ses structures qui consistent dans les sacrements, le sacerdoce, un peuple (CC, III, 1 ; De auct. pres. p. 14). Comment voit-il sa constitution et son régime concrets ? Nicolas a d'abord été conciliariste : non dans la ligne multitudiniste d'Occam et de Marsile, mais plutôt dans celle d'Hincmar, qu'il cite, et de Pierre d'Ailly, qu'il a lu. Il admettait dès lors que le pape est le représentant du Christ à la tête de l'unité des croyants, « le suprême capitaine de cette Église militante et le premier en tête de la surintendance de la foi », « supremus capitaneus militantis huius ecclesie et princeps in episcopatu fidei » (CC, II, 2), mais son pouvoir n'était pas différent en qualité de celui des autres évêques : papa non est universalis episcopus sed super alios primus, « le pape n'est pas l'évêque universel, mais le premier au-dessus des autres » (CC, II, 13 fin). Nicolas limite soigneusement l'usage de la plenitudo potestatis papale CC, II, 13 et 14. Il traite d'une façon originale et remarquable a) l'idée de patriarcat : « un concile universel plénier est le rassemblement (de Pères) des cinq sièges patriarcaux », ex quinque patriarchalibus sedibus plenum universale concilium colligitur (CC, II, 3) ; il ne suffit donc pas que le pape rassemble et préside un concile pour que celui-ci soit oecuménique ; pour Nicolas, qui ne parle jamais que de huit conciles généraux (Bâle étant le huitième), les conciles papaux du Moyen Age sont des conciles du patriarcat romain (CC, II, 7) b) la théologie du concile exposée en CC, II, 1-8 ; 16-17 22 s. : Nicolas dépend ici d'Isidore, mais aussi d'une connaissance des conciles anciens dont il n'existe pas d'exemple avant lui. Le concile consiste dans la concordantia (CC, II, 1 et 9), que procure le Saint-Esprit et qui permet l'infaillibilité (II, 3 et 4 : « quanto maior est concordantia, tanto infallibilius iudicium », plus il y a concordantia, plus le jugement porté est infaillible). Le concile oecuménique représente l'Église, il tient son pouvoir du Christ et il est omni respectu au-dessus du pape et du siège apostolique (II, 17 ; De auct. pres. p. 24).

    Sauf cette dernière affirmation, Nicolas a toujours gardé son idée du concile et du consentement. Repoussant avec horreur l'apparition d'un nouveau schisme, Nicolas a vu que l'unité passait par le pape et il s'est désolidarisé de Bâle à partir de 1437 et rallié, non seulement à la personne d'Eugène IV, mais à l'idée papaliste. Cela a consisté à traiter avec plus de rigueur le caractère organique de l'Église-Corps du Christ, et à mieux reconnaître le rôle de caput visible. L'idée hiérarchique dionysienne a servi pour exprimer ce rôle, ainsi que la philosophie cusanienne de l'un qui « s'explique » dans le multiple en conservant sa vertu supérieure. Il a tenu dès lors que les autres apôtres ont reçu les clefs de Pierre, que le concile peut errer et qu'il reçoit son pouvoir du pape. Il s'est rapproché de l'idée, et même de l'expression « infaillible ex cathedra ». Il a été confirmé dans ses conceptions nouvelles par le succès du concile florentin d'union. Le dialogue avec les Grecs en a ramené plus d'un à la position romaine : ce fut le cas d'Emeric de Campo (Cologne), de Jean Escobar qui, en 1435, avait défendu la position conciliaire.

    A travers ces changements, Nicolas a gardé une idée de représentation dont l'ambivalence, au Moyen Age, permettait plusieurs applications. Elle signifiait, en effet, dans le droit corporatif, la procuration, et, en théologie, la personnification : un caput représente, c'est-à-dire personnifie, contient et engage, son corpus. Les deux valeurs se trouvent déjà dans la Conc. cath. ; la première dans l'idée que le pouvoir a été donné à l'ecclesia et que le concile la représente, la seconde dans l'idée qu'une communauté est dans son président, idée qui se prêtait à un développement papaliste. La première valeur a trouvé son développement dans les doctrines parlementaristes modernes et, dans l'ordre ecclésiastique, dans l'anglicanisme.

    d) Aeneas Sylvio Piccolomini a suivi la même voie que Nicolas : conciliariste décidé à Bâle, il se rétracte avec éclat en 1447 et, devenu le pape Pie II (19. VIII. 1458), condamne le « pestiferum virus » de l'appel du pape au concile. Il est passé de l'idée du pape « vicarius Ecclesiae » à celle de « vicarius Christi »...

    e) Dans la c turba magna » des auteurs, parfois de grand renom, qui ont tenu ou favorisé les thèses conciliaristes, citons : Alphonse Tostato (Abulensis, † 1455), dont l'oeuvre exégétique a connu une grande diffusion, et auquel Richer se réfère. Denys de Ryckel, dit le Chartreux, polygraphe prolixe, érudit et compilateur qu'on a classé parfois, à tort, parmi les disciples de Gerson. Il veut accorder tout le monde et n'a pas une position nette, mais il insiste surtout dans le sens papal et ne se lasse pas de dire que le pape est au-dessus de l'Église collective sumpta. Jean de Ségovie, historien du concile de Bâle († après 1456), est demeuré fidèle jusqu'au bout à un conciliarisme d'esprit occamiste. On doute aujourd'hui que la Confutatio primatus papae soit du conciliariste franciscain Mattias Doering († 1469). Bien des points, du reste, sont encore obscurs dans l'histoire littéraire très touffue de cette époque.

    Concile, collégialité épiscopale, primauté papale.

    Les thèses conciliaires ont été élaborées à un moment où il fallait penser l'Église sans que la papauté en soit un élément décisif. On pouvait disposer pour cela de données du droit canonique et de la notion même d'ecclesia. Celle-ci, cependant, n'avait plus son contenu augustinien d'unitas = caritas ; elle était bien la congregatio fidelium des grands Scolastiques, mais souvent avec des relents de multitudinisme occamiste : cela même signifiait une certaine réaction contre les ecclésiologies hiérocrates où l'Église était définie par la hiérarchie cléricale. En l'absence effective et idéologique de papauté, on a vu le concile et la primauté papale en concurrence. Mais l'expérience de Bâle, l'attitude des Grecs qui ne voulaient pas venir à un concile sans pape, enfin certaines réactions de la conscience catholique en Occident même, ont montré qu'on ne pouvait pas les opposer ni les disjoindre. C'est ce qu'a compris un Nicolas de Cuse, et d'autres comme lui.
    Tout cela aurait pu déboucher dans une théologie de la collégalité épiscopale. L'idée apparaît prête à affleurer chez Nicolas de Tudeschis, chez Nicolas de Cuse, voire chez Gerson. Mais, d'un côté, les mots collegium, collegialis impliquaient l'idée d'une réunion effective en un même lieu : dès lors on l'appliquait aux cardinaux et, de fait, c'est sur eux que se concentre, à la faveur d'une idéologie bien discutable, l'idée de pouvoir solidaire sur l'Église universelle comme telle. En dehors de cela, on ne pensait qu'au concile vu moins comme assemblée d'évêques que comme représentation de l'universitas fidelium. D'un autre côté, le Moyen Age n'a guère pensé à l'épiscopat que dispersé. Il a bien eu l'idée que la potestas ecclesiastica est une, voire unique : cela a servi à mettre en cause une supériorité qualitative ou ontologique du pape, non à expliciter une idée de collégialité. A Bâle, cependant, on esquisse une thèse de la différence entre l'Église dispersée et l'Église assemblée en concile. Ce n'est pas encore l'épiscopalisme, parce qu'on pense moins aux évêques comme tels qu'à l’ecclesia-universitas fidelium, et ceci avec un arrière-fond de droit corporatif. Présentement, faute d'une théologie suffisante de l'épiscopat et de sa collégialité, on ne voit guère que l'alternative : ou deux pouvoirs concurrentiels, concile et pape, ou monarchie pontificale. Cependant, des défenseurs de celle-ci comme Torquemada ont gardé de bons morceaux de théologie conciliaire, et cela durera jusqu'en plein concile de Trente.
    Au point de vue de la création d'un traité de l'Église, la période conciliaire a été décisive. Des questions de constitution de l'Église appartenant encore aux canonistes sont entrées définitivement dans la théologie occidentale de Ecclesia. Ce processus ne sera achevé qu'avec les traités antigallicans (Cajetan) et antiprotestants. Il est décidément engagé au milieu du xve siècle.
    Dans ce traité de l'Église en formation, le chapitre des conciles aurait pu et dû recevoir un fructueux développement. De fait, Nicolas de Cuse et Nicolas de Tudeschis lui ont fait d'appréciables apports. Mais on n'a pas bien tiré au clair le critère d'oecuménicité et la computation des conciles généraux, et la réaction papaliste, victorieuse au concile du Latran de 1512-1517, submergea les promesses d'une théologie satisfaisante du concile.






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